Sans jalousie aucune

 

 

Roman

 

 

Jean Morly

 

 

 

Avant propos

 

Ce roman est dédié à ces amis, timides, calmes, incapables de faire du mal, amoureux, généreux, ternes, sans fantaisie, et généralement ignorés dans leur modestie. J’en ai connu quelques-uns et je les ai à peine caricaturés. Quand ils sont exposés à la violence des autres, ils en sont les esclaves ou les victimes, si la prudence, l’intelligence et parfois la chance ne viennent à leur secours...

Naturellement altruistes, assez maîtres de leurs passions, réprouvant les violences et les mauvaises actions, mais les subissant sans réaction efficace rapide, ils aiment comme les autres humains, mais sans haine et sans jalousie aucune…

La première moitié du roman se déroule de 1960 à 1980. Il concerne la vie de Marie et les amours de jeunesse de Guy et de Denise. La seconde partie couvre les années 1980 à 2000 environ.

Au début du roman, le caractère calme et gentil des personnages principaux les expose à tomber dans des pièges. Ils découvrent la société avec ses règles, ses tabous, ses vices, ses violences, et les réactions déconcertantes des individus qui ne sont pas comme eux. À l’opposé des héros classiques emportés par leurs passions, ils font partie d’une minorité qui rejette nos drogues quotidiennes : la musique, la fête, l’alcool, le tabac, le café entre autres, mais qui tolèrent les opinions, les goûts et les défauts des autres. À la longue, ils se reconnaissent et s’apprécient. Ils s’agglomèrent alors, pour se protéger d’une société inquiétante qui ne les comprendrait pas. Dans la seconde partie du roman, ils s’isolent en se regroupant. Ils peuvent alors se libérer de certaines coutumes inadaptées à leur tempérament en les remplaçant par des lois conformes à leur nature. Leur communauté peut se perpétuer grâce à une vigilance constante fermant la porte aux indésirables, avec une croissance interne par les enfants qui arrivent, et une croissance externe par des émules. Ils font preuve entre eux d’une solidarité sans faille. Insensibles à l’aspect, l’impudeur les guette. Alliée à la promiscuité et une sexualité libre, elle ne conduit pas à la débauche, car les participants sont policés et n’acceptent pas de partenaires inconnus. Sans les garde-fous de la jalousie et de la pudeur, les amours foisonnent et se croisent, mais ne détruisent pas l’équilibre, car le sérieux, l’amour du prochain et le respect de tous, effacent l’amour égoïste.

Jean Morly

 

 

Sans jalousie aucune

 

 

Première partie

 

 

Chapitres 1 à 24

 

 

Jean Morly

 

 

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1 Marie et Claire

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Après la mort de son père, en 1961, Marie, jeune fille de 18 ans, se retrouve seule avec Paule, sa belle-mère. Marie a perdu sa mère quelques années auparavant, et son père s’est remarié avec Paule. Marie a bien accepté l’arrivée de Paule, qui l’a à sa charge et qu’elle appelle sa petite maman. Paule ne travaille plus, car son mari subvenait aux dépenses du ménage et l’avait fait arrêter.

Maintenant, il n’y a plus de ressources, car plusieurs années doivent s’écouler avant que Paule touche une retraite. Paule cherche du travail, et réduit le train de vie. L’appartement qu’elles occupent étant loué cher, elles déménagent vers un plus petit. Paule, pressée par le manque d’argent, trouve à faire des ménages en attendant mieux. Marie est consternée de voir sa petite maman réduite à ces extrémités. Elle propose de travailler, mais Paule lui fait comprendre qu’il est plus sage de poursuivre ses études. Marie en convient, mais ressent un profond désir d’aider Paule. L’occasion lui en est donnée assez vite.

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En rentrant à la maison, Marie passe devant une Académie de peinture. Elle a remarqué des affiches qui demandent des modèles : ils ont besoin de personnes pour poser. Elle en parle à Paule qui est réticente, mais qui se laisse convaincre, l’Académie n’ayant pas mauvaise réputation, et les études ne seront pas arrêtées.

Marie se présente à la directrice qui lui réclame des papiers d’identité. Comme elle n’a pas 21 ans, à cette époque, elle n’est pas majeure, comme plus tard, quand la majorité sera ramenée à 18 ans. Il faudra fournir une autorisation des parents, c’est-à-dire, dans son cas, de Paule. La directrice évalue rapidement l’aspect de Marie. Ce n’est ni une beauté, ni une laide. Elle a grandi trop vite, rivalisant en taille avec les garçons. D’ailleurs, au lycée, elle avait été surnommée « Girafe », pour son allure et aussi pour sa couleur. Le buste est bien plat. Ce n’est donc pas une recrue comme elle en cherche. C’est du tout-venant pas très classique, mais il faut faire avec ce que l’on trouve, au moins provisoirement. Il y a de la demande pour une grande blonde. Elle engage Marie et lui dit qu’elle va la prendre en photo pour que les peintres, qui ne viennent pas souvent, puissent juger quand elle n’est pas là. Elle lui montre la collection des photos des modèles. Comme certains sont nus, Marie est inquiète :

 

— Faut-il poser nue ?

— C’est à vous de choisir avec les peintres, dit la directrice. Nous ne vous imposons rien. Si personne ne veut de vous, vous ne poserez pas et vous ne gagnerez rien. Je prends la photo dans la pose que vous choisissez : nue ou habillée, ou les deux.

— Habillée, dit Marie. Je ne poserai pas nue.

— C’est comme vous voulez. Vous avez cette possibilité sans que ce soit une obligation. Vous choisissez librement, et vous pouvez changer d’avis. Soyez tranquille, rien ne vous arrivera, car nous faisons la police. Si quelqu’un vous importune, faites appel au gardien. Il est là pour faire respecter l’ordre. Attention aussi à vous ! Ce n’est pas parce que vous pouvez poser nue que vous êtes ici pour faire de la retape. Gardez vos distances. En entrant ici, vous laissez votre vie privée à la porte. Au moindre écart, dehors ! Olga est en train de partir. Cette fille a évolué. Elle est très belle et les peintres la réclame. Vous la remplacez.

— Je ne veux pas prendre la place d’une autre, dit Marie.

— Ne vous en faites pas pour Olga. On lui demande d’aguicher les hommes là-bas où elle va. C’est interdit ici. Avec son nouveau métier, elle n’a plus besoin de venir ici et elle est beaucoup moins disponible. C’est une fille intelligente et gentille. Je ne la mets pas à la porte, car ici, elle se tient. C’est d’elle-même qu’elle réduit sa présence ici. Je reconnais qu’elle ne me crée pas d’ennui.

— Vous n’aurez pas d’ennui avec moi, dit Marie.

— Je l’espère, dit la directrice. Olga est trop belle. J’aurais dû me méfier quand je l’ai prise. Il est difficile de retenir longtemps une belle fille. Il n’y a qu’avec Claire que j’ai réussi. Il y a moins de risques avec vous, mais il n’est pas certain que je vous garde. Une raison de renvoi est de fumer dans les salles, une autre, le non-respect des engagements. Si vous ne venez pas à un rendez-vous de pose pris à l’avance, la séance de pose n’a pas lieu. Il ne faut pas faire faux bond. C’est une perte sèche qui coûte très cher et détruit notre réputation. Nous cherchons à utiliser nos salles de façon optimale. Si vous êtes malade tous les mois, ce n’est pas la peine de venir. Nous payons bien et nos prix sont bas : ce ne serait pas possible avec de l’absentéisme.

— Je suis rarement malade, dit Marie. Quand j’ai mes règles. Je le sens à peine, et je ne fume pas.

— Bon. Je veux vous croire. Je vous prends à l’essai. Je vais demander à Claire de vous faire visiter la maison et de vous expliquer. C’est une fille ponctuelle et sérieuse, étudiante comme vous. Si vous vous comportez comme elle, tout ira bien. À cette heure, elle est entre deux poses. Si elle n’est pas sortie, elle doit travailler dans la petite salle.

 

Marie et la directrice trouvent effectivement Claire en train d’étudier ses cours. Elle se met à la disposition de Marie pour lui expliquer le fonctionnement de l’Académie.

Claire, avec application, expose comment les modèles s’inscrivent sur les planifications des salles, en accord avec les professeurs. Des réunions sont prévues de temps en temps pour s’entendre sur les horaires et les costumes. Le plus souvent, l’accord est direct entre les professeurs et les modèles. Chaque modèle affiche ses heures de disponibilité. Claire montre les placards réservés aux affaires personnelles, les particularités de la maison et tout ce qu’il faut savoir.

Ni Marie ni Claire ne se lient facilement. Si elles n’avaient pas été mises en contact par la directrice, elles se seraient ignorées, comme elles le font d’habitude avec d’autres. Elles se retrouvent souvent à travailler côte à côte sur la même table de la petite salle. Elles apprécient d’être ensemble, même si elles se parlent peu. Elles ne se dérangent pas, laissant l’autre travailler. Au bout de quelques jours, Claire fait de timides approches et, petit à petit, Marie, voyant que Claire ne s’impose pas, ne refuse pas ces avances. Marie et Claire deviennent des amies, sans que l’une écrase l’autre. Elles ont les mêmes réactions et se comprennent vite. Elles s’aident mutuellement quand c’est possible. Claire procure à Marie des poses en excès qu’on lui offre, et la conseille pour choisir les costumes.

Marie s’engage pour poser les jours et les heures où elle n’est pas prise par ses études. Heureusement, l’un des professeurs féminins, recherchant un modèle de grande taille, s’entiche d’elle. Elle l’utilise pour lui mettre toutes sortes d’habits. Ainsi, elle a du travail. Elle est heureuse de contribuer aux ressources de son petit ménage. Elle aurait pu s’embaucher comme serveuse ou surveiller des enfants. Ces métiers ne l’enchantent guère, car elle n’a pas assez d’aplomb et d’autorité pour ne pas se faire malmener. La directrice lui plaît, car elle ne la brusque pas. En pesant le pour et le contre, c’est à l’Académie qu’elle se sent le plus à l’aise, la pose n’empêchant pas de penser aux leçons. Le travail du soir d’Olga aiguise sa curiosité. Elle questionne Claire, mais celle-ci lui fait comprendre que ce n’est pas pour des filles comme elles, car il faut oser payer de sa personne.

Il n’est pas question pour Marie de poser nue. Toute l’éducation, à cette époque, interdit la nudité en public, et cela depuis de très nombreuses années. Les sexes adultes se cachent et ne doivent êtres dévoilés que dans la stricte intimité du mariage, et à la rigueur devant le médecin. Les images n’en circulent que sous le manteau et l'on est loin de les voir apparaître au grand jour comme des dizaines d’années plus tard, vers la fin du vingtième siècle. Seuls, les graffitis qui fleurissent dans les moindres recoins attestent de l’importance de la sexualité. En principe, une femme n’a jamais vu complètement un homme, et un homme une femme jusqu’au mariage, en dehors des représentations artistiques et des rares déboussolés qui osent s’exposer en risquant de se faire mettre en prison pour attentat à la pudeur. Le nu ne s'étalera avec les moyens audio-visuels, les magazines et les réseaux, que vers la fin du siècle. Seuls, les artistes, les poètes et les chanteurs, sous couvert de leur art, osent braver les tabous. Ce black-out sexuel s’explique en partie par la contraception encore balbutiante, qui ne va vraiment se développer que dans les années qui suivent. Cela ne permet pas à une fille de pratiquer l’amour sans risque d’être enceinte. Il faut être inconscient pour avoir alors un enfant hors mariage, comme cela sera possible plus tard, quand la plupart des femmes auront acquis leur indépendance par le travail. L’amour libre, bien que pratiqué, n’est pas bien vu et reste généralement caché. Marie est dans cet état d’esprit quand elle entre à l’Académie. Elle n’est pas ignorante. La description des organes génitaux, qui avait fait l’objet de leçons en cours de sciences naturelles au lycée, l’avait intéressée. Elle a des notions d’anatomie. Chez elle, en privé, la pudeur n’a jamais été de mise. Il a toujours été admis qu’au lever et au coucher, quand la température le permet, il est possible de se promener nu dans l’appartement. Elle respecte les interdits sur le nu en dehors de chez elle, et les coutumes du moment. À l’Académie, c’est un lieu privé, avec ses lois propres, que la directrice fait respecter. Elle a à côtoyer les modèles.

Les poses que Marie doit prendre sont pénibles à tenir. Il ne faut pas bouger, parfois pendant des heures, et la position n’est pas toujours confortable. Petit à petit, elle s’y fait. Marie évolue désormais au sein d’un monde qui l’étonne un peu. Le dessin est la grande préoccupation. Le modèle est indispensable pour tous ces peintres. Il leur fournit l’inspiration. Il est regardé, bien sûr, mais ce qui compte est la beauté du tableau, même s’il ne ressemble pas au modèle. Une photographie pourrait suffire, mais peu de peintres s’en contentent. Marie n’est pas toujours d’accord sur ce qu’on juge beau, mais ne le manifeste pas.

* ° * ° *

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Les modèles viennent, posent, passent à la caisse, et s’en vont. Il y a plusieurs salles, avec des modèles vivants ou des natures mortes. Entre les poses, les modèles se détendent en allant d’une salle à l’autre. Nombreux sont ceux qui posent et déambulent sans se rhabiller, pour se décontracter entre deux séances. Marie découvre que les interdits sur le nu de l’extérieur n’en sont pas ici. C’est proche de ce qu’elle a vécu chez elle. Elle n’est pas choquée par la vue des hommes nus. Le sexe est bien comme elle le pensait, comparable à celui de son père, ballottant comme les seins des filles au moindre mouvement. Les peintres n’en parlent pas, bien qu’ils ne l’oublient pas tous sur leurs toiles et que certains en exagèrent l’importance.

Parfois, ils sont deux à poser dans la même salle. C’est ainsi que Marie se retrouve à quelques mètres d’un jeune homme en Apollon. Pendant des heures et des jours, elle peut l’observer à loisir. À la sortie, il est très entouré par les filles. Marie est méfiante. Elle reconnaît qu’il est beau, mais n’irait pas se proposer sans avoir une connaissance plus approfondie du garçon. La beauté ne suffit pas. Il n’empêche que l’ayant en permanence sous les yeux, elle le détaille soigneusement. Soudain, une érection rapide. Un léger trouble envahit Marie qui observe discrètement son entourage. Claire vient d’entrer. Le garçon ne bouge pas et personne ne fait de remarque. La chose est ignorée, considérée manifestement comme normale ou sans intérêt. Après s’être dressée pendant quelques minutes, quand Claire s’en va, la verge perd petit à petit son élongation, s’affaisse, et se rétracte dans sa peau, reprenant sa forme décontractée ordinaire. Habituée à une verge flasque ou recroquevillée, cette brusque vigueur est une révélation pour Marie. Elle se dit qu’elle est bête. La verge ne peut pas être toujours molle. Elle est à géométrie variable. Il faut bien qu’elle soit dure et allongée pour pouvoir pénétrer dans un vagin. C’est l’érection. Elle a vu des chiens dans la rue. C’est ce qui se passe. Elle ne s’étonne plus. C’est normal, mais elle regarde, évaluant les possibilités de l’organe prêt à fonctionner. Il a alors une longueur et un volume dont elle mémorise les valeurs. Cette érection n’est pas assez fréquente pour qu’elle s’en désintéresse par sa banalité. C’est rare. Seul, ce jeune homme lui en offre plusieurs fois quand Claire passe dans son champ de vision. Elle ne perd rien du spectacle.

Dans l’esprit de Marie, le déclenchement du mécanisme sexuel chez l’homme est flou. Des discussions avec les copines et des romans, axés principalement sur les sentiments, elle avait déduit que les hommes étaient toujours prêts, sans approfondir la question. Elle constate que ce n’est pas vrai. Les hommes sont souvent au repos. Comment font-ils ? S’il fallait appuyer sur un bouton pour mettre en marche, elle comprendrait, mais où est le bouton ? On dit qu’ils s’excitent près des femmes. Suffit-il qu’ils le veuillent pour déclencher l’érection ? Là, le jeune homme sait que Claire n’était pas disposée à son égard, et il déclenche son érection quand même. Les autres femmes ne provoquent rien. Aime-t-il Claire ? Faut-il que la femme excite l’homme en le caressant ? Elle ne sait pas où trouver l’explication à ses interrogations. Il n’y a, à cette époque, qu’une maigre littérature traitant sérieusement de ces sujets, et Marie n’en dispose pas. Elle repousse la solution à plus tard.

À force d’évoluer dans le milieu des peintres, Marie s’aperçoit qu’il n’y a pas à avoir peur de la nudité, au moins dans cette Académie. Son amie Claire ne cherche pas spécialement à poser nue, mais elle répond aux demandes qui vont surtout dans ce sens, l’étude du corps étant le sujet majeur, incontournable, conditionnant le dessin des personnages. Elle est là pour rassurer Marie et lui montrer par l’exemple qu’il n’y a rien à craindre. Elle lui explique qu’au début, elle ne se montrait pas, mais qu’elle a osé un jour, cédant aux insistances des peintres. Pour gagner plus, elle devrait faire pareil, ce genre de pose étant rémunéré à un tarif supérieur. Il n’y a pas de problème, la direction ne tolérant pas les trublions. Marie n’apprécie pas les contacts humains auxquels elle réagit instinctivement. Les vêtements l’en protègent, et personne ne touche aux modèles.

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Le professeur que Marie aime bien, la prend à part un jour et lui présente deux photos.

 

— Que remarquez-vous sur ces photos ?

— La première est celle de Claire, dit Marie, et sur l’autre, je vois la robe que vous m’avez fait mettre pour poser.

— Cela confirme les réactions que j’ai observées, dit le professeur. Vous voyez Claire sur l’une et la robe sur l’autre.

— Est-ce important, dit Marie ?

— Très important. Claire est belle : on la voit, et pas sa robe. Sur vous, on voit la robe. J’ai testé ces photos sur plusieurs personnes. Le résultat est toujours le même. J’en déduis que si je veux mettre la robe en valeur, c’est sur vous qu’il faut la mettre. Claire écrase la robe. On a tendance à la débarrasser de ses vêtements pour admirer son beau corps. Les hommes choisissent sa photo. Par contre, les femmes préfèrent la robe sur vous, et pas sur elle. C’est très instructif. Moi, je vous choisis comme modèle justement parce que je peux vous habiller, travailler le vêtement. Votre taille et votre style sont favorables à la présentation. On voit vos habits. La directrice a eu du flair en vous choisissant. Vous ne vous maquillez pas. C’est bien, car c’est neutre et l’attention n’est pas détournée.

— Claire non plus ne se maquille pas, dit Marie.

— C’est vrai. Vous êtes ici les deux seules à ne pas vous maquiller. Mais Claire donne l’impression de l’être. Les premières fois que je l’ai vue, je croyais qu’elle l’était. Elle est naturellement attirante. Avec vous, quand nous travaillons votre portrait, je demande aux élèves de rajouter sur votre visage ces petits riens qui changent la physionomie. Claire et Olga ne sont pas d’aussi bons sujets d’étude. Il suffit de les photographier, et plus elles sont découvertes, plus elles sont belles. Rien à changer, et on n’a pas envie de le faire. Ce ne sont pas les sujets d’inspiration que je souhaite pour mes élèves. Elles ne sont bonnes que pour les nus érotiques et la photographie, pas pour la peinture imaginative. Ils doivent apprendre que la beauté et la laideur sont cousines, et très proches l’une de l’autre. Avec vous, ce sera facile. Déshabillez-vous, que je vous évalue.

 

Marie n’ose pas dire non. Le professeur la regarde d’un œil critique, et la fait tourner pour bien s’imprégner de son image sous tous les angles. Il avance, recule pour mieux la cadrer. Longtemps, il observe, lui fait prendre des poses diverses. Marie est dans ses petits souliers. Que va-t-il en résulter ? Elle sait qu’elle n’est pas comme les autres. Elle craint à juste titre la comparaison de ses charmes, bien modestes, avec ceux des autres modèles féminins qui sont d’une classe supérieure à la sienne. Elle n’a pas l’attrait sexuel de ses collègues, d’autant plus qu’elles sont belles pour la plupart. Marie a une poitrine anormalement plate, et la dénuder la gêne. Ses réticences viennent principalement de là. Ses seins sont restés ceux d’un enfant. À la puberté, rien n’a poussé. Le professeur se pince les lèvres, lève les yeux au ciel et la regarde de nouveau. Il la jauge en fronçant les sourcils. Marie comprend qu’elle pose problème. Puis, c’est la décision.

 

— Vous avez une curieuse constitution. Sous certains angles, vous êtes belle, de dos en particulier. De face, la poitrine détruit tout. Vous m’intéressez beaucoup. Pour les vêtements, vous convenez très bien, mais nue, il y a quelque chose à tirer de vous. Mes élèves doivent savoir dessiner, réaliser ce que peut donner une photographie. C’est la première étape indispensable. Ils ne doivent pas s’arrêter là. Ils doivent construire sur ce qu’ils voient, ajouter ce qui manque à la réalité pour atteindre la perfection. Ils ont trop de facilité avec Olga ou Claire. Ils n’ont qu’à copier bêtement ce qu’ils perçoivent. Vous êtes le modèle idéal pour que ceux qui savent déjà dessiner approfondissent, apprennent à modifier leur vision en modifiant la beauté. Ils vont pouvoir travailler avec vous dans ce sens, sur la poitrine, comme sur le visage. Je ne vous demande pas de vous maquiller. Restez telle que vous êtes. C’est à mes élèves de trouver le meilleur.

 

Comme il est difficile de refuser, à partir de ce moment-là, Marie pose aussi nue avec ce professeur. Elle constate qu’elle est traitée de la même façon que lorsqu’elle est habillée. La seule différence vient de ce qu’on discute longtemps sur la méthode à utiliser pour la peindre. Les salles réservées aux nus sont chauffées et sans courants d’air de façon que le modèle ne prenne pas froid. Étaler son sexe, à la vue de tous, avec des poses qui obligent à décroiser, à écarter même largement les jambes est une épreuve qu’elle surmonte, Claire et les autres lui montrant l’exemple. Ainsi entourée, sa pudeur disparaît progressivement.

La recherche d’une poitrine idéale destinée à remplacer celle de Marie devient un exercice courant. Ajoutée à une modification du visage, elle sert à noter les élèves. Paule, qui va aux expositions des œuvres, admet que la beauté de Marie est renforcée par les ajouts des peintres. Elle lui dit de s’en inspirer, mais Marie n’écoute pas, rebelle à tout maquillage.

Si Marie pose nue, maintenant de temps en temps, elle continue principalement à poser habillée, n’aimant toujours pas exposer sa poitrine plate qui ne sera pourtant jamais critiquée par les peintres qui s’exercent infatigablement à lui en rajouter une sur leurs toiles. Marie se fait remarquer par sa souplesse naturelle, entretenue quotidiennement par une gymnastique appropriée, et qui la prédispose à prendre des postures inaccessibles aux autres, comme le grand écart qu’elle exécute plus que facilement. Elle a une prédilection pour se parer de tissus retenus uniquement, à l’antique, par des tresses et des pinces, et que les autres modèles ont du mal à maintenir sur leur corps. Les peintres sont très friands des drapés qu’elle obtient. Ils réclament souvent ce type de pose où elle excelle.

Le professeur demande un jour à ses élèves d’inverser ce qu’ils font, de rechercher à enlaidir Marie, au lieu de la rendre plus jolie, et en limitant les retouches. Ils se lancent dans la compétition. Comme pour embellir, ils n’ont droit qu’à de petites modifications du réel. Il faut garder le plus possible de l’original. Il en sort des tableaux affreux. Certains sont techniquement réussis, mais d’autant plus horribles. Ils obtiennent d’excellentes notes, et figurent en bonne place dans les expositions. Des ventes aux enchères sont organisées pour vendre les croûtes. Des peintres s’y fournissent en toiles moins chères que les vierges, et recyclent ce qui est destiné à la poubelle. Paule en profite pour récupérer de jolis portraits de Marie, qu’elle obtient pour le prix d’une bouchée de pain. Des œuvres se distinguent. Une des horreurs de Marie est achetée par une galerie qui en fait le clou de son exposition, et atteindra un prix faramineux, propulsant son auteur parmi les artistes reconnus. Marie était déjà un bon portemanteau ; elle est aussi un bon support à l’état nu. Marie ne proteste pas quand on affiche ses états côte à côte : habillée, laide, au naturel, rectifiée et jolie. Avec peu de retouches, elle est métamorphosée en homme par un des peintres, et les autres copient pour aboutir à cet état supplémentaire. Ce n’est pas difficile de garder la poitrine et la taille. On raccourcit les cheveux et on lui rajoute les organes masculins en diminuant légèrement la largeur du bassin. Les muscles sont rendus un peu plus saillants que ceux que la gymnastique a déjà bien développés, et la transformation est réalisée. Marie ne révèle pas qu’elle est capable, bien que dépourvue de pomme d’Adam, d’imiter la voix masculine. Ce nouvel état, devenu classique, s’ajoute aux autres, augmentant sa variété de portraits. Parfois on l’habille en homme, et elle en fournit facilement l’illusion.

Si Marie apporte une grande importance à la propreté et à s’entretenir une bonne santé et en forme physique, elle ne néglige pas son aspect. Elle s’en préoccupe, car elle souhaite ne pas choquer, ne pas provoquer de remous autour d’elle, ne pas attirer l’attention par une anomalie ou une fantaisie. Son naturel, très neutre, est ce qui lui convient le mieux. Les peintres partent de là et s’en éloignent dans toutes les directions. Docilement, elle se prête à tout, ne voyant aucun inconvénient à se présenter statiquement comme support de ces dérives diverses. Tout va bien puisqu’ils sont satisfaits et que rien de fâcheux ne rejaillit sur elle. Elle ne s’assimile pas à son image, déformée ou non. Elle ne s’insurge pas quand Claire lui apprend qu’elle est surnommée « Caméléon ». Un caméléon est aussi bien qu’une girafe, et il se fait oublier en se fondant dans l’environnement.

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Un problème auquel Marie n’avait pas pensé se présente à elle au bout de quelques séances de pose nue. Elle doit avoir ses règles un jour où elle est inscrite à la planification. Elle sait que la directrice n’aime pas l’absentéisme. Les autres modèles n’ont pas d’absences.

 

Marie questionne Claire :

— Comment fais-tu pour poser pendant les règles ? Si j’enlève ma serviette périodique, je vais salir, et si je la garde, je vais troubler la vue des peintres.

— C’est simple, dit Claire. Mets un tampon.

— Je n’en ai jamais mis. Est-ce facile ? Ne voit-on rien ?

— Rien, dit Claire, en s’y prenant bien. Les petits sont souvent à changer. Ne prends pas n’importe quoi. Je vais te passer une boîte des miens. Tu verras. J’ai choisi les plus absorbants. Tu les mets en quelques secondes et tu es tranquille pour un bon bout de temps. N’oublie pas de les retirer avant qu’ils soient saturés. C’est propre. Quand je pose, et uniquement dans ce cas, je raccourcis le cordon pour qu’il ne dépasse pas. Pas trop. Je coupe le cordon au milieu, pas plus. C’est plus facile à retirer avec un cordon long, car il n’y a pas à chercher, mais il se voit. Une fois, j’avais trop coupé. Il m’a fallu une pince et un miroir pour l’attraper. Reste à la moitié avec ceux que je t’ai passés.

 

Marie n’a encore jamais utilisé de tampons, Paule lui fournissant habituellement des serviettes. Elle se sent obligée d’appliquer la recette de Claire, car elle est inscrite à la planification pour les jours fatidiques. Sur la boîte des tampons, elle voit qu’il en existe des gros, des moyens et des petits pour débutantes. Ceux de Claire sont les plus gros, les plus absorbants. Comme elle est indisposée depuis de nombreuses années, qu’elle n’en est pas à ses premières règles, et qu’elles sont relativement abondantes, elle n’est pas débutante. Mais elle est vierge et elle doit avoir un hymen. Il a un trou naturel par où s’écoulent les règles. Le tampon peut-il passer ? Elle en doute, vu son diamètre imposant, et sec il est rigide, sans souplesse. Les petits pour débutantes sont beaucoup plus fins. Doit-elle s’en munir ? Ils sont pour les jeunes filles, mais la durée d’utilisation est courte. Ils sont à renouveler plus souvent, donc peu économiques. Marie ne peut reculer. Elle décide d’essayer un des gros dont elle dispose, immédiatement sans attendre les règles. Elle ne coupe pas le cordon de ce tampon de test. Avec la maladresse d’une novice, elle procède à la délicate opération en suivant scrupuleusement le mode d’emploi de la boîte. Elle se lave pour commencer, se place debout, écarte les jambes, et, avant de mettre le tampon, introduit lentement l'extrémité de l’index pour explorer cette partie de son anatomie qu'elle a évité de pénétrer jusqu’à ce jour, en réservant l’usage pour l’avenir. Le bout du doigt passe de justesse. Elle n’insiste pas pour l’enfoncer plus profondément. Bien qu’elle connaisse d’avance le résultat, elle essaye le tampon en respectant l’angle de la notice. Il bute sur l’hymen, comme il fallait le craindre, car il est de la taille du pouce. Insuffisamment engagé, il n’est pas possible de le maintenir à cette place. Que faire ? Elle pousse légèrement, escomptant qu’il se faufile par l’orifice. Il ne s’introduit pas. Le trou est trop étroit. Marie réfléchit un moment. Revenir à un tampon fin ? Il passera. Ils sont faits pour résoudre ce problème. Si elle insiste avec le gros, elle va saigner, mais justement le tampon peut absorber, et il est stérile : elle vient de le sortir de l’emballage. Perdre l’hymen ? Elle n’en a cure. Elle n’a jamais compris la valeur symbolique que certains lui accordent. Elle n’est pas attachée à cet opercule qui n’a aucune utilité, qui est un obstacle au passage du flux menstruel ainsi qu’à de futures relations sexuelles. Il est destiné à disparaître. Il est superflu, à l’égal de ses ongles qu’elle coupe ras périodiquement pour qu’ils ne la gênent pas. Marie est pratique. Voilà l’occasion de s’en débarrasser. La douleur ? Elle n’est pas douillette. Elle ne sera pas la première à la supporter. Décidée, elle va de l’avant et enfonce franchement. L’hymen, écartelé par le bout arrondi du tampon, éclate aussitôt, libérant le passage dans lequel s’engouffre le cylindre absorbant. Elle ne retire pas immédiatement le tampon maculé de sang. Elle attend que l’écoulement soit terminé, que la petite plaie soit refermée. Elle n’a aucun regret. C’est très bien ainsi. Claire lui a résolu le problème de la pose nue. Ce sera facile avec les tampons suivants qui passeront sans difficulté, même les gros. Elle peut désormais, l’esprit tranquille, aller poser n’importe quel jour. Elle adopte ce mode de protection qui ne dérange pas la vue des peintres.

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Claire demande à Marie ce qu’elle pense des tampons qu’elle lui a fournis :

 

— Ils sont pratiques, dit Marie. C’est bien, et pas seulement pour les poses. Je me sens plus libre, sans serviette entre les jambes. Le premier m’a seulement fait un peu mal, à cause de l’hymen.

— De l’hymen ? Tu veux dire que tu étais vierge ? Tu n’es jamais allée avec un garçon ?

— Non, jamais, dit Marie.

— Et tu as mis mes gros tampons, dit Claire ! J’aurais dû m’en douter, et te conseiller de petits tampons. Tu n’as pas de copain. On ne s’imagine pas que les autres ne sont pas comme soi. Les garçons ne te sollicitent-ils pas ?

— Pas beaucoup, dit Marie. Je ne dois pas être attractive. Je suis trop grande. Je n’ai pas les formes qu’ils recherchent.

— C’est vrai, dit Claire. Moi, j’ai la malchance d’être belle et sexy. Je dois repousser continuellement les avances.

— Les repousses-tu toutes ?

— Non, dit Claire. Je cède de temps en temps, et je me mets avec un garçon.

— Les aimes-tu ?

— Au début, oui, dit Claire. Je les choisis.

— Et pas ensuite ?

— C’est difficile de vivre avec un garçon qui n’a pas la même façon de vivre que celle que tu souhaites. Cela tourne vite au vinaigre. Mon choix n’est pas bon.

— Tu les quittes ?

— Ce sont plutôt eux qui me quittent, dit Claire. Je ne suis pas assez sensuelle. Je les déçois vite. Cela ne marche plus.

— Sexuellement ?

— La copulation est ce qui fonctionne le mieux, dit Claire, mais ils s’égarent dans des fantaisies qui me déplaisent.

— Quelles fantaisies ?

— Toutes les exaltations qui tournent autour du sexe dit Claire. Je suis pour la simplicité, sans trop d’effusions. Malheureusement, ils en réclament.

— Sans m’avancer, dit Marie, je dois être comme toi. Ainsi tu es déçue par les hommes.

— Par la plupart, dit Claire. Ils ne sont pas faits pour moi. Méfie-toi d’eux, et d’autant plus qu’il est difficile de s’en passer. C’est là qu’est le drame.

— Tu ne peux pas t’en passer ?

— Avec l’expérience, je suis de plus en plus difficile, mais il faut souvent en choisir un pour être protégée. Le corps a aussi ses exigences, mais ne l’écoute pas. Il te trompe. Il est préférable de s’abstenir avec la plupart des garçons. Choisis bien ton homme avant de te livrer.

— Y en a-t-il qui ont ta grâce ?

— Oui, dit Claire. J’en ai trouvé un : André. Malheureusement, il n’est pas là avec moi.

— Il t’a quitté ?

— Il est au service militaire, loin d’ici, dit Claire. J’attends avec impatience son retour, mais ce sera long.

— Tu es donc seule, dit Marie.

— Non. Je suis avec Fabrice, dit Claire. J’avais besoin de protection. Il ne vaut pas André.

* ° * ° *

_

Marie raconte à Paule ce qu’elle fait, mais en omettant de relater le sacrifice de son hymen qui ne la préoccupe pas plus qu’une égratignure. Si Paule la questionnait à ce sujet, elle lui dirait ce qu’il en est, car elle n’en fait pas mystère, mais il ne lui vient pas à l’esprit que Paule serait intéressée. C’est sans importance. Elle lui parle par contre des érections des hommes qui l’ont marquée, ce qui fait sourire Paule, qui la met en garde contre l’attachement que l'on peut porter à un garçon, et lui parle des relations sexuelles. Elle la trouve un peu jeune pour se lier à un homme. Elle devrait patienter si c’est possible, jusqu’à la fin de ses études, après en avoir essayé plusieurs. Il est bon de pratiquer. On apprend en passant de l’un à l’autre. Ils ne sont pas tous équivalents. Ne surtout pas se fixer sur les premiers. Attendre pour bien les évaluer. Elle lui conseille de faire attention à ne pas tomber enceinte et d’utiliser toutes les protections possibles jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son mari. Elle lui procure tout ce qu’elle connaît de moyens contraceptifs, des spermicides aux préservatifs et aux diaphragmes. La pilule n’existera que quelques années plus tard. Paule dit qu’il vaut mieux être prudente et qu’à l’âge de Marie, elle couchait déjà depuis longtemps avec un homme. Il devait alors se retirer à temps pour éviter des complications, et ce n’était pas commode. Marie a la chance de pouvoir mieux se protéger qu’à son époque. Marie répond qu’elle se méfiera de ne pas tomber amoureuse trop vite.

Paule en découvrant un peu plus tard que Marie met des tampons, est heureuse qu’elle soit moderne, qu’elle ait enfin tâté des hommes en suivant ses conseils. Elle considère que les tampons sont un progrès. Que de nouveautés dont elle n’a pas bénéficié ! Par contre elle n’accepte pas facilement que Marie pose nue, car elle est exposée à de nombreux regards, pas forcément neutres. Elle craint une agression, doutant que Marie sache se défendre, et en appréhendant les conséquences. Elle souhaiterait que Marie s’arrête, mais elle apporte un argent qui contribue au bien-être du ménage.

* ° * ° *

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Paule ne vit pas complètement seule. Elle se passe difficilement d’un homme. Devenue veuve, elle s’est rapprochée de Robert, un ami de son mari. Elle le fréquente désormais régulièrement. Marie est au courant et apprécie la discrétion et le respect que Robert a pour elle. Elle sait que Paule et lui sont heureux quand ils se retrouvent et elle l’est avec eux.

Robert est marié avec Simone. Bien avant de rencontrer Robert, Simone, est une jeune fille ordinaire, peut-être un peu plus libre que la moyenne. Elle connaît quelques garçons avant de s’amouracher d’un homme qui accepte de l’adjoindre à ses autres liaisons. Ce n’est pour lui qu’un intermède. Très vite, il se lasse d’elle, mais elle refuse de le quitter. Elle doit le supplier et le relancer pour qu’il s’occupe d’elle. L’ayant souvent accrochée à ses basques, et ne voulant pas lui accorder toutes les fois ce qu’elle réclame, il a l’idée de faire venir un ami et de lui proposer. Simone n’en veut pas, mais, ayant entre-temps un peu bu, quelques instants plus tard, elle le laisse faire, incapable sous l’effet de l’alcool de s’y opposer. Son amant, découvrant ainsi une de ses faiblesses, en profite pour recommencer plusieurs fois l’opération. Il parvient même, en lui donnant suffisamment à boire, à inviter plusieurs amis à la fête, et à en tirer quelques bénéfices. Il la maintient sous sa dépendance plus d’une année en lui accordant de temps en temps ses faveurs. Cela dure jusqu’à ce qu’elle soit enceinte d’un de ces amis, sans qu’elle sache trop bien lequel. L’amant l’abandonne alors. Fille perdue, sa famille rejette Simone.

Simone est désespérée devant la perspective d’élever seule un enfant et d’être montrée du doigt par tout le monde. Elle n’ose pas avorter. Ce n’est pas encore légal et elle n’a pas envie de se livrer à des manipulations non garanties. Elle cherche à se marier. Pressée, après avoir sollicité plusieurs hommes en payant de sa personne sans rien obtenir, elle se jette dans les bras de Robert, qui, totalement inexpérimenté, se laisse séduire et l’épouse. L’enfant, un garçon, devient ainsi le sien.

Robert se rend vite compte que Simone ne l’aime pas. Par respect pour elle, il ne s’impose pas et ils font chambre à part, vivants ainsi juxtaposés, sans relations intimes. Il ne boit pas et elle non plus habituellement. Cependant, Simone ne sait pas refuser les boissons qu’on lui propose ici ou là. Robert a remarqué qu’elle devient beaucoup plus accessible quand l’alcool agit. Il profite au début de ses élans vers lui, mais ne continue pas, car elle le regrette après coup. Un voisin a moins de scrupules. Il est père de famille, mais il ne dédaigne pas de pouvoir disposer d’elle en plus de sa propre femme. Il a toujours une bouteille près de lui. Il suffit d’offrir un verre, et elle ne refuse plus rien. Parce qu’elle le fait avec une grande facilité apparente dans cet état, il s’imagine qu’elle l’aime, alors que c’est loin d’être le cas. Pour ce voisin, Robert n’est pas à la hauteur des besoins de Simone, tout comme lui n’a pas assez de sa propre femme. Il se fait presque un devoir de calmer la folle euphorie qui anime alors Simone. En réalité, elle perd tous ses moyens et elle fait un complexe qui la conduit à laisser le voisin dans l’ignorance de ses sentiments réels. Au début, elle essaye de lui expliquer, qu’elle ne souhaite pas son aide, comme elle l’a fait avec Robert. Elle y renonce vite : il prend cela pour un peu de gêne de tromper son mari, ce dont il ne se soucie guère. L’appétit que Simone a dans l’action est suffisant pour lui faire négliger ces tentatives de rupture : pour lui, elle l’aime, même si elle n’ose pas le dire. Robert, observant le manège et se doutant des véritables sentiments de sa femme, lui demande s’il doit intervenir pour que cela cesse. Elle lui répond de se mêler de ses affaires. Il n’insiste pas et la situation se perpétue ainsi.

Simone n’a aucune relation avec son mari, et le voisin ne l’imagine pas. Deux ans après son mariage, elle en a une fille, sans qu’il se l’attribue et elle continue de nombreuses années avec lui. Il n’a d’ailleurs plus besoin de toujours la faire boire. Elle est résignée et se donne en conscience quand elle n’est pas obligée par l’alcool. Elle n’est pas heureuse.

Simone se réveille quand elle a le coup de foudre pour un plombier venu réparer la tuyauterie de sa salle de bains. Elle part et forme avec lui un couple qui se révèle stable à l’usage. Elle aura d’autres enfants et se désintéressera de Robert, du voisin et de ses deux premiers enfants. Elle ne les aime pas, ceux-ci étant venus contre sa volonté. Robert, après son départ, se renseigne sur son sort. Constatant qu’elle est heureuse avec son plombier, il ne cherche pas à la ramener chez lui. Les enfants qu’elle laisse, sont par contre perturbés par l’absence de leur mère. Ils ne sont pas faciles et il a du mal à les tenir, mais il y parvient à peu près malgré tout.

* ° * ° *

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Quand Paule se lie avec Robert, ils envisagent de vivre sous le même toit. Paule et Marie vont chez lui, pensant que la réunion pourrait être définitive. Elles rencontrent l’hostilité des enfants de Robert. Elle ne se manifeste pas énormément vis-à-vis de Paule qui est le plus souvent avec Robert, mais c’est elle qui est visée. Ils n’admettent pas chez eux une autre femme que leur mère. Ils voient bien vite que Marie est le point faible, et c’est sur elle qu’ils dirigent toute leur méchanceté. Ils font tout ce qu’ils peuvent imaginer pour lui rendre la vie impossible. Elle devient leur tête de turc. Elle trouve des épingles dans son lit. Ils font des trous ou lacèrent ses vêtements pendant qu’elle dort, ou urinent dessus. Ils renversent sur elle les sauces pendant les repas, et lui tirent subrepticement les cheveux quand ils passent près d’elle. Ils cachent ses affaires personnelles et même les jettent. Ils déchirent des pages de ses livres et de ses cahiers ou les maculent d’encre.

La trop douce et encore jeune Marie n’ose pas se défendre. Elle pense que cela ne durera pas et qu’ils s’habitueront à sa présence. Surtout, elle ne voudrait pas être la cause d’une rupture entre Paule et Robert. Elle prend son mal en patience et supporte stoïquement ce qui en ferait exploser d’autres. Les enfants ne se calment pas et Marie reste leur souffre-douleur muet. Chaque jour, ils imaginent de nouvelles brimades. Au début, Paule ne voit rien. C’est Robert qui remarque le comportement vicieux de ses enfants. Il les réprimande sévèrement, mais ils continuent sournoisement. Paule finit par comprendre la situation, bien que Marie lui cache tout ce qu’elle peut et ne se plaigne pas. Recevant une décharge, Paule découvre un jour que le sommier métallique du lit de Marie a été relié à la prise électrique. C’est trop. Elle coupe court en se repliant chez elle avec Marie. Les enfants obtiennent ainsi ce qu’ils voulaient : le départ de la femme qui prenait la place de leur mère auprès de leur père, et le départ de Marie qui occupait le lit de leur mère : un sacrilège à leurs yeux.

Paule ne rompt pas pour autant avec Robert. Elle va toujours chez lui et il vient chez elle. En ce qui concerne l’argent, Robert est plus à l’aise que Paule et Marie, mais Paule ne voudrait en aucun cas en recevoir de lui. Elle refuse aussi tout cadeau.

Paule interroge Marie sur ce qui s’est passé pendant qu’elle roucoulait avec Robert. Elle peut lui dire maintenant tout ce qu’elle a subi. Elle le fait honnêtement, sans en rajouter et plutôt en minimisant. Paule en est épouvantée et tiendra toujours Marie éloignée des enfants de Robert. Il faudra attendre de nombreuses années, jusqu’à ce qu’ils fondent leurs propres familles, pour que les relations redeviennent normales.

Robert n’est pas fier du comportement de ses enfants. Marie lui fait comprendre qu’il n’en est pas responsable et qu’elle l’aime bien. Lui-même aurait tendance à préférer Marie à ses propres enfants. Paule et Marie sont des amies qui lui sont chères.

Paule et Marie apprennent que les enfants de Robert ne sont pas de lui quand il leur demande conseil pour savoir s’il faut leur révéler qu’il n’est pas le vrai père. Elles ne savent pas très bien quoi répondre.

Pour Marie, il n’y a que les gens que l'on aime avec qui il est bon de se lier. Pour les aimer, il faut les connaître. Elle a aimé sa mère et son père parce qu’elle s’entendait bien avec eux et seulement pour cela. Maintenant qu’ils sont morts, elle a reporté son affection vers d’autres qui ne sont pas des inconnus. Pour elle, les liens du sang ne sont pas importants. Il faut simplement s’accorder comme elle le fait avec Paule et avec Claire, et éviter les méchants. Dire ou ne pas dire à un enfant qui est leur père ne change rien. Il est donc inutile d’en parler tant que le père ne se manifeste pas, car la relation à sens unique n’est pas bonne.

Paule estime qu’il est difficile de dire au garçon qu’il a un père inconnu. Il est déjà fort perturbé par l’absence de mère. Quant au voisin, qu’elle a entrevu et qui est alcoolique, ce n’est pas un cadeau. Il faudrait lui révéler qu’il est le père si sa fille voulait s’en rapprocher. Elle estime que les enfants ont la chance d’avoir un père comme Robert, bien plus recommandable. Tout bien pesé, il est préférable de ne rien leur dire, et Robert accepte ces conclusions.

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Paule dit à Marie :

— Robert a une vie difficile avec ses enfants. C’est comme s’il les avait adoptés. Il ne les a pas choisis.

— Ils sont durs, dit Marie.

— Durs, dit Paule ? Oui, mais tous les enfants sont durs. Si tu leur avais flanqué une bonne gifle au début, ils t’auraient respectée comme moi.

— Tu les as giflés ?

— Mais oui ma fille, dit Paule. C’est ce que tu aurais dû faire.

— Tu ne m’as jamais giflée, dit Marie.

— Mais parce que toi, tu es l’exception, dit Paule. Il suffit de te guider. Un enfant normal a besoin de sentir qu’il n’est pas le maître.

— En étant brutal ?

— Oui, ma fille. Souvent, la force est nécessaire.

— Je ne suis pas capable d’être brutale, dit Marie.

— Ta douceur est un défaut, ma fille, dit Paule. Tu ne peux pas te changer, mais tu dois en tenir compte. S’occuper d’enfants n’est pas toujours rose. Tu n’es pas douée pour cela. Tu ne ferais pas une bonne baby-sitter.

 

Sur son carnet, Marie note : « Pas douée pour s’occuper des enfants ».

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Marie, à l’école primaire et au lycée, a déjà rencontré des enfants qui ne l’ont pas ménagée. Dans toutes les classes, il y a des caïds ou des filles teigneuses qui s’imposent aux autres et dirigent les groupes. Ils utilisent généralement la brutalité physique ou oratoire pour s’imposer. Marie, non violente, a toujours cherché à les éviter. Elle n’a jamais répondu aux provocations, sachant que ce n’était bon qu’à recevoir des coups. Elle se faisait remarquer le moins possible, restant dans son coin et travaillant seule. Cette réserve lui a permis de traverser l’enfance sans que ses camarades l’agressent beaucoup. Par contre, elle n’a pas eu d’amis. Ceux qu’elle aurait aimé avoir, ont fait comme elle. Ils se sont fondus dans la masse sans se manifester. Elle n’en a pas rencontré. Ce n’est que de façon fortuite qu’elle aurait pu en avoir, ce qui lui est cependant arrivé avec Claire.

* ° * ° *

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Au fil des mois à l’Académie, Marie prend de plus en plus goût à la pose. C’est même devenu un plaisir, et elle s’épanouit, à l’aise maintenant, à côté de Claire. Elle contemple les images que les peintres font d’elle, par curiosité, sans jamais s’y retrouver comme dans sa glace. Elle envie parfois certaines de ces images, avec des seins comme les autres en ont. Elle en voit de toutes les formes, de toutes les grosseurs, et certains, issus de l’imagination, n’existent pas dans la réalité. Si seulement elle était plus normale, elle serait belle comme Claire, et elle attirerait des garçons. Cette dernière perspective l’enchanterait et lui déplairait en même temps. Elle souhaiterait être belle, mais seulement si cela ne la faisait remarquer que par les garçons qui lui plaisent, ce qui est impossible. Réaliste, elle garde la neutralité, gage de la tranquillité.

Marie n’a aucune envie de peindre. Elle est étonnée de voir la multitude de personnes qui peignent. Elle conçoit que des enfants s’exercent à maîtriser leurs mouvements à l’aide de pinceaux, mais elle n’en voit plus l’intérêt pour des adultes. Il faudrait qu’ils en tirent un bénéfice financier, ce qui est rarement le cas, vu la médiocrité quasi générale. Pour la majorité, elle n’y voit qu’une façon de se défouler par une activité dont elle n’a nul besoin. Elle la compare à celle de ces femmes qui tricotent toute la journée, sans nécessité, et qui défont ensuite le tricot pour en récupérer la laine. C’est un exercice futile, peu enrichissant quand il se répète sans aboutir à l’excellence, comme beaucoup de ces passe-temps artistiques qui ne réclament pas énormément de connaissances ou de dons. Elle n’est pas sensible à l’argument d’un art qui lui est étranger, et ne se sent pas isolée dans son opinion, car Claire réagit comme elle. Pendant ses longues heures d’immobilité, elle repasse dans sa tête ses leçons de la faculté ou réfléchit, ce qui fait qu’elle ne s’ennuie pas. Au bout de plusieurs centaines d’heures de poses, la nudité est devenue plus naturelle et elle se demande comment elle a pu hésiter aussi longtemps à l’accepter. Elle éprouve maintenant un sentiment de liberté quand elle n’a plus rien sur elle, la joie de pouvoir faire comme chez elle et de se sentir acceptée, même si elle n’est pas admirée à l’égal de Claire ou d’Olga. Elle voudrait pouvoir exporter vers d’autres lieux ce rejet des interdits peu justifiés. La protection morale, immatérielle et tacite dont jouissent les modèles, éloigne d’elle tous les risques qu’une femme rencontre généralement. L’atmosphère feutrée de travail, sans éclats de voix, dans un calme relatif, participe à ce sentiment de sécurité. La seule fois où elle refuse une pose, et laisse la place à une autre, c’est de former à deux, un couple avec un homme, pour une scène mythologique ayant besoin du contact. Se faire regarder, elle l’accepte très bien si on ne la dérange pas, mais elle ne veut pas qu’on la touche. Pendant son passage à l’Académie, elle voit quelques rares garçons solliciter discrètement des modèles qui répondent parfois favorablement en évitant d’attirer l’attention de la directrice. Certains s’adressent à Claire qui refuse, mais aucun à elle. Elle serait gênée s’ils le faisaient, principalement à cause de ces contacts qu’elle redoute et aussi parce qu’elle ne les connaît que superficiellement. La tranquillité dont elle jouit fait qu’elle ne se sent pas du tout en danger, et en tout cas moins qu’à la faculté où elle a parfois à repousser les propositions grossières de ces garçons qui se pavanent, et dont elle a horreur parce qu’ils se proposent à toutes les filles, même les plus bêtes.

* ° * ° *

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Les budgets de Claire et de Marie sont très limités, le travail de pose étant peu rémunérateur. Les deux amies vont souvent ensemble au restaurant universitaire voisin qui est dans leurs faibles moyens. Elles parlent peu, n’étant pas bavardes, mais apprécient de se trouver ensemble. Au début, Claire tait sa vie privée. Marie a cependant remarqué qu’elle n’est pas seule : elle vit avec Fabrice. Petit à petit, l’amitié s’approfondissant, Claire en vient aux confidences. Elle a connu plusieurs garçons. Ceux-ci ont été attirés par sa beauté. Ils ont voulu faire l’amour avec elle. Très vite, les relations se sont détériorées. Les garçons étaient amateurs de vie mouvementée, de bonne chère et d’autres filles. Chaque fois, ils l’ont abandonnée, la trouvant trop molle, trop sérieuse, pas assez gaie, et indécrottable. À l’usage, ils oublient la beauté.

 

Marie s’informe auprès de Claire :

— As-tu aimé tous ces garçons ?

— Oui, dit Claire. Au moins au début, car je les ai choisis parmi ceux qui me plaisaient le plus. Moins par la suite. Ils étaient superficiels. Ils ne me convenaient pas. Je n’en ai trouvé qu’un que j’ai beaucoup aimé.

— T’a-t-il sollicité comme les autres ?

— Pas du tout, dit Claire. Je ne l’aurais pas connu si je n’avais pas eu un malaise. J’étais au restaurant, comme aujourd’hui, mais seule. André était à proximité. Je m’accrochais à la table pour ne pas tomber. Il est venu à mon secours. Il m’a reconduite jusque chez moi. J’ai eu un nouveau malaise et je me suis évanouie. Il a appelé le médecin.

— Était-ce grave ?

— Pas vraiment, dit Claire. Des vertiges, avec des nausées, des évanouissements et des vomissements à la clé. Il a dit que cela passerait en quelques jours. Il m’a donné quelques médicaments et a conseillé à André de s’occuper de moi jusqu’à ce que je me remette sur pied.

— L’a-t-il fait ?

— Oui, dit Claire, et très bien. Je vomissais sur moi. J’étais dégoûtante. Je ne pouvais même pas me lever pour faire mes besoins. Ce n’était pas ragoûtant, mais il m’a servie, nourrie, lavée, bichonnée jour et nuit. Il a été admirable, comme une infirmière ou plutôt une aide-soignante : celle qui a le travail ingrat. Il faisait les courses, me donnait à manger et allait prendre mes cours à ma place. J’étais comme un coq en pâte, et j’en aurais abusé si je n’avais pas vu qu’il le prenait sévèrement : il ne souhaitait pas que je me conduise comme une mauviette, et je ne l’ai pas fait. Il est resté jusqu’à ce que je sois remise. Quand j’ai été capable de me débrouiller toute seule, il est parti. Il avait des cours à rattraper.

— Tu ne l’as plus revu ?

— Il avait fait ce qu’il estimait devoir faire, dit Claire. Il n’a pas cherché à en tirer bénéfice. Ayant terminé, il m’a rendu ma liberté. Un autre aurait couché avec moi, et c’est à quoi je m’attendais. J’étais à sa merci.

— Avais-tu envie de lui ?

— À ce moment-là ? Non, dit Claire. Mon copain m’avait quittée. J’étais ainsi très disponible, mais André n’était pas comme les autres : ne se mettant pas en avant, plus terne, moins engageant. Je ne l’aurais pas remarqué s’il n’était pas venu à mon secours. Je ne trouvais pas en lui le brillant qui m’attirait chez les autres. Je ne l’aimais pas. La situation était retournée. D’habitude, je servais mes copains. Là, c’était lui qui m’avait servie. Il était encore plus servile que moi. C’était la première fois que je me trouvais dans une telle situation, avec un homme qui ne me sollicitait pas, qui ne me traitait pas comme les autres. Je pensais qu’il ne m’aimait pas. Pourtant, il me donnait la becquée et me touchait partout en me lavant. Il restait impassible, même quand il fallait bien qu’il s’occupe des seins ou du sexe : j’ai vomi plusieurs fois sur moi et sur lui, et tout était sale. Il nettoyait. Ce n’est que quand il est parti que j’ai réalisé ce qu’il avait fait pour moi. S’il m’avait demandé de faire l’amour, je ne sais pas si je l’aurais fait de bon cœur, mais il n’a rien manifesté.

— Il ne voulait pas te forcer, dit Marie.

— C’était pourtant le salaire normal de sa peine, dit Claire, et je n’aurais pas refusé. Je me serais forcée. Il le méritait, mais il ne voulait pas m’acheter. Après son départ, j’ai réalisé que je ne lui avais pas proposé. J’en ai eu honte. Je l’ai retrouvé au restaurant. J’ai pris mon courage à deux mains. J’ai invité André à me prendre. Il m’a regardée longtemps sérieusement.

— Il n’a rien dit ?

— Il a fini par me demander si je l’aimais, dit Claire.

— L’aimais-tu ?

— Non, dit Claire. J’ai expliqué que je ne le connaissais pas assez pour savoir. Il m’a dit qu’il en était de même pour lui et que dans ces conditions, il ne ferait pas l’amour avec moi.

— Il ne t’aimait pas, dit Marie.

— J’ai voulu savoir s’il me trouvait belle. Il m’a répondu qu’il était difficile de ne pas s’en rendre compte, ayant apprécié de près mon physique. J’étais parfaite à ses yeux. Alors pourquoi refusait-il ce que les autres voulaient ? Je lui proposais de satisfaire ce besoin latent des hommes.

— N’avait-il pas d’envie, dit Marie.

— Mais si, voyons, dit Claire. Il avait très envie, comme tous les hommes, mais il a dit non. Il estimait que puisque je ne l’aimais pas, je me forçais. Je n’étais pas libre à son sens. Je lui faisais un cadeau en retour du service qu’il m’avait rendu. Il ne voulait pas être payé pour une action bénévole et n’aimait pas les échanges de cadeaux.

— C’est vrai que nous non plus, nous ne nous faisons pas de cadeaux, et c’est très bien ainsi, dit Marie. Donc, ton offre a été refusée.

— Oui, dit Claire. Pas de relation sexuelle. Alors, je lui ai proposé de faire connaissance. Je l’ai invité à passer quelque temps ensemble.

— A-t-il accepté ?

— Oui, dit Claire. Il m’a prévenu qu’il ne me ferait pas la cour, car ce n’était pas se montrer tel que l'on est. Il m’a dit de faire de même : de rester naturelle.

— Est-ce ce que vous avez fait ?

— Oui, dit Claire. Pendant quelques semaines, nous avons cohabité. Nous n’avons pratiquement pas parlé. Il rentrait le soir chez lui. Nous nous sommes consacrés à nos études. Il n’avait pas de prévenance particulière pour moi. J’aurais été un homme qu’il se serait probablement comporté de la même façon. J’ai fait de même. Nous nous aidions seulement quand c’était logique de la faire. Tu ne me croiras peut-être pas, mais sa seule présence auprès de moi, si différente de celle des autres hommes que je connaissais, m’a convaincue que j’avais à côté de moi l’homme que je cherchais depuis toujours à l’opposé. J’avais enfin le calme avec André. Je l’aimais désormais, et il m’a avoué qu’il m’aimait aussi.

— Avez-vous fait l’amour, dit Marie ?

— Oui, dit Claire.

— Était-ce mieux qu’avec les autres ?

— Sur le plan physique, à peu près pareil, mais infiniment mieux au total, dit Claire. L’accord parfait, le calme. Sais-tu pourquoi j’ai recherché ton amitié ?

— À vrai dire, non, dit Marie.

— Parce que tu es comme André, dit Claire. J’ai reconnu en toi ce que j’aime chez André. C’est rare. Je t’aime comme je l’aime.

— Je ne suis pas un homme, dit Marie.

— Moi non plus, dit Claire. Si l’une de nous deux l’était, nous pourrions faire l’amour. Je suis malgré cela très heureuse de t’avoir rencontrée. J’ai trouvé le bonheur avec vous deux.

— Es-tu toujours avec André ?

— Non, dit Claire. Il est parti au service militaire. Je te l’ai déjà dit.

— Donc, le garçon avec qui tu es, n’est pas André, dit Marie.

— Non, dit Claire. C’est Fabrice. Mais c’est André que j’aime.

— Pourquoi t’es-tu mise avec Fabrice si c’est André que tu aimes ?

— Seule, j’étais convoitée, dit Claire. Sans protection, je suis fragile. Quand André est parti, il a fait un vide. Je l’ai comblé avec Fabrice. Il me semblait bien. Je croyais l’aimer au début. S’il n’est pas comme les autres, il en est bien proche.

— A-t-il fait comme les premiers ? Il ne te supporte plus ?

— Ce n’est pas pareil, dit Claire, bien que manifestement, ce soit aussi ma beauté qui l’ait attiré. C’est moi qui ne le supporte plus. Je viens de le quitter.

— Pourquoi ?

— Il y a plusieurs raisons, dit Claire.

— Lesquelles ?

— La première est que je t’ai comme amie, dit Claire. Il est bon d’avoir à côté de soi des êtres sur lesquels on peut compter. J’ai trop souffert de leur manque. Nous sortons ensemble, ce qui éloigne des garçons. La deuxième est qu’il est jaloux. Je n’ai jamais osé lui dire qu’il n’est pas le seul et que j’aime André.

— Peux-tu en aimer deux en même temps ?

— Je t’aime aussi, dit Claire. Cela fait trois avec toi.

— Mais deux hommes ? En faisant l’amour ?

— Pour moi, dit Claire, l’amour physique n’est qu’une partie de l’amour. Si André était là, je ne pourrais pas m’empêcher d’essayer d’aller avec lui. Malheureusement, il n’est pas là. Il est trop loin. Il n’a pas de permissions. Pourquoi veux-tu que je n’aime qu’une personne ?

— C’est ce qui se fait d’habitude, dit Marie. L’amour est exclusif.

— Crois-tu ? Es-tu incapable d’aimer quelqu’un d’autre que moi ?

— J’aime bien ma petite maman, dit Marie.

— Tu vois, dit Claire, tu es comme moi.

— Ce n’est pas pareil avec les hommes, dit Marie.

— Moi je t’assure que c’est pareil, dit Claire. Ce n’est pas parce qu’on copule ensemble que cela change grand-chose. Le plaisir physique est transitoire ; il ne compte pas beaucoup, même si on estime en avoir besoin. Si je ne l’avais pas avec André, je l’aimerais quand même. C’est l’estime qu’on a pour l’autre qui compte. Si j’aime être avec toi, c’est parce que tu es comme André. J’ai retrouvé en toi ce qu’il m’a appris à aimer. Si je n’avais pas connu André, je ne t’aurais pas acceptée comme amie et je t’aurais ignorée. Je me suis trompée avec Fabrice, et pas avec toi. Tu te comportes comme André et tu me fais penser à lui. Je vous aime, André et toi. Je vous confonds un peu. Je sais maintenant les gens qu’il faut aimer.

— Moi, dit Marie, je ne me vois pas faire l’amour avec deux hommes. La jalousie de Fabrice te gênait-elle ?

— Beaucoup, dit Claire, même si elle avait l’avantage d’écarter les importuns. Il me surveillait. Je l’avais sur mon dos. Je ne pouvais pas m’approcher ou parler à un homme sans me justifier.

— Il n’avait qu’André à craindre, dit Marie. Il n’est pas là, donc, pas de problème.

— Mais si, dit Claire. Je n’avais pas la liberté d’aimer. Ne te mets jamais avec un homme jaloux. Il te considère comme sa propriété, à lui tout seul. Je ne te l’ai pas fait connaître : il aurait été jaloux de toi.

— Est-ce pour cela que tu l’as quitté ?

— Non, dit Claire. Il n’était plus jaloux à la fin.

— Pourquoi ?

— Je n’ai pas compris tout de suite, dit Claire. Cela lui a pris assez brusquement. Il a cessé ses surveillances et ses questions sur ma conduite. Comme je lui avais reproché sa jalousie, j’ai cru qu’il s’était réformé. J’en ai été très heureuse. Son principal défaut disparaissait. J’étais prête à lui parler d’André et de toi.

— Quelle était la raison de son changement ?

— Suzanne, dit Claire, une femme qu’il aime plus que moi, et sur laquelle il a reporté sa jalousie. Il m’avait choisie pour ma beauté. Il la trouve plus belle que moi.

— L’est-elle vraiment ? Tout le monde dit que tu es très belle, dit Marie.

— Je ne sais pas, dit Claire. Elle est sophistiquée, maquillée de partout, avec des bracelets, des colliers et des bagues.

— À l’opposé de nous ?

— Oui, dit Claire. Fabrice l’aime ainsi. Ce n’est pas moi qui vais faire comme elle. Je ressemblerais à une poule de luxe.

— C’est à cause d’elle que tu t’en vas ? Vous ne vous supportez pas ?

— Pas d’amitié entre nous, dit Claire, mais la cohabitation était possible. Elle m’ignorait. Sa présence épisodique ne me gênait pas vraiment. Qu’elle couche de temps en temps avec Fabrice ne me troublait pas. Ils avaient le droit de s’aimer. L’attitude plus saine de Fabrice à mon égard était plutôt un plus. Je l’ai vue favorablement.

— Tu n’étais pas jalouse, dit Marie, et elle non plus.

— Voilà, dit Claire. Pas de jalousie entre moi et Suzanne. Mais cela n’a pas marché quand même. Avec moi, c’est Fabrice qui commandait. Je le laissais faire ce qu’il voulait. Quand il me demandait quelque chose, je lui accordais. Je lui ai payé une voiture d’occasion. J’ai accepté les traites. Avec elle, c’était une autre affaire. Elle le dominait, et il était à ses pieds. Elle le menait par le bout du nez.

— Et sa jalousie ?

— Il en était malade, dit Claire, mais elle ne s’en préoccupait pas. Elle prenait ses aises, et lui suivait.

— Et toi, là-dedans ?

— Elle était rarement là, dit Claire. J’avais Fabrice tout le reste du temps. C’était bien pour moi.

— Alors, pourquoi as-tu rompu ?

— Je viens de me rendre compte qu’il m’exploite, dit Claire. Je l’aimais. J’avais confiance.

— Tu n’as plus confiance ?

— Non, dit Claire. Je lui avais donné la signature sur mon compte en banque. En me demandant, il pouvait acheter ce qu’il voulait. Il disait que c’était moi qui tenais les cordons de la bourse. Il a émis plusieurs chèques sans provision, probablement pour entretenir Suzanne. C’est un faible. C’est évident maintenant. Je lui ai retiré la signature, mais les chèques arrivent encore et je n’ai plus de crédit. Je dois rembourser. J’ai le couteau sous la gorge.

— J’ai disponible l’argent de quatre ou cinq poses, dit Marie. Je te le donne. Ma petite maman a peut-être aussi quelque chose. Je vais demander un crédit à la banque qui va te dépanner.

— Et qu’il faudra rembourser aussi, dit Claire. Je croule sous les dettes.

— Ce sont les dettes de Fabrice, dit Marie. C’est à lui de payer.

— C’est moi la responsable, dit Claire. C’est à moi de payer. Je ne vais surtout pas lui demander. D’ailleurs, il n’a pas les moyens.

— Que vas-tu faire ?

— J’ai passé en revue tout ce que je pouvais faire, dit Claire. Je n’ai qu’une solution. Je prends des heures supplémentaires en soirée.

— J’en ai entendu parler, dit Marie. Je ne vois pas ce que c’est.

— Cela consiste à accepter les propositions des hommes, dit Claire. Les copines appellent cela heures supplémentaires pour ne pas choquer la directrice.

— C’est de la prostitution !

— Oui, dit Claire. Cela en est, mais je ne vais pas avec n’importe qui. Heureusement, Olga m’a donné l’adresse de son agence qui fournit des hôtesses. Elle m’a introduite. Officiellement, c’est de la représentation, mais il est évident que les hommes qui te louent pour une soirée se contentent rarement de te regarder ou de discuter avec toi. Je n’ai pas eu de mal pour me faire accepter. Je réponds à leurs critères.

— Quels sont-ils ?

— Critères physiques, bien sûr, dit Claire, et aussi un certain niveau intellectuel. Tu aurais du mal à être admise avec ta poitrine.

— C’est du haut de gamme, dit Marie.

— Oui, dit Claire, mais les tarifs sont élevés. Pour cela, ma beauté sert à quelque chose. Les hommes me sollicitent.

— Peux-tu les choisir ?

— À l’agence, dit Claire, ils savent quels hommes conviennent ; je prends ceux qui ne sont pas vicieux. Olga les sélectionne pour moi. Elle me parraine. Les autres sont dirigés vers d’autres filles qui aiment cela.

— La sélection est-elle efficace ? Pas de surprise ?

— Non, dit Claire. J’en remercie Olga. Elle a bien choisi en me donnant ceux qu’elle prendrait pour elle. Elle se sacrifie pour moi. J’ai commencé, il y a une bonne quinzaine. Avec les premiers, c’était classique. Ils me payaient au tarif. À ce rythme, il m’aurait fallu trois mois pour rembourser. La semaine dernière, j’ai rencontré un homme qui m’a donné beaucoup plus que le tarif. Il est gentil et m’a proposé de continuer avec lui. Je n’en prends plus d’autres. Je ne voulais pas qu'il me donne autant. Je lui ai dit une fois que c’était trop ; il a ajouté un billet pour me fermer la bouche. J’obtiens trois fois plus que ce qui était convenu. Je vais arriver à payer. Comprends-tu pourquoi je quitte Fabrice ?

— Ma pauvre Claire, dit Marie. Cela doit être difficile.

— Quand on est décidé, on fait, dit Claire. C’est se décider qui est le plus dur. J’ai fait mal à Fabrice en lui annonçant ma décision et la fin des chèques. Aller avec des hommes que je n’aime pas me répugne. J’ai essayé de ne pas le montrer. Il n’y a qu’à toi que je dis ce que je suis en train de faire. Je ne veux pas te tromper sur mon compte. Si tu ne veux plus être mon amie, je comprendrai. Je ne suis plus fréquentable, mais je t’aimerai toujours.

— Tu es mon amie, dit Marie, et la plus courageuse de toutes les amies. Je te soutiens. Cet homme, le dernier, ne l’aimes-tu pas un peu ?

— Si, dit Claire. Il me fait pitié. Il est veuf. Il me dit qu’il aime encore sa femme et me demande de l’excuser de penser à elle quand il est avec moi. Il me trouve douce comme elle. Pourquoi faut-il le faire payer ?

— Je pense qu’il t’aime, dit Marie. Il doit être heureux de payer quelqu’un qui le mérite. Tu ne te prostitues pas. Cet homme est plus fréquentable que Fabrice.

— Je t’aime, dit Claire. Il n’y en a pas beaucoup qui m’approuveraient. L’homme m’a proposé de l’épouser. Je ne serais pas malheureuse avec lui. Il est gentil. Il me laisserait très libre, et je n’aurais aucun souci matériel.

— Beaucoup de femmes le souhaitent, dit Marie. Ne saisis-tu pas l’occasion ? Se marier avec un riche qui te laisse libre.

— Ce serait encore de la prostitution, dit Claire. Je n’aime pas suffisamment cet homme.

— Il t’offre des avantages matériels que tu ne trouveras pas ailleurs, dit Marie.

— C’est vrai, dit Claire. Jusqu’à la fin des études, j’aurai du mal à joindre les deux bouts, mais ensuite, j’aurai des revenus suffisants. Je serai plus heureuse avec André. Pour ce pauvre homme, j’ai trouvé une meilleure solution. Je lui ai montré qu’Olga est ce qu’il cherche. Elle guignait vers lui avant de me le proposer. Elle va se mettre avec lui dès que j’aurai payé. Je l’ai persuadée. Elle est d’accord et se dégagera ainsi de l’agence. Tu connais Olga. C’est une bonne fille. Ils seront heureux tous les deux.

— Vas-tu le dire à André ?

— Il n’est pas question de cacher quelque chose à quelqu’un que j’aime, dit Claire. J’espère qu’il comprendra, comme toi.

— Tu l’aimes beaucoup, dit Marie.

— Énormément, dit Claire. Il fait partie de moi. Je voudrais qu’il soit là avec nous deux. Maintenant, je suis vaccinée. Il n’y aura plus qu’André quand j’aurai fini de payer. Crois-tu qu’il voudra encore de moi ? S’il ne veut pas, je n’irais plus jamais avec un homme.

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Marie voudrait aider Claire. Un moment, elle a pensé à faire comme elle, pour qu’elle rembourse plus vite. Mais elle ne se sent pas armée pour se prostituer. Elle n’a pas le physique de Claire qui lui aurait permis d’aller à l’agence. Sa faible expérience et sa répulsion instinctive envers les hommes la dissuadent encore plus. La morale l’éloigne aussi, bien qu’elle comprenne et approuve les motivations de Claire. Sa vision de l’amour en est modifiée. Elle voit que Claire est capable d’aimer plusieurs hommes, que beaucoup d’hommes ne sont pas fréquentables, que la beauté est souvent plus nuisible qu’utile, et qu’il est facile de se tromper dans le choix de ses amis. Ce qui la marque le plus est la facilité que Claire a de partager son amour. L’éducation de Marie visait à l’amour exclusif. Elle se pose maintenant la question de savoir pourquoi il doit l’être.

* ° * ° *

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Marie a remarqué que Claire possède quelques belles robes, d’une finition irréprochable, et admirablement coupées dans des tissus de très bonne qualité. Par curiosité, elle questionne Claire sur l’origine de celles-ci :

— D’où viennent tes robes ? Elles doivent coûter cher.

— Depuis trois ans, dit Claire, je vais à un concours de beauté qui passe ici tous les ans. Une grande marque de vêtements fait sa publicité en habillant les candidates avec chaque fois un élément de sa collection et en vendant à la fin du spectacle. Sur scène, nous sommes toutes habillées de la même façon. Ce que nous avons porté nous est donné.

— Même si tu n’arrives pas à gagner ?

— Oui, dit Claire. Les premières ont un peu d’argent en plus. J’ai gagné un premier prix l’année dernière. La plupart des filles qui se présentent sont laides. Viens avec moi cette année. C’est en fin de semaine. Tu n’auras pas de prix, mais tu auras la robe.

 

Marie décide de l’accompagner et de s’inscrire, ce qu’elle fait avec l’accord de Paule. Elle ne s’attend pas à un bon résultat, mais la robe du catalogue qui est prévue semble solide et n’a qu’un léger décolleté. On peut la mettre tous les jours et elle reste discrète, comme presque tout ce qu’elle voit sur le catalogue. Ce ne sont pas des robes du soir immettables et découvrant le haut de la poitrine. Marie n’en voudrait pas. Le maillot de bain est également décent.

C’est Paule qui fait les démarches. Les filles doivent défiler devant un jury, pendant un spectacle de variétés. Paule s’active à la préparation des documents à remplir. L’un est destiné au jury avec les mensurations principales de Marie. Un autre donne plus de mal à remplir. C’est un document technique qui permet de configurer un mannequin déformable prenant la forme d’une cliente désirant des retouches. Claire, consultée à ce sujet, ne le remplit pas. Dans ce cas, la candidate reçoit une robe en mesure industrielle. Marie, sachant qu’elle n’est pas classique, préfère la retouche. Un spécialiste bien formé est capable de prendre les dizaines de mesures réclamées par le document en quelques minutes, ce qui évite les longues séances de mise en forme sur la cliente. Marie et Paule mettent plusieurs heures à remplir les cases de l’imprimé, mais le corps de Marie est soigneusement décrit, de l’extrémité des orteils au sommet du crâne, sans oublier les seins, objets de sa préoccupation principale.

La robe imposée, difficile à porter quand elle n’est pas exactement à la taille de la fille, est fatale à plusieurs candidates qui n’ont pas communiqué des mensurations précises au couturier. La candidate qui devait triompher, fortement enrhumée, fait faux bon au dernier moment tout comme Claire appelée d’urgence à s’occuper ce jour-là du décès de son père.

Le jury est formé de spectateurs tirés au hasard dans la salle, et ils votent secrètement. Une personne les encadre et explique leur rôle et les critères de sélection, mais ne vote pas. Paule, pendant la compétition, se place près du jury et écoute les commentaires. Privés des meilleurs éléments, les juges se trouvent très divisés dans leurs choix, aucune fille ne méritant d’être retenue. Marie est au niveau des autres, c’est-à-dire pas très haut. Son principal atout est le visage, encadré de ses cheveux blonds jusqu’à la racine. Elle a une belle peau, mais qui ne se voit pas de l’endroit où est placé le jury. Le tour de taille est correct. Le tour de hanches est un peu faible, mais acceptable. Le tour de poitrine est catastrophique et suffit à indisposer plus de la moitié des juges qui, de ce fait, n’ont même pas besoin de la regarder pour l’éliminer. La silhouette vue de dos est pourtant élégante. De face et de côté, la poitrine est terriblement plate quand on la regarde avec ses vêtements ordinaires, bien que les épaules soient correctes. C’est la plus grande fille du lot, mais cela ne gêne pas et elle porte bien la robe du concours et passablement les maillots. Les jambes élancées ne déparent pas. Les poils qu’elle est seule à garder sous les bras sont critiqués par certains. Le manque de maquillage indispose par le manque de relief. Au départ, elle est éliminée d’office, mais les juges restent divisés sur les autres filles, ne leur trouvant aucun attrait particulier. Finalement, ils se rabattent sur Marie qui a obtenu un peu plus d’applaudissements que les autres. Si l’on oublie le tour de poitrine, la robe donne l’impression qu’il y en a une. Les couturières, confrontées au manque de seins de Marie, ont préféré mettre un rembourrage et une armature pour combler le vide, aussi bien pour la robe que pour le maillot. Marie est rachetée de justesse et gagne le premier prix à sa grande surprise. Elle a droit à un petit chèque et, comme les autres filles, emporte ce qu’elle était venue chercher, la robe et les maillots. Paule, arguant du premier prix, parvient même à récupérer ce qui devait revenir aux filles qui ne sont pas venues et qui encombre les organisateurs. Marie donne à Claire ce qui lui était destiné. Les robes identiques permettent de poser à deux, comme des sœurs, dans le même costume à l’Académie.

* ° * ° *

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Paule a noté ce qui et bon et mauvais chez Marie. La poitrine est le gros problème. Elle cherche la façon de combler ce handicap. Ce n’est pas aussi simple que de mettre un peu de peinture sur une toile. C’est la chirurgie esthétique qui est généralement employée pour gonfler les seins. Paule ne l’envisage pas et Marie ne veut pas entendre parler de prothèse interne, de même qu’un traitement par les hormones. Marie a hérité cette particularité de sa mère et ne changerait son aspect naturel sous aucun prétexte. Elle est en bonne santé, et ne veut pas la perdre. Cela semble incontournable. Paule va abandonner ses recherches quand une amie, qui a subi l’ablation d’un sein, lui parle d’une prothèse externe qu’elle porte en permanence et qui a transformé sa vie. Elle va aux renseignements chez une spécialiste. Celle-ci la met au courant de tout ce qu’elle sait faire. Elle passe en revue les différentes solutions, explique les avantages et les inconvénients. Paule est séduite par l’une d’elles, certes, un peu chère, mais malgré tout dans ses moyens. Elle réunit pratiquement tous les avantages : matière souple lavable donnant un toucher naturel, couleur adaptée à celle de la peau avec ses reflets et ses petits défauts, raccordement soigné, aération suffisante pour un port prolongé, imitation parfaite des extrémités. Il est même possible d’avoir un mamelon érectile. Les réactions d’un sein, qui reste après ablation de l’autre, peuvent être imitées sur celui qui est remplacé. Les photographies des réalisations sont si belles que Paule est convaincue d’avoir trouvé la solution.

Paule traîne Marie chez la prothésiste pour qu’elle lui fasse un moulage de la poitrine et photographie la peau sous tous les angles avec des filtres colorés. Marie se laisse persuader que la prothèse n’est qu’un vêtement qui ne change en rien sa nature : une sorte de gros soutien-gorge. Elle veut surtout faire plaisir à Paule. Il existe des seins lourds, avec des poches de gel, qui donnent le toucher des seins normaux. Un adhésif et prévu pour permettre de les malaxer sans que la prothèse se détache, mais il n’est pas indispensable en usage courant. D’autres seins plus fermes et légers restent souples et peuvent malgré tout ballonner comme les vrais quand ils sont rapprochés et relevés. Marie n’ayant pas à se faire tripoter choisit ces derniers plus faciles à porter, car ne nécessitant pas l’usage obligatoire d’un soutien-gorge. Ses habitudes ne seront pas beaucoup changées, car elle néglige d’en mettre, cet accessoire étant superflu dans son cas : rien ne pend et rien ne saute quand elle court. Elle apporte les peintures que Paule a récupérées. Elle prend le modèle de la forme qui lui est recommandée pour sa conformation comme étant la plus seyante. Elle ne tombe pas dans l’excès en gardant une petite taille. Elle va ressembler à une des toiles les plus réussies par les peintres. La prothèse est une merveille qui se plaque avec souplesse sur les minuscules seins de Marie. Sous les vêtements, elle s’installe en une seconde, trouvant instantanément sa place. Il n’est même pas besoin d’utiliser la petite bretelle amovible qui s’accroche en passant dans le dos pour l’empêcher de tomber, car les vêtements suffisent à la maintenir contre le corps. Elle est si légère qu’on peut l’oublier. La véritable artiste qui l’a fabriquée a obtenu un rendu qui se confond avec la carnation de la poitrine. La silhouette de Marie est transformée par ce bustier plus vrai que nature. Pour un supplément modeste, elle obtient une deuxième prothèse simplifiée et moins fragile qui va être sa préférée. Elle est destinée aux robes sans décolleté plongeant. Une autre plus solide et rustique lui est offerte pour aller dans l’eau en maillot de bain, ainsi qu’un numéro d’enregistrement pour en refaire une à bas prix en évitant de reprendre les mesures.

* ° * ° *

_

André retrouve Claire à la fin de son service militaire. Marie est là.

 

— Voici Marie, dit Claire. C’est ma plus grande amie. Elle m’a soutenue dans les moments pénibles que je viens de traverser.

— Sans en connaître la raison, dit André, je l’en remercie. Que t’est-il arrivé ?

— Je me suis prostituée pour payer les dettes de Fabrice, dit Claire. J’ai perdu ma dignité. Il est préférable que tu ailles avec une autre fille, plus sérieuse, comme Marie.

— Tu t’es prostituée pour Fabrice ? Tu dois bien l’aimer, dit André.

— Non, dit Claire. Je l’ai quitté. Je ne l’aime plus.

— Pourquoi as-tu payé ses dettes ?

— J’avais été assez bête pour les prendre à mon compte, dit Claire.

— Alors, tu as payé ?

— Oui, dit Claire. Il n’y avait pas d’autre moyen.

— As-tu tout payé ? J’ai un peu d’argent, dit André. Je te le donne.

— J’ai terminé, dit Claire. Il ne reste que quelques traites que je vais pouvoir honorer.

— En te prostituant encore ?

— Non, dit Claire. C’est fini, définitivement fini. Avec toi, c’est fini aussi, sans doute.

— Je ne vois pas pourquoi je te repousserais, dit André. Je t’aime et j’espère que tu m’aimes encore. Je te connais. Je ne pense pas que tu as changé. Tu as fait l’amour avec des hommes parce que tu y étais obligée. Si j’ai bien compris, ce n’était pas une partie de plaisir. Si tu es traumatisée, je suis là pour te soigner et te faire retrouver une vie normale. En es-tu malade ? Était-ce horrible ?

— À vrai dire, j’ai choisi les hommes qui me plaisaient le plus, dit Claire, et ils n’étaient pas tellement différents de ceux que j’ai connus avant toi. Je dois cependant te dire que j’ai eu beaucoup de plaisir avec l’un d’eux, jamais autant. Une fois embarquée, c’était extraordinaire, mais c’est encore toi que j’aime. Veux-tu vraiment encore de moi ?

— Bien sûr, dit André. Tu étais sans doute réceptive quand tu as eu ce plaisir, et tu m’apprends qu’il y a des hommes plus doués que moi qui savent procurer aux femmes le plaisir suprême. Si tu souhaites retrouver ces sensations, tu es libre d’aller les rechercher avec qui tu veux, quand tu veux. Je n’ai pas à t’en priver. C’est la répercussion morale de tout cela qui m’inquiète. J’ai envie de te garder, même si tu prends des satisfactions ailleurs.

— Ma seule inquiétude était toi, dit Claire. Tu me libères. Je n’ai pas besoin d’autres orgasmes que ceux que tu vas me donner. Je t’ai parlé, car je ne veux rien te cacher. Je t’aime comme tu ne peux pas savoir. Me comprends-tu Marie ? Que penses-tu d’André ?

— Il faudrait que tous les hommes soient comme André, dit Marie. Garde-le bien.

_

Marie découvre André, cet homme si compréhensif et si peu jaloux. Il parle peu et ne se livre pas facilement. Il est très réservé avec Marie. Il passerait presque inaperçu si Claire n’avait pas dit autant de bien de lui. Marie l’observe donc attentivement. Au premier abord, elle n’est pas attirée par lui. Il est très loin de l’image de l’homme idéal qu’elle voudrait aimer. Elle a beaucoup admiré un professeur l’année précédente, comme toutes les filles qui étaient avec elle. Sa voix était envoûtante, il était beau, jeune et élégant. Elle a rêvé de lui. Elle est déçue au début qu’André n’ait pas cet attrait. En le fréquentant, elle doit finalement admettre qu’il lui plaît. Il a des goûts et des habitudes comparables aux siens. Rien ne la choque en lui. Il ne fume ni ne boit, et sa sérénité la change des agressions plus ou moins larvées qu’elle perçoit venant des autres hommes. Les éloges de Claire finissent par ne pas lui sembler démesurés. Elle est maintenant attirée par André de la même manière qu’elle l’est par Claire. Elle a l’impression de se retrouver en eux et d’être en harmonie complète. Aucun nuage ne vient perturber leurs relations. Quand un problème se présente, ils en discutent, ne sont pas toujours d’accord, mais acceptent que l’autre puisse avoir raison. Au besoin, ils se remettent en question et admettent de s’être trompés.

André vit avec Claire. Marie et lui ne se voient que de loin en loin. C’est surtout par Claire que Marie perçoit André. Elle ne le rencontre que de temps en temps au restaurant universitaire et quand, en fin de semaine, ils décident d’activités communes. Ces activités se résument souvent à faire réciter les leçons des autres. Une franche amitié se développe malgré tout entre eux, et Marie est heureuse d’avoir de vrais amis. Marie n’en a eu jusque-là pratiquement aucun. À l’école primaire et au lycée, elle a travaillé sans se mêler à un groupe, ses seules véritables relations humaines étant à la maison. Elle n’a jamais eu d’affinités extérieures avec d’autres que Claire et André. Elle s’est contentée d’admirer de loin les garçons avec lesquels elle n’aurait pas refusé de parler d’amour.

C’est la première fois que Marie amène des amis à la maison, et Paule est heureuse de ce changement. Elle a toujours fait très attention de ne pas imposer ses propres amis à Marie, voyant la gêne de celle-ci avec ses réflexes de répulsion. Ainsi, elle ne s’est pas remariée après le décès du père de Marie. L’essai de rapprochement avec Robert l’a échaudée. Elle préfère que Marie ne rencontre pas ses relations, bien qu’elle ne lui cache, ni qu’elle aime des hommes, ni ce qu’elle fait ou a fait avec eux. Paule n’est pas jalouse de se voir un peu éclipsée. Elle accueille volontiers Claire et André chez elle et sympathise.

L’amitié entre homme et femme est voisine de l’attirance sexuelle. André et Marie n’échappent pas à la règle. Si Claire n’était pas là, ils se rapprocheraient beaucoup plus. André la respecte et ne cherche pas à la séduire. Deux ou trois fois, par inadvertance, André touche Marie. Elle a alors ses réflexes d’éloignement qui l’incitent à faire plus attention. Il ne la touchera plus, bien que Marie ne lui ait jamais fait de remarque à ce sujet. Claire n’est pas sans percevoir l’amour qui se mêle à leur amitié.

_

— Que penses-tu d’André, maintenant que tu le connais ?

— Le plus grand bien, dit Marie. Comme toi.

— Moi, je l’ai mis dans mon lit, dit Claire. Voudrais-tu faire pareil ?

— Avec un homme ayant les mêmes qualités qu’André, c’est possible, dit Marie.

— Je n’en connais pas d’autre qu’André, dit Claire. Le désires-tu ?

— Il faudrait d’abord qu’il m’aime, dit Marie.

— Ça alors, ça crève les yeux, dit Claire. Ce qu’il aime, j’aime, et ce que j’aime, il aime.

— Il n’a pas vu ma poitrine, dit Marie.

— Mais si, dit Claire. Il vient me chercher de temps en temps à l’Académie. La directrice l’a remarqué et a dit au gardien de le laisser entrer.

— Elle déroge à ses principes ?

— Je crois qu’elle a confiance en moi, dit Claire. En tout cas, il t’a vu poser.

— En général, dit Marie, cela vaccine les garçons contre moi.

— Lui n’est pas comme cela, dit Claire. Ce qui compte, comme pour moi, c’est ce que tu as dans la tête et pas ton apparence. Il ne m’a pas caché qu’il t’aime. Il est franc.

— Je n’ai pas le droit de le désirer, dit Marie. Il est avec toi.

— Si je n’étais pas là, dit Claire, vous iriez plus loin. Je lui ai posé la même question qu’à toi. Il a répondu de la même façon. Il n’y a que moi qui l’arrête.

— Le problème est donc réglé, dit Marie.

— Pas du tout, dit Claire. Vous vous aimez. Pourquoi ne pas concrétiser, comme je l’ai fait avec lui ?

— Tu oublies la morale, dit Marie. Il ne faut pas désirer le conjoint d’un autre.

— Nous nous aimons tous les trois, dit Claire. Je n’ai que l’antériorité. Pourquoi faire une différence entre nous deux ?

— N’envisages-tu pas de te marier avec André ?

— Si, dit Claire. Dès que nous aurons trouvé du travail.

— C’est comme si c’était déjà fait, dit Marie.

— Votre morale à tous deux dit la même chose : un seul homme avec une seule femme, dit Claire. C’est normal pour les autres. Ils sont incapables de s’aimer comme nous. Ma logique me dit que si tu veux aller avec André, notre amour restera le même. Tu peux te marier avec lui s’il le souhaite. Je te laisse la place.

— André dit comme moi, dit Marie. Nous avons sans doute raison.

— Je persiste à croire que c’est moi, dit Claire. Tu es à l’âge où l'on fait les plus beaux bébés. Tu ne dois pas t’étioler. Il te faut un homme pour fonctionner comme une femme normale. Tu t’en trouveras bien. André est le seul que tu puisses accepter.

— Pourquoi le seul ? Il y en a certainement d’autres, dit Marie.

— Crois-moi, dit Claire. Ils sont rares et ne se montrent pas. Tu n’es pas près d’en rencontrer un. En tout cas, vous connaissez mon opinion. Toi et André, vous êtes libres. Si votre morale change, vous pouvez aller ensemble. J’applaudirai à deux mains.

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Marie est un peu ébranlée par l’offre de Claire. Partager avec quelqu’un que l'on aime est naturel, mais dans le domaine sexuel, elle n’est pas sûre. Elle manque d’expérience. Comme André estime qu’il vaut mieux s’abstenir, elle se range à cette idée malgré l’éveil d’un instinct qui ne l’avait pas autant dérangée jusque-là, mais qu’elle réfrène. Elle aimerait savoir s’il a des érections qui lui sont destinées. Elle préfère ne pas lui en parler.

André, de son côté, estime beaucoup Marie, d’autant plus que Claire ne se prive pas d’en dire du bien. Sans Claire, il apprécierait que Marie le sollicite. Claire le pousse vers Marie, mais il résiste, car il a vu les réactions de Marie à son contact. Il ne veut pas la perturber ; son amitié est trop précieuse. Comme Marie, il se replie sur la morale traditionnelle.

Claire est heureuse de l’amour réciproque de Marie et d’André. Elle n’a aucune jalousie. Elle les pousse l’un vers l’autre, doucement, sans insister, mais souvent et sans résultat.

* ° * ° *

 

 

2 L’éducation de Claire

* ° * ° *

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Marie, en novice qui ne sait pas grand-chose, pose parfois des questions à Claire sur sa sexualité. Celle-ci, sachant que Marie n’a pas son expérience, y répond volontiers, se comportant comme une grande sœur avertie.

 

— Avec tous les hommes que tu as connus, questionne Marie, faisais-tu l’amour de la même façon ?

— Il y a des différences, dit Claire. Il y a ceux qu’on aime et les autres.

— Ceux de l’agence ?

— Pas seulement, dit Claire. Quand tu as fini d’aimer un homme, tu n’as plus de goût à aller avec lui, même si tu as des orgasmes et que tu es complètement retournée. Quand c’est fini, tu retombes sur tes pieds et tu te remets à le juger. Tu te forces alors. Et je ne te parle pas de ceux qui s’imposent.

— Ceux qui s’imposent ?

— Oui, dit Claire. Tu connais l’effet que je fais sur les hommes. Tu as pu le constater de visu. Ma beauté les excite. J’admets que c’est normal. Ils me cherchent, me suivent dans la rue et m’abordent. Il y en a toujours un pour venir me faire des propositions. C’est lassant. Je t’envie de ne pas avoir ce problème. En général, je me défile, je les repousse, mais ce n’est pas toujours possible. Sans témoins, je me suis fait coincer plusieurs fois.

— Coincer ?

— Oui, dit Claire : coincer. On t’entraîne dans un endroit tranquille, et tu y passes.

— Ne peux-tu pas l’éviter, dit Marie ?

— Je voudrais savoir comment l’éviter à coup sûr, dit Claire. La première fois, j’en suis sortie hébétée. J’étais avertie, mais je ne croyais pas que l’effet serait aussi grand. J’ai mis un bon moment pour me reprendre. Maman m’a soutenue, ouvert les yeux, dit comment je pouvais le prévenir, mais ça s’est renouvelé malgré les mesures que j’avais prises pour que ça s’arrête.

— Quelles mesures ?

— Je m’exposais inutilement, innocemment, dit Claire. Si j’avais été plus prudente, rien ne me serait arrivé, dans tous les cas. J’étais prévenue, mais c’est l’expérience qui est décisive. Des hommes me cherchent ostensiblement, me sifflent au passage. J’allais librement partout sans m’en soucier suffisamment. Ceux qui m’ont forcée, ont profité de ce que je m’étais retrouvée seule avec eux dans un endroit retiré. À éviter absolument avec des inconnus, et même certains connus. Quand il y a une personne près de toi, capable de témoigner, tu es en sécurité relative. Avec la majorité des hommes, tu l’es aussi, car ils suivent leur conscience et pas leur instinct, mais comment savoir ? Quelques-uns osent enfreindre la loi quand ils sont sûrs de leur impunité, donc quand tu t’isoles avec eux. C’est la situation à éviter. Je me demande d’ailleurs s’ils ne croient pas qu’on les provoque en allant avec eux. Je n’ai jamais rencontré le vrai vicieux qui viole. Ce sont plutôt des garçons qui s’amusent avec toi et se défoulent sans chercher à savoir si c’est bien ou mal ; de vrais inconscients qui ne savent pas qu'ils risquent la prison. Ils ont l’habitude des filles faciles. Ce n’est pas grave pour eux, simplement une petite passe sexuelle ordinaire. Ils ne comprennent pas que tu puisses t’y opposer et ils te l’imposent. Ils te sautent et te relâchent. Ils pourraient réclamer les services d’une prostituée, mais c’est sans doute trop compliqué ou trop cher ou trop vulgaire ou pas assez excitant. Ils sont à l’affût et prennent ce qu’ils ont à leur portée. Comme ils existent en grand nombre, j’en tiens compte. Il est rare que je sorte seule dans les lieux déserts. Avoir un copain est utile. Il dissuade les importuns. Quand André est parti au service militaire, je ne voulais plus prendre de copain. Un homme en a profité, malgré ma prudence. J’ai compris et pris Fabrice. Il est plus pratique que la police et la justice, qui font ce qu'elles peuvent, mais sont moins efficaces. Au moins, avec le copain, tu as le préservatif. Ensuite, tu l’as remplacé et André est revenu. Maman me conseille la négociation si ça m’arrive de nouveau. Elle permet d’arrondir les angles. Tu peux proposer le préservatif, mais ils n'ont pas l'habitude, et sont pressés.

— As-tu été forcée sans préservatif ?

— Oui, dit Claire. Toutes les fois, et ils ne se retirent même pas pour éjaculer. Ils n’ont aucune considération pour toi. Tu n’as plus qu’à prier la Sainte Vierge de ne pas être enceinte si tu n'as pas pris de précaution.

— C’est terrible d’être belle, dit Marie. Le supportes-tu ?

— Je supporte la beauté, dit Claire, et beaucoup moins les hommes. Je ne sais pas comment je me comporterais si j’étais à leur place. André dit que le désir de l’homme est très violent, difficile à contrôler quand il est déclenché, qu'il faut se raisonner pour ne pas succomber. Maman dit la même chose. Comme j’en déclenche beaucoup, je suis visée, mais que faire ?

— Tu as dû souffrir.

— Oui et non, dit Claire. Il faut laisser passer l’orage, te forcer à penser que tu es avec un homme que tu aimes quand ça t’arrive.

— Considères-tu que tu n’as jamais été violée ?

— Je ne sais pas, dit Claire. Peut-être ceux qui m’ont battue, mais ils ne m’auraient pas brutalisée si j’avais obéi immédiatement. Avec l’expérience, je cède. Il est presque toujours inutile de résister. Si tu ne te dégages pas dès le début, ils parviennent à leurs fins. C’est très désagréable, un mauvais souvenir, mais je ne peux pas dire que je suis véritablement traumatisée. Je suis réaliste. À force, je m’habitue. Maman m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas attacher une importance démesurée à la relation sexuelle. J’en sors entière, et je vous aime, toi et André.

— Tu l’acceptes donc.

— Non, dit Claire. Je subis les conséquences de ma beauté et ma vie en est changée. Pour ne pas être forcée, je me suis mise avec des copains que je n’aimais pas énormément. La motivation est mauvaise, car c’est une autre façon d’être forcée. Je me force à avoir un copain. Je suis mieux protégée, mais ce n’est pas l’idéal. Ce n’est qu’un pis-aller.

— Pourquoi ?

— Entre autres, je n’aime pas certaines façons de faire en amour.

— Quelles façons ?

— Comment t’expliquer ? Il y a des garçons qui en font un spectacle, qui te demande de faire ceci et de faire cela, qui veulent t’attacher ou te faire mal, te mettre des vêtements bizarres, prendre des positions impossibles ou te sucer.

— Te sucer ?

— Oui, dit Claire. Ils te promènent leur langue sur le sexe.

— C’est dégoûtant, dit Marie.

— C’est bien mon avis, dit Claire. Mais ils aiment. Cela les excite.

— Pas toi ?

— Je n’en ai pas besoin pour être excitée, dit Claire. Le pire, c’est quand ils veulent que tu les suces.

— Où donc ?

— Le bout de leur sexe, dit Claire. Moi, je refuse. Tous ces trucs-là, pour moi, ce sont des déviations sexuelles. Il suffit de quelques caresses et de quelques baisers pour faire monter l’excitation, et ensuite, je ne demande qu’une pénétration réussie et le plaisir qui va avec. Tout le reste est superflu. C’est de l’agitation désordonnée. Une fois, il y en a même un qui a amené un copain pour faire l’amour à deux avec moi, un par-devant et l’autre par-derrière.

— Est-ce possible ?

— Il faut croire, dit Claire. On a une autre ouverture, et ils voulaient aussi utiliser ma bouche. Je n’ai pas marché dans la combine. Ils n’ont pas réussi à me forcer.

— Tu as connu tout cela… Et avec André ? Fait-il comme eux ?

— Avec lui, dit Claire, nous ne cherchons pas à nous singulariser. C’est tout simple et toujours pareil, à quelques variantes près. On se met nus, on se rapproche dans le lit, on s’embrasse, on se caresse un peu sans se presser, il monte sur moi ou moi sur lui et on copule normalement, assez longtemps. Pour moi, c’est l’idéal. Il le fait avec douceur et j’ai beaucoup de plaisir. Tu devrais essayer avec lui. Cela te plairait sûrement.

_

— Comment te protèges-tu pour ne pas avoir d’enfant ?

— Je fais ce que je peux, dit Claire, comme les autres. J’utilise le préservatif.

— Les hommes accepte-t-il de le mettre ?

— C’est oui ou rien, dit Claire, en dehors des trousseurs qui s’imposent. Je ne voudrais pas d’un copain qui le refuse. Quand il faut, je ne transige pas. Tu ne me vois pas faire l’amour sans protection avec les hommes que j’ai subis.

— Il n’y a donc pas de risque comme cela, dit Marie.

— Tu te trompes, dit Claire. Le préservatif se déchire souvent, s’ouvre au bout et tu t’en rends compte quand il est trop tard. Tu reçois tout, comme s’il n’était pas là. Il faut se laver en vitesse si tu n’as pas de spermicide.

— En vitesse ?

— Tu dois avoir une ou deux minutes pour neutraliser les spermatozoïdes. Ensuite, c’est trop tard. Certains ont trouvé le chemin, et tu ne peux plus les atteindre.

— Si peu de temps ?

— Et oui. Tu as avantage à avoir du spermicide sur le préservatif ou sous la main. Tu dois les tuer tout de suite.

— On ne doit pas tuer.

— Si tu préfères être enceinte d'un imbécile, tu t'ouvres à tous ceux qui veulent de toi. Si tu ne prends pas le sperme qu'ils t'offrent, il est perdu, et les spermatozoïdes meurent tous.

— Je n'ai pas l'intention de m'ouvrir. Cela t’est-il arrivé que le préservatif se déchire quand tu étais hôtesse ?

— Non, dit Claire. Le client doit obéir à l'hôtesse. Je le mets moi-même. Il faut procéder avec soin. Je vérifie qu’il est neuf, qu’il n’a pas traîné, qu’il est en bon état, et qu’il ne va pas éclater comme un ballon de baudruche. Si tu le pinces ou le piques avec tes ongles, il te lâche. Remarque que le plus gros risque n’est pas celui-là. Il vient de ce que le préservatif ne sort pas toujours avec la verge. Alors, il se ratatine, déborde et te souille, et souvent, il reste prisonnier dans le vagin. Je ne te fais pas un dessin. Le spermicide est très utile.

— Utilises-tu toujours le préservatif, dit Marie ?

— Avec André, dit Claire, il m’arrive de ne rien lui faire mettre. C’est plus économique. Les jours les plus dangereux, il se retire.

— Il paraît que ce n’est pas facile, dit Marie.

— André y arrive bien, dit Claire. Je n’ai jamais essayé avec les autres. Ils étaient trop imprévisibles.

— Il y a toujours un risque, dit Marie.

— Oui, dit Claire. Quelle que soit la méthode utilisée. Nous sommes faits pour l’amour et avoir des enfants.

— Tu l’acceptes, dit Marie.

— Avec André, dit Claire, cela ne ferait qu’avancer les choses. Avec un homme comme lui tu peux avoir tous les enfants qui viendront. Fais donc l’amour avec lui.

— Je risquerais aussi d’avoir un enfant, dit Marie. Toi, tu vas te marier. Moi, je serais fille-mère. Je ne dois pas avoir d’enfant avant le mariage.

— Si c’est la seule chose qui t’empêche de coucher avec André, dit Claire, dis-toi bien que le risque mérite d’être pris, et si tu as un enfant d’André, ce serait une bénédiction. Un enfant des deux êtres que j’aime le plus : tu peux m’en faire autant que tu veux. Je les prends à ma charge s’ils te gênent. Je les élèverai avec mes enfants. Tu serais libre de te marier ensuite sans imposer tes enfants à ton futur mari. Si tu me donnes un enfant avec André, ce serait le plus beau des cadeaux. Avec ton caractère et le sien, il ne peut être que réussi.

— Tu es la plus gentille des amies, dit Marie. Si j’ai un jour un enfant à offrir, je penserai à toi. Pour le moment, je préfère ne courir aucun risque. Me donnerais-tu un de tes enfants ?

— Si tu étais en situation de l’élever convenablement : oui. J’ai confiance en toi, dit Claire. J’en ferais un spécialement pour toi. Actuellement, ce serait prématuré, et permets-moi de passer avant toi. Je préférerais que tu sois mariée. Il faudrait que tu insistes. La présence d’un père est utile.

— Il ne me reste plus qu’à trouver un métier rémunérateur et un père, dit Marie.

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Ce ne sont pas des paroles en l’air. Claire ne s’est pas avancée à la légère. Elle est sincère, aussi bien pour prendre un enfant de Marie que pour lui en donner un. Quand elle s’engage à faire quelque chose, elle le fait. Elle a tellement d’amour pour André et Marie, qu’elle les considère comme faisant partie d’elle-même. Sa confiance est totale. Marie le sent et elle en est très émue. Elle est certaine que Claire ne se déroberait pas. Elle admire le courage et la détermination de son amie, qu’elle a déjà pu évaluer lorsqu’elle a quitté Fabrice. Placée devant des situations extrêmes, Claire fait front et trouve des solutions.

_

Marie est impressionnée par la façon dont Claire résout ses problèmes. Où a-t-elle pris cette force de caractère ? Elle l’interroge, et Claire lui raconte sa vie. C’est sa mère qui lui a appris à se comporter. Quand elle avait 17 ans, Claire a été forcée par un garçon. Elle n’a pas ruminé longtemps ce qu’elle avait subit. Elle s’en est ouverte à sa mère qui l’a écouté raconter sa mésaventure.

 

— Je constate, ma Claire, que tu as bien résisté.

— Non, maman. J’étais tétanisée, paralysée. Il a fait ce qu’il a voulu. Je n’ai pas résisté du tout.

— Tu n’as pas résisté physiquement, ma Claire, mais d’après ce que tu m’as dit, j’en déduis que tu as tenu le coup. Tu n’es pas contente, mais tu n’es pas comme ces filles qui tombent en dépression ou feraient de cette histoire l’affaire de leur vie. Tu t’en sors bien. C’est le principal. Oublie cet épisode.

— Je ne suis plus vierge, maman.

— Cela serait gênant si ton futur mari l’exigeait. Je ne te souhaite pas un mari à cheval sur des principes dépassés. Le sérieux d’une fille ne se juge pas à l’état de son sexe ou au nombre de relations sexuelles qu’elle a eues. Résigne-toi à déplaire à quelques hommes sans intérêt. Beaucoup plus important : vas-tu être enceinte ?

— Je sens que je vais avoir mes règles.

— Bien. Tu es intacte, ma Claire.

— Ce garçon n’avait pas le droit, maman. Je ne voulais pas.

— Et lui voulait. Tu n’as pas su l’éviter.

— Il est responsable, maman. Je suis innocente.

— Ce garçon est un égoïste puisqu’il ne t’a pas demandé ton avis. Mais les égoïstes sont légions, et tout garçon égoïste qui se serait trouvé à la place de ce garçon aurait fait comme lui. Pour nombre de garçons, la chasse aux filles est un sport dont ils se délectent. Ils se glorifient quand ils en attrapent une et comptent les points. Tu t’es jeté dans la gueule du loup, ma Claire. Sans résistance, facile à prendre, tu t’es offerte bêtement. Tu étais une proie tentante. Tu l’es encore si tu ne réagis pas.

— Penses-tu que je suis responsable ?

— Sincèrement, oui. Aie le courage de l’admettre. Remémore ce que tu as fait. D'après ce que tu m'as raconté, tout s’est passé comme si tu avais voulu qu’il te prenne. Une fille qui l’aurait recherché n’aurait pas fait mieux. Tu as été très imprudente, ma Claire. Je t’avais dit de te méfier des garçons. Je te l’ai répété de nombreuses fois, et ton père te l’a dit aussi. Tu n’as pas suivi nos conseils. Tu es belle, de plus en plus belle chaque jour. Tu excites les garçons rien qu’en te montrant. Il faut avoir conscience de ce qu’on provoque. Tu fais partie des filles qui déclenchent spontanément les réactions sexuelles masculines. La rançon de la beauté est qu’elle est dangereuse. Il n’est pas toujours facile de s’en servir. Ce garçon te le fait comprendre, mais si la beauté t’expose à des convoitises, en compensation, elle te donne un pouvoir énorme si tu sais l’exploiter. Tu peux mener des hommes par le bout du nez, te marier avec un riche si tu le souhaites.

— Est-ce ce que tu as fait ?

— J’ai rencontré la richesse, la grande richesse. Elle était sans amour. J’ai préféré ton père. Moins pauvre que moi, il avait une belle maison de famille dont il avait hérité et qu’il partageait avec son frère. Elle était très grande, avec de nombreux appartements. La partie louée procurait un confortable revenu. Ton père était un bon parti. Je ne regrette pas mon choix...

— Je ne pensais pas que ce garçon pouvait être dangereux.

— Le connaissais-tu, ce garçon ?

— Un peu, maman. Je le vois tous les jours.

— Maintenant qu’il t’a troussée, tu le connais mieux. L’as-tu rencontré depuis ?

— Oui.

— Comment s’est-il comporté ?

— Il m’a souri, maman, et j’ai détourné la tête pour ne pas le voir.

— Son attitude est claire. Il considère que ce qu’il t’a fait est normal. Il va chercher à recommencer.

— Je lui dirai qu’il est un goujat, que je ne veux pas de lui.

— Ne l’affronte pas inutilement. Il ne sera pas dissuadé. Tu as déjà cédé une fois facilement, donc, tu es vulnérable. Comme tu n’es pas batailleuse, tu es incapable de résister physiquement. Maintenant, il sait que tu te défends mal. Comment veux-tu qu’il ne te cherche plus ?

— Que faire, maman ?

— Tu t’es isolée avec ce garçon. Tu t’es approchée de lui. Il est normal qu’il t’ait accrochée. Tes vêtements te protégeaient mal. Fais fonctionner ton cerveau, ma Claire, et tu trouveras la solution. Sois vigilante. Ne lui donne plus d’occasion.

— Je peux me plaindre à la police pour qu’elle me protège.

— La police ne te protégera pas. Elle n’agit qu’après coup, ma Claire, sur des faits concrets. Tu ne peux que dénoncer le garçon et solliciter une réparation. Si tu n’as pas de témoin, c’est ta parole contre la sienne. Et que gagneras-tu ? Principalement de quoi faire jaser et beaucoup de temps perdu. En admettant que tu puisses le confondre, prouver qu'il a fait l'amour avec toi, il dira que tu étais consentante, que tu l’as provoqué en t’offrant à lui, et c’est presque vrai. Tu n’as aucun bleu. Tu l’as laissé faire. Même la présence de sperme en toi n'est pas une preuve. Il peut venir d'un autre homme. Tu n'as rien à lui reprocher de concret, seulement des souvenirs. Ne t'engage pas sans preuve irréfutable. Il aura toujours le bénéfice du doute. Tu as bien réagi avec lui en cédant, mais seuls les garçons que tu as choisis ont le droit de coucher avec toi. Tu vas lui envoyer une lettre recommandée avec accusé de réception, lui disant que tu n'étais pas consentante, et que tu ne veux plus le revoir. Espérons qu'il te fera des excuses et te laissera tranquille. Si tu ne peux pas éviter d'être de nouveau troussée, reste calme, donnes toi comme si c'était un bon garçon, et considère que c'est sans importance, mais n'oublie pas de protester. Ne laisse aucune ambiguïté sur ce que tu souhaites. Tu as droit au respect. Se donner ne veut pas dire que tu es une esclave aux ordres du garçon. Tu ne fais intervenir la justice que si tu as un témoignage irréfutable. Celui-là a douté de ton opposition. Tu es en partie responsable.

— Mais je ne pouvais rien.

— Quand il t'a attrapée, ma Claire, tu pouvais encore affirmer ton opposition. Ensuite, c'était trop tard. Tu ne pouvais rien pour l’arrêter, et lui ne pouvait pas s’empêcher de le faire. Ton sexe était disponible pour le sien, offert à sa convoitise sans opposition. Une fois engagés, vous étiez deux bêtes collées l’une à l’autre, incapables de vous séparer. La relation sexuelle était inévitable. C’est la loi de la nature, et la loi des hommes ne la changera pas. Accepte ta part de responsabilité. Ne rejette pas tout sur l’autre.

— C’est facile de dire ça, maman. Ce n’est pas toi qui as subi. La loi est pour moi.

— J'ai subi aussi, ma Claire. La loi est pour nous, et elle est sévère. Elle devrait dissuader les hommes, mais l'instinct et les habitudes sont souvent les plus forts. Avec l'alcool et les drogues, les hommes ne réfléchissent pas. Veux-tu que je te parle de moi ? Tu penses que ma vie s’est déroulée sans heurt. Détrompe-toi. Je vais saisir l’occasion pour te révéler les parties sombres de mon existence. J’ai repoussé longtemps de te parler. Tu étais trop jeune. J’ai plusieurs choses à te dire, sur le passé. Tu n’es plus une petite fille incapable de comprendre. Tu es désormais une femme. Ce garçon t’a montré que tu dois te comporter en adulte. J’espère que mes révélations ne seront pas prématurées.

_

— Tu sais que ton père ne peut pas avoir d’enfant, que je suis allée te chercher auprès d’un homme qui est mort à la guerre, et que pour tous, tu es notre fille.

— Oui, maman.

— Tu sais aussi que toute la famille a disparu pendant la guerre.

— Oui, maman. Comme les juifs.

— Les juifs ont été bannis, pourchassés, torturés. Ils ont plus souffert que nous. Je vais revenir tout à l’heure à la famille. Je vais d’abord te parler de ce qui s’est passé auparavant. J’ai commencé comme toi, ma Claire, à ton âge, et dans des circonstances analogues. J’étais belle.

— Tu l’es encore, maman.

— Je sais. J’attire les hommes. Il y a des femmes qui dégouttent les hommes, mais ce n’est pas mon cas. Ils veulent tous de moi, et tu es partie pour être comme moi. Un garçon m’a troussée de la même façon que toi. J’ai réagi comme toi, c’est-à-dire, en réalité, en me laissant faire sans protester. Je n’en ai pas parlé à mes parents, car la pudeur régnait, et j’ignorais tout du sexe. C’était un sujet tabou à la maison. Les ragots des copines n’étaient pas clairs. Je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. J’ai gardé pour moi mes pensées. J’ai surmonté mon mécontentement. Ce que le trousseur m’avait fait était sans conséquences visibles et je pouvais continuer à vivre.

— Tu en étais au même point que moi.

— À la différence près que tu as eu une éducation sexuelle qui te permet de comprendre. Tu sais pourquoi ce trousseur s’en est pris à toi, mais voilà la suite. Le garçon est revenu, une fois, deux fois, de nombreuses fois, et d’autres se sont mis sur les rangs.

— En faisant l’amour avec toi ?

— Oui, ma Claire. J’étais pour eux une fille facile qu’il suffisait d’attraper. J’étais consternée de ce qui se passait, mais je ne savais pas me protéger. C’est devenu une routine. Les garçons malins se servaient de moi. Et j’ai fini par être enceinte.

— De moi ?

— Non, ma Claire. J’ai fait une fausse-couche. Elle m’a réveillée. Je pouvais tolérer les garçons, mais pas d’être une future fille-mère, enceinte d’hommes que je n’aimais pas. Que faire ? J’ai essayé plusieurs méthodes. Je n’étais plus aussi paralysée qu’au début. J’arrivais à parler. Je suis arrivée à en dissuader quelques-uns. J’ai essayé de me battre. Le résultat n’a pas été fameux. Je recevais surtout des coups. Une autre méthode a été la capote. J’acceptais de me donner à condition qu’ils la mettent. Quelques-uns ont accepté. J’en avais toujours sur moi et j’en ai encore. La prévention est encore meilleure. J’évitais au maximum. Je n’ai été à peu près tranquille que quand je me suis mise avec ton père. Sa présence près de moi éloignait les importuns.

— Comment l’as-tu connu ?

— Je connaissais ton père depuis longtemps. C’était un voisin, et nous nous sommes trouvés quelques fois ensemble quand nous étions petits. C’était alors un grand qui acceptait de jouer avec une gamine. Je ne le voyais pas. Il faisait partie du décor. Cela a duré jusqu’à ce qu’un jour, une personne dise que ce garçon ne se marierait jamais. J’ai découvert ainsi son existence. Je l’ai étudié. Il n’était pas trousseur comme les autres garçons. Il respectait les filles, et elles ne s’intéressaient pas à lui. Il n’est pas particulièrement beau, et parle peu. Il était sur la touche, oublié dans son coin. Je suis allé à lui, et je lui ai parlé. J’ai eu du mal à vaincre sa timidité, mais j’ai fait un effort pour dépasser la mienne. L’expérience des garçons m’a servi pour rompre la glace. Tout n’a pas été négatif avec eux. J’ai appris à les connaître, et le plaisir sexuel aussi, avec quelques-uns. Par comparaison, ton père m’a plu. Il avait ce que les autres n’avaient pas pour que je les aime. Je l’ai recherché, lui ai avoué mon amour et demandé en mariage. Il a hésité longtemps et enfin accepté de m’épouser. Alors, nous avons fait l’amour, et ça n’a pas cessé. Sa délicatesse est extrême. Avant moi, il n’avait jamais touché une femme. J’aime ton père.

— As-tu connu beaucoup d’hommes avant lui ?

— Oui, ma Claire. Trop d’hommes.

— Tout est bien qui finit bien.

— Pas si vite, ma Claire. J’ai vécu 5 ans avec ton père sans avoir d’enfant. Nous en voulions pourtant. Ton père ne pouvait m’en donner. Devant cette évidence, j'ai proposé d’en avoir un avec un ami, et il a accepté. Nous avons cherché qui pourrait convenir. Nous l’avons trouvé : ton oncle, le frère de ton père.

— Le pirate, le borgne des photos. Est-ce celui qui s’est marié avec ta grande sœur et qui est mort dans la fusillade de la famille ?

— Tout juste. Il nous convenait. Nous avons eu du mal à le persuader. C’était un vieux garçon que les femmes n’approchaient pas parce qu’il était défiguré et ne savait pas s’habiller. Il avait perdu un œil, une oreille et une partie du visage dans sa jeunesse, mais si on oubliait ce défaut, il était bel homme sous ses vêtements. À part cela, il était très timide. Ton père et moi avons déployé tout notre savoir-faire de persuasion pour le convaincre. Il a fini par céder. Il habitait à côté, et je suis allée dans son lit. J’ai été vite enceinte.

— Était-ce moi ?

— Pas encore. Nouvelle fausse-couche. Mais il y avait plus d’espoir qu'avec ton père. J’ai continué. Pour t’avoir, j’ai mis un an.

— A-t-il couché avec toi pendant un an ?

— Oui, ma Claire. Je l’ai aimé à l’égal de ton père. Tu as mis du temps à venir, mais je ne peux pas dire qu’on t’ait ratée. Tu es le fruit de l’amour de tes deux pères, et tu valais le coup qu’on t’attende. Fille modèle, gentille, première en classe, capable de poursuivre des études longues, et d’une beauté à couper le souffle.

— Papa a-t-il voulu être mon père ?

— Il t’a assez voulu pour l’être. Il l’est devenu naturellement puisqu’il était marié avec moi. Tu es sa fille légale. Tu aurais eu tes deux pères si ton oncle avait vécu. Il t’en est resté un. C’est mieux que rien. Il t'a élevé avec moi.

— Mon oncle était marié avec ma tante.

— Pas quand je couchais avec lui. Ils se sont mariés ensuite, quand j'étais enceinte. Ils sont morts ensemble.

— Dans la fusillade.

— Oui. Tu as indirectement provoqué leur mariage.

— Comment ?

— En faisant venir ton oncle plus souvent chez nous. J'avais deux sœurs : ta tante beaucoup plus âgée que moi, et l'autre qui est morte, beaucoup plus jeune. Elles vivaient avec nous. Ton père a perdu sa liberté en étant éduqué de façon rigide, car ses parents lui ont inculqué les bonnes manières de son temps. C’est très bon en général. Si seulement nos trousseurs avaient ces manières, je ne me plaindrais pas. Mais nous sommes au milieu du vingtième siècle. L’obscurantisme d’antan est révolu. La façon d’envisager le sexe a évolué. Il est indispensable de le considérer comme faisant partie de nous. Avec ton père, la mesure a été dépassée et l’avait figé dans l’ignorance. Ton père n’a jamais connu que moi. Quand je suis allée le chercher, il a voulu se fiancer. Il suivait les préceptes de ses parents. Cela n’a pas changé grand-chose. Nous ne nous rapprochions pas pour autant. Le respect, toujours le respect. Il a fallu que j’attende le mariage. Il a mis un temps infini pour accepter de faire l’amour avec moi. Il n’osait ni me regarder, ni se montrer. Il éteignait pour se coucher avec moi et n’osait pas s’approcher sous les couvertures. J’ai dû le convaincre de se comporter sans pudeur avec moi. Là, j’ai réussi, mais il a fallu que je le persuade que je le désirais. C’est toujours moi qui me donne à ton père. Jamais il ne prend l’initiative. Ses réticences venaient de son éducation arriérée. J’ai beaucoup œuvré pour que tu n’aies pas la même. Tu étais là. Il n’osait te toucher, même toute petite. Je t’ai imposée. Il a dû te langer, te nettoyer, te baigner, t’habiller, s’occuper de toi, te cajoler quand tu avais un bobo, te faire réciter tes leçons. Tu as été mon instrument principal contre sa pudeur, et il a accepté à la longue de te donner une éducation moderne.

— Tu as raison, maman, mais mon oncle avait droit aux relations sexuelles avec toi. Papa n'avait-il que toi ? C'était déséquilibré.

— Les relations sexuelles sont tolérées entre individus qui ne sont pas du même sang. J’ai envisagé de mettre ton père avec ma petite sœur, en partie pour rétablir l'équilibre.

— Ta petite sœur ?

— Oui. Ma petite sœur. Elle affichait comme toi des photos dans sa chambre. Elle est morte à 19 ans, et elle commençait à avoir des envies. J’ai débuté par un peu d’éducation sexuelle, à l’insu des parents, pour la sortir d’une ignorance encore plus complète que ce que j’aurais pu imaginer. J’ai cherché avec elle un garçon qui lui convienne, pour lui éviter mes prospections infructueuses et les déconvenues afférentes. Je n’allais pas la laisser aux trousseurs. J’en avais déjà écarté plusieurs, et il y avait urgence, car ils tournaient autour d’elle. Je n’en voyais pas pour elle. Il n’y avait que ton père et ton oncle, aucun autre, mais ils n’étaient pas de son âge. Ton oncle étant de cinq ans plus vieux que ton père, c'était donc ton père que j’étais plutôt disposée à lui proposer. Il l’aurait au moins initiée. Elle y aurait gagné la connaissance d’un homme convenable qui aurait calmé ses ardeurs. C’était une solution d’attente possible. Moi, j’allais bien avec ton oncle, et physiquement j’y ai trouvé mon équilibre. Je n’ai pas à le nier. J’avais à peu près persuadé ma sœur. Il restait à convaincre ton père que ma sœur avait besoin de lui. La guerre a tout bouleversé… Bon. J’ai eu la chance de rencontrer ton père et ton oncle. C’est du passé. C’est toi qui comptes aujourd’hui. Mène ta vie pour le mieux. Ton père et moi sommes là pour te soutenir, t’accompagner quand tu le désires, tant que nous le pourrons. Vole de tes propres ailes. Ne t’accroche pas trop à nous. Nous ne serons pas toujours près de toi. C’est inéluctable. La vie n’est pas toujours rose. Elle a ses risques, mais il ne faut pas l’assombrir inutilement. Tu trouveras l’amour. Prends l’expérience que tu as avec le trousseur comme un enseignement, une façon de mieux appréhender l’avenir.

— Vois-tu un garçon pour moi, maman ?

— Je vois que tu penses à l'avenir. C'est très bien. Si j’en trouve un, je te le dirai. Revenons à ton père. Ses parents étaient morts.

— De quoi ?

— D’une épidémie. Ta tante était avec nous. Elle était timide et pas gênante du tout. Je m’entendais bien avec elle, en fille beaucoup plus qu’en sœur, à cause de l'âge. Il ne nous serait jamais venu à l’idée qu’elle pourrait épouser un jour ton oncle.

— Ils étaient tous les deux dans la maison.

— C’est exact, mais ils ne se rapprochaient pas pour autant. Ta tante avait toujours des vêtements affreux, et elle était d’une pudeur dissuasive. Bien que ce soit ma sœur, je ne l’ai jamais vue dévêtue. Rien ne les destinait l’un à l’autre.

— Comment ont-ils fait ?

— Quand j’ai été enceinte de toi, et quand tu as été bien accrochée, ton oncle s’est déclaré inutile et a voulu s’arrêter par égard pour ton père. Son contrat était terminé. Ton père et moi étions d’un avis contraire. Pour nous, nous continuions à vivre ensemble et je subvenais aux besoins sexuels des deux en me partageant. Tu aurais eu tes deux pères et peut-être aurais-je eu d’autres enfants. Ta tante est intervenue et nous a fait la morale. Je devais me garder pour ton père, ne pas profiter de ce qu’il avait été mobilisé pour me défouler avec ton oncle qui restait à la maison. Je ne l’ai pas contredite.

— T'es-tu arrêtée avec l’oncle ?

— Je connaissais bien les besoins de ton oncle, et j’étais très disponible, car ton soldat de père était au loin. Je ne le trompais pas puisqu’il était d’accord. J’y suis allée quand elle avait le dos tourné. Cela n’a pas duré.

— Pourquoi ?

— Parce que ta tante l'a su, et je l’ai trouvé dans le lit de ton oncle. Elle avait pris ma place. J’en ai été époustouflée, mais je les ai laissés ensemble. Ils ont décidé de se marier malgré la guerre. J’ai su ensuite ce qui s’était passé. Il y avait un arrangement entre eux. Ton oncle voulait partir, pour s’éloigner de moi, car il ne savait pas me résister. Ta tante avait pris fait et cause pour lui. Elle l’aimait en silence et ne voulait pas qu’il parte. Le seul moyen qu’il reste était qu’elle couche avec lui. Au début, elle allait bien dans son lit, mais rien ne se passait. C’était pour me dissuader. La pudeur ne l’avait pas quittée. Son pyjama ne laissait pas passer un poil de peau. Elle n’avait aucune intention de le séduire. Elle estimait qu’elle était sans grand charme. Elle voulait simplement qu’il reste à la maison. Il a compris qu’elle l’aimait, mais il la respectait. Leurs éducations concordaient. Ils ne se touchaient pas.

— Ils se sont pourtant mariés.

— Oui. À cause de moi. Je ne suis pas stupide. Les mouchoirs en papier n’existaient pas. C’est moi qui faisais la lessive, et pas avec les machines de maintenant où l'on fourre tout en vrac sans examiner. J’enlevais les taches avant de mettre le linge à tremper et dans la lessiveuse. Je me suis tout de suite doutée de quelque chose, car il y avait du sperme séché en abondance sur les mouchoirs de ton oncle. Il n’y en avait pas quand j’étais avec lui. Ton oncle et ta tante ne se comportaient pas comme des amants. Il manquait les petits gestes d’amitié entre eux. J’ai commencé à poser des questions. Ils ont compris qu’il ne fallait pas seulement simuler, que j’allais découvrir le pot aux roses et revenir à la charge. Ta tante a accepté de sauter le pas. Il paraît qu’elle méritait la visite, que sous ses vêtements, il y avait du charme. La mayonnaise a pris, et ils ont décidé de se marier. Cette solution me convenait aussi bien que la précédente. Je pouvais attendre le retour de ton père en te couvant. Nous restions ensemble et tu aurais eu tes deux pères.

— Oncle et tante ont été fusillés.

— Oui. Le lendemain de leur mariage.

— Qu’avaient-ils fait ?

— C’est une histoire triste. Tu sais que tous nos proches ont été fusillés pendant la guerre. Tu ne connais pas les détails, car c’est assez horrible pour que je n’en parle jamais. La plaque commémorative les qualifie de résistants tombés sous les balles. Je suis seule à détenir la vérité. Nous étions occupés par les troupes ennemies depuis peu, et mon ventre commençait à grossir. Ton oncle et ta tante avaient tenu à se marier malgré la guerre. La famille s’était réunie pour la cérémonie, une toute petite noce sans tralala. La maison était grande. Avec le couvre-feu, nous les avions tous hébergés. Le matin qui a suivi le mariage, j’étais à ma toilette dans la salle de bain. J’y étais passée tôt pour ne pas gêner les invités. Soudain, un coup de fusil. Je regarde par la fenêtre. Un soldat est étendu au milieu de la rue. Il saigne. Ses camarades s’affairent autour de lui. Puis, un ordre. Les soldats partent à l’assaut des maisons environnantes. Je les entends qui entrent en nombre et se répandent partout. Ils cherchent le tireur. Un soldat s’encadre dans la porte qui s’ouvre brusquement. Une arme me pointe. Je suis nue devant elle. L’arme ne tire pas. Elle s’abaisse. Le soldat entre et referme la porte avec le pied. J’entends des cris dans les chambres, du remue-ménage. Il y a des soldats dans toutes les pièces. Je ne bouge pas, et le soldat me parle. Il possède un peu notre langue. Il me dit de ne pas crier pour ne pas attirer l’attention, et de me placer dans un recoin pour ne pas être vue si un autre soldat se présente à la porte. Il va essayer de me protéger de ses camarades qui sont décidés à se servir des femmes. Il n’est pas d’accord, mais il ne peut pas l’empêcher. De longues minutes se passent pendant lesquelles le remue-ménage continue. Quand un autre soldat veut entrer, il signale sa présence. Un ordre retentit. C’est l’évacuation. Le soldat me fait signe de me taire. Il ouvre la porte, regarde à l’extérieur, et au bout d’un moment, s’éclipse en fermant la porte. Le silence s’installe progressivement dans la maison et succède aux cris et aux bruits de cavalcade dans l’escalier. Je regarde par la fenêtre. Toute la famille est regroupée avec nos locataires et des voisins devant un mur. Ils ont été surpris au lit. Ils sont à peine habillés, souvent en chemise ou en pyjama, et les pieds nus. La plupart des femmes n’ont rien sur elles. Puis, c’est la fusillade. Ils sont fauchés par une arme automatique. Ton oncle, sa femme, papa, maman, ma petite sœur, la tante de ton oncle avec ses deux filles, et les autres. Une hécatombe. Toute la famille y était. Il ne manquait que moi et ton père.

— C’est affreux. Ces soldats méritent le même sort.

— Ils l’ont probablement eu ensuite. Beaucoup sont morts à la guerre. Il ne faut pas les haïr. Ils ont fait leur travail de soldat. Le tireur inconnu est à l’origine de ces morts. Les représailles étaient nécessaires. Sinon, on leur aurait tiré dessus constamment.

— Le tireur défendait sa patrie.

— Oui. Il n’est pas responsable non plus, et il est probable qu’il ne prévoyait pas une réaction aussi violente et immédiate. Les responsables sont ceux qui ont déclenché la guerre. Mon soldat était gentil. Il avait l’autorisation de me violer, à l’égal des autres qui ne s’en sont pas privés. Il a préféré s’abstenir. Je suis certaine qu’il avait envie de moi. Je connais assez les hommes pour le savoir. Son regard sur moi ne pouvait pas me tromper. Il me faisait penser à ton père. Lui aussi était soldat. Placé dans la même situation, il aurait pu se comporter comme celui-là qui m’a épargnée. Ton père a eu la chance de ne pas pouvoir assister au mariage de sa sœur. Il était loin, dans la partie non occupée du pays. Il a été démobilisé un peu plus tard.

— Tu as réussi à te sauver.

— Oui. Pendant la fusillade, j’ai vu la maison d’en face qui brûlait. J’ai attrapé mes vêtements en vitesse. Je suis sortie par la porte de derrière, et je me suis éloignée. Une explosion, probablement un engin incendiaire. La maison s’est enflammée derrière moi. Je suis la seule survivante du massacre. Tout le reste de la famille a disparu ce jour-là, et tous nos biens ont disparu en fumée. J’avais heureusement un peu d’argent à la banque, et j’ai hérité de la famille et de ses dettes. La maison venait des parents de ton père. Nous n’avions pratiquement plus rien. Si ton oncle avait été soldat comme ton père, il serait peut-être encore en vie. Avec son œil, il n’avait pas été mobilisé. J’ai rejoint ton père et continué à vivre. Nous sommes repartis de zéro, mais beaucoup plus pauvres.

— Quelles femmes ont été violées ?

— Les femmes de la maison, ma Claire. J’en suis certaine. Les cris que j’ai entendus laissent peu de doute sur ce qui s’est passé. J’ai écouté cela avec mon soldat. Nous ne bougions pas. Il fermait les yeux et serrait les dents. Nous entendions ce qui se passait à côté. Ma petite sœur criait. Nous ne pouvions pas intervenir.

— Ces soldats sont des sauvages.

— Des hommes, ma Claire. Seulement des hommes auxquels on a donné l’autorisation de violer et qui possèdent la force. Les hommes que tu rencontres tous les jours se comporteraient de la même façon dans des circonstances analogues. Et puis, relativise. Une relation sexuelle est peu de chose si tu la compares à la mort qui les attendait ou même simplement par rapport à un accouchement. Bien sûr, quand on est vierge, ça fait un choc, et ma chère petite sœur l’était. Mais si tu ne te braques pas contre l’homme, avec l’habitude, la relation est souvent agréable. Personnellement, je négocie pour éviter le pire, mais ensuite, je me donne sans réserve, même à un homme que je n’aime pas. Ne crois pas que parce que je suis mariée, il ne m’arrive plus de me faire attraper. Il y a trois ans, un homme m'a attrapée. J’y ai pris du plaisir.

— Prends-tu le plaisir d’où qu’il vienne ?

— Ma Claire, je ne refuse pas un plaisir qui m’est imposé par un trousseur, et je n’en ai pas honte. C’est un réflexe, un pur réflexe que certains hommes savent mieux provoquer que d’autres, et qu’il n’y a pas à déplorer. Ton père ne me le reproche pas, et je suis heureuse qu’il me comprenne. Il est assez intelligent pour savoir que je le préfère, et que se mettre à mal pour combattre l’inéluctable, est une erreur. Je tiens à ma liberté. Je me fais trousser parce que j’en prends beaucoup, et, à mon avis, pas trop. Ce n’est pas moi qui me réfugierais dans un couvent. Je circule, je me déplace sans me faire toujours accompagner, et le trousseur m’attend au tournant. Je sais que ça m’arrive de temps en temps et que j’en suis responsable. Je n’en fais pas un drame. Autant le prendre avec philosophie. Je préfère que ce mauvais moment se passe bien. Je ne veux être, ni esclave d’une prudence exagéré, ni d’un plaisir. Je ne fume pas. Je ne bois pas. Je ne joue pas. Ma liberté passe avant tout.

— Tu t’es mariée, maman.

— Ton père n’empiète pas sur ma liberté. Ce n’est pas le plaisir sexuel qui me lie à lui. C’est avec des garçons que je n’aimais pas que j’ai eu les plus grands plaisirs. Ce n’est pas une raison pour que je n’aime pas ton père. Le plaisir continu d’être avec lui dépasse les plaisirs intenses mais fugitifs. C’est dans ma tête que j’aime. Mon corps participe quand il le veut bien, et je m’efforce de le faire obéir. Pour moi, comme pour ton père, c’est la tête qui décide. Je supporte mal ceux qui portent aux nues l’amour physique. Pour moi, il n’a pas les caractéristiques de l’amour humain quand il est seul. Il faut être une bête pour ne s’intéresser qu’à lui. Cela ne veut pas dire que je m’en désintéresse. Je le prends sans faire la fine bouche quand il se présente. J’ai aussi des fantasmes, ma Claire. Je m’y donne à l’un des trois hommes que j’aime.

— Qui est le troisième, maman ?

— Le soldat qui m’a sauvé la vie. J’y pense souvent. Ton père l’accepte, tout comme il a accepté que j'aille avec ton oncle. J'aime plusieurs hommes, et je n'en ai pas honte. Je n'ai jamais compris qu'un amour soit limité à une personne.

— Comment conçois-tu l’amour humain ?

— Il est plus compliqué que l’amour bestial qu’a pratiqué ce garçon sur toi. Il implique de pouvoir vivre ensemble, de partager un bonheur commun, de rechercher le bonheur de l’autre qui fait son propre bonheur, de partager avec lui dans le respect de l’autre et de l’environnement. Il n’est pas simple à obtenir. Il y a des conflits d’idées, des habitudes à concilier, mais si on s’aime, on parvient à un consensus. Les interdits de la bonne conduite, ma Claire, il ne faut pas les considérer comme absolus. Ton père et moi en avons bravé bien d’autres. Ton père est allé chercher ton oncle pour le mettre dans mon lit. Je me suis donnée à ton oncle et je l’ai aimé bien que je sois mariée. Ton oncle se masturbait avant de me connaître : un interdit que je juge absurde. J’ai conçu un enfant avec un amant. Pourtant, je ne me sens pas coupable. Je cherche seulement à ce que nous vivions heureux ensemble sans gêner les autres. La tolérance et la conciliation sont très utiles. Ton trousseur, tu es allée le chercher, tu t’es offerte à lui comme un gibier qui se promène devant le chasseur. Tu n’en voulais pas, mais pour moi, ta bêtise est la responsable de ce qui t’est arrivé, et tu dois ne t’en prendre qu’à toi d’être aussi bête. Entre parenthèses, je suis encore plus bête que toi en ce qui concerne mes trousseurs. Tu n’aimes pas ton trousseur. Aimes-tu un autre garçon ?

— Non, maman.

_

— Combien en as-tu connu de trousseurs, demande Marie à Claire ?

— Des vrais ? Cinq. Le risque d’être enceinte ma poussée à prendre des copains. Je t’en ai déjà parlé. Il me fallait leur protection, car à cause des études qui m’éloignaient, je ne l’avais plus de papa et maman. Je n’aimais pas beaucoup ces garçons. Il n’y a qu’avec André que j’ai trouvé un accueil sans risque auquel je m’abandonnais.

— Tu as cependant flirté, dit Marie.

— Oui, dit Claire. J’ai flirté, beaucoup flirté quand c’était possible, mais sagement.

— Ton père est mort.

— Oui, dit Claire, écrasé par un chauffard. Maman est plus à plaindre que moi, car elle n’a plus sa protection, et a du mal à joindre les deux bouts. Moi, j’ai trouvé André et toi. Maman a toujours été formidable. Elle m’a renseigné objectivement sur mes origines et m’a orienté en amour. Elle m’a appris à voir les choses en face, la modération, le réalisme.

— Tu te comportes comme elle, dit Marie.

— Pas tout à fait. Nous avons toutes les deux notre caractère. Maman tenait à sa liberté. Elle ne s’est jamais mise avec un garçon avant papa. Pas de compromis. Elle se donnait, mais préférait ne pas vivre avec eux. Elle n’a accepté qu’avec papa et mon oncle. Elle l’a payé, sans protection, par une période où les garçons se la disputaient. Moi, j’ai choisi ceux qui avaient le droit de me toucher parmi des garçons que je visais, mais j’ai mis autant de temps à trouver André, qu’elle, à trouver papa.

_

— Conseille-moi, dit Marie. Dois-je flirter avec un garçon ?

— Toi, flirter ? C’est possible, dit Claire. J’ai flirté avec mes copains. Il faut savoir ce qu’on entend par flirt. Pour moi, je définirais le flirt comme axé sur l’amour physique, l’amour bestial, le flirt sage n’allant pas jusqu’à la pénétration sexuelle. Il participe aussi à la connaissance du partenaire, sans engagement pour l’avenir. Est-ce bien cela pour toi, le flirt ?

— Oui, dit Marie. Dois-je flirter sagement ?

— Le flirt sage est utopique avec la plupart des hommes, dit Claire. Il n’est possible que s’il y a un interdit que l’homme respecte. L’interdit peut être physique, comme une ceinture de chasteté ou de simples vêtements que l’on garde. Il peut être moral, mais ne te fais pas d’illusions, il n’y a pas beaucoup d’interdits qui tiennent. Le flirt sage débouche sur le flirt tout court, non sage. Je ne vois qu’André pour rester sage. Tous les autres garçons que j’ai connus, ne l’ont pas été. Je ne suis arrivée à maintenir de la sagesse que dans le port du préservatif. Ainsi, j’ai flirté non sagement avec mes copains, mais la copulation n’est plus à éviter à tout prix avec la contraception. Le flirt reste encore inactif et ne t’engage pas plus que le flirt sage. Il est une simulation de l’acte sexuel sans fécondation, au même titre que la masturbation ou d’autres façons de provoquer l’émotion sexuelle comme un baiser. Sage ou pas sage, tout cela est à peu près pareil si tu n’y mêles pas une morale dépassée ou des projections sentimentales que je n’ai pas.

— Donc, le flirt est l’acte sexuel avec contraception.

— Tu peux le résumer ainsi. Encore faut-il s’accepter mutuellement au préalable. Avec ou sans sagesse, il n’y a qu’André pour toi.

— J’espère en trouver un autre. Dois-je flirter avec cet autre ?

— L’idéal est de flirter avec ton futur mari.

— Mais si ce n’est pas lui ?

— J’ai flirté avec les copains. Cela donne un avant goût de la vie de couple et permet de comprendre le comportement du partenaire. Sans flirt avec eux, j’aurais rejeté André. J’aurais eu des réflexes de vielle fille ignorante du sexe. C’est ce qui te guette.

— Donc, tu es pour, dit Marie.

— Oui, dit Claire. Franchement pour. Le flirt fait partie de l’éducation sexuelle. Il est nécessaire à partir d’un certain âge si on n’est pas en couple. Maman a eu raison de me le permettre. Il évite de choisir au hasard. Il te manque. C’est utile à condition de bien choisir un partenaire qui ne t’asservisse pas. Il ne doit pas empiéter sur ta liberté.

— Merci pour le conseil. Ta mère est veuve. Que devient-elle ?

— Maman est seule, fait des ménages, de la couture, et vivote, dit Claire, mais elle est encore en butte aux hommes égoïstes qui troussent. Ils ne la laissent pas tranquille. Sans papa, elle n’a plus de protection. Elle n’a pas retrouvé d’homme comme papa ou mon oncle, sauf André qu’elle ne veut pas me prendre. André l’aime bien. Quand je vais la voir, nous nous lavons comme au bon vieux temps, dans la bassine au milieu de la cuisine. Elle viendra chez nous quand nous nous installerons. Je t’invite à y aller si tu acceptes de coucher avec elle. Ce n’est pas le luxe. Il n’y a que deux lits.

— Nous laverons-nous ensemble ?

— André s’est posé la même question quand il m’a accompagnée la première fois. Il a trouvé rationnel la méthode, vu l’état des lieux, car le seul point d’eau est sur l’évier de la cuisine. Maman a vu d’un bon œil qu’il participe.

— Je ferais comme lui, dit Marie, si ta mère l’accepte.

— Elle acceptera, dit Claire, mais André sera là.

— Nous nous aimons, dit Marie. Je dois supporter sa présence.

— Sans réticence ?

— Si j’en ai, c’est l’occasion de les vaincre, dit Marie.

— Tu pourras aller ensuite au lit avec André si vous le souhaitez, dit Claire.

— On verra, dit Marie. André a-t-il souvent flirté ?

— Non, dit Claire. Le flirt a manqué à son éducation. Ce serait la première fois en dehors de moi, mais je te garantis qu’il ne se défilera pas. Je lui en parlerai. Il t’aime. Si je n’étais pas là, vous pourriez vous marier. Il ne te refusera pas. Il fera cet effort pour moi.

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Marie hésite. Elle n’a pas la grande beauté, ce pouvoir d’attirer les hommes, mais elle n’est pas jalouse de celles qui l’ont, et elle voit bien les dangers associés. Elle n’a pas le choix de Claire. André est le seul flirt possible en dehors de ces hommes vulgaires dont elle ne veut pas. Pour la visite chez sa mère, Claire insiste et finit par arracher l’accord, au moins pour un flirt sage. Marie cède aux raisons de Paule et de Claire. Elle ne peut pas trouver plus favorable que ce qui lui est proposé puisqu’ils s’aiment avec André et qu’il est capable de se retirer à temps. C’est vraiment sans risque avec lui.

Marie participe ainsi à la cérémonie du lavage dans la cuisine. Si elle savonne normalement Claire et sa mère, elle montre sa timidité en ne portant que symboliquement le gant de toilette sur André, laissant le sexe aux deux autres. Quand son tour arrive, à l’approche du gant d’André, elle a un léger geste de refus immédiatement réprimé, mais qui neutralise instantanément un André hyper attentif aux réactions de l’invitée, et qui reste en retrait. La toilette terminée, si l’un des deux prenait l’autre par la main ou se dirigeait vers le lit, l’autre suivrait. Pas un ne prend l’initiative. Ils finissent par s’habiller, à l’image de Claire et sa mère. Les répulsions de Marie ont perturbé André, et Marie n’a pas osé. La tentative a échoué. Pas de flirt. Les jours suivants, Marie s’en veut de ne pas avoir sauté le pas, mais elle ne sollicite pas André, partagée entre deux tendances contradictoires, désir de se donner et réserves de contact. Elle s’enferme dans l’attentisme.

Par la suite, ils se parlent objectivement des sentiments qui les animaient après la toilette. Marie était décidée à se forcer à minimiser ses réactions, comme elle avait presque réussi avec le gant. Elle ignore si elle y serait arrivée. Elle était prête à se donner si André en manifestait la moindre envie. André n’aurait rien tenté qui ne plaise à Marie. Claire lui avait fait promettre de se plier à tous les désirs de Marie, y compris la relation sexuelle si elle la demandait. Il n’était pas très sûr du meilleur comportement à avoir, mais il pensait qu’en adoptant celui qu’il avait avec Claire, il conviendrait à Marie. Ces aveux tardifs ne les motivent pas pour passer à l’acte. André ne veut pas provoquer les réactions de Marie. Ils savent qu’ils s’aiment, que tout est possible entre eux. C’est suffisant.

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Claire revient à la charge.

— Je suis fautive. J’aurais dû coucher avec maman et te donner ma place près d’André. Tu aurais eu plus d’intimité, et surtout le temps de t’accoutumer à la présence de l’autre. Je vais envoyer André chez toi pour la nuit, et tu le prendras dans ton lit.

— Ce n’est pas possible, dit Marie. Je n’ai qu’un lit étroit.

— C’est vrai, dit Claire. Je connais ta minuscule chambre. Faisons autrement. Tu viens chez nous avec André et je vais coucher dans ton lit.

— Ne me force pas, dit Marie. Je suis mineure. Il ne faut pas commencer trop tôt.

— À 20 ans, tu es bien assez vieille, dit Claire, et même trop.

— Paule me dit depuis trois ou quatre ans que je suis libre d’amener un copain à la maison. Son avis concorde avec le tien. Elle dit aussi de ne pas me lier au premier venu.

— Alors ? André n’est pas le premier venu, et il ne te fera pas d’enfant si tu n’en veux pas. C’est un homme sûr. Tu restes libre avec lui. Tu n’es même pas tenue de te donner si tu as des réticences. André est à ta disposition pour t’initier à ta guise. Il te comprend. S’il le fait, ce n’est pas pour te séduire, mais pour te servir. Il est complètement désintéressé. Tu le regretteras si tu le rejettes.

— Laisse-moi réfléchir, dit Marie. Je ne rejette pas un homme que j’aime. S’il veut de moi, je suis là.

— Tu nous fais signe quand tu es décidée, dit Claire.

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Marie ne se décide pas. Elle est trop incertaine. Elle est incapable de prévoir son comportement, et elle a peur de décevoir André. Elle ne souhaite pas non plus prendre la place de son amie. La prudence, donc l’inaction l’emporte, et Claire n’arrive pas à la persuader, car elle ne met pas assez d’énergie pour l’entraîner et la faire basculer vers l’amour avec André. Elle respecte trop Marie et ne va pas jusqu’à imposer ce qu’elle préconise, même si elle juge que ses idées sont les bonnes.

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3 Marie séduit les femmes

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Paule épluche les papiers du concours de beauté. Elle constate que celui-ci a lieu dans toutes les villes des environs qui sont ainsi servies par roulement. Les filles ayant gagné sont invitées à se présenter de nouveau, le voyage de leur domicile au lieu du spectacle, avec un accompagnateur, leur étant remboursé aux prix du transport par le train. Comme les horaires des trains ne sont pas toujours pratiques avec certaines villes, il faut trouver un autre moyen de transport. Claire a récupéré la voiture dont elle payait les traites. Comme André a obtenu son permis de conduire à l’armée, il y a un chauffeur disponible. Le voyage à quatre est amplement remboursé puisque les deux amies ont été primées. Marie et Claire vont donc souvent aux concours de beauté en escapade dominicale.

Paule s’occupe des inscriptions, de la préparation et de tout l’environnement administratif et matériel pour se présenter dans les villes les plus proches. Elle épluche les règlements pour savoir si les prothèses sont interdites. Elles ne sont pas évoquées, mais les filles se maquillent outrageusement et ne se privent pas de faux cils, de faux ongles et de faux cheveux. Le règlement impose une taille minimale, mais pas de taille maximale qui aurait pu éliminer Marie. Elle ne trouve que l’obligation de porter les vêtements qu’ils fournissent et d’être jeune fille. Il n’est pas précisé si c’est à l’état civil ou en réalité. Paule pense que Marie ne l’est pas, mais il n’est pas prévu de vérification. Elle sait également qu’il y a des candidates mariées, et que ce détail des règlements est tombé en désuétude dans la mesure où il suffit de ne pas le dire et d'enlever l'alliance. Personne ne proteste jamais. Il y aurait trop de déchets. Seul, l’aspect des candidates est jugé. Les décolletés généreux de certaines robes ou maillots imposés, heureusement assez rares, font au début hésiter Marie à user des faux seins. Elle est, dans ce cas, reléguée au fin fond du classement.

Paule conseille à Marie de s’équiper de ses nouvelles acquisitions. Le règlement des concours étant muet sur l’utilisation des postiches, et n’ayant rien à perdre, Marie s’enhardit à mettre sa prothèse, même quand elle est partiellement visible dans les décolletés. Il est alors indispensable de réaliser le petit joint souple en caoutchouc aux silicones que Paule lui applique délicatement sur la partie apparente au-dessus et entre les seins, suivi d’un léger maquillage qui rend le raccord invisible. Personne ne s’approche d’assez près pour remarquer l’imperceptible zone qui sépare le vrai du faux, et en évitant certains mouvements, le joint ne se déchire pas. C’est le vêtement qui gagne avec Marie quand elle n’a pas la concurrence d’une fille aux formes avantageuses et sexuellement plus attirantes qui emporte l’adhésion des hommes du jury. Elle est éliminée immanquablement par le vote des hommes quand ils sont majoritaires. Petit à petit, Marie s’habitue à porter sous ses vêtements cet objet qui lui répugnait, malgré l’ennui des garçons qui la sollicite beaucoup plus, attirés irrésistiblement par sa nouvelle silhouette. Elle communique désormais systématiquement ses nouvelles mensurations qui lui assurent la sympathie des jurys. En quelques mois, Marie, grâce aux splendides faux seins qui servent de rembourrage de haut de gamme, gagne des places au concours, précédée généralement par Claire. Son élégance plaît aux femmes du jury.

Les organisateurs des concours, sensibles à la fidélité, sollicitent Claire et Marie, et les payent maintenant pour rehausser le niveau du plateau de jeunes filles. Ce petit jeton de présence garantit que le public ne sera pas déçu par les seules filles s’inscrivant spontanément : il a au moins quelques belles filles à contempler, et nos deux amies en font partie, ayant été primées. Le jeu n’est cependant pas pipé : c’est la meilleure qui gagne, et ce n’est pas toujours la même, suivant les sensibilités des jurys. Claire obtient souvent un deuxième ou troisième prix et même le premier. Paule n’arrive, ni à raser les poils que Marie a sous les bras, ni à lui mettre du rouge sur les lèvres ou les ongles, ni à lui noircir les sourcils ou les yeux, ni à lui mettre de faux cils ou de faux ongles, ce qui augmenterait ses chances. Marie lui rétorque toujours que Claire reste naturelle et que tout le monde la trouve belle. Jamais, elle ne s’épilera, n’enlevant que ce qui gêne, mais alors impitoyablement, comme les mèches qui pourraient cacher les yeux ou la partie qui déborde des ongles. Désormais, grâce aux bons vêtements qu’elle récupère, Marie est bien habillée. Elle n’a plus à aller chercher dans les friperies ces vêtements à bas prix qu’elle doit rallonger pour être à sa taille et dont le tissu résiste mal à l’usage.

* ° * ° *

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Un jour, Marie, servie par un jury presque entièrement féminin, et ayant accepté exceptionnellement que Paule lui maquille le visage en copiant une toile, arrive deuxième au concours derrière Claire. Un rabatteur d’une maison de vêtements de luxe cherche un mannequin. Séduit par Claire, il s’adresse naturellement à elle. Claire lui explique que le professeur de dessin estime que Marie est plus apte à mettre en évidence une robe. Nullement convaincu qu’une moins belle fille puisse convenir, le rabatteur, pour les beaux yeux de Claire, accepte malgré tout d’essayer les deux. Claire va porter 3 robes pour la publicité et Marie la quatrième.

Accompagnées de Paule et d’André, elles vont chez le photographe. Il tire un grand nombre de photos de chaque robe dans toutes les positions. La séance de pose dure longtemps. Le photographe, consciencieux, ne ménage pas ses efforts. Nos deux filles, habituées aux poses les plus diverses, lui facilitent le travail, ce qui lui fait dire qu’il a beaucoup de plaisir à les photographier et qu’il ne perd pas son temps avec elles comme avec d’autres. Il peut se passer de la technique de prises de vues au vol, dispendieuse en pellicule, et les retouches du visage de Marie sont faciles à réaliser d’après la toile-modèle dont il a pris une photographie.

La maison de vêtement sélectionne 4 photos pour la publicité et paye la somme convenue. Paule demande à quoi servent les nombreuses autres photos rejetées. Elles sont destinées à la poubelle. Elle les réclame. Elles lui sont données. Elle récupère aussi les robes qui ont été taillées spécialement pour Marie et Claire, estimant que leur prix est supérieur à la somme reçue. Les statistiques d’impact sont formelles. Marie rapporte autant avec sa robe, que Claire avec l’ensemble des siennes. La maison embauche Marie. Paule donne ses 3 robes à Claire, heureuse du succès de Marie et de la justesse de son intervention auprès du rabatteur.

D’autres maisons proposent à Marie de poser, pour des robes et des maillots de bain. Le bouche-à-oreille a fonctionné. C’est le photographe qui est à l’origine de ces propositions. Marie lui plaît comme modèle. Il travaille vite et bien avec elle, et c’est une valeur recommandable. Il lui restera fidèle, ce qui assurera de bons revenus publicitaires à Marie. Le nombre de photos retenues est toujours plus grand, et Paule récupère toutes les photos de Marie. Les maisons ne s’y opposent pas. Elles souhaitent seulement que leurs marques soient citées le plus souvent possible si les photos sont publiées. Paule parvient aussi à se faire donner la plupart des vêtements que Marie a portés.

Le revenu des publicités dépassant largement celui des concours, Paule et Marie décident de se limiter à quelques concours bien dotés. Paule ayant une prédilection pour les belles robes, elle choisit surtout les concours où les robes récupérées sont à son goût.

Ainsi, avec le temps, Paule constitue à Marie une formidable garde-robe. La prothèse fait merveille, même pour les soutiens-gorge qui n’ont pas à soutenir l’affaissement d’une poitrine naturelle. Elle ne compte plus les maillots de bain, une pièce et deux-pièces de toutes les formes et couleurs. Elle a un stock de sous-vêtements, de chemisiers, de jupes, de robes, de jupes, de pantalons, de shorts, de manteaux, de chaussettes, de chaussures, de tout ce qui se porte, qui peut durer des années. Paule a heureusement trouvé de la place pour ranger tout cela.

Les poses pour les publicités de vêtements se multiplient. Marie pose même de temps en temps pour la promotion d’autres objets publicitaires. Elle choisit quand elle peut son premier photographe ; celui qui lui a porté chance. Les autres la sollicitent aussi.

Paule s’occupe des affaires de Marie. Cela dure des années. Marie pose, car les publicitaires ne se lassent pas d’elle, son impact sur les ventes étant bon.

Marie répond à une demande qui continue à se manifester, surtout pour présenter des collections de vêtements de tous types. Les photos paraissent un peu partout : publicités de boîtes aux lettres, catalogues et parfois magazines pour les belles robes. Paule accumule les photos, les classe. Elle recherche pour Marie les affaires les plus rentables. Elle est devenue son impresario, ce qui l’occupe beaucoup.

Après un peu moins de deux ans de vaches maigres, l’argent ne manque plus à partir de 1964. Claire et André, ayant terminé leurs études, s’installent dans une autre ville et se marient. Marie les perd de vue bien qu’ils s’écrivent de temps en temps. Plus tard, ils se téléphoneront. Leur amitié demeure.

Paule arrive à persuader Marie de ne plus aller à l’Académie. Sans Claire, elle a moins d’attrait. Sans voiture et sans chauffeur, il n’y a plus d’expéditions vers les concours de beauté. Paule loue un grand appartement. Les études de Marie sont lentes, mais avancent malgré tout, entrecoupées de pauses publicitaires.

* ° * ° *

 

 

4 Marie étudiante

* ° * ° *

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Marie est étudiante en anglais et se dirige vers l’enseignement dont elle vise les concours. Elle est très studieuse et passionnée par ses études. Elle n’a pas la facilité de certaines de ses camarades et doit travailler beaucoup pour en obtenir moins. Elle réussit rarement du premier coup ses examens, mais elle progresse régulièrement et ne se décourage pas facilement. Elle reste timide et effacée, se tenant en retrait. Pendant les vacances d’été, elle travaille dans un hôtel en Angleterre pour se perfectionner dans la langue.

Le charme de Marie vient de son élégance, liée à de beaux vêtements. Il est remarqué par les filles, qui savent reconnaître les tissus riches et les coupes recherchées. Les garçons y sont moins sensibles. Quelques-uns tentent de l’aborder, attirés plus par sa silhouette rectifiée que par les habits. Elle a peur des contacts, ce qui ne favorise pas un rapprochement éventuel. Ceux, peu nombreux, qui essayent de l’embrasser ou de l’approcher sont immédiatement éloignés par des réflexes de répulsion qu’elle a tendance à amplifier vis-à-vis des importuns. Quand le garçon lui plaît, elle n’a pas le courage d’expliquer qu’elle le déplore. Son amabilité est naturellement mêlée d’une froideur qui repousse. Elle est très grande et beaucoup de garçons hésitent à s’adresser à une fille qui les domine. Il n’est pas étonnant que l’amour ne veuille pas d’elle. Par contre, son âge ne gêne pas, bien qu’il dépasse la moyenne : elle fait aussi jeune que les autres.

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La faculté que Marie fréquente est à très forte majorité féminine. Les quelques étudiants qui s’y sont inscrits sont noyés au milieu des étudiantes. Le déficit masculin étant très net, la compétition entre les filles pour accaparer un garçon est féroce. Rarement il échappe à l’attraction qu’elles s’ingénient à exercer sur lui. Généralement, il tombe sous la coupe de l’une d’elles qui défend alors farouchement sa position en veillant à se le réserver. Il y a ainsi très peu de garçons disponibles, et Marie est dans les conditions les plus défavorables pour rencontrer un compagnon. Elle ne s’active d’ailleurs pas pour en chercher un, à l’inverse de ce que font la plupart de celles qui l’entourent. Elle passe au milieu des autres étudiants sans se lier à eux. Elle est naturellement tentée par le plaisir sexuel, tellement vanté dans les romans qu’elle lit. Avant de connaître Claire, elle était sensible aux mêmes garçons que les autres filles, et rêvait d’eux. Son éducation ne souffrait d’aucune réserve marquée sur le sexe. Elle aurait répondu à des sollicitations en combattant ses réflexes. Elle se serait facilement donnée, en confiance, en prenant les précautions minimales, c’est-à-dire en demandant au partenaire de se retirer à temps. Elle se méfie beaucoup plus, avec l’expérience transmise par Claire. Son idéal a fortement évolué. La première apparence ne suffit plus. Elle a compris que l’amour n’est pas seulement physique, et qu’il est très difficile de s’entendre avec un homme. André est sa seule valeur sûre. Elle est devenue difficile à séduire.

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Les étudiantes qui entourent Marie ont déjà, sauf une minorité, une certaine expérience de l’amour, acquise antérieurement, et qu’elles cherchent à prolonger. Quelques années après le baccalauréat, elles sont physiquement adultes. Elles sont particulièrement réceptives aux appels des garçons et faciles à exciter, malgré une réserve de façade. Le milieu, trop dépourvu d’hommes, n’est pas favorable à l’épanouissement de la sexualité, qui se trouve ainsi exacerbée. Quelques garçons exploitent la situation en allant d’une fille à l’autre sans se fixer. La résistance, qu’elles offrent parfois, n’est pas un gros obstacle pour ces spécialistes qui savent la surmonter, généralement en faisant un peu boire leur victime la première fois ou par des moyens plus subtils. S’ils assurent une discrétion suffisante, sachant qu’il n’y a pas de conséquences visibles, les filles un peu hardies et qui maîtrisent la contraception n’hésitent pas longtemps. Comme elles savent que ce sont des moments sans lendemain, elles satisfont transitoirement leurs envies de rapprochement, en attendant de trouver mieux. Elles reviennent à la charge, après y avoir goûté, si bien que les malins garçons qui s’affichent le moins ont à leur disposition la plupart de ces jeunes filles voulant laisser croire qu’elles sont sages. Parfois, une fille s’éprend du garçon. S’il veut s’en dégager, il doit alors montrer toute sa science pour régler le problème en douceur.

L’un de ces spécialistes, ayant exercé ses talents comme étudiant quelques années auparavant, est devenu professeur. Il ne s’est pas encore rangé, prolongeant au maximum une façon de vivre qui lui plaît. Il n’a ni épouse, ni compagne. Il garde encore sa liberté en ne se liant pas. Il organise sa vie pour jouir des faveurs des filles sans les avoir sur le dos dans la vie courante. Son physique de jeune premier l’aide dans ses conquêtes et il mène une vie sexuelle dispersée et active. Jusque-là, il est parvenu à des résultats qu’il juge satisfaisant sans que sa réputation en souffre. Il est considéré comme un homme sérieux qui ferait un bon parti. Il choisit avec soin. Il élimine d’emblée les filles qui pourraient poser un problème : les fortes têtes, les têtes folles, les trop libres et les bavardes. Il a un sixième sens pour trouver celles qui se lient à lui sans s’accrocher et qui acceptent de le quitter au bout d’environ une année de relations sans créer de remous. Ayant des goûts éclectiques et changeants, il ne reste pas longtemps avec les mêmes. Habituellement, au bout de l’année scolaire, il passe à d’autres, n’ayant aucun mal à trouver des remplaçantes. Il n’utilise ni la contrainte, ni l’hypnose, ni les drogues, ni l’alcool, ni les cadeaux pour affaiblir les défenses des filles. Il agit par la persuasion et sans jamais prendre en traître. En réalité, elles se donnent volontairement à lui et il met un point d’honneur à être régulier avec toutes et à ne pas leur créer d’ennuis. Il a d’ailleurs la certitude d’être utile en comblant partiellement le besoin impérieux et latent de ces filles. Il est très loin de se sentir coupable, estimant que ce sont elles qui le cherchent, car il propose seulement ses services, sans insister. Les seules choses qu’il évite de dire sont les relations parallèles qu’il mène avec d’autres, sachant que la plupart supportent mal la concurrence, et qu’il les chagrinerait en les affichant. Chacune peut s’imaginer qu’elle n’a pas de rivale quoiqu’elle puisse se douter de leur existence : se partageant, la fréquence des relations avec chacune est inférieure à la normale. Il soigne la discrétion, si bien que quelques-unes sont persuadées d’être les amantes principales. Il joue franc jeu avec celles qui acceptent la vérité. Il habite à proximité de la faculté, et c’est là qu’il reçoit, mais rarement pour plus de quelques instants, même en week-end ou pendant les vacances. Aucune fille ne s’incruste chez lui. Il ne veut en privilégier aucune. Il mange et dort seul. Les filles doivent se contenter de passer rapidement sur le sofa de son bureau pour ensuite retourner chez elles. Il rejette ces moments de vie intime à deux, qui encadrent normalement la relation sexuelle et qui plaisent tant aux femmes, mais qui les lieraient à lui. Les fluctuations du nombre de filles ne le gênent pas. Quand elles sont moins nombreuses, il les reçoit plus souvent, mais il veille à ne pas les habituer à un rythme très régulier, en prévision d’une rupture finale aussi douce que possible.

Le professeur évalue ses étudiants en faisant passer des oraux chez lui. Au début de l’année, il dresse un calendrier des passages. Chaque étudiant est convoqué régulièrement et il affiche chaque fois une note. Les notes se combinent avec celle de l’écrit qui se passe à la fin. Bien que certains en doute, il ne fait pas de favoritisme, et ses notes reflètent le niveau des étudiants.

En général, c’est à la fin les oraux qu’il obtient ce qu’il souhaite des étudiantes. C’est son terrain de chasse de prédilection pour la première fois, cette première fois qu’il préfère aux suivantes. Après avoir interrogé et jugé du niveau, si c’est une fille qui lui convient, il lui propose ses services, mais ne la force jamais. La fille doit venir d’elle-même, librement, et en toute connaissance de cause. Il est seulement à la disposition de celles qui lui plaisent. Étant beau garçon, et les filles ayant manifestement des ardeurs à satisfaire, il obtient, avec une facilité déconcertante, l’accord de la plupart. Celles qui le provoquent, par exemple en exposant ostensiblement leurs charmes, ont peu de chances d’être élues, car ce ne sont pas celles qu’il choisit. Il ne se formalise pas des rares refus qu’il essuie : ce n’est pas une raison pour abaisser une note. À l’inverse, une acceptation ne la remonte pas. Il n’abuse pas de sa position dominante. Il est sérieux dans son enseignement qu’il sépare de sa vie sexuelle.

Les filles sont friandes du plaisir qu’il leur procure, et d’autant plus qu’il les oblige à patienter. Elles comptent les jours qui restent avant de le retrouver et sont heureuses quand elles obtiennent un supplément en week-end ou pendant les vacances. Leur niveau d’éducation et leur âge sont assez élevés pour qu’elles sachent ce qu’elles font en se donnant. Elles sont majeures. Elles apprécient d’avoir été choisies, ne s’imaginant pas qu’elles sont nombreuses. Elles seraient étonnées de savoir qu’une bonne partie de la promotion a le même comportement, mais l’information filtre peu, chaque fille gardant pour elle ce qu’elle croit unique ou presque unique. Lui, puise allègrement dans ce vaste vivier formé d’un flot de charmantes jeunes filles complètement soumises, qui se renouvelle d’année en année. Certaines filles visent plus ou moins le mariage à terme, en quoi elles s’illusionnent. Il estime qu’il n’est pas encore assez vieux pour fonder une famille, et qu’il en est de même pour les filles. Celles qui voudraient s’accrocher ou rentrer dans sa vie sont averties qu’elles ne doivent pas le faire. Grâce à ces précautions, les abandons de fin d’année se terminent bien. Les filles sélectionnées sont dociles, pleurent un peu, et ne font pas scandale. Abandonnées, elles se résignent et cherchent une autre façon de vivre, un peu dépitées de ne pas pouvoir rester plus longtemps avec cet homme si gentil.

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Marie n’a aucune idée de la vie intime de ce professeur avant qu’une camarade vienne lui apporter quelques informations. Elles regardent ensemble le tableau d’affichage des notes. L’autre a 12/20 à son oral. Marie obtient 7/20, à peu près comme les fois précédentes. La camarade lui demande :

 

— Peux-tu échanger ton contrôle oral avec moi ? Je préfère, car j’aurai mes règles à ce moment-là.

— Cela te rend-il malade, dit Marie ? Moi, je viens de les avoir et je n’ai jamais de fortes douleurs.

— Les miennes sont supportables, mais je préfère.

— D’accord pour l’échange, dit Marie. Au dernier contrôle, je pensais obtenir une meilleure note. Je n’ai pas eu l’impression de faire beaucoup de fautes. Tu te débrouilles bien. Gorges a 11. C’est mieux que moi.

— Oh ! Tu sais, il est probable que tu n’as pas vu toutes tes fautes. Il note bien. Dis-moi ? Après l’interrogation, te fait-il des avances ? Une petite phrase pour t’inviter ?

— Quelques politesses, dit Marie. Du genre : « Je suis séduit par votre élégance » ou la dernière fois : « Vous pourriez vous découvrir, il fait chaud ici », mais je n’avais pas trop chaud, et je n’avais rien à enlever. Je n’allais pas ôter mon chemisier.

— Alors, tu es comme moi. Pour les garçons et la plupart des filles, il est neutre. Avec quelques filles, il les sollicite.

— Est-ce ton cas ?

— Oui. Il aime ma poitrine, et toi, comme tu es roulée, il te fait des avances.

— Je n’ai rien remarqué de spécial, dit Marie. Il a toujours été correct.

— Ne crains rien. Il l’est toujours. Il ne te force pas.

— Crois-tu que c'étaient des avances ? Penses-tu qu'il en voulait plus ?

— Je ne pense pas. J’en suis certaine.

— Comment le sais-tu ?

— Ma sœur l’a eu l’année dernière et m’a expliqué.

— Qu’est-ce qu'il veut exactement ?

— Tu ne t’en doutes pas ?

— Si, dit Marie. Ta sœur a-t-elle fait ce qu’il demandait ? Toi, fais-tu quelque chose ?

— Tu n’es pas bavarde. J’ai confiance en toi pour ne rien dire. Je te le dis. Elle a fait et je fais.

— T'a-t-il touchée ? Moi je ne supporte pas, dit Marie.

— Me toucher ? ... Il n’a pas hésité. Mais je ne risque rien ; il met un préservatif et j’ai un stérilet.

— Tu mets un stérilet !

— Avec lui, mon copain peut se soulager. Il n’apprécie pas le retrait. Il n’arrivait pas à se retirer à temps. C’est ce qu’il y a de plus pratique. Le mien est là pour plusieurs années. Je ne t’aurais rien dit si tu n’étais pas dans le même cas que moi. J’ai fait mon enquête auprès des copines. Nous ne sommes pas nombreuses. Il vaut mieux que je te dise ce qui arrive en fin d’année si tu vas avec lui. Il te lâche. Il me lâchera comme ma sœur. Il lui avait dit, mais elle n’y croyait pas. Il faut se soutenir entre nous. Il est certain qu’il te lâche. Sois-en persuadée. Je t’avertis.

— Je t’en sais gré, dit Marie. Est-il désagréable ?

— S’il était désagréable, je ne lui céderais pas. Un homme pareil ne se refuse pas. En connais-tu une qui n’en voudrait pas ? Elles sont toutes à le vouloir. C’est ma sœur qui m’en avait déjà donné envie avant que je le connaisse. Il sait faire. Il faut en profiter. Nous sommes des privilégiées puisqu’il nous sollicite. C’est sans risque. Tu verras ; il n’est pas mal du tout. Ce n’est pas une corvée. Je ne vais pas le dire au copain, mais c’est bon avec lui, et même meilleur. Ma sœur en est encore amoureuse. Elle aurait aimé redoubler.

— Vas-tu continuer, dit Marie ? Échanges-tu pour cela ?

— Tu as tout compris. Il m’est déjà arrivé d’être indisposée avec lui. Il n’a pas voulu de moi. Je préfère être en bonne condition. Il ne faut rien négliger. Il y en a qui prendraient volontiers ma place.

— Fait-il cela avec toutes les filles, dit Marie ?

— Non, il a ses têtes. Il faut que tu lui plaises. Regarde Véronique. C’est une fille splendide, plus belle que moi. Elle est folle de lui. Elle dit tout. On saurait s’il était avec elle. Il n’en veut pas. Si nous sommes deux ou trois, c’est bien tout. Tu es blonde. Tu as une poitrine avenante, bien que tu ne la mettes pas en évidence. Mets des décolletés comme les miens, qui découvrent un peu les seins. C’est à la mode. Nous lui avons tapé dans l’œil.

— Je ne suis pas belle, dit Marie.

— Taratata. Moi non plus. Tu l’es assez pour lui, puisqu’il te fait des avances. Tu lui conviens.

— Est-il jaloux comme ton copain, dit Marie ?

— Il ne l’est pas. Avant de lui céder, je lui ai dit que j’en avais un. Il m’a répondu que cela ne le gênait pas, et que c’était à moi de juger de ce que je devais faire. Je lui ai demandé de rester discret. As-tu un copain actuellement ?

— Non, dit Marie.

— Alors, c’est moins grave que pour moi. Tu es disponible. C’est facile pour toi.

— Pourquoi restes-tu avec ton copain si tu préfères le professeur ?

— Si le professeur était pour moi et ne me quittait pas à la fin de l’année, je larguerais le copain, mais je vais faire ma vie avec lui. Ma sœur a quitté le sien en croyant rester avec le professeur. Elle ne va pas en retrouver un autre facilement. Elle n’est plus vierge.

— Est-ce important ?

— Si je n’avais pas dit que j’étais vierge quand je me suis mise avec mon copain, il n’aurait pas voulu de moi.

— L’étais-tu ?

— Non, mais j’ai réussi à lui faire croire. J’ai choisi le moment où j’étais indisposée. Il a eu du sang.

— Est-ce la méthode ?

— Es-tu vierge ?

— Non, dit Marie.

— La méthode s’applique quand on a perdu son hymen. Les hommes tiennent à être les premiers. Je la conseille à ma sœur pour son futur copain.

— Dis-tu au tien que tu vas avec le professeur ?

— Pour qu’il m’étripe ? Je ne suis pas folle.

— Mais tu es infidèle, dit Marie.

— Oui. Je le suis. Mais lui ne doit pas le savoir. Si je veux le garder, je ne dois pas le décevoir. Il tient à ma fidélité.

— Et lui, est-il fidèle ?

— Je cherche seulement à ce qu’il reste avec moi, mais je crois qu’il l’est. Il ne serait pas aussi jaloux s’il était infidèle.

— Tu aurais dû choisir un moins jaloux, dit Marie.

— Un infidèle comme ce professeur, et être comme ma sœur, toute seule sans copain à la fin de l’année ! Non ! Je fais le bon choix. Un jaloux est préférable à un infidèle. Quand on en tient un, il ne faut pas le quitter.

— Si ton copain est si bien, pourquoi vas-tu avec le professeur ?

— Parce que je l’aime. J’aime les deux.

— Fait-il mieux l’amour que ton copain ?

— Mon copain fait bien l’amour, nerveusement, en homme viril qui s’impose, qui te force.

— Brutalement ?

— Avec la brutalité qui me convient.

— Et le professeur ?

— Je lui ai dit : carrément. Il y va carrément.

— Ne préfères-tu pas la douceur ?

— Non ! L’homme doit s’imposer. Si tu préfères la douceur, tu peux peut-être y arriver avec le professeur, mais dis-lui auparavant, car avec moi, il est viril et il y va fort.

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Marie connaît le stérilet, mais s’en méfie. Son amie lui a passé la boîte du sien comme référence. Sur la boîte, on conseille le préservatif aux nullipares. Le dictionnaire de Paule, trop ancien, ignorant ce mot, elle n’est pas très avancée. Elle le note sur son carnet pour le chercher plus tard, n’ayant trouvé que la traduction « nullipara » sur le sien bilingue. Comme elle n’envisage pas de se donner à ce professeur qui note sévèrement, et qu’elle n’a pas de copain, elle n’en a pas besoin, et le sens du mot inconnu attendra.

Marie retrouve la jalousie chez le copain. Qu’un garçon puisse être jaloux au point d’exiger la virginité, lui semble exagéré, mais son amie était très assurée sur ce point. Marie a peut-être abandonné la sienne à la légère, mais c’est fait. Son travail l’imposait. Le passé est le passé. Il n’y a pas à y revenir. D’ailleurs, elle n’est pas comme sa camarade. Elle a été vaccinée contre les jaloux par Claire. Elle n’aimera jamais un jaloux. Par un homme jaloux, elle risque d’être classée parmi les infidèles. Marie ne se sent ni infidèle, ni fidèle, et n'est pas jalouse du tout. Une infidèle doit aimer plusieurs hommes. Qui aime-t-elle ? André, c’est certain. Cela fait un. Est-ce le seul ? Si elle est condamnée à n’aimer que lui pour être fidèle, comment se mariera-t-elle ? Elle ne voit pas pourquoi elle cesserait d’aimer André, et même de se donner à lui s’il la réclamait. En plus, elle a de l’attirance pour ce professeur. C’est le type d’homme qu’elle cherchait avant André. Objectivement, elle l’aime un peu, même si elle sait qu’il ne vaut pas André. Serait-elle infidèle ? Que penser des infidèles ? Paule n’est pas fidèle. Elle n’a pas que Robert, même si c’est le principal. Claire ne l’était pas. Elle a fait vœu de l’être, et André doit l’être. Mais si elle avait décidé d’aller avec André, il aurait fait l’amour avec elle. André n’est pas fondamentalement fidèle, et elle non plus. Elle est de ces femmes capables d’aller avec plusieurs hommes. Mais Paule et Claire sont de bonnes références. Être comme elles, est disculpant. Marie accepte d’être infidèle.

Marie est révoltée que le professeur puisse faire miroiter une bonne note pour s’imposer aux filles. Elle se méfie maintenant de ce satyre lubrique. Elle a été imprudente. S’il s’était montré plus entreprenant, qu’aurait-t-elle fait ? Elle n’aurait pas eu la force de résister, et elle serait probablement passée sur le sofa comme sa copine, et horreur : sans stérilet, sans protection. Si. Il met un préservatif, mais le met-il bien ? Elle comprend désormais pourquoi il reçoit individuellement. Elle a envie de ne plus répondre aux convocations. Dégoûtée, elle est sur le point de se résigner à abandonner ses études.

Marie va quand même se soumettre aux contrôles, mais en prenant des précautions : désormais elle se protège avec un des diaphragmes mis à sa disposition par Paule. Le mode d’emploi paraît simple, mais la manipulation sur soi est délicate ; elle le constate ; il est facile de le poser de travers. La qualité et la forme de celui-ci sont encore loin de celle des préservatifs féminins qui le remplaceront plus tard, mais elle le met. Il est moins fiable qu’un préservatif masculin d’après le mode d’emploi. Ce n’est pas une protection parfaitement efficace, mais c’est mieux que rien. La méfiance de Marie a été avivée. Son comportement vis-à-vis du professeur reste cependant neutre. Tout se passe à l’intérieur. Comme précédemment, elle ne répond rien aux avances, mais son silence est passé de l’ignorance du problème à la réprobation, et elle est prête à parer à toute éventualité.

Comme le professeur ne lui impose jamais rien, la vigilance de Marie s’émousse vite. Elle réfléchit. Le professeur a déjà eu toutes les possibilités de la violer dans ce bureau où elle est à sa merci. Il lui suffisait de le vouloir, mais il n’emploie pas la force. Ce n’est donc pas un violeur, enfin, elle l’espère. Elle évalue le risque comme étant finalement faible, puisqu’il la respecte. Aussi, elle abandonne les diaphragmes, revenant à la situation antérieure.

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Le professeur est intéressé par Marie. Il est conquis par son élégance et le sérieux de son travail, même s’il la juge faible, car elle progresse. Elle ne fait pas de bruit, et il sera facile de la lâcher en fin d’année. Il a constaté que les filles qui ne se maquillent pas, ne bavardent pas et ne fument pas, sont plus dociles, bien que plus réservées. C’est presque l’idéal : une fille qui se soumettra et ne fera pas d’histoires. Il la joindra volontiers à celles dont il dispose si elle se laisse prendre. À chaque fin de contrôle, il lui fait des avances. Elle ne les percevait pas au début, les prenant pour des politesses. Elle les comprend maintenant, d’autant plus qu’elles deviennent progressivement de plus en plus explicites, mais elle fait mine de les ignorer.

Marie échoue à l’examen deux années de suite. La première année, elle n’était pas au niveau. Elle s’en rend compte a posteriori. Elle faisait des fautes. C’est son défaut. Ce n’est qu’après coup, quand elle a bien compris, qu’elle les voit et ne les commet plus. Il en reste, même après deux ans de travail soutenu. Elle continue, mais estime qu’elle s’est bien améliorée.

La troisième année débute de la même façon. Au premier oral, elle obtient une note médiocre, un peu au-dessous de la moyenne. Elle a énormément travaillé pendant les vacances. Elle est dépitée de constater que ce n’est pas suffisant, mais elle ne se décourage pas. Le professeur non plus ne se décourage pas. Régulièrement, il lui fait ses avances, de façon machinale, après avoir fini d’interroger. Une ritournelle qui montre qu’il s’intéresse toujours à elle.

 

— Vous me plaisez, Mademoiselle. Je suis à votre disposition.

 

Marie n’a pas envie de répondre. C’est devenu un rituel. Pendant deux ans, elle n’a pas répondu, mais il persiste. Marie apprécie beaucoup l’enseignant. C’est le meilleur professeur qu’elle ait jamais eu. Elle progresse avec lui beaucoup plus qu’avec les autres. Si ses résultats ne sont pas encore fameux, cela est dû aux retards qu’elle a accumulés dans les années antérieures, avec des professeurs moins compétents. Elle est reconnaissante, même s’il note sévèrement. L’homme a un physique agréable. Il doit avoir l’âge d’André : quelques années de plus qu’elle. Il plaît instinctivement à Marie, comme aux autres filles de la promotion. Elle sait aussi qu’il ne faut pas envisager plus qu’une aventure limitée avec lui, sans suite. Elle a repoussé jusqu’alors cette possibilité, mais la constance des avances la fait réfléchir. Il doit l’aimer. Il a envie d’elle, et malgré les autres filles dont il dispose. Elle constate aussi qu’il ne s’impose pas, qu’il l’a toujours respectée et que les notes qu’il donne sont correctes. Elle l’a jugé plus vicieux qu’en réalité. La confiance revient. Elle le considère maintenant comme normal.

Marie peut-elle se donner à cet homme ? Toutes ses camarades se sont déjà plus ou moins formées à l’amour, même si nombre d’entre elles ne le pratique pas toujours régulièrement. Il faudra qu’elle s’y mette un jour. Marie estime qu’il y a du pour et du contre. Elle rêve des hommes, même si elle s’en défend. C’est généralement André, mais il n’est plus là, et elle a laissé passer l’occasion. Paule la pousse à se lier transitoirement avec un camarade, estimant que c’est nécessaire à un bon équilibre. Claire lui avait aussi conseillé de s’y mettre. Alors, ce professeur ? Elle passe en revue les autres possibilités. Les copains ? Ils ne lui plaisent pas et ils sont accaparés par d’autres. Le professeur est le seul qui peut l’initier sans qu’elle y mette trop de retenue, et c’est le seul qui se soit déclaré sérieusement à elle. Elle ne se fait pas d’illusion sur la durée de la relation, mais elle ne l’aime pas assez pour que ce soit un inconvénient. Qu’il aille avec d’autres filles est normal du point de vue de Marie, si cela ne gêne personne. Il a le même droit qu’elle d’en aimer d’autres. Mais elle, si elle en croit les romans, elle risque de s’attacher, de ne plus pouvoir s’en passer. Est-ce vrai ? Aimer à la folie ? Est-ce possible ? Comment savoir ? Va-t-elle se brûler les ailes comme le papillon qui s’approche de la flamme ? Longtemps, elle tourne ce problème dans sa tête. Enfin, elle juge que le risque est faible. L’abandon de fin d’année n’est pas une catastrophe : elle le supportera mieux que quand André est parti avec Claire, car deux êtres chers qui s’éloignent, c’est dur. Elle sait qu’elle réagit comme Claire, et Claire a montré qu’elle savait se détacher. C’est un bien, que la volonté du professeur s’ajoute à la sienne. Elle pense qu’elle en a assez pour dominer la situation. Petit à petit, elle se persuade. Il répond à ses critères : il n’est pas jaloux et discret. Se mettre à l’amour est utile pour une fille déjà âgée comme elle ; Paule le dit souvent : avoir quelques expériences est une très bonne chose. Pour fonder une famille un jour, elle doit se préparer et être capable de vaincre ses réticences, avoir le courage de se lancer, et accepter les pénétrations.

Marie ne s’attend pas à avoir beaucoup de plaisir, son amour n’étant pas profond. Ses réflexes de répulsion sont son énorme problème, celui qui la préoccupe le plus. C’est ce qui la mène. Elle y pense tous les jours. Elle voudrait s’en débarrasser, pouvoir se laisser approcher. Elle ne voit qu’un moyen : se forcer à aller vers un homme, y aller franchement, à fond, par la volonté, comme quand on plonge pour ne pas sentir le froid de l’eau. Elle se sent capable de se contraindre à se dominer. Le professeur n’est pas à négliger. Il peut être cet homme. C’est une occasion qui ne se renouvellera pas. Voilà des années qu’André est parti, et pas d’autre amour en vue. Finalement, après avoir longtemps tergiversé, elle décide de se donner. Elle n’a rien à perdre, tout à gagner, pour arriver à se connaître, et à savoir ce dont elle est capable. C’est une expérience à tenter. Pour tester si elle a des chances de vaincre ses répulsions, elle est prête à se livrer. Son infidélité le permet et elle a suffisamment d’amour pour cet homme dont elle admire profondément la pédagogie, un modèle à suivre si un jour elle arrive à enseigner. Pour un essai, il est l’homme de la situation. Elle va déroger à la morale traditionnelle qui interdit l’amour avant le mariage, mais elle la juge retardataire. Les filles qui sont autour d’elle font l’amour, très souvent, elle le sait. Elles ne gênent personne, donc ce n’est pas immoral. Les lois se sont adaptées, et n’interdisent plus à une femme célibataire de se donner à un homme. L’époque où les femmes faisaient des enfants à répétition est révolue. Il est possible de garder son indépendance en faisant l’amour, et la contraception favorise l’évolution. Elle est d’ailleurs pour la liberté de la femme dans ce domaine, à égalité avec les hommes.

Marie se prépare, moralement et physiquement. Elle prémédite soigneusement son coup. Elle s’expose à recevoir du sperme. Elle n’envisage pas de se laisser féconder, car elle n’a pas encore de métier stable, et n’est pas mariée. Un chantage à l’enfant pour se faire épouser lui répugnerait. La pilule contraceptive n’existe pas encore. Elle puise un diaphragme dans l’arsenal de Paule. Elle ajoute du spermicide et échange ses rendez-vous avec d’autres, pour ne pas se trouver dans une période critique. En multipliant les précautions, les risques de fécondation sont suffisamment réduits pour êtres négligeables. Sans la contraception, ce serait risqué, et elle ne s’exposerait pas. Elle réclamera au professeur l’usage du préservatif masculin.

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À l’invite du professeur, Marie répond :

 

— M’aimez-vous, Professeur ?

Après deux années d’invite, il ne s’attendait pas au réveil de Marie, mais il en est heureux.

— Si je ne vous aimais pas, je ne vous ferais pas d’avance.

C’est la logique même, mais Marie veut en savoir plus.

— M’aimez-vous beaucoup ?

— Suffisamment pour apprécier d’aller avec vous, Mademoiselle.

— Pas plus que les autres ?

— Je vois que vous connaissez la situation. Je ne vous dirai pas que je vous aime plus que les autres. Ce serait faux.

Au moins, il est honnête. Marie l’apprécie. S’il avait nié ses autres liaisons, elle aurait été déçue.

— Vous envisagez de me quitter en fin d’année, dit Marie ?

— Oui, Mademoiselle. Je ne vous connais pas suffisamment pour me lier à l’une de vous. Si je me marie un jour, dans quelques années, je choisirai soigneusement celle que j’élirai. Avec vous, je désire rester libre. Si vous avez aujourd’hui des besoins de rapprochement analogues aux miens, je suis disposé à les satisfaire, mais ce n’est pas un engagement pour l’avenir. Je vous laisse libre de vos choix.

 

Marie admet ce point de vue. Il ne force à rien. C’est ce qu’elle souhaite.

 

— Que voulez-vous que je fasse, dit Marie ?

Il n’a pas de méthode particulière. Chaque fille fait comme elle veut, et il apprécie une certaine diversité. Elles n’ont pas toutes le même comportement. Les méthodes diffèrent. Il les laisse prendre les positions qu’elles préfèrent, se pliant à leur goût. Il est prêt à se désexciter avec Marie à sa convenance.

— C’est à vous de choisir, dit-il. Je suis à vos ordres. Vous choisissez les préliminaires. Je m’adapte.

— Quels préliminaires, dit Marie, soudain inquiète ?

— Ce que vous voulez. Des caresses particulières par exemple.

Pour les caresses, Marie n’est pas chaude du tout. C’est ce qu’elle redoute le plus.

— Pas de préliminaires, dit Marie. Il faudrait aller vite.

 

C’est rare qu’une fille n’apprécie pas les préliminaires. Lui, il s’en passe, et il sait aller vite. C’est facile pour un homme : Marie sera secouée comme un prunier, et elle aura à peine le temps de dire ouf ! Ce sera terminé.

Le spectre de l’action carrée, la vigueur dont son amie a parlé, effraient Marie, elle qui préfère la douceur.

 

— Vous ne me brutaliserez pas ? Il paraît que vous y allez fort.

 

Il met les choses au point :

— Je me force à aller fort quand on me le demande. Je ne suis pas un ogre. Je ne fais rien sans votre consentement.

— C’est promis, dit Marie ?

— Vous avez ma parole.

 

Marie a sa parole, et il paraît qu’il la tient : pas de brutalité à envisager.

 

— Très doucement, dit Marie qui insiste.

 

 Il ne comprend pas bien. Si c’est doucement, il lui faudra longtemps, et il n’a pas envie de faire l’amour à moitié. Les filles sont bizarres. Rapidement et doucement : ce n’est pas possible. Elles ne savent pas ce qu’elles veulent. Puisque Marie n’arrive pas à s’exprimer clairement, il verra le moment venu. Ce n’est pas important. Il commencera normalement. Ensuite, il accélérera ou ralentira selon ce qu’elle lui dira. Il finira par trouver le bon rythme. Il ne va pas la contrarier.

 

— D’accord, dit-il. Rapidité et délicatesse.

— Vous mettrez le préservatif ?

— Je le mets toujours, jeune fille, dit-il. Je ne suis pas fou. C’est mieux pour vous et pour moi.

 

Tout cela convient à Marie. Le préservatif est essentiel. Elle va enfin savoir si elle va contrôler ses réactions. Elle en est à peu près sûre. Elle se sent très forte.

 

— Je me prépare maintenant ?

— Bien sûr, dit-il.

Marie est soigneuse. Elle porte un charmant ensemble dont elle connaît la valeur pour l’avoir gagné en se démenant avec Paule pour l’avoir. Elle ne va pas le gâcher, risquer de le friper, de le tacher.

 

— Je me déshabille, dit-elle. Mes habits sont fragiles.

 

Marie ne traîne pas. En un tour de main, elle enlève ses vêtements, jusqu’au dernier, en souplesse, rapidement, et en les pliant soigneusement à mesure. En quelques secondes, elle est prête. Elle s’offre, en arrivant à réprimer ses appréhensions. Il n’a qu’à la prendre ; elle subira, livrant son corps. Elle est résolue à aller jusqu’au bout, mais le contact qu’elle anticipe la révulse intérieurement. Elle n’est pas à l’aise. Elle a demandé qu’il aille vite, car sa volonté de se forcer a des limites. Elle serre les dents pour éviter de montrer ses réactions. Elle pense qu’elle va tenir le coup. C’est son but. La relation sexuelle est devenue secondaire. Elle n’en attend rien de bien particulier. Le plaisir éventuel n’est pas ce qu’elle recherche. Elle n’est pas complètement indifférente, mais son amour pour le professeur est très pâle en ce moment. Il n’est que l’instrument de son test.

Il la regarde faire avant de se préparer, appréciant sa rapidité. Elle est tout de suite nue. Dès qu’il voit la poitrine, son excitation tombe brutalement. Pourtant, il n’a pas l’excuse d’être désactivé par un coït récent. Son regard accroche sur les seins, pas plus proéminents que ceux d’un garçon. Il les regarde, comme à la foire devant un phénomène. Une femme mi-homme, un androgyne, un assemblage hétéroclite. Il est dégoûté : il en a horreur, mais c’est un spectacle dont il n’a pas l’habitude, et qui le fascine. Cette trop grande fille, à la poitrine plate, ne l’attire plus particulièrement en dehors de sa blondeur et d’un visage avenant. Elle a perdu ses atours. Il a été trompé par ce qu’il avait imaginé d’elle avant de la voir nue.

Marie est à sa disposition. Pourquoi ne la prend-il pas ? Pourquoi ne bouge-t-il pas ? Elle attend, n’ayant plus qu’à attendre, commençant imperceptiblement à trembler, à force de se contenir.

 

— Vous voudrez bien m’excuser, Mademoiselle. Vous allez être déçue, mais je suis incapable de faire ce que vous souhaitez. Ne m’en veuillez pas. Votre corps évoque pour moi celui d’un garçon. Je ne suis pas pédéraste. Il est préférable de vous rhabiller.

 

Marie, concentrée sur sa ferme détermination à se donner sans qu’apparaissent de réflexes de rejet, n’avait pas prévu la dérobade du professeur. Elle n’a pas encore très bien compris ses motifs.

 

— Pourquoi m’avez-vous sollicitée, Monsieur le professeur ?

— Vous êtes très élégante, Mademoiselle. J’avais envie de vous. Habillée, vous êtes splendide. Nue, vous décevez. D’habitude, avec d’autres, c’est le contraire, et je croyais qu’il en serait de même avec vous. Si vous vous étiez contentée d’enlever votre culotte, j’aurais probablement fait l’amour avec vous. Ce n’est plus possible maintenant.

 

Marie comprend ce qui n’a pas marché. Elle veut en être sûre.

 

— Est-ce ma poitrine qui est en cause ?

— Oui, Mademoiselle, ainsi que votre taille d’homme et votre indifférence aux préliminaires. Je ne vous vois plus en femme.

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Marie déplore de ne pas avoir été en mesure de tester ses réactions de contact. Mais ce problème est devenu mineur comparé à ce qu’elle vient de comprendre. Elle a été rejetée. Elle n’est pas considérée comme une femme à part entière. Sa poitrine, avec les faux seins, la tourmentait déjà. Est-elle anormale ? Un homme pourra-t-il l’aimer un jour ? Elle doute désormais profondément de sa féminité. Elle n’en veut pas au professeur. Elle devait s’attendre à ce qu’il se comporte ainsi. À sa place, elle aurait probablement réagi de la même façon. Elle doit en prendre son parti. Son physique n’est pas attractif.

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Le professeur cesse ses avances. Marie ne s’offre plus à cet homme. Les notes restent près de la moyenne.

En attendant les résultats de l’examen écrit final, Marie se demande ce qu’elle va faire si elle n’est pas reçue. Elle décide de continuer une année, consciente de pouvoir encore progresser. Marie constate quand les résultats sont affichés, qu’elle apparaît la dernière dans la liste.

* ° * ° *

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Marie est apaisée de ne plus avoir l’obsession de cet examen, et un peu dérangée d’avoir à quitter un professeur qu’elle continue d’aimer légèrement. En trois ans, elle s’était habituée à lui. Par contre, ce qu’il a dit, la fait réfléchir. Serait-elle affreuse au point de repousser les hommes par sa taille et sa poitrine ? Déjà, à l’Académie, elle avait eu des doutes de ce qu’elle pouvait inspirer aux hommes en se dénudant. Jamais elle n’avait obtenu ces réflexes si révélateurs auprès des modèles masculins. Pourtant, elle avait souvent essayé. Deux ou trois fois, elle avait cru y parvenir, mais elle avait alors constaté qu’une autre fille venait la rejoindre. Les réflexes n’étaient pas pour elle. Elle avait fini par considérer que c’était bon pour être tranquille. Les faux seins n’avaient pas provoqué non plus de regain d’attrait pour elle, mais tous savaient à l’Académie comme elle était faite. Est-elle si affreuse à voir au naturel ? Un homme pourrait-il l’aimer un jour ? Pourtant, Paule et les femmes en général n’ont pas l’air de la trouver anormale. Son père aimait la regarder. Mais un père voit-il sa fille comme les autres ? Il y avait aussi André, qui lui avait dit qu’il l’aimait. Mais était-ce à travers Claire ? Elle aurait voulu le savoir. Elle aurait dû se donner à lui, pour lever l’ambiguïté. C’était facile. Elle aurait su. Avec le professeur, elle était légèrement réticente. Elle le reconnaît. En lui expliquant ses réflexes de répulsion, elle l’aurait peut-être décidé ? Mais les choses se sont passées normalement. Il n’a pas voulu d’elle. Il a eu raison, car il n’aimait pas ses seins, et c’est son droit le plus strict. Ils ont tous les deux respecté la liberté de l’autre. Avec André, ce serait allé plus loin. Il l’aimait, malgré sa poitrine. C’est son rayon de soleil.

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Marie est-elle vraiment une femme ? Est-elle normale ? Pour en avoir le cœur net, sur une suggestion de Paule qui a constaté l’usage de diaphragmes, elle va consulter une gynécologue. Elle ne dit rien de ce qui la fait venir. Elle se fait visiter comme toutes les femmes qui défilent là, en laissant croire qu’elle a une vie sexuelle active, ce dont la spécialiste est persuadée. Elle se renseigne pour savoir si elle a des pertes, des douleurs pendant les rapports sexuels, et si elle a déjà eu des maladies vénériennes. Elle la met en fiche. Les organes sont en place, parfaitement fonctionnels. Elle lui dit qu’il vient d’arriver des pilules miracles qui simplifient la vie des femmes, et elle lui en prescrit. Marie la questionnant sur le stérilet, elle lui dit qu’elle en pose, mais de préférence aux femmes ayant déjà des enfants, et l’évite avec les nullipares. Elle lui préconise d’utiliser des préservatifs, si son partenaire y consent, et des spermicides. Elle tâte les minuscules amorces de seins, sans rien dire. Bilan satisfaisant. Marie demande si ses seins vont pousser. C’est non. À son âge, elle est adulte ; c’est fini. Elle restera comme cela, même si elle a des enfants. Elle ne pourra pas allaiter, mais cela a moins d’importance qu’autrefois, les nourrices étant remplacées par le biberon et le lait en poudre. Comme Marie a des rembourrages, le problème esthétique est réglé pour l’entourage. Si Marie ou son conjoint ne supportent pas, ils doivent consulter un psychiatre. Elle conseille de revenir de temps en temps pour surveiller et déconseille le recours à la chirurgie esthétique qui ne donnera pas la possibilité d’allaiter. Le rembourrage lui semble plus satisfaisant, et le sien est réussi. Marie est en accord complet. Elle est rassurée sur son sexe. Se marier est possible. Pour l’apparence, elle sait qu’habillée avec les faux seins, elle est acceptable, mais nue, elle fait l’unanimité des hommes contre elle. L’avantage est qu’elle n’est pas dérangée quand elle se dénude, ce qu’elle a amplement vérifié à l’Académie où les autres filles se plaignaient. Comme elle ne souhaite plus attirer d’autre homme que celui qu’elle aimera, elle estime que cette poitrine est un don du ciel qui éloigne les indésirables. Elle raye nullipare de son carnet, en ayant compris le sens. Elle le vérifie malgré tout dans un dictionnaire récent.

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Marie réfléchit. Le professeur lui a donné l’examen. Sa place de dernière montre qu’il lui a fait une faveur, car chaque jour, elle trouve des fautes nouvelles dans son travail. Elle n’est pas encore au niveau voulu, pas tout à fait digne d’avoir été reçue. Elle se promet de continuer à progresser, en utilisant les méthodes du professeur, de façon à mériter sans contestation de l’avoir obtenu. Ainsi, elle n’aura plus l’impression d’avoir bénéficié d’une faveur, la contrepartie de celle qu’il a eue d’avoir contemplé ses seins inexistants.

Marie doit-elle à l’avenir continuer à tromper les hommes sur son physique avec ses faux seins ? Sans eux, le professeur ne l’aurait pas sollicitée, et elle serait moins dérangée à la faculté. Elle est tentée de ne plus jamais les mettre. Mais sa beauté, même factice, est son gagne pain, à elle et à Paule. À la réflexion, la beauté est désagréable, mais non répréhensible. Elle la supporte dans la vie courante, et se sent moins marginale, plus femme. Le professeur ne lui en a pas voulu de s’être trompée sur elle, et elle ne lui en veut pas non plus. Il lui a ouvert les yeux. Elle sait maintenant ce qu’elle est et ce que vaut son physique. Elle n’est plus disposée à se proposer à un autre homme aussi légèrement. Elle avertira qu’elle a des faux seins. Elle doit être sûre qu’il l’aime au naturel, comme André. Elle se ferme à l’amour qui ne veut pas d’elle, devenant progressivement vieille fille.

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Quand elle était au lycée, Marie est allée plusieurs fois en Angleterre dans des familles. Son père payait le séjour. Elle en a profité pour apprendre l’anglais parlé, mais elle n’a pas gardé de relations avec des gens attachés seulement aux revenus apportés par une pensionnaire peu chaleureuse. Quand son père est mort, elle a cessé d’y aller par manque de moyens. Elle a cherché comment y retourner sans dépenser beaucoup. Devenue étudiante, elle a fini par trouver un emploi dans un hôtel. Chaque année, elle y va pendant les vacances d’été et arrive ainsi à entretenir son anglais.

L’hôtel qui l’a embauchée est un immense établissement de grand luxe, à personnel pléthorique en temps normal, mais nécessaire au moment des coups de feu. Il affiche des prix dissuasifs pour les non-nantis. En annexe, des salles de jeux, de réunions, des salons et une boîte de nuit, attirent la clientèle, ce qui contribue à remplir les chambres, les bars et les restaurants.

Marie n’est pas affectée immédiatement à un service précis. On l’endoctrine pour lui faire comprendre que le client est roi, qu’il a tous les droits à condition de payer, qu’elle doit être à son service, et même aller au-devant de ses désirs. Elle est observée et notée dans ses différents postes, principalement en fonction de ses réactions vis-à-vis des clients. On lui confie des tâches diverses, qui vont du ménage aux permanences de nuit, en passant par la plonge à la cuisine et la distribution des petits déjeuners. La paye n’est pas lourde, mais permet de rembourser le voyage. Elle est nourrie et a un lit dans une pièce minuscule sous les toits. Elle a son mot à dire sur le poste qu’elle préfère. Elle n’est pas du tout attirée par le bar, répugnant à servir de l’alcool. Dans la boîte de nuit, c’est encore pire, car à l’alcool s’ajoutent les pratiques douteuses des drogués. Elle assimile la danse à de la gymnastique, ce qui a priori ne lui déplairait pas, mais il y a trop de contacts. Quant au spectacle, voisin de celui de l’Académie s’il était statique, il tourne à une frénésie qui la déconcerte. Elle s’en détourne. Les salles de jeu ne l’emballent pas, car il y a aussi un bar. Il lui reste le restaurant, l’accueil, le nettoyage et le service des chambres.

Marie rencontre le problème des pourboires. Elle n’apprécie pas que pour un service donné, il en résulte une rétribution variable. Si elle est trop forte, c’est un cadeau, mais un cadeau dangereux pouvant appeler un service futur pas forcément acceptable. Il est difficile de refuser la pièce ou le billet que le client est prêt à donner, mais Marie refuse, ne voulant pas se lier par une acceptation. Elle n’est pas une mendiante, et son salaire lui permet de vivre. D’ailleurs, dans cet hôtel, les prix sont nets, ce que Marie interprète comme ne devant pas recevoir de pourboire. Le client est étonné du refus, mais il insiste rarement. La difficulté ne vient pas de lui, mais des autres serveurs, qui voient d’un mauvais œil Marie, car eux font la chasse aux pourboires et ils ne souhaitent pas que de mauvaises habitudes s’installent. La bonne méthode est d’attendre sagement que le client se décide, et de tendre la main au dernier moment, avec une légère courbette de remerciement. Marie comprend qu’il ne faut pas refuser. Elle ne refuse plus, mais elle s’éclipse à la fin du service, avant que le client ait eu le temps de lui imposer la rétribution. Ainsi, l’honneur est sauf. Comme souvent, elle n’est pas seule quand le service se présente, un autre se précipite avant elle. Elle parvient à éviter la majorité des pourboires, et elle reçoit dix fois moins que les autres.

Marie n’est pas à sa place. Son recrutement est une erreur, car elle n’est pas assez avenante pour les clients. Ses notes de présentation sont insuffisantes, et les filles qui ne sont pas belles ne font pas long feu. Elle n’a pas le physique de l’emploi. Ses jours à l’hôtel sont comptés : le contrat ne sera pas renouvelé, et on lui fait très vite savoir. Petit à petit, en en attendant la fin, elle se spécialise dans les tâches que les autres délaissent. Elle répond au téléphone et se complaît dans la paperasse de l’accueil. Elle s’occupe de la distribution des chambres, planifie, facture, et remplit les fiches. Les soirs de pointe, quand la boîte de nuit est bondée, les couples demandent des chambres, et l’hôtel est vite complet. Marie est sur la brèche. Les entraîneuses doivent cesser de recruter les amateurs ou d'occuper indûment les chambres non remises en état. Marie, éprise de propreté, réprouve ces agissements. Elle voit comment sont les chambres quand les clients la rendent. Les toilettes sont repoussantes, les draps sont tâchés, des détritus parsèment les moquettes. Elle réclame et obtient, en heures supplémentaires, la création d’une équipe de femmes de ménage pour ces nuits chargées. Elle réserve les chambres les plus accessibles aux entraîneuses, et les fait nettoyer dès qu’elles sont libérées, inspectant systématiquement pour s’assurer que tout est impeccable. Les chambres servent ainsi plusieurs fois dans la nuit, à la satisfaction générale. Les entraîneuses sont ravies de pouvoir multiplier leurs profits, et le taux de remplissage dépasse allègrement 100%. Marie devient une sorte de chef d’orchestre de l’hôtel. Ses patrons ne s’y trompent pas : ils apprécient son travail, qui est habituellement le leur. Ils lui confient toute la responsabilité à l’accueil. Malgré son peu d’attrait, son incapacité à attirer les clients, elle est devenue l’exception indispensable. D’année en année, sa place est réservée.

À la plaque tournante de l’accueil, Marie s’occupe de tout, répondant objectivement aux clients et s’efforçant de les contenter. En ce lieu, nombreux sont ceux qui souhaitent des rencontres. Les isolés viennent s’informer. Comme il y a des demandes des deux sexes, Marie organise les liens discrètement. Elle apparie de son mieux, comme Olga qui aidait Claire. Les employés de l’hôtel sont mis à contribution. Ils sont manifestement recrutés pour répondre aux sollicitations, en plus du service classique qu’ils doivent rendre. Marie, au cœur du système, informe du tarif normal et arrange les rencontres. Elle ne s’offusque pas, car il n’y a pas de mafia exploiteuse, pas de pression incitatrice, en dehors du recrutement abondant d’employés jeunes et libres par la direction, les plus prêts à se vendre, et les plus demandés. Elle trouve normales les relations sexuelles, même si elles le sont en contrepartie d’un avantage comme l’argent, dans la mesure où il y a accord entre les participants. Elle pourrait refuser de s’en occuper ou fermer les yeux, mais elle estime qu’il est préférable d’accorder les gens entre eux, plutôt que d’assister à la pagaille de l’arrangement des rencontres qu’elle a entrevu à son arrivée. Elle s’applique à conseiller et à orienter au mieux toutes ces personnes libres de leur destin.

Avant que Marie arrive avec ses faux seins, elle était ignorée des clients en tant que femme. Désormais, ayant accédé à un niveau de beauté que les hommes apprécient, elle reçoit des tapes sur les fesses, des palpations diverses et des invitations plus ou moins directes, ce qui est loin de l’étonner, car c’est monnaie courante avec les autres. Le phénomène est le même que celui qu’elle constate à la faculté : l’intérêt des hommes pour elle augmente avec la taille de sa poitrine. La différence vient de ce qu’à la faculté, elle peut s’offusquer, à l’image des autres filles, et éliminer la répétition de ce genre d’attouchement. À l’hôtel, c’est différent, car l’attitude du personnel n’est pas la même. La consigne est de satisfaire au maximum les clients, en leur rendant tous les services possibles et en facturant à un tarif connu, mais élevé. Se faire un peu tripoter est habituel. Indisposer le client en le rembarrant est mal vu. Marie ne peut se permettre de les empêcher d’avoir un avant-goût de ce qu’ils réclament. Elle réfrène ses réflexes de rejet, et tolère ces familiarités, comme les autres. Forcée, elle l’accepte, mais l’évite, contrairement aux provocations de plusieurs de ses collègues.

Marie minimise le problème jusqu’à ce qu’une employée du bar, envoyée porter un plateau dans une chambre, se fasse accrocher par un client et vienne se plaindre après coup de n’avoir pas été prévenue, car elle a opéré sans protection. L’employée la frappe à la figure avec les billets qu’elle a reçus avant de les faire mettre au coffre. Marie est profondément ennuyée. Les clients réclament des femmes, et ils viennent à l’accueil en demander quand ils n’en récoltent pas directement dans la boîte ou au bar. Elle les oriente vers celles qui sont prêtes à y répondre. La police de l’hôtel protège contre une exploitation possible par une mafia. Sachant qu’elles ne seront pas dépouillées, et le tarif étant élevé, les candidates sont nombreuses parmi les femmes de ménage et les serveuses. Il y en a toujours de disponibles et elles se disputeraient presque pour être choisies. Les rencontres ne sont pas toutes commencées par l’accueil, loin de là. Ceux qui sont initiés aux habitudes de l’établissement s’adressent directement à une personne de l’hôtel, car ils savent que la réponse est presque automatiquement favorable, à condition de payer. Le guichet de la banque est là pour déposer les valeurs à l’abri, en plus des coffres. L’employée en question est une volontaire occasionnelle. Ce sera sans conséquence, mais Marie se sent coupable, car quelques jours plus tôt, le client lui a réclamé une femme. Alors, elle l’a proposée au milieu d’une brochette, et il a fixé son choix sur une autre. Elle n’a pas averti l’employée de cette démarche, d’où son légitime mécontentement, car elle a été prise de court. Marie aurait dû envoyer un garçon au lieu de la fille pour ne pas tenter le client.

Presque tout le personnel féminin de l’hôtel fait partie des volontaires. Marie a connu très vite les professionnelles. Elle a repéré des occasionnelles progressivement, et même celles qu’elle ne soupçonnait pas le sont, cédant aux pressions et à l’attrait financier quand cela se passe discrètement. Les quelques serveurs ont un rôle symétrique auprès des clientes, et ils recherchent les dames fortunées. On dit oui au client quand on s’embauche dans cet hôtel. Le satisfaire est facile quand il se laisse guider. Mais que faire s’il désire Marie ? Elle est l’exception, la seule qui se refuserait, alors que la plupart des habitués savent qu’ils peuvent choisir et ne s’en privent pas. Tout leur est permis. Comme rien n’était écrit dans le contrat d’embauche à ce sujet, Marie n’y a pas fait attention, mais l’endoctrinement du début allait dans ce sens, ainsi que le renvoi annoncé. La direction recrute des jolies filles et des beaux garçons, et elle est dans le lot parce qu’elle est jeune, célibataire, française, et sa photo retouchée dans le sens de la beauté était à son avantage. Ce qui ne convient pas est vite éliminé. Elle se rend compte rétrospectivement que, depuis qu’elle a changé sa silhouette, elle a manqué plusieurs fois de subir le même sort que l’employée mécontente. La mésaventure n’est pas isolée avec les clients qui se servent sans vergogne, et qui, quand ils sont saouls, s’adressent à la première venue. Son aversion du pourboire l’a sauvée, faisant avorter des tentatives d’accrochage.

Transitoirement, Marie prend peur et en a des sueurs froides, car elle ne se protège pas du tout. Le service au client va au-delà des familiarités, et elle en est maintenant convaincue. Elle a été recrutée pour l’assurer, mais elle est libre de démissionner. Que faire ? Le métier est périlleux, mais elle y a pris goût. Elle ne démissionne pas, estimant que le sacrifice improbable qu’elle aurait à subir est compensé par le plaisir que lui procurent ses responsabilités à l’accueil. Les femmes qui sont autour d’elle étant capables de se sacrifier, elle ne se sent pas inférieure. Ce serait une expérience qu’elle ne souhaite pas, mais elle la tolérerait, car Paule susurre toujours de faire quelques essais, que c’est instructif et peu risqué avec la contraception. C’est une occasion, bien que mauvaise. Calmée après réflexion, elle redouble de prudence, évitant les situations potentiellement risquées, mais en cas de coup dur, elle décide de se soumettre, et ne pas déroger aux habitudes de la maison.

Marie a beaucoup réfléchi à l’exemple de Claire qui s’est donnée pour de l’argent. Les femmes qui l’entourent font de même. Sont-elles plus critiquables ? Elle ne le pense pas. La barre est seulement mise moins haut. Au lieu de la dette exceptionnelle, elles ont à faire face à des besoins plus quotidiens. Elles ont trouvé ce moyen de vivre mieux, et en ont fait un métier. Cet hôtel n’est qu’un lieu privilégié, où l’offre est la demande s’équilibre, sans perturbation par des exploiteurs. Tout peut s’y dérouler dans le calme. Il y a quelques heurts dont elle a l’écho, mais ils ne sont causés que par des désaccords analogues à ceux qu’a connus Claire. Deux personnes ont souvent du mal à vivre ensemble. Marie peut-elle trouver avantage à ce milieu privilégié ? Elle n’a jamais vu autant d’hommes disposés à l’amour. Elle se sent capable de les attirer, avec ses faux seins et en se maquillant. Mais pourquoi le ferait-elle ? En dehors de la curiosité d’une première relation, il n’y a que l’argent pour la motiver, car elle doute qu’il puisse en résulter un amour durable. Marie ne crache pas sur l’argent, mais elle ne le jette pas par les fenêtres. Elle ne dépense que le strict nécessaire, mais elle se constituerait volontiers un matelas de précaution. Doit-elle se donner pour cela, et profiter des facilités du lieu, à l’exemple des autres ? Va-t-elle se prostituer ? Elle se tâte, mais la réponse est non, car trop de choses s’y opposent. La saleté des chambres lui fait augurer de la saleté des hommes qui la crée. Cela la révulse. Les comportements, dont lui a parlé Claire, l’inquiètent. Elle se ferait malmener. Elle juge que c’est trop aventureux. Il faudrait qu’elle aime, et pour aimer, il faudrait qu’elle connaisse parfaitement le partenaire et qu’il soit comme André, ce qui n’est pas près d’arriver. Il n’y a qu’en cas d’accrochage qu’elle se plierait à la loi de l’hôtel, pour ne pas déranger, ne pas provoquer de réclamation.

Marie fait son possible pour éviter les hommes qui lui répugnent. Quelques-uns lui déplaisent moins que d’autres ou sont à la limite de l’acceptables. Cependant, il serait bon qu’ils l’aiment telle qu’elle est, et même sous son plus mauvais jour. Un caméléon sait s’adapter à l’environnement. Elle est capable d’augmenter sa beauté, mais aussi de la diminuer. Elle cesse d’avoir la coquetterie de se présenter à son avantage. Surmontant son dégoût pour le maquillage, elle l’utilise pour s’enlaidir, car elle a retenu la leçon des peintres qui la transformait en horreur. Elle rejette la beauté factice des faux seins en les rangeant au placard et pince ses vêtements pour retrouver sa poitrine plate dissuasive et son allure garçonne. Elle passe ainsi au-dessous de l’état naturel antérieur qui n’excitait pas les hommes. Réaliste, elle prend toutes les précautions. Elle sort le paquet préparé par Paule et utilise les diaphragmes comme assurance complémentaire. Elle les remplace par la pilule contraceptive, dès qu’elle est disponible, et garde sur elle des préservatifs qu’elle cherchera à imposer. Le tarif, bien que confortable, n’est pas assez élevé pour qu’il l’attire. Avec un éventuel rapport subi et sans suite, tel qu’elle le prévoit, elle prendrait le tarif pour ne pas se singulariser. Il faudrait une raison impérieuse pour qu’elle se donne pour de l’argent, comme celle qui a motivé Claire. Elle trouve absurde que les plus prostituées de l’hôtel dépensent immédiatement ce qu’elles ont gagné, ce qui les oblige à se vendre continuellement, mais il est commode de les utiliser. Comme une tenancière de maison close, elle gère efficacement ses volontaires, et elle les dresse instinctivement en rempart contre l’avidité des hommes à son égard.

Marie étudie dans cet hôtel l’organisation de l’exploitation des vices. Ils n’y sont pas tous. Il y manque en particulier la violence, remplacée par la pression de l’argent. Marie préfère l’argent à la violence. Elle sait résister à l’un et pas à l’autre. Elle réprouve les vices, et s’en méfie, mais le spectacle de tous ces gens qui s’y adonnent la fascine. Elle n’imaginait pas que les hommes puissent êtres si faibles, aussi nombreux à êtres esclaves de leurs drogues ou de l’argent. Ceux qui vont à la boîte de nuit, au bar, au fumoir ou aux salles de jeu lui font pitié. En comparaison, le commerce du sexe lui semble plus anodin, moins dégradant, car résultat d’un accord entre participants, sans aucune exploitation par des tiers, et finalement naturel. Les fiches attribuent à ces gens des professions diverses. Toutes ces personnes sont certainement respectables dans la vie courante. Pourquoi ont-elles besoin de vernir dépenser leur argent dans ce lieu, alors que Marie n’en voit pas la nécessité ? C’est pire que la peinture ou le tricot inutiles. Elle se sent différente, mais ne le manifeste pas. Elle reste à son poste, faisant passer son intérêt à se mêler à ce milieu, avant sa sécurité, car comprendre les hommes est important, et pas seulement en apprenant la langue. Elle a un bon observatoire à l’accueil et elle y est protégée par un comptoir sécurisant.

Chaque année, Marie revient à l’hôtel, et cherche toujours ce qui peut motiver le déraisonnable comportement humain. Elle n’aura pas l’occasion d’exercer ses talents amoureux : les hommes ont un vaste choix, et préfèrent les belles, sélectionnées spécialement pour eux. Elle serait la dernière à être choisie. Elle sait qu’en mettant son bustier et en s’arrangeant, elle attirerait l’attention. Elle ne le met pas. Tant pis pour les hommes : elle s’en passe.

Marie pourrait douter de la valeur de l’humanité, mais elle a les exemples de Claire, d’André et de Paule, qui la réconcilie avec elle. Elle voudrait ne vivre qu’au milieu de personnes comme celles-là.

L’expérience de Claire, de l’hôtel, et l’âge, mûrissent Marie. Comme jeune étudiante, elle était assez insouciante, n’ayant jamais eu de coup dur. Elle se remémore tout ce qu’elle a fait. Plusieurs fois, elle s’est isolée avec des garçons et rien ne lui est arrivé, mais c’était à l’époque de la poitrine plate. Les garçons l’ont dédaignée. De son côté, elle ne les cherchait pas, mais elle a maintenant conscience de ses imprudences. Elle a joui d’une grande liberté sans que rien de fâcheux ne lui arrive. Si elle avait eu la beauté de Claire, elle se doute de ce qui se serait passé. Marie sait ce qu’elle doit faire pour être belle ou laide, attractive ou repoussante. Loin du danger certain de l’hôtel, Marie, la plupart du temps, arbore les faux seins, ne se maquille pas, et ne prend pas la pilule. Sa beauté est augmentée du côté de la poitrine, et elle peut encore être accrue par le maquillage. Elle évalue les risques. Ils existent de temps en temps, en particulier quand elle se trouve mêlée à des groupes d’étudiants pour des activités communes. Il n’est pas question pour Marie de cesser ces rencontres pour annuler le risque. Elle a les mêmes réactions libertaires que la mère de Claire, le même désir de pouvoir aller où elle veut, mais heureusement sans conséquences importantes. Comme à l’hôtel, elle se protège par la contraception préventive, par la pilule pour les périodes longues, et avec du spermicide plus ponctuellement. Méfiante sans doute à l’excès, elle a toujours des tablettes qu’elle introduit subrepticement quand elle croit que la situation l’exige. Elle se résignerait à subir un garçon, sachant qu’il ne la féconderait pas. Elle se sent incapable de se battre en faisant mal pour l’éviter. Elle utilise abondamment les facilités de ce que lui procure Paule, et plus le risque est grand, plus elle diminue sa beauté. Avec les étudiants, lors des sorties ou réunions qui tournent à la fête, elle se maquille négativement. Elle poursuit sur la voie médiane, celle du caméléon féminin peu visible. Ainsi, aucun garçon ne s’en prend à elle. Elle ne dit rien à Paule de ce qu’elle a découvert pour ne pas l'inquiéter, mais Paule qui renouvelle les contraceptifs est persuadée que Marie a une vie sexuelle, certes, irrégulière, mais non nulle.

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5 Marie, Paule et Zoé

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Marie est patiente. Rassurée par la gynécologue sur ses capacités féminines, elle pense que l’amour viendra naturellement un jour et qu’elle n’a pas encore rencontré l’homme de sa vie. Il faudrait qu’elle en trouve un qui l’accepte comme elle est, et qui lui plaise. Elle a de l’espoir ; elle a déjà rencontré André qui lui aurait convenu et qui acceptait ses seins. Elle a confiance dans l’avenir, et si l’amour la travaille malgré tout, c’est modérément. Les élans qu’elle a eus vers André, et dans une moindre mesure vers le professeur, ne se renouvellent pas vers d’autres hommes de façon durable. C’est Paule qui, maintenant, s’inquiète pour elle. Autant, quand Marie était plus jeune, elle la mettait en garde, autant, la voyant prendre de l’âge, elle l’incite à chercher.

Le temps qui passe doucement n’est rompu que par une initiative de Paule. Elle va voir un jour une agence de photos et demande s’il est possible de monnayer des photos de Marie. L’agence est intéressée. Elle propose de diffuser quelques photos chez ses correspondants pour voir s’il y a des clients. Pendant trois mois, rien ne se passe, puis une demande vient du Japon pour faire venir une série sur des robes. Un magazine publie la série. Cela déclenche d’autres demandes, pour des présentations de robes, mais aussi des maillots de bain et même des nus. Les prix des clichés montent à un haut niveau. Paule répond à la demande avec son stock. Pour les nus, Paule n’en a pas. Elle hésite à en parler, mais le tarif est suffisamment élevé pour qu’elle se décide. Le sacrifice n’est pas grand pour Marie qui se souvient de ce qu’elle faisait à l’Académie. On est en 1970, et elle a déjà 27 ans, mais sa silhouette n’a pas changé. Elle entre dans toutes ses robes ajustées, et rares sont ceux qui lui donnent son âge. D’ailleurs, dans les concours de beauté, qu’elle pratique encore épisodiquement quand ils se déroulent près de chez elle, elle rivalise avec les plus jeunes, aidée en cela par Paule qui la prépare soigneusement et cache son âge. Marie accède au désir de Paule. Le photographe a l’habitude, et Paule accompagne Marie pendant les prises de vue. Elle n’a pas mis les faux seins, car sans vêtements, comme elle ne les colle pas, ils ne tiennent pas sans bretelle et ils sont visibles à la jointure. Elle réalise ainsi une série de nus qui sera envoyées dans plusieurs pays, mais, si les photos des robes et des maillots se révèlent être une mine d’or, les nus sont un échec cuisant. Refus quasi général. Marie y voit la confirmation de la laideur de sa poitrine. Elle n’a pas sur ces photos les appas qui captivent les hommes. Malgré sa taille, elle fait fillette à peine formée quand elle n’a plus l’aide de la prothèse. Elle ne séduit que par ses cheveux, la régularité de ses traits, ses dents splendides, son air innocent, son habileté à poser et les retouches du photographe. L’échec est largement compensé par le revenu des photos habillées. Paule ouvre des comptes dans plusieurs pays. Elle n’a jamais vu autant d’argent affluer. Cette manne dure plusieurs années. Dans de nombreux pays, surtout en Asie, ils ne se lassent pas de la silhouette habillée de Marie qui incarne pour eux une grande élégance. D’autres pays, dont la France, ne s’intéressent pas à elle. Paule ne s’en plaint pas : elle n’aime pas le vedettariat. Elle préfère gérer dans le calme. Elle dit à Marie que ses photos se vendent bien, mais celle-ci ne cherche pas à savoir combien elle gagne exactement. C’est pour elle un revenu transitoire, utilisable en cas de coup dur, mais qui n’assure pas l’avenir comme le travail qui s’annonce.

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Les études de Marie se terminent. Elle se concentre sur les concours d’anglais de l’enseignement secondaire. Elle réussit à l’agrégation à 29 ans. Elle obtient un poste de professeur au lycée Sud, assez près de chez elle en 1972, et va enseigner. Elle pose encore pour les publicités, mais elle demande à Paule de les limiter, car son travail va l’occuper beaucoup. Il y a des cours à préparer, des copies à corriger. La pose passe au second plan. Marie fait remarquer à Paule qu’elle va bientôt toucher sa retraite et qu’elles n’ont plus à s’en faire, avec leurs revenus assurés et réguliers. Pourtant, Marie est toujours sollicitée : l’âge n’a pas de prise sur elle et sa beauté blonde, son élégance, charment plus d’une femme à travers le monde, sans que dans la vie courante, elle se fasse remarquer.

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Marie va avoir à s’occuper de ses élèves. Paule a conscience qu’elle n’est pas douée pour garder des enfants, qu’elle peut se faire malmener. Avant le premier cours, elle évoque le problème.

 

— Dis-moi, ma petite fille. Comment vas-tu faire pour enseigner ?

— J’ai préparé des modèles de leçons, dit Marie, suivi des stages pédagogiques. Je sais enseigner.

— Tout cela, sans s’occuper de discipline, dit Paule. Comment vas-tu faire pour être respectée, ne pas être chahutée ?

— Si j’enseigne bien, je ne serai pas chahutée. Les élèves m’écouteront. À moi de toujours faire des leçons-modèles.

— Tu te fais des illusions, ma petite fille, professeur-modèle d’élèves qui ne le sont pas. Souviens-toi de ton expérience avec les enfants de Robert.

— Oui, dit Marie. Ce n’était pas mes élèves. C’est différent.

— C’est vrai, ils ont tout de suite compris qu’ils pouvaient t’attaquer, dit Paule. Tu vas en trouver plusieurs de ce genre dans chaque classe. Ils vont te tâter, essayer de t’agresser. Tu connais le résultat. Tu seras leur tête de turc. Tu es obligée de réagir si tu tiens à ce que ton cours-modèle ne se transforme pas en foire.

— Crois-tu que c’est ce qui arrivera ?

— Si tu ouvres seulement tes grands yeux comme actuellement, j’en suis sûre.

— Que faire ?

— Réagir sans attendre, dit Paule. Es-tu capable de juger tes élèves ?

— Oui, dit Marie. Je sais noter les devoirs.

— Bien, mais peux-tu évaluer leur comportement ?

— Savoir s’ils font des choses anormales ?

— Oui, dit Paule. Comme ce que faisaient les enfants de Robert ?

— Je ne suis ni aveugle ni sourde, dit Marie.

— Es-tu capable de répondre du tac au tac à un élève qui t’agresse, de lui donner une gifle au besoin.

— Je ne suis pas capable de donner une gifle comme tu le fais. Je ne bats pas les enfants.

— C’est bien ce que je craignais, dit Paule. Tu pars à l’abattoir si tu ne réagis pas. Tu dois punir impérativement les élèves qui le méritent, t’imposer à eux. Il faut t’y préparer ?

— Comment s’y prendre ? Je ne vais pas gifler.

— Autrefois, quand les maîtres donnaient eux-mêmes des punitions corporelles, tu n’aurais pas été à la fête, ma petite fille incapable de brutalité, incapable de punir directement. Heureusement pour toi, l’organisation de l’enseignement a changé. Au lycée, ce n’est pas toi qui punis : c’est l’administration. Tu t’imposes par son intermédiaire. Tu as à juger, à bien juger. C’est difficile de bien juger, plus difficile que de gifler. Sauras-tu juger ?

— Pour moi, dit Marie, c’est plus facile que de gifler.

— Alors, tu es sauvée, dit Paule. Tu communiques aux élèves la liste de tes peines pour qu’ils ne soient pas surpris, de la petite retenue, du devoir supplémentaire jusqu’à l’exclusion. Tu les doses bien. Si tu es juste, ni tendre, ni sévère, si tu n’abuses pas de ton pouvoir en sanctionnant à tort et à travers, si tu ne prends pas en traître, tu seras respectée tant que ton enseignement sera bon. Cela te convient-il ? Pas d’incohérences dans les punitions, et sois ferme. Tu n’auras pas à gifler, mais sois vigilante.

— Je comprends, dit Marie. Merci ma petite maman. Je vais faire très attention à ne pas commettre de faute.

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Marie applique la recette, sans élever la voix pour se faire respecter. Ce n’est pas elle qui va crier : elle ne crie jamais. Elle veille à ne rater aucune faute de conduite, sachant que ce serait sa perte si elle la négligeait. La discipline, toujours la discipline, pour ne pas se faire déborder. C’est sa hantise. Elle sait qu’elle est fragile. La volonté vient au secours du naturel. Elle se force, se forge une carapace de dureté, et souffre intérieurement d’avoir à punir, même indirectement. Elle est ferme pour le bien de sa classe, et apparemment insensible. L’avis de punition arrive comme un couperet, figeant le coupable, et provoquant un grand calme général. Elle n’est pas chahutée. Les escarmouches se limitent généralement à quelques cas en début d’année scolaire, mais les peines qu’elle inflige lui font plus de mal qu’aux coupables, surtout quand elle sévit pour montrer l’exemple : elle plaint en pensée celui sur qui cela tombe. Les élèves la trouvent froide, distante, reconnaissent qu’elle est juste, et acceptent les sanctions, jamais disproportionnées. C’est un professeur efficace, qu’ils finissent par aimer après l’avoir craint. Il est rare qu’elle ait à punir plus de quelques fois dans l’année. Elle est d’une neutralité exemplaire, ne favorisant jamais aucun de ses élèves. Ses notes sont moins sévères que celles que donnait le professeur dont elle reconnaît qu’elle lui est redevable d’être parvenue où elle est, mais elle n’hésite pas à en mettre des mauvaises quand c’est justifié. Elle applique ses méthodes. Elle aime sa classe globalement, car elle se méfie des réactions individuelles imprévisibles, des contacts trop rapprochés avec ces demi-inconnus à qui elle enseigne. Elle trouve cependant dur d’avoir à se méfier constamment, d’être toujours sur ses gardes, d’avoir à surveiller les écarts des enfants. Son travail n’est pas une sinécure, mais elle apprécie d’être indépendante, matériellement libre. Elle ne le lâcherait sous aucun prétexte.

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Les photos et les vêtements deviennent encombrants, car Paule a systématiquement tout récupéré. Elle loue des pièces et même un garage à proximité pour les loger. Ce n’est pas très pratique ; tout est entassé. Quand Marie est nommée au lycée Sud, la collègue qu’elle remplace lui propose de la recommander à son propriétaire. L’appartement qu’elle abandonne est spacieux. Situé dans un immeuble de luxe, à cinq minutes du lycée Sud, elle le loue pour loger ses enfants, ses parents et ses beaux-parents. Paule et Marie visitent. Les pièces, hautes de plafond, sont dignes d’un château ; les chambres peuvent contenir plusieurs lits. L’ascenseur est moderne. Le gros défaut est l’unique, mais très grande salle de bains, dotée d’une grande baignoire, d’une douche, du siège de cabinet et de lavabos. Elle renferme ainsi tous les sanitaires. Sa collègue lui dit que ce n’était pas pratique avec ses parents, car ceux-ci ne voulaient pas être dérangés, et qu’il avait fallu instituer des heures de réservation. Accessoirement, elle lui révèle que le chauffage ne convient pas à ceux qui veulent toujours une fenêtre entrouverte, car les radiateurs sont alors insuffisants. Il paraît que l’air est filtré, sans pollens, mais quand il y a des fumeurs, l’aération n’élimine que lentement les odeurs. Il n’y a pas énormément d’amateurs pour ces logements, car les gens préfèrent des cabinets séparés avec plusieurs salles d’eau, et des pièces plus petites. Les loyers sont donc raisonnables. Paule fait la moue, mais pas pour les sanitaires ; il n’y a pas assez de place à son goût. Le propriétaire, accommodant, propose de mettre gratuitement à leur disposition l’un des deux appartements inhabitables du dernier étage, pour ranger les affaires encombrantes. Ils y montent.

Dans les étages inférieurs, il y a trois cages d’escalier avec ascenseurs pour accéder aux appartements, dont les plus petits sont de très vastes quatre pièces. L’étage supérieur, et l’avant dernier, passants au-dessus des deux cages latérales, sont desservis seulement par la cage centrale. L’appartement proposé étant au centre, monter au dernier étage est facile. Paule, très intéressée par ce dernier étage, demande pourquoi il est inhabitable. Le propriétaire explique que ces appartements du sommet de l’immeuble font son désespoir. Plusieurs fois, il a tenté de les louer à bas prix, et chaque fois, les locataires ont abandonné rapidement. C’est inchauffable. Il y a bien des radiateurs, de la même taille que dans les étages inférieurs, mais ils sont insuffisants. Il faudrait refaire l’installation et augmenter la puissance des chaudières. Les devis qui lui ont été présentés, sont tellement élevés, et le combustible à consommer en plus, est tellement cher, qu’il est plus rentable de ne pas louer. Paule et Marie ne sont pas frileuses. Elles ont vécu leurs années de vaches maigres sans chauffage, en s’habillant chaudement et en se couchant sous d’énormes édredons. Contre les radiateurs, il y aura de la chaleur, et le froid ne leur fait pas peur. Paul propose de louer au dernier étage.

Le propriétaire, ravi de trouver des pigeons qui désirent se faire plumer, accepte, à condition qu’elles s’engagent pour 3 ans au moins, avec un an d’avance sur le loyer, et qu’elles ne réclament jamais pour un problème de température. La surface habitable déclarée est limitée à quelques pièces, les autres étant considérées comme des annexes, à l’égal des greniers. En conséquence, le loyer et les impôts sont environ la moitié de ceux des beaucoup plus petits appartements du bas de l’immeuble, pareillement équipés en sanitaires et cuisines, mais disposant de deux à quatre fois moins de pièces. Comme Marie est seule avec Paule, et qu’elles cherchent principalement du rangement, cela devrait convenir. Il y a partout des placards. Marie est séduite par l’espace, ainsi que par la qualité des équipements. Paule observe que vu la surface, ce n’est pas cher, et qu’elle va être à son aise pour tout mettre. Les pièces enregistrées en greniers sont identiques aux autres. Elle voit aussi que l’appartement voisin, presque aussi grand, est libre. Encouragée par la modestie du loyer, elle pousse à l’adjoindre, disant qu’elle prend tout à sa charge sur les revenus des photos. Elle rêve d’avoir son espace bien à elle, avec les photos bien classées et des pièces où les vêtements ne seront plus entassés, mais rangés proprement dans les placards. Marie la laisse réaliser son rêve. Ils obtiennent la permission du propriétaire, de remettre en service une porte reliant les deux appartements de façon à ne pas passer par le palier pour aller de l’un à l’autre. Ils disposent ainsi de tout l’étage supérieur de l’immeuble, ont deux gigantesques salles de bains, deux cuisines, un accès privé à la terrasse qui est au-dessus, et deux grands garages, sans compter des stationnements, des caves et le vaste parc qui entoure l’immeuble. C’est immense, pas cher, et Paule est contente. Elles vont vérifier qu’il fait vraiment froid l’hiver. Elles s’en accommodent. L’été, la chaleur est étouffante quand le soleil donne sur la terrasse. Le rayonnement du plafond est intense. Alors, il est bon d’ouvrir les fenêtres et de se découvrir complètement pour supporter la température, quand on désire bouger un peu sans transpirer en abondance. Sauf pour se protéger du soleil, il est inutile de fermer les volets, car il n’y a pas de vis-à-vis pour s’offusquer.

* ° * ° *

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Leur femme de ménage ne veut absolument pas suivre Marie et Paule dans le nouvel appartement ; elle n’en a jamais vu d’aussi grand et elle est effrayée par la surface à entretenir.

Paule met une annonce dans le journal. Le lendemain, Marie a à peine démarré sa gymnastique matinale, qu’on sonne à la porte. Elle enfile en vitesse son peignoir et va ouvrir. Zoé, une très jeune fille sale et en habits loqueteux est à la porte. Elle n’a pas un aspect engageant.

 

— Que désirez-vous, Mademoiselle, dit Marie ?

— C’est pour l’annonce, dit Zoé. Est-ce bien ici qu’on cherche une bonne ?

— Oui, dit Marie. Tu me sembles bien jeune. As-tu déjà travaillé ?

— Non, dit Zoé. J’étais à l’école. Je cherche du travail.

— Depuis longtemps ?

— Depuis quelques semaines.

— N’as-tu rien trouvé ?

— Personne ne veut de moi.

— Que sais-tu faire ?

— Je sais lire et écrire, dit Zoé. Je suis surtout bonne en calcul.

— Sais-tu faire le ménage ?

— Je ne l’ai jamais fait, dit Zoé. Il faudrait me montrer.

 

Paule, qui est arrivée, voyant l’épouvantail qui parle à Marie, souffle à celle-ci de ne pas la prendre. Marie va se ranger à cet avis, mais elle se ravise. Elle a pitié de cette fille qui a un air de chien battu, et qui lui semble franche. Elle ne sait pas pourquoi, mais Zoé lui fait penser à Claire, bien qu’elle ne lui ressemble pas du tout. Une façon de parler, peut-être ?

 

— T’a-t-on enseigné l’hygiène à l’école, dit Marie ?

— Oui, Madame, dit Zoé. J’approuve l’hygiène.

— Pourquoi es-tu sale ? Aimes-tu la crasse, dit Marie.

— Je n’aime pas la crasse, dit Zoé, mais chez moi, il n’y a rien pour se laver.

— Ni douche, ni baignoire, ni lavabo ?

— Non, Madame, dit Zoé. Il n’y a qu’un robinet, en bas dans la cour, près du cabinet. Il n’y a pas de commodités.

— Je vois, dit Marie. Aimerais-tu en avoir ?

— Oui, Madame, dit Zoé. Je rêve d’un bain.

— Vraiment ? As-tu une objection à en prendre un ? Viens avec moi dans la salle de bains. Enlève tout pendant que je fais couler l’eau. As-tu déjà pris un bain ?

— Jamais, Madame.

— Entre dans l’eau, dit Marie. N’aie pas peur. Je mets ma main. C’est la bonne température. Plonge-toi bien... Mouille aussi les cheveux... Lève-toi. N’y arrives-tu pas ? Tu glisses ? Je vais t’aider. C’est un coup à prendre... Je suis toute mouillée. J’enlève ce peignoir qui m’encombre. On va tout savonner. Tu en as besoin... Si je frotte trop fort, tu le dis. Ici, c’est bien incrusté... Plonge-toi dans l’eau pour te rincer... Lève-toi toute seule. Assieds-toi d’abord. Mets tes pieds sous toi, ta main derrière et pousse pour te relever. C’est bien. Tu sais te relever en douceur sans faire de vague. Il y a encore un peu de crasse. Je te savonne encore une fois... Rince-toi... Montre le résultat... Tourne... Tu es maintenant aussi propre que moi. Tu as meilleur aspect. Essuie-toi... On va couper les ongles avec les petits ciseaux... Es-tu droitière ? ... Donne ta main droite... Fais la même chose à gauche et aux pieds... Ce n’est pas mal. Tu sais te servir de tes doigts. Avec un coup de peigne dans les cheveux, ce sera encore mieux. Je te laisse faire. Je t’apporte d’autres vêtements de ma réserve... Ils sont peut-être grands pour toi. Tu les mets... Ils vont à peu près. Il faudra les retoucher. Que fais-tu de tes vieux habits ?

— Je vais essayer de les laver sous le robinet de la cour et vous rendre les vôtres, dit Zoé.

— Tu n’as pas à les rendre, dit Marie. Je te les donne. Tu n’es pas équipée pour laver. Je mets tout ton linge à la machine.

— Je suis venue pour travailler, dit Zoé. Je ne veux pas la charité.

— Tu as raison, dit Marie. La charité est difficile à supporter. Je te prends à l’essai. Si tu veux devenir ma bonne, il faut être propre et porter des vêtements convenables. À moi de te donner les moyens de te laver et de t’habiller. Tu te laveras ici, tous les jours, avant de prendre ton service.

— Dans la baignoire ?

— Plutôt sous la douche, comme moi, dit Marie. Je dois aussi me laver et tu m’as mouillée. Viens par là. Je vais te montrer comment je fais... Sauras-tu régler les robinets ?

— Oui, Madame, dit Zoé. Le chaud est en rouge et le froid en bleu, comme sur la baignoire.

— Sais-tu balayer ?

— Un peu, dit Zoé.

— Montre-moi pendant que je m’habille... Tu manques de technique. Si tu pousses, les poils, en se relevant, soulèvent la poussière qui est dispersée. Il est préférable de tirer. Vas-y... Ainsi, c’est bon. Tu fais bien attention avec le ramasse-poussière et la balayette. N’en mets pas à côté.

— Comme cela ?

— Oui, dit Marie. Allons balayer la terrasse. Ici, on a le droit de pousser le balai, car tu sais, c’est plutôt l’aspirateur qu’il faut utiliser. Y en a-t-il un chez toi ?

— Non, Madame, dit Zoé.

— Je vais tout te montrer, dit Marie.

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Au bout de quelques jours, Zoé est capable de balayer correctement, de passer l’aspirateur sans rien casser et de laver les carrelages sans inonder. Elle est très attentive aux consignes de Marie et elle fait de son mieux. Elle se révèle infatigable et efficace. Marie la garde. Au fil des jours, elle lui apprend à enlever les poussières, à laver les vitres, à descendre la poubelle, à s’occuper du linge, à faire la vaisselle, et à repasser. Elle la met aussi à la cuisine, aidée par Paule et commence à lui confier de l’argent pour faire des courses. Marie aime de plus en plus sa bonne et celle-ci le lui rend bien en s’appliquant au travail. Marie est pour elle, comme une mère ou une grande sœur qui lui montre ce qu’il faut faire.

Quelques mois après son arrivée, Zoé a un malaise. Marie appelle le médecin qui dit qu’elle est enceinte. Paule interroge la bonne. Elle porte le nom de sa mère et la trace du vrai père est perdue depuis longtemps. Elle vit chez ses parents. Elle dort avec eux dans l’unique pièce qu’ils occupent à trois. Son père s’est mis à boire. Quand il rentre saoul, il prend la première femme qui lui tombe sous la main. Elle a toujours assisté aux ébats de son père avec sa mère et il se sert aussi d’elle. Ces derniers temps, c’était de plus en plus fréquent. Marie lui dit qu’elle peut louer une chambre avec son salaire, mais elle le donne à sa mère, car le père dépense tout ce qu’il gagne au café. Marie décide de la loger dans une chambre libre de leur appartement. La semaine suivante, Zoé a des malaises. Le médecin la met au lit. Elle est très malade. Marie et Paule se relaient à son chevet. Elle fait une fausse couche et se remet petit à petit. Zoé apprend qu’entre temps, sa mère est morte d’un traumatisme à la tête. Elle n’en sait guère plus. Sa mère est tombée, et la tête a porté sur un objet dur. Elle soupçonne son père de l’avoir poussée, car il la battait souvent. Sur les conseils de Paule et de Marie, Zoé cesse toutes relations avec son père.

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Zoé est très reconnaissante de ce que Marie et Paule font pour elle. Marie devient son modèle. Elle se met, avec elle, à la gymnastique du matin. Elle adopte ses idées et ses manies.

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Marie, au contact de Zoé, redécouvre ce qu’elle a perdu quand Claire est partie : une amie, mais les rôles sont inversés. Marie suivait Claire. Marie dirige Zoé. Marie n’abuse pas de sa domination. Elle conseille, montre, suggère, enseigne ce qu’elle sait faire avec l’aide de Paule. Zoé suit de son mieux, et Marie en est contente. Si elle avait un enfant, elle le dirigerait de la même façon. Marie s’attache à Zoé, et Zoé à Marie. Zoé est la servante, mais elle n’est pas la seule à travailler pour la maison. Les trois coopèrent à sa tenue et à sa bonne marche. Il n’y a pas de tâche rebutante ou fastidieuse réservée à la bonne. C’est la disponibilité qui commande. Marie et Paule sont enchantées et veulent lui payer un salaire plus élevé que celui qui est habituel, car Zoé abat tant de travail que ce ne serait pas exagéré. Elle a des jours de congé, mais elle ne les utilise pas, disant qu’elle préfère rester avec Marie et Paule si elle ne les dérange pas. Marie pense compenser en la payant plus. Zoé refuse tout ce qui dépasse le tarif normal, estimant que Marie et Paule travaillent à la maison autant qu’elle quand elles ne sont pas prises par ce qui leur assure leur revenu : enseignement pour Marie, et gestion des photos pour Paul. Elle constate qu’elle est alors à égalité avec Paule et Marie, mangeant à la même table, ayant les mêmes loisirs, et partageant tous les avantages de la maison. Elle estime être privilégiée d’être ainsi hébergée en égale, et ne voudrait pas recevoir un revenu qu’elle ne mérite pas. À la limite, elle accepterait de ne pas être payée du tout, étant en pension complète, sans dépense à envisager. Marie lui impose son salaire.

Venant d’une liquidation. Paule a récupéré une machine à coudre dernier cri et perfectionnée, qu’une amie modéliste lui a conseillée. Marie et Paule, avec beaucoup d’efforts, sont parvenues à l’utiliser avec les points les plus simples. Elles montrent à Zoé, qui s’empare du volumineux mode d’emploi, le lit avec application, et se met à effectuer des réglages et des essais. Quelques jours plus tard, devant Paule et Marie médusées, elle adapte impeccablement et rapidement une robe à sa taille. Elle devient laq spécialiste de la couture à la maison.

Le soir, Marie et Zoé sont réunies avant le coucher. Généralement, Zoé lit ce qu’elle a trouvé dans la bibliothèque, à côté de Marie, qui lit aussi ou prépare ses cours. Marie tente d’enseigner l’anglais à Zoé. L’élève-modèle fait tout ce que son professeur-modèle lui conseille. Le résultat est modeste, car la bonne volonté ne suffit pas. Marie persévère malgré tout, avec une petite leçon de temps en temps, et des devoirs à rédiger que Zoé ne sabote pas, mais qui sont rarement bons.

À l’approche des vacances d’été, Marie pense à emmener Zoé avec elle en Angleterre. Elle abandonne l’idée de l’hôtel. Elle pourrait y faire embaucher Zoé, car elle a le physique de l’emploi, mais elle se refuse à l’exposer à des désagréments. Elle part avec elle dans une famille, ce qui n’est pas une grande réussite. L’été suivant, elle fait venir deux étudiantes qui passent leur temps à lézarder sur la terrasse. Puis c’est le tour d’une autre. Marie lui fournit les petits maillots nécessaires pour supporter la chaleur dégagée par le rayonnement du plafond, mais elle refuse de les mettre, refuse d’aller sur la terrasse, transpire à grosses gouttes, et retourne chez elle au bout d’une semaine. Finalement, Marie se contente d’un voyage touristique en Angleterre avec Zoé.

* ° * ° *

 

 

6 Denis

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Denise est, en 1967, au début de ses études supérieures. Elle trouve une place de surveillante d’internat dans un lycée, assez loin de chez elle. Elle restera là plusieurs années avec Françoise, une surveillante comme elle. Elles deviennent amies, car elles sont dans le même dortoir et poursuivent les mêmes études à la faculté des sciences voisine.

Elles surveillent en étude, au réfectoire et au dortoir des élèves des petites classes de l’enseignement secondaire. Le grand dortoir, qu’elles contrôlent à deux, est séparé en box ouverts sur un long couloir. Aux extrémités sont placées les cabines fermées pour les surveillantes qui peuvent voir le couloir par un vitrage. Plus loin sont la lingerie, les lavabos, les cabinets et une salle de douches. Les petites posent peu de problèmes tant que les surveillantes sont là. Elles sont bavardes, mais obéissantes. Françoise réussit un peu moins bien que Denise qui est plus attentive. La propreté est exigée par Denise. Cela fait partie de son travail : elle doit s’en préoccuper. En dehors du problème classique de celles qui s’oublient et qu’il faut réveiller à mi-nuit ou de celles qui se protègent mal et saignent sur les draps, il reste le nettoyage du corps qui est souvent négligé. Denise envoie les petites à la douche tous les matins. Elle se rend compte que certaines y passent et reviennent sans s’être mouillées. Dans la salle, les douches sont alignées contre un mur et le vestiaire est en face. Elle entre. Les filles n’osent pas se doucher. Elles attendent simplement un peu et ressortent. Quelques-unes passent bien à la douche, mais c’est une minorité, et sans se nettoyer convenablement. Après avoir essayé d’en convaincre quelques-unes individuellement de mieux se laver, elle constate l’inutilité de ses efforts de persuasion. Elle n’est pas aidée par Françoise qui s’en moque. Denise ne désarme pas. Elle les rassemble, montre l’exemple en allant se doucher avec elles. De cette façon, les filles ne rechignent plus et la suivent.

Bientôt, le rythme est pris, et les filles vont se doucher même quand c’est Françoise qui surveille. Denise y va très souvent avec les petites pour entretenir les bonnes méthodes. Elle est satisfaite de sa réussite. L’exemple est efficace, et les réticences de certaines filles se sont dissoutes dans le mouvement d’ensemble.

Denise et Françoise rangent leurs affaires personnelles dans des chambres qu’elles n’utilisent pas les nuits où elles sont dans les cabines du dortoir. Elles les occupent les jours de congé, les vacances et les fins de semaine. Le nombre de pensionnaires est alors réduit. Celles qui restent sont dans le même groupe, ce qui libère presque toutes les surveillantes.

Tous les samedis soir, Françoise va dans les bals d’étudiants et fait la fête. Elle boit un peu, ce qui la rend gaie, et finit la soirée avec un garçon. Elle invite Denise à l’accompagner, mais celle-ci ne le fait jamais. Elle n’aime pas danser. Elle s’est vite aperçue que les partenaires en profitent pour se frotter contre elle, lui soulever les jupes, la tâter et essayer de l’embarquer. L’atmosphère enfumée lui répugne, tout comme ceux qui boivent. La musique n’est pas son fort et elle a horreur des graves qui rythment les danses. Elle préfère travailler, ouvrir un livre ou aller de temps en temps au cinéma, et se coucher tôt.

Françoise a une mémoire remarquable. Elle est capable de lire une longue page et de la réciter ensuite sans en manquer un mot. La seconde année, Françoise et Denise suivent les mêmes cours de chimie. Françoise n’a aucun mal à appendre le cours. Denise n’est pas nulle, mais passe dix fois plus de temps que Françoise pour obtenir un moins bon résultat. Par contre, elle est douée pour les travaux pratiques qui lui rappellent un peu la cuisine où elle est très à l’aise. Françoise laisse manipuler Denise et copie sur elle et sur des comptes-rendus de l’année précédente qu’elle a obtenus d’un de ses amoureux du samedi. À l’examen, Françoise est très brillante. Elle récite, au mot près, à l’écrit et à l’oral, les cours des professeurs. Elle n’a pas besoin des petits papiers que des camarades ont l’art d’utiliser frauduleusement pour soulager leur mémoire défaillante. Seuls, les travaux pratiques sont sa partie faible. Heureusement pour elle, l’assistant qui surveille voit son désarroi et lui souffle les résultats. Elle est reçue avec la mention très bien. Denise est aussi reçue, mais sans mention. Françoise, un peu plus tard, invite l’assistant. Elle le remercie et ils passent la nuit ensemble.

Françoise raconte à Denise tout ce qu’elle fait. Denise écoute et se demande parfois si tout est réel. Elle apprécie la franche camaraderie de Françoise qui arrive à l’entraîner un soir chez des copains. La musique qui braille, les garçons et les filles qui boivent et fument la mettent dans l’ambiance. Cela tourne vite à l’orgie. Des couples se forment et vont se réfugier dans les coins pas toujours discrets. Elle se fait accrocher par un garçon qui pue le tabac et l’alcool, et qui commence sans complexe à l’entreprendre en soulevant la jupe et en voulant ôter la culotte. Elle se dégage et se sauve bien vite, laissant le soin à son amie de calmer les envies des garçons sans son aide. Elle ne veut pas voir la suite, mais elle commence à croire ce que lui dit Françoise.

Françoise se maquille beaucoup et passe des heures devant la glace. Denise ne se maquille pas, estimant qu’elle perd son temps et son argent pour un résultat médiocre. Constatant que des garçons y sont sensibles, elle achète du rouge à lèvres et en met un peu. Elle n’est pas convaincue. Elle essuie le rouge. Elle se contente d’un peu de crème hydratante la plus courante.

* ° * ° *

 

 

7 Guy, Elsa et Emma

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En 1967, Guy est en première au lycée. Sa mère, dont il est le seul enfant, est morte d’un cancer l’année précédente. Il vit seul avec son père.

Guy a un peu d’avance dans ses études. Peu doué en lettres, il a compensé ce défaut en brillant en sciences. Il a un caractère réservé qui le laisse isolé au milieu de tous les copains. Elsa, une fille de son âge, bonne dans toutes les matières, mais qui se fait battre par lui en sciences, lui parle de temps en temps. Elle apprécie la réserve et le sérieux qui se dégage de lui et qui le distingue des autres. Les filles de la classe sont souvent ensemble et ne se mélangent pas trop aux garçons. Entre elles, l’amour est un sujet qui anime les conversations. Beaucoup se vantent d’avoir déjà séduit des garçons et quelques-unes, surtout parmi les plus âgées, l’ont fait effectivement. Tous les garçons de la classe sont jugés et leurs mérites respectifs examinés. La majorité trouve Guy trop terne et peu viril. Les coqs de la classe absorbent presque toutes les attentions. Beaucoup de ces filles en oublient leurs études et se concentrent sur la façon de trouver l’homme idéal. Attirée également, mais obéissante, Elsa rejette les garçons que sa mère n’apprécie pas. Elle écoute ses camarades, mais voudrait en connaître un peu plus sur l’amour qui la perturbe intérieurement. Guy, délaissé par les autres, lui paraît le plus adapté à ce qu’elle cherche. Comme lui conseille sa mère, elle l’a bien observé. Il est discret. Pas de vagues avec lui. Elle en est certaine. Depuis de nombreuses nuits, elle pense à lui. Elle sait qu’il n’est pas pour elle. Par ses parents, elle est promise à un autre qui ressemble à ces coqs qui déplaisent à sa mère, mais elle ne s’opposera pas à leur volonté.

Elsa rêve souvent des copains. Certains comme Guy sont privilégiés, mais tous les garçons de la classe défilent. La plupart s’y transforment rapidement en diables qui cherchent à l’attraper. Elle se réveille en sursaut quand ils y parviennent. Elle a beau courir, courir, courir toujours… Ils sont derrière elle, et elle ne trouve pas d’échappatoire. Guy ne participe jamais à la course. En classe, il reste immobile dans son coin et regarde. Au début, être ainsi observée la gênait, mais elle s’y est habituée. Dans les rêves d’Elsa, et entre autres, Guy se transforme petit à petit en ce beau jeune homme idéal auquel on ne refuserait rien. De nuit en nuit, il est paré de plus en plus de vertus. Un fossé l’en sépare, mais elle prie chaque soir pour qu’on la préserve des méchants et que ses parents lui trouvent un homme qu’elle puisse aimer. Une nuit dans une de ses visions, elle voit la Vierge qui disperse les diables, qui l’invite à s’approcher d’elle avec Guy et qui les réunit. C’est un signe qu’elle prend au sérieux, une sorte de mariage. La nuit suivante, la Vierge est là. Elle lui dit qu’elle ne doit pas avoir peur d'un garçon comme ceux que ses parents lui conseillent, et que s'unir à un homme de valeur n'est pas un péché, même si elle doit se soumettre ensuite sans réserve au promis. C’est une grâce qu’elle lui fait parce qu’elle a beaucoup prié, la même grâce que sa maman a eue avant elle. Elle devra continuer à obéir à ses parents. À partir de là, Elsa est en pensée avec un homme toutes les nuits qui suivent.

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Elsa consulte sa mère Emma.

 

— Maman, tu m’as demandé de te présenter les garçons que je juge fréquentables. Je crois que Guy en fait partie. Donne-moi ton avis.

— Dis-lui que je souhaite le voir.

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— Guy, dit Elsa. Maman veut te parler. Si tu es libre ce soir après la classe, quand elle vient me chercher, nous y allons ensemble.

— Que me veut ta mère, dit Guy ?

— Maman sait évaluer les gens, dit Elsa. Papa la charge de recruter le personnel de ses entreprises. Elle se trompe rarement sur leur valeur. Elle saura me dire si tu es fréquentable.

— T’intéresses-tu à moi ?

— Si elle dit non, c’est non, et je t’ignore.

— J’ai aussi le droit de t’ignorer, dit Guy.

— Bon, dit Elsa. Je n’insiste pas. Je n’ai pas besoin de ta présence près de moi. Reste dans ton coin. Maman m’a dit de lui présenter les garçons intéressants. Je me passerai de son avis.

— Souhaites-tu vraiment l’avoir ?

— Oui, dit Elsa. Je lui obéis.

— C’est une sorte d’examen, dit Guy. Je suis curieux de savoir ce qu’elle va penser de moi. Si tu me promets de me répéter ce qu’elle te dira de moi, j’y vais.

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— Alors, dit Guy ? Résultats ? Ta mère m’a impressionné. Elle m’a questionné sur tout.

— J’ai le droit de te fréquenter sans aucune restriction, dit Elsa. Je ne m’y attendais pas. J’ai déjà envoyé des copains à maman. L’un a été descendu en flammes. Avec un autre, il ne fallait pas s’isoler, ne pas faire ceci et cela. Avec toi, tout est possible. Tu es celui qui l’intéresse le plus depuis longtemps. Tu l’as séduite.

— Tu t’imagines ce qui n’est pas. Je ne l’ai pas séduite. Elle ne m’a pas parlé de ses sentiments.

— Elle te les a cachés, mais maman t’aime. Je t’assure. Elle me l’a avoué. Pour elle, il est normal que je t’aime aussi.

— M’aimes-tu ?

— Oui, dit Elsa. Mais ta présence n’est pas indispensable pour que je fasse l’amour avec toi. Tu n’es pas obligé de m’aimer.

— Ce n’est pas clair, dit Guy. Explique-moi.

— Grâce à mes prières, j’ai reçu de la Vierge la faculté de le faire. J’en suis très heureuse.

— Dis-moi que tu te masturbes en pensant à moi, et je te croirai.

— Crois-tu aux miracles ?

— Non, dit Guy.

— Alors, tu ne peux pas comprendre. Tu n’es pas assez croyant. Tu es trop matérialiste.

— Qu’en dit ta mère ?

— Je vais lui demander, dit Elsa.

— Comme tu te passes de moi, pourquoi m’as-tu contacté ?

— Tu n’es pas marié avec moi, mais tu as toutes les prérogatives d'un mari vis-à-vis de moi devant Dieu. Je dois avoir des égards pour un homme que je suis autorisée à aimer. Si tu me veux, je suis à toi, et maman me le permet. Je devais te le dire.

— Le souhaites-tu ?

— Maman a envie de toi, dit Elsa. Moi, j'y pense seulement, et j'hésite.

— Je suis flatté d'être dans ta pensée, dit Guy.

— Il faudrait que maman me pousse à le faire, dit Elsa.

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Guy comprend qu'Elsa ne se lance pas à l'aveuglette. Qu'elle pense aux garçons est normal. Il ne va pas la pousser à aller avec lui. Par contre, il est très intrigué par Emma. Elle ne lui a rien dit de son amour pour lui. Si elle lui avait révélé, il aurait répondu. Il a des envies, des envies fortes qui prouvent qu'il est désormais un homme. Il se sent capable de faire l'amour avec Emma, plus qu'avec toute autre, car elle est sécurisante, mature, avec une intelligence certaine qu'il a pu déceler à travers les questions qu'elle lui a posées. Il est heureux de provoquer l'amour d'une femme, et excité. Si Emma le relance, il fera un pas vers elle.

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— Maman désire encore te voir, dit Elsa. Elle t’aime de plus en plus, à l’égal de l’homme qui m’a conçu, et ce n’est pas rien d’après elle. Tu as toutes les qualités. Tu l’as vraiment séduite. Ce serait génial que tu l’aimes. Elle n’a personne, car papa ne couche pas avec elle.

— N’es-tu pas la fille de ton père, dit Guy ?

— Je porte son nom, et il est gentil avec moi et avec maman. C’est papa, et il est vivant. Mon père concepteur est mort accidentellement peu avant ma naissance.

— Alors, ton père actuel t'a reconnue quand il s’est marié avec ta mère.

— Pas du tout. Maman était mariée depuis plus d’un an quand elle m’a eue. Cela s’est fait tout naturellement.

— Et ton père t’a acceptée ?

— Sans difficulté d’après maman, dit Elsa. C’est bien ainsi.

— Tu as un bon père, et ta mère m’intéresse, dit Guy.

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— Mon garçon, je suis heureuse de votre venue, dit Emma. J’ai des choses importantes à vous dire.

— Elsa m’a révélé que vous m’aimez à l’égal de l’homme qui l’a conçue, dit Guy. Elle voudrait que je vous aime.

— Elsa vous a dit ça ?

— Ne devait-elle pas le dire ?

— J’aurais préféré qu’elle s’abstienne de vous révéler cela, dit Emma. Vous avez résumé la plus grande partie de mes secrets de famille. Il ne faut pas les divulguer, mais ce n’est pas grave, car vous êtes capable de les garder. Elsa vous fait confiance. Moi aussi.

— Votre mari n’est-il pas jaloux ?

— Non.

— Ce n’est pas habituel, dit Guy.

— Cela vous étonne, dit Emma. Ce qui vous étonnera encore plus est que j’ai mis moi-même mon mari au courant de mon amour pour vous et de tous mes amours. Je connais aussi les siens. Il y a des gens très bien qui ne sont pas jaloux, et vous faites partie comme mon mari de ce petit cercle des gens que j’aime. Je n’aime pas les jaloux. Je ne le suis pas. Je m’entends bien avec mon mari. Nous nous aimons.

— Pourquoi ne couche-t-il pas avec vous ?

— Vous savez aussi cela, dit Emma. Vous savez tout. Elsa a exagéré. Pour comprendre, je vais vous expliquer. Je peux le faire puisque vous faites partie de mon petit cercle, de ces gens à qui je peux ne rien cacher. Vous pouvez me questionner sur tout. Pour preuve de ma confiance, je vais me montrer toute nue devant vous, vous décrire notre façon de vivre. Je suis riche, très riche, et mon mari aussi. Nous tenons tous deux à le rester, et que cette richesse se perpétue à nos descendants. Pour ce faire, il faut utiliser le mariage pour réunir les patrimoines. J’ai été promise très tôt à mon mari, et Elsa a un prétendant choisi depuis longtemps. L’amour n’a rien à voir avec le mariage que nous pratiquons. Il faut le chercher ailleurs. Avant le mariage, il y a quelques années de relative liberté. Les jeunes ont ce privilège d’être excusés quand ils font des bêtises, et s’ils ne sont pas étroitement surveillés, ce qui à notre époque devient rare, ils en profitent. Ensuite, cela dépend du conjoint sur lequel on tombe. Avec mon mari, cela s’est bien passé. J’ai eu la chance, avec lui et le père d’Elsa, de rencontrer très jeune des hommes remarquables et faits pour moi. Ce sont les modèles de ceux que je cherche pour agrandir mon cercle. Quand j’en détecte un, mon amour déborde. Ils sont si peu nombreux. Je m’y attache et cherche à les caser.

— Ont-ils besoin de vous ?

— En partie, dit Emma. Mon métier consiste à recruter. Contrairement aux autres recruteurs, je rejette ces mouches du coche qui savent s’affirmer et se présenter, mais qui ne sont là que pour commander. Eux sont des travailleurs, mais qui restent dans leur coin, et ils ne sont pas recrutés facilement, car trop renfermés. Ils ne s’expriment vraiment qu’avec ceux qui les comprennent et qui ne les exploitent pas. Je les aide au maximum, et ils savent me le rendre, car l’amour que je leur porte est le même chez eux. J’attire à moi ceux qui le veulent bien. Avec des gens de ce type, j’ai pu aimer comme je le souhaitais, et mon mari peut aller avec celles qui lui plaisent. Il a les mêmes goûts que moi.

— Votre mari pourrait se contenter avec vous puisque vous vous aimez, dit Guy.

— Je préfère qu’il m’évite, dit Emma. Je ne dois pas avoir d’autre enfant.

— Pourquoi ?

— La fortune a ses exigences. Un autre enfant, c’est un héritage qui se disperse. Très vite, la richesse disparaîtrait.

— Il y a la contraception, dit Guy.

— Mon mari n’étant pas doué, nous avons préféré nous abstenir. Il n’a jamais su pratiquer correctement la contraception.

— N’avez-vous jamais couché avec votre mari ?

— Mais si, dit Emma. Il a été un des premiers garçons que j’ai essayés. Je n’étais pas encore mariée.

— Et vous n’avez pas continué avec lui ?

— J’ai fait une fausse-couche avec lui, ce qui m’a refroidie. J’ai aimé plusieurs hommes. J’ai préféré ne pas courir de nouveau le risque d’être enceinte avant le mariage. J’ai privilégié les garçons qui savaient mettre le préservatif, ou capables de retrait. Je n’avais pas envie d’être poussée à avorter.

— Ne faites-vous plus l’amour ?

— Depuis la naissance d’Elsa, c’est fini avec mon mari, pour écarter les risques.

— Jamais d’exception ?

— Ma chambre lui est ouverte, dit Emma. Je ne me refuse pas. Si j’allais dans son lit, il me prendrait. Il connaît le risque. Il va en conséquence avec la maîtresse du moment et nous vivons en bonne entente. Nous n’avons jamais eu de dispute et nous nous consultons sur tout. C’est un arrangement entre nous. Quand nous nous sommes rencontrés plusieurs années avant le mariage, nous avons constaté que notre amour l’un pour l’autre était fort, mais non exclusif. Nous avons envisagé l’avenir, l’enfant unique que je devais avoir. Comment concilier notre amour avec le manque de fiabilité ? En couchant avec mon mari, j’allais avoir plusieurs enfants. Nous avons alors décidé que notre mariage serait blanc, que nous mènerions notre vie amoureuse chacun à notre guise sans gêner l’autre. Nous ne dormons pas ensemble.

— Je ne comprends pas bien, dit Guy. Ne sait-il pas mettre le préservatif ? Je pense qu’il suffit de le dérouler, sans l’écorcher.

— C’est vrai, mais je suis fautive, dit Emma. Je ne me résous pas à de petites passes sexuelles. Je réclame la nuit complète avec un homme que j’aime, contre lui, dans ses bras. Le préservatif ne se met pas le soir, en se couchant, pour tenir toute la nuit. Ma préparation dure assez longtemps. Les sexes finissent par se rencontrer, mais enfiler le préservatif à ce moment-là n’est pas toujours facile, car il faudrait rompre le processus sexuel. Lentement préparés, nous sombrons dans l’abandon total l’un à l’autre, et l’inévitable se produit. Il ne reste plus alors que le retrait. Le père d’Elsa y arrivait, l’homme avec qui je vais actuellement aussi, mais mon mari n’y parvient pas toujours. Il est impératif qu’il mette le préservatif avec moi. Je ne suis pas faite pour lui. Cela se passe mieux avec ses maîtresses, même si ce n’est pas parfait. Nous sommes conscients que nous ne devons pas partager le même lit.

— Pour le premier enfant, dit Guy, vous pouviez le faire avec lui.

— Oui, dit Emma. Pour cela, il aurait fallu renoncer au mariage blanc, l’interrompre pour le reprendre après la naissance de l’enfant. Mon mari avait des obligations envers sa maîtresse, et moi mon amant. Ils étaient à respecter. Il n’était pas question de les lâcher sans compensation. Cependant, j’ai eu une nuit de noces, et nous nous sommes rencontrés plusieurs fois quand, pendant les voyages, on nous mettait dans le même lit. La séparation a toujours été difficile, car nous sommes attirés l’un vers l’autre. Le blanc pur est revenu avec Elsa, car nous n’allons ni l’un, ni l’autre, nous proposer, et c’est mieux ainsi. La seule solution valable est la nôtre. Mon mari respecte mon désir de l’éviter. Nous avons des chambres séparées.

— Votre mari profite de ses maîtresses.

— Bien sûr, comme moi de mes amants. Elles profitent autant de lui que lui d’elles.

— Elles en tirent de l’argent, dit Guy.

— Elles n’en ont pas besoin. Elles sont économes et ont des moyens de subsistance. C’est l’amour qui les pousse.

— Votre mari change-t-il souvent de maîtresses ?

— Mon garçon, dit Emma, une maîtresse de mon mari passe de nombreuses années avec lui. C’est un couple d’amoureux qui se forme, et cela pourrait durer éternellement. Mais quand on a une maîtresse qui ne sera jamais votre épouse, il ne faut ni l’accaparer, ni l’empêcher de fonder un foyer et d’avoir des enfants. Il faut être raisonnable, la pousser vers le mariage, et la libérer, même si c’est difficile de s’en séparer. Les candidates à la succession ne manquent pas, même quand elles sont averties qu’elles ne peuvent pas être autre chose que des maîtresses passagères, et qu’elles risquent d’avoir un enfant. Mon mari ne les cherche pas. Elles vont à lui, et je comprends qu’elles s’attachent à lui. Un homme de valeur suscite l’intérêt et l’amour, même dans cette situation. Dans ce lot de femmes qui sont disposées à se lier, il est nécessaire de sélectionner, de séparer le bon grain de l’ivraie, de ne garder que celles qui peuvent convenir. Mon mari se fie à moi pour choisir, car je sais analyser. J’ai assez de bouteille et surtout d’expériences diverses pour savoir trouver l’oiseau rare, et il existe. Une sur cent seulement convient, mais quand je la trouve, je la retiens pour assurer la succession, et elle va faire l’affaire pendant des années. Dès que la place se libère, la nouvelle est heureuse de pouvoir être avec lui en sachant que j’approuve. En même temps, je cherche à caser l’ancienne avec un homme adapté, et j’estime que c’est nécessaire. Le plus beau cadeau que je puisse faire à une femme est le mari que je cherche à lui procurer, et c’est aussi le même merveilleux cadeau pour le mari. Ils ont du mal à se rencontrer. Apparier des êtres qui seront toujours attachés l’un à l’autre est ce que j’apprécie le plus, et mon mari m’approuve. Je pense être parvenue à créer des couples solides, et j’en suis fière.

— Quel genre de personne choisissez-vous ? Est-ce dans votre petit cercle ?

— Oui, dit Emma. Toujours des personnes intégrables au petit cercle, avec un profil qui ressemble au mien et à celui de mon mari, des personnes que j’aime et qui m’aimeront. J’exclus tous les autres, et il en reste peu. Quand j’en détecte un, l’amour me submerge. Vous êtes exactement le mari idéal que je cherche, et si vous étiez une fille, vous feriez une excellente maîtresse, à ceci près qu’il vous faudrait quelques années de plus et une connaissance un peu plus poussée de l’autre sexe. Il me faut des gens qui acceptent l’amour partagé sans être volages. Sans les exclure complètement, je me méfie des filles sans expérience, car elles se maîtrisent insuffisamment. Une fille qui a été bien déçue par 2 ou 3 hommes et n’est plus trop jeune, est une meilleure candidate. Elle est formée, a la tête sur les épaules, et apprécie que je lui propose des hommes sérieux. Il en est de même pour l’homme. Mon rôle est de savoir les sélectionner et les amener à se rencontrer. Une petite jeune de votre âge n’a encore rien dans la tête. Elle n’est bonne qu’à faire plaisir aux garçons. Plusieurs femmes de mon cercle ont eu des expériences et des déceptions avant que je les recrute, et maintenant elles sont mariées avec les hommes que je leur ai apportés. Ces couples forment une grande famille de gens qui s’aiment tous.

— Sexuellement ?

— Ce n’est pas exclu, mais avec l’accord des personnes concernées. Quand j’ai envie d’un homme, ce qui m’arrive quand même, j'en ai un qui sait ne pas me féconder, et il est tout heureux de venir dans mon lit.

— Un gigolo ?

— Non, dit Emma. Un homme de mon cercle, et c’est une femme de mon cercle qui le pousse vers moi, car tous savent que je suis normale et que le sexe doit fonctionner de temps en temps. Je n’ai pas à payer. Ce serait mal vu. J’ai des habitudes qui sont bien acceptées et qui ne dérangent pas, mais nous sommes tous à la disposition les uns des autres.

— Mais c’est vous le chef d’orchestre, dit Guy.

— Dans la mesure où je recrute. Oui, dit Emma. Mais je fais très attention à ne rien imposer. Même si j’influence, chacun reste libre de son sort. J’aurais honte d’être privilégiée. J’utilise seulement mon don pour apparier ces gens que je connais bien, pour le bien de tous. Vous-même êtes un sujet hautement intéressant. Si vous voulez vous marier dans 4, 5 ou 10 ans avec une femme disponible de mon cercle, vous me faites signe. Ne faites pas la moue. J’en recrute aussi pour nos affaires qui ne sont pas des maîtresses, mais ce ne sont pas forcément les meilleures. C’est une offre à considérer sérieusement et qui vous ouvre la porte de tous ceux qui m’entourent. Toutes ces femmes, maîtresses ou non, sont respectables et elles ont un beau métier, car elles sont travailleuses et sérieuses. Elles ne sont pas aussi faciles que vous pouvez l’imaginer. Ce ne sont plus les jeunes filles innocentes et vulnérables qu’elles ont été au début. Comme moi, comme beaucoup d’autres, elles ont commis des erreurs en faisant des mauvais choix, mais elles ont su en tirer les enseignements. C’est une formation presque nécessaire qui les arme pour le reste de leur vie. Quand je les recueille, ce sont des adultes averties qu’on ne trompe pas. La façon, dont elles ont réagi aux déceptions amoureuses, est un des critères qui me font les choisir. Elles savent ce que valent les hommes. Elles ne se donnent qu’à ceux qu’elles aiment, et se refusent farouchement aux autres. Qu’elles aiment plusieurs hommes n’est pas une tare si ces hommes sont convenables, et ceux que je leur offre le sont, car je les sélectionne aussi soigneusement. Je comprends mes amies du cercle, étant comme elles, et nous nous soutenons. Elles et eux, ont ce qui se retrouve chez vous, chez moi et chez mon mari : l’absence de jalousie et l’intelligence. Il y a la pilule maintenant, avec une liberté plus grande pour les femmes qui désormais n’auront plus d’enfant non désiré.

— Est-ce arrivé ?

— Oui. Il y a eu quelques fausses couches, dont la mienne. Deux ans avant le mariage, mon mari a eu un garçon avec sa première maîtresse. J’ai aidé à trouver la solution. L’enfant a été reconnu par le mari que nous avons procuré. Il est dans une bonne famille. Je suis sa marraine et nous veillons sur lui de loin. Il est heureux, mais nous avons exigé que le père concepteur reste inconnu. Ce serait trop dangereux pour l’héritage. Il y a 7 ans, une maîtresse a eu une fille, mais elle était déjà mariée.

— Se partageait-elle ?

— Il est difficile de faire coïncider l’abandon d’une maîtresse avec la rencontre du mari, dit Emma. Quand un mari se présente, il faut le prendre sans attendre. Je l’avais mariée deux ans avant d’avoir découvert la remplaçante. Le partage a duré ce temps, un peu long, mais accepté de part et d’autre. Elle avait relâché la contraception, et l’enfant, venu très tôt, a fait des heureux. Il s’est trouvé être de mon mari. Il a été accueilli à bras ouverts. Pas de jalousie. Nous formons une grande famille. Nous nous aimons tous. J’ai eu Elsa dans le même esprit, avec mon amant, car mon mari n’avait pas de raison de lâcher sa maîtresse en se mariant, et moi mon amant. Les enfants sont acceptés. Il n’y a que moi qui ai l’obligation de ne pas en avoir plus d’un.

— Vous pourriez vous mettre à la pilule, dit Guy.

— Oui. Je vais m’y mettre, pour remplacer le préservatif et faire plus souvent l’amour, mais il est difficile de s’adapter aux nouveautés. Je recule le jour où je commencerai. J’ai tort, mais c’est plus aisé pour les jeunes.

— Avec moi, si j’ai bien compris ce qu’a dit Elsa, c’est de nouveau l’amour.

— Ne me torturez pas, mon garçon, dit Emma. Je ne le sais que trop, et j’aurai préféré ne pas aborder ce sujet, mais je vous réponds sans détour. Vous me bouleversez. Je n’aspire qu’à vous recevoir. Si vous me poussez sur le canapé, je suis à vous. Je pensais être tranquille, avoir eu ma dose. N’approchez pas trop. C’est difficile de me trouver seule avec vous en réprimant mes élans.

— Pourquoi les réprimer ? Qu’est-ce qui vous en empêche ? Je n’ai pas une grande passion, mais j’ai des envies à satisfaire. Je pense que c’est normal.

— Très normal, mon garçon. Quand une femme s’offre, il est rare que l’homme ne réponde pas.

— Alors, faisons-nous l’amour ?

— Pas aujourd’hui, mon garçon. Je ne souhaite pas avorter. D’abord, je ne prends pas la pilule, je ne sais pas si vous utilisez bien le préservatif, et je doute que vous sachiez pratiquer le retrait. Avez-vous cette expérience, mon garçon ?

— Non, dit Guy.

— Bon, c’est remis à plus tard.

— Puis-je espérer ?

— Mon garçon, dit Emma, je souhaite aussi être aimée.

— C’est mon cas, dit Guy.

— Oui, je n’en doute pas. Je suis une femme et vous aimez les femmes. Vous êtes prêt à servir celle dont on vous a révélé qu’elle vous aime et qui n’est pas trop repoussante. Mais, soyez franc : suis-je la seule femme de vos pensées ?

— Non, dit Guy, mais je sais que vous m’aimez beaucoup.

— Par une indiscrétion d’Elsa, dit Emma. Vous ne m’avez pas analysée comme moi je l’ai fait de vous, donc vous me connaissez à peine. Qui suis-je pour vous ?

— Vous avez raison, dit Guy.

— Alors, voyez-vous, je ne m’offre pas, et je sais que vous ne profiterez pas de ma faiblesse, car vous savez vous tenir. Il y a longtemps que j’aurais rompu cette conversation si vous étiez un garçon ordinaire sachant que je l’aime. Je ne suis plus la jeune fille, bête à souhait, capable de se donner au premier venu. Je dis non.

— Vous ne voulez pas ?

— Mon garçon, si dans quelques années, quand vous serez adulte, quand vous aurez fait connaissance avec les jeunes filles qui, je n’en doute pas, auront satisfait vos désirs, vous pensez encore à moi, alors j’estimerai que vous m’aimez suffisamment. Pour le moment, j’ai quelques hommes parfaits, beaucoup plus expérimentés que vous, à ma disposition. Il ne me reste qu’à me mette à la pilule. L’amour que vous avez pour moi est encore superficiel. Il peut se reporter facilement sur une des belles jeunes filles qui vous entourent. Vous êtes mineur, mon garçon. Une adulte responsable comme moi, d’au moins 20 ans plus âgée que vous, ne souhaite pas vous dévoyer.

— Vous menez une vie agréable avec votre mari et ces amours libres, dit Guy.

— Je vous ai montré le beau côté, dit Emma. Il y a le mauvais. Si les gens de mon petit cercle étaient les seuls sur terre, ce serait parfait, mais il y a les autres. Nous sommes entourés de gens qui ne nous comprennent pas, mais qui observent, bavardent et jugent.

— Vous les recrutez, dit Guy.

— Justement, dit Emma. Je sais ce qu’ils valent. Il est rare que j’en trouve un de mon cercle. Ils sont bons pour le travail qu’ils ont à faire, mais ils ne comprennent pas ce que nous sommes. L’amour libre n’est pas bien vu. Les maîtresses, il faut les cacher. Si j’amène un amant dans mon lit, il y aura toujours un domestique pour le voir ou pour trouver des traces sur les draps et en faire des gorges chaudes. Chez moi, je ne peux pas me le permettre. Il faut avoir des trésors d’imagination pour que tout reste secret. L’amour n’est pas libre. S’il l’était, je le ferais dix fois plus souvent. Nous nous méfions de notre entourage, et ce n’est que grâce à la solidarité qui existe dans notre petit cercle que nous pouvons de temps en temps jouir d’un peu de liberté. Je n’aime pas faire l’amour à la sauvette entre deux portes. Il me faut un lit et une nuit complète dans les bras d’un homme que j’aime. Je dois aller ailleurs trouver un lit non surveillé, soit à l’hôtel, soit chez un ami du cercle ou ici dans la garçonnière de mon mari, et quand je découche, il faut trouver une raison plausible. Ce n’est pas simple pour moi, et pas plus pour les maîtresses de mon mari. Je suis obligée de les marier. Elles doivent vivre en couple pour être acceptées et avoir des enfants, et alors elles ne peuvent plus vivre près de nous. D’où un renouvellement dont le seul avantage est d’élargir le petit cercle en se faisant des amis et des amants potentiels. Il serait plus simple de garder la même maîtresse sans en changer, mais le ménage à plusieurs est refusé.

— Si vous ne voulez pas de moi, dit Guy, pourquoi m’avez-vous fait venir ?

— Ce n’est pas pour moi, dit Emma, mais pour Elsa, et elle est prioritaire, fourvoyée dans ses rêves de vierge insatisfaite.

— Elsa est-elle vierge ?

— Si elle ne l’était pas, elle ne divaguerait pas de cette façon.

— Moi, dit Guy, je vous préfère. Vous savez ce que vous faites. Elsa est dans les nuages. Pour elle, l’amour est éthéré, solitaire. Je vais perdre mon temps avec elle.

— Elle vous a donc parlé de cet amour miraculeux qu’elle pratique seule. Il ne me plaît pas du tout. Quand je l’ai appris, j’ai compris mes erreurs. L’amour qu’elle a en elle est normal, mais il a dévié dans un mauvais sens. J’en suis responsable. Elle m’a proposé des garçons que j’ai refusés. J’ai eu tort, car l’amour d’une femme ne s’exprime qu’avec un homme. Elle m’obéit. Je l’ai bloquée maladroitement, croyant qu'elle était trop jeune pour l'amour. Il faut rattraper cela. La seule façon pour qu’Elsa remette les pieds sur terre est de lui faire connaître ce véritable amour. Nous avons la chance qu’elle vous aime et qu’elle est de votre âge.

— Mais elle n’a pas besoin de moi, dit Guy. Elle se débrouille toute seule.

— Elle a au contraire énormément besoin d’un homme qui se comporte en homme. Le véritable amour se pratique à deux. C’est facile pour un homme et presque aussi facile pour la femme avec la pilule, beaucoup plus facile que de mon temps. Faites l’effort d’aller dans son lit pour la mettre dans le réel. Ce sera sans engagement de part et d’autre. Je lui ai fourni la pilule. Vous pouvez vous relâcher avec elle, jouir de ce plaisir physique qui vous étreint.

— Et vous voulez que je fasse ça, dit Guy.

— Ce sera au moins aussi bien qu’avec moi, dit Emma. Vous êtes réticent. Je ne vous force pas. D’autres garçons sont sur les rangs, mais je préfère que ce soit vous, et il y a urgence. Elsa doit revenir à un amour sain le plus rapidement possible.

— Mais pourquoi moi ?

— D’abord parce que son amour s’est porté sur vous, que vous êtes disponible, et qu’ensuite il n’est pas possible de trouver un garçon qui lui convienne aussi bien que vous. Elle aura au moins connu un garçon convenable. Je souhaite qu'elle commence par vous, et il faut aller vite.

— Combien de temps cela durera-t-il ?

— Si tout se passe comme avec moi quand j’étais jeune, elle ira rapidement en voir d’autres, et vous libérera. Elle est encore sensible aux sirènes des garçons qui plastronnent. Je vais activer les garçons qu’elle m’a présentés avant vous. Ils ne se feront pas tirer l’oreille. Je tiens à ce qu’elle en rencontre plusieurs. Qu’elle se frotte à eux sera salutaire. Il faut que jeunesse se passe.

— N’est-elle pas fidèle ?

— Elsa fera comme moi, dit Emma. Elle n'est pas encore stabilisée. Elle deviendra fidèle, même si son amour ne sera pas exclusif. Mais à son âge, elle est encore incapable de juger correctement de la valeur d’un garçon. Je suis passée par là, et je vous assure que la nature n’aide pas les adolescentes. Elles sont complètement aveugles. Pour faire des bêtises, il n’y a pas mieux, mais je ne vais pas continuer à la brider. Je libère son sexe. La pilule servira de garde-fou. Elle va évoluer, et pour évoluer, il faut connaître, se tromper plusieurs fois, avant de décider de ce qui est bon. La fidélité ne doit venir qu’à ce moment-là, quand on est devenu capable de l’apprécier. Ne vous attachez surtout pas à elle. Je ne tiens pas à ce qu’elle se contente de vous. Je lui conseillerai de pratiquer avec plusieurs, même simultanément. Elle apprendra à tenir sa langue pour ne pas provoquer de conflits. Elle se mariera alors en sachant ce que sont l’amour et la jalousie.

— Pourquoi moi pour commencer ?

— Parce que vous êtes un bon garçon. Elle ne peut pas trouver mieux. Elle le reconnaîtra plus tard. Vous êtes une occasion que je m’en voudrais de la faire rater. Je n’en dis pas autant des autres. Ils serviront de repoussoirs.

— Comment allez-vous la persuader d’aller avec moi ?

— Mon garçon, Elsa dit qu’elle est mariée avec vous. On ne se refuse pas à son mari, et d’autant plus qu’on a l’impression de l’aimer. J’espère la persuader, comme vous, sans la forcer. Elle vous invitera elle-même à aller ici dans la chambre que je lui réserve, et je vais faire en sorte que personne ne vienne vous déranger. Elsa est propre et vous aurez une salle de bains à votre disposition. Je lui ai expliqué ce qu’elle doit savoir sur les premières relations. Vous n’aurez qu’à vous laisser guider par elle.

— Comment cela se terminera-t-il ?

— Nous trouverons une solution qui satisfasse tout le monde, dit Emma. Faites-moi confiance. Profitez de la pilule avec elle. Défoulez-vous sur elle. Elle en a besoin. Ne me dites pas que vous la refusez. Je ne suis pas un homme, mais elle a un physique qui devrait vous plaire.

— Bien, dit Guy. Je l’attends.

* ° * ° *

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À la sortie du lycée, Elsa entraîne Guy dans la chambre qui leur est réservée.

Régulièrement, ils se retrouvent, et Guy trouve que c’est bien agréable. Quelques semaines de plein bonheur se passent ainsi.

* ° * ° *

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Un jour, au lycée, Elsa aborde Guy :

 

— Nous n’allons plus pouvoir nous voir, dit Elsa. Mes parents ont décidé de déménager.

— Pourquoi font-ils cela ? Y a-t-il une raison ?

— Je pensais être enceinte, dit Elsa, et c’est confirmé.

— Je vais aller te demander en mariage, dit Guy.

— C’est inutile, dit Elsa. Mon sort est décidé. Je me marierai avec mon promis.

— Et l’enfant, dit Guy ? Vas-tu le légitimer avec ton promis ?

— Les enfants qui arrivent avant la date sont très mal vus, dit Elsa. Un bâtard n’est pas accepté.

— Comment vas-tu t’en tirer ?

— L’enfant que je vais avoir est un enfant de Dieu, dit Elsa. C’est Lui qui m’a conduit vers l'homme dans mes rêves. L’enfant est sacré pour moi : c’est Sa volonté. Je le garde, mais maman ne veut pas que je sois fille mère. Cela compromettrait le mariage.

— Que pouvons-nous faire ? N’utilisais-tu pas la pilule ?

— Non, dit Elsa.

— Pourquoi ?

— Dieu voulait que je me donne. Je n'allais pas mettre un obstacle à Sa volonté. Il voulait aussi que j'obéisse à maman, et maman m’avait dit que je pouvais tout faire avec les hommes. C'est seulement après coup que j'ai compris qu'elle souhaitait aussi que je prenne la pilule.

— Tu vas supporter tout le poids de notre faute, dit Guy.

— Pour moi, dit Elsa, ce n’est pas une faute, et certainement pas la tienne. Dieu m’a imposé d’aimer. Je ne pouvais pas lui désobéir, ni désobéir à maman qui m’a incitée à faire l’amour avec des hommes réels. Je suis faite pour aimer. J’ai confiance en Dieu et maman envisage déjà une solution.

— Quelle solution ?

— Elle va dire que l’enfant est d’elle. C’est pour cela qu’il faut partir. Je vais me retirer du monde avec elle jusqu’à la naissance. Nous sommes trop connus ici. Il faut un endroit discret. Papa nous emmène au loin et liquide tout ici. Je referai surface avec maman quand l’enfant sera né.

— L’enfant va hériter avec toi de tes parents, dit Guy.

— Papa et maman étudient le problème.

— Pourrai-je te revoir ?

— Je ne crois pas, dit Elsa, et il ne faut pas. Je vais t’envoyer des lettres. J’ai ton adresse.

— Pourrai-je t’écrire ?

— Je trouverai un moyen, dit Elsa.

— Donc, tu pars, dit Guy.

— Nous avons encore quelques semaines devant nous. Je t'aime encore.

— Veux-tu qu’on continue ?

— Oui, dit Elsa. Je le souhaite, mais maman me conseille aussi d’aller avec d’autres. Elle dit que c’est bon pour moi. Les autres sont jaloux. Es-tu jaloux ?

— Non, dit Guy. Je t’accompagne jusqu’à ton départ.

* ° * ° *

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Guy est contrarié. Il se reproche de s’être reposé entièrement sur Elsa pour gérer la situation. Il aurait dû se retirer systématiquement avant d’éjaculer. C’était possible. Le mal est fait. Il ne trouve pas de solution plus satisfaisante que celle proposée par Elsa. Il se résigne.

Elsa accouche en cachette d’Élise, une petite fille, pendant les vacances 1968. Elsa, aidée par sa mère, n’est pas trop perturbée dans ses études. Elle est à peu près remise à la rentrée, et elle parvient à passer l’examen à la seconde session. Ses parents prennent bébé avec eux et disent à tout leur entourage qu’il est à eux. C’est le moyen qu’ils utilisent pour cacher à tous qu’Elsa est une fille mère. Emma est assez jeune pour avoir pu donner naissance à Élise. La substitution de mère ne pose aucun problème pour la vie courante. Cela permet, de sauver la face. Pour que l'héritage ne se disperse pas, Emma ne déclare pas Élise, qui n'a pas de parents officiellement, mais pour tout le monde, elle est leur seconde fille, une fille choyée et adorée.

Deux ans plus tard, Elsa se marie avec un riche prétendant. Mis au courant de l’existence d’Élise, il accepte Elsa pour le bien du patrimoine, mais sans Élise qui reste avec ses grands-parents qu’elle va considérer comme ses parents propres puisqu'elle considère qu'Elsa est sa sœur. Elsa a alors un enfant de son mari, puis elle utilise les moyens contraceptifs nécessaires pour ne pas en avoir d’autres, respectant ainsi la coutume familiale. C'est mieux accepté que l'enfant avant mariage. Elsa pense à Guy et lui écrit de loin en loin. Elle reçoit les lettres de Guy par sa mère. Elle voit sa fille Élise de temps en temps. Elle en envoie des photos à Guy et le prie de se tenir éloigné de son mari en évitant de se manifester.

* ° * ° *

 

 

8 Guy et Denise

* ° * ° *

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En 1969, Guy entre à l’université pour étudier les sciences.

Le père de Guy vient de mourir d’une attaque. Il se retrouve seul, avec pour seule famille, un oncle célibataire, frère de son père, qui tient une boutique de photographe et qui est son tuteur. Il a obtenu une bourse qui lui permet de subsister. Son oncle lui a trouvé, chez Nathalie, une dame qu’il connaît, une chambre confortable au deuxième étage d’une maison située à proximité de la faculté des sciences. Nathalie vit seule au rez-de-chaussée. Elle loue des chambres à des étudiants dans les étages, beaucoup plus pour la compagnie que pour se faire de l’argent. Le prix de la location, modeste, est pris en charge par l’oncle. Guy va garder cette chambre pendant tout le reste de ses études. La maison est constituée de trois appartements superposés desservis par un escalier. Deux chambres sont louées par appartement dans les étages. Il a choisi la chambre au nord et au deuxième étage, car elle est vaste et moins bruyante que celle du sud, qui en est séparée par un couloir central. Elle dispose d’un grand placard et d’une salle de bains avec douche et cabinet. Il partage la cuisine avec l’autre étudiant. Il peut y préparer des repas. Nathalie a installé dans la cuisine du premier étage, une machine à laver à laquelle il a accès. Il y a des fils pour pendre le linge. Il se trouve bien installé avec une grande table bien éclairée sur laquelle il travaille. Le grand lit à deux places a un bon sommier et un épais et confortable matelas.

Nathalie, la propriétaire, tolère les visites. Elle prend aussi bien des filles que des garçons. Elle exige cependant une stricte propreté de ses locataires et de ceux qu’ils reçoivent. Elle conseille de mettre des pantoufles à l’entrée pour éviter de répandre de la boue et de faire du bruit. Elle inspecte périodiquement les chambres, astique partout, et propose à Guy de ranger la chambre et d’en faire le ménage. Il la laisse faire. Nathalie a horreur des cabinets sales. D’emblée, elle dit à Guy que les hommes salissent souvent la cuvette en urinant, et qu’elle ne le supporte pas. Elle a horreur des taches jaunes et brunes. Elle estime que les hommes peuvent s’asseoir comme les femmes s'ils ne sont pas capables de diriger leur jet. Guy, ainsi interpellé, étudie la question. Il envoie bien le jet dans la bonne direction, mais au départ, l’extrémité est un peu sèche et souvent collée ou recouverte par la peau. La brusque arrivée de liquide est fugitivement déviée dans une direction imprévisible. Le jet n’est pas non plus bien régulier : de petites gouttes giclent çà et là. Nathalie a donc raison. Quand il le peut, et comme elle le recommande, il s’assied sur la lunette au lieu de rester debout et patiente pour essuyer toujours la petite goutte qui s’éternise à la fin. Si, par accident, il salit, il essuie immédiatement. Par la même occasion, il cherche à ne pas salir avec les matières fécales. Comment ne pas salir le slip, le garder bien blanc jusqu’au lavage ? Bien s’essuyer ne suffit pas. Le sphincter de l’anus ne ferme pas efficacement. Il laisse suinter des matières, car après avoir été bien essuyé, on peut recommencer un peu plus tard. Des salissures apparaissent, surtout après avoir pété énergiquement. Il retient donc les gaz pour qu’ils sortent lentement, et cette méthode est assez efficace. Nathalie lui fait rapidement remarquer que ses toilettes sont faciles à nettoyer et elle l’en félicite. Elle change régulièrement les draps et s’occupe de tout le lavage. Avec une fille, elle exige une alèse si elle est incapable de ne pas tacher le matelas. Elle fournit des chiffons et demande en particulier aux garçons de les utiliser pour ne pas souiller la literie avec leurs sécrétions.

Nathalie fait la chasse aux fumeurs et au bruit. Elle renvoie les étudiants sans-gêne ou qui invitent des sans-gêne. Guy, qui n’a qu’une petite radio, apprécie le calme et n’écoute jamais de musique. Il reçoit peu de monde. C’est, pour elle, l’étudiant idéal qu’elle va chouchouter de plus en plus d’année en année.

Guy est dans de bonnes conditions de travail, bien que son budget soit très serré. Il est logique et comprend vite, ce qui compense son manque de mémoire visuelle. Il reste handicapé par son orthographe, car il a du mal à écrire les mots qu'il connaît pourtant bien phonétiquement. Heureusement, les professeurs de sciences ne sont pas tous à cheval sur l’orthographe et, en réalité, il fait moins de fautes que la plupart de ses copains. Il n’aime pas les questions de cours où il faut réciter sans comprendre, mais excelle à résoudre les problèmes. Ce profil un peu particulier le distingue des étudiants majoritaires qui fondent tout sur la mémoire. Il en résulte que, plus il progresse dans les difficultés et plus c’est facile pour lui, alors que les autres ne s’en sortent plus, ayant trop de choses à retenir. Il va parvenir à l’agrégation de physique, qui est un concours d’enseignement de haut niveau, en un temps record dans sa discipline, à 23 ans.

Pendant les vacances scolaires, dès 1970, il s’occupe du magasin de son oncle. Celui-ci est heureux d’avoir quelqu’un pour l’aider et pour prendre un peu de vacances sans fermer la boutique. Il y vend des appareils de photos, des pellicules, et surtout développe les photos. Il y a aussi un petit studio. Guy apprend à développer les photos en noir et blanc. Il sait choisir la dureté du papier et les temps de pose. L’agrandisseur lui devient familier. Il se sert des modes d’emploi que son oncle néglige et maîtrise le glaçage. Il aime vite le métier. Dans le studio, qui sert surtout aux photos d’identité et aux photos-souvenirs, il constate que l’éclairage est améliorable. Il installe des lampes et des diffuseurs pour obtenir des effets de lumière. Il met en place des systèmes automatiques. L’oncle a confiance et le laisse souvent seul au magasin.

Guy a, assez rarement il est vrai, à photographier des clients dans le studio. Il aime bien choisir les lumières qui mettent en valeur. Il obtient ainsi de beaux tirages artistiques dont les clients sont satisfaits.

Guy reçoit une lettre de l’armée lui apprenant qu’il est dispensé de service militaire.

* ° * ° *

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En 1971, au début de l’année scolaire, Guy est inscrit pour préparer un certificat de physique à la faculté. L’assistant du professeur, qui s’occupe des séances de travaux pratiques, fait des groupes de deux. Guy préfère travailler seul, mais il n’a pas le choix. Il faut se mettre par deux, et il est associé d’autorité à un autre étudiant. L’assistant dit qu’il est possible de faire des échanges. Denise et Françoise forment un autre groupe. Or Françoise a remarqué le garçon qui est avec Guy. Elle demande à échanger. Elle quitte Denise pour se mettre avec lui et Guy se met avec Denise.

Pendant les premières séances, Françoise a imposé à Denise sa méthode de travail : elle copie ce qu’a rédigé un copain de l’année précédente et se contente de regarder le matériel. Guy n’a pas apprécié son associé brouillon et peu soigneux. Il est presque soulagé de la venue de Denise. Il se demande cependant comment il va faire avec elle. Les filles n’ont pas la réputation de bien se débrouiller.

Guy aime manipuler, mais il a horreur de rédiger, cette répugnance lui étant venue de l’orthographe qu’il maîtrise mal. Il ne rédige que pour l’examen, avec une concision maximale. Il sait faire et estime que c’est, de ce fait, un travail peu utile pour lui. Denise n’est pas aussi habile que Guy, mais elle aime rédiger. Ils se mettent vite d’accord. Guy et Denise lisent le document qui donne le principe, discutent de ce qu’il faut faire avec le matériel et manipulent ensemble sous la direction de Guy. Guy communique les résultats. Denise note et rédige. Guy fait le brouillon des courbes et graphiques et Denise met au propre. Guy supervise et surveille pour que les normes soient respectées pour les unités, les tableaux et les courbes. C’est un critique très rigoureux qui ne laisse passer aucune faute de physique. Denise ne laisse passer aucune faute d’orthographe. Ils sont satisfaits tous les deux de cette collaboration.

Denise met du cœur à bien présenter le compte-rendu. Elle a tendance à recommencer plusieurs fois, ce qui ralentit. Guy est patient. Il la laisse faire. À la fin de la séance, la rédaction n’est pas terminée. Guy dit à Denise de terminer toute seule. Elle le fait, mais va le voir pour qu’il donne son avis. Comme elle le cherche souvent, ils décident d’aller à la bibliothèque pour terminer les rédactions.

Ils s’installent dans un coin et étalent leurs affaires sur une grande table. Ils travaillent un moment.

 

— Je n’ai pas chaud, dit Denise en se frottant les épaules.

— C’est vrai, dit Guy. Je regarde si quelqu’un a baissé le radiateur... Non. Il n’est pas réglable et il est froid.

— Il n’est pas possible de rester ici, dit Denise.

— Où travailles-tu d’habitude ?

— Dans ma chambre au lycée, dit Denise. Elle est chauffée, mais tu n’as pas le droit d’entrer, car elle est à l’internat des filles. Françoise arrive à y faire entrer des garçons le samedi, mais moi, je n’ai pas envie de prendre la responsabilité, surtout aujourd’hui. Il y a plus de monde qu’en fin de semaine. C’est trop risqué ; je peux perdre ma place. Il faut trouver autre chose. Françoise a bien les chambres des garçons auxquelles je peux avoir accès en ville, mais il faut lui demander, et le chauffage n’est pas garanti. Habites-tu loin ? Est-ce possible chez toi ?

— C’est possible, dit Guy, si ma propriétaire te laisse passer.

— N’accepte-t-elle pas les visiteurs ?

— Pas tous, dit Guy. Ils doivent montrer patte blanche.

— Ai-je la patte blanche ?

— Si tu fumais, dit Guy, ce ne serait même pas la peine d’essayer. Elle n’aime pas le bruit et exige d’être très propre.

— Sur soi ? Je suis propre, dit Denise.

— Je sais, dit Guy. Il faut aussi ne rien salir.

— Je mettrai des patins, dit Denise.

— Il n’y en a pas, dit Guy, mais j’échange mes chaussures contre des pantoufles à l’entrée. Elle nous donne des chiffons pour essuyer tout ce qui peut salir, surtout ce qui est poisseux. On a une poubelle spéciale pour qu'elle les jette ou les recycle. C'est elle qui juge et trie. Si tu fais une saleté, tu la mets dans le chiffon que tu mets dans la poubelle.

— Quel genre de saleté ?

— Elle ne veut pas de saleté dans la literie, dit Guy. Les hommes en font souvent.

— Oui, dit Denise. Les femmes en font aussi. Est-ce tout ?

— Si tu as le malheur d’uriner de travers au cabinet, dit Guy, elle va me le faire savoir.

— Dis donc, elle n’est pas commode, dit Denise. N’as-tu pas envie de changer de chambre ? J’en connais plusieurs dans le coin qui sont biens.

— Les chambres de Françoise ?

— Celles-là servent plutôt à autre chose.

— À quoi ?

— Les femmes ont parfois besoin d’accueillir les garçons. Je ne vais pas te faire un dessin.

— Et tu participes ?

— Je suis pour la liberté sexuelle des femmes, dit Denise. Elles doivent pouvoir rencontrer les garçons comme elles veulent et faire l'amour sans qu'on leur reproche. Es-tu contre ?

— Non, dit Guy. Tu as raison. En ce qui concerne ma logeuse, je ne me plains pas d’elle. Je l’approuve complètement. Elle est bien organisée. Elle est très gentille avec moi et avec ceux qui ne salissent pas. Je suis très content qu’elle fasse la police, et la chambre est confortable et chauffée.

— Alors, dit Denise, allons voir ton cerbère.

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Denise n’est pas inquiète de s’isoler avec Guy, même si c’est contre ses habitudes. Elle se méfie des garçons, mais Guy ne l’agresse pas. Il est l'exception. Il la traite en égale et la respecte. Elle est libre avec lui. Elle peut aller chez Guy sans crainte. Et puis, si Guy a envie d’elle, elle est disposée à en discuter. Avec Guy tout est possible, comme avec tout garçon qu'elle apprécie. Elle n'est pas opposée à l'essayer s'il le souhaite, pour s'informer, sans engagement sur l'avenir, en restant libre.

À l’entrée, ils croisent Nathalie. Elle regarde Denise, la jauge, mais ne dit rien, faisant confiance à Guy. Denise lui fait un grand sourire en enfilant les pantoufles que Guy lui tend et qu’il a prises dans un petit meuble à l’entrée. Ce sont les siennes, un peu grandes pour Denise qui a pourtant de longs pieds : chez le marchand, elle a du mal à trouver des grandes pointures, mais les pieds de Guy sont de taille supérieure aux siens. Elle flotte un peu dedans. Il sort pour lui de vieilles pantoufles. Elle monte allègrement les marches de l’escalier et il l’introduit dans la chambre.

 

— Elle a l’air de m’accepter, dit Denise.

— Oui, dit Guy. C’est bon signe. Maintenant, elle te laissera passer, même sans moi. Évite de faire du tapage.

— Nous sommes là pour travailler et non pour faire du tapage. Je rédige, dit Denise.

* ° * ° *

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Denise est contente de Guy. Malgré son air placide, il a l’esprit vif et s’exprime clairement quand elle cherche à comprendre, plutôt avec des équations qu’en français, mais elle suit, ayant la même formation scientifique.

 

— Après les cours, il serait bon que tu m’expliques, dit Denise. J’ai des questions à poser.

— À ton service, dit Guy. Cela me fait réfléchir, ce qui n’est pas mauvais.

— Veux-tu bien m’aider ?

— Quand tu voudras.

— Tu es un chou, dit Denise.

 

Ils se retrouvent chez lui quand ils le peuvent. Les surveillances de Denise au lycée prennent du temps, mais ils passent, malgré tout, de longs moments ensemble. Après les travaux pratiques et les cours, ils en arrivent aux exercices et problèmes. Denise est émerveillée de la facilité de Guy. Elle avait utilisé, jusque-là, la méthode de Françoise : aller chercher les solutions dans les livres d’exercices et les devoirs des années précédentes récupérés par Françoise. En plus de Françoise, Denise savait adapter les solutions. Guy ne procède pas de la même façon. Il s’imprègne de l’énoncé du problème, cherche dans les cours les formules qui lui manquent, décortique les questions, vérifie les conditions d’utilisation des lois, et trouve celles qui s’appliquent. Sa logique est rarement prise en défaut. Quand il a trouvé les bonnes formules, il les combine par le calcul pour aboutir à la solution. Il fait souvent de petites fautes, ce qui le conduit à des erreurs. Il remarque alors que la solution est incohérente et revient sur ce qu’il a fait. Denise se met, petit à petit, à procéder de même, assistée par Guy. Elle l’aide à trouver les erreurs et est heureuse quand elle découvre quelque chose avant lui. Il reconnaît qu’elle lui est utile et Denise fait des progrès spectaculaires.

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En se rendant chez Guy avec lui, Denise passe devant une pharmacie. Françoise lui a demandé d’y acheter pour elle ce dont elle a besoin. Denise y entre donc, présente un papier au pharmacien qui lui apporte de son arrière-boutique un sachet contenant l’objet de la commande. Pas un mot en dehors du prix demandé. Discrétion totale. Voyant que Guy est intrigué, Denise sourit, entrouvre le sachet pour que Guy puisse y plonger le regard, et le referme pour éviter les indiscrétions des autres clients. Sorti de la pharmacie, Guy la questionne :

 

— Ai-je bien vu des préservatifs et des pilules ?

— Mais oui, dit Denise. Es-tu contre la contraception ? Elle évite d’avorter. Comme cela, la femme est l’égale de l’homme. Elle lui permet de tester les hommes pour bien les connaître. Je prends un exemple. J'étais avec Gérard l'année dernière. Nous suivions les mêmes cours. L'as-tu connu ?

— Non, dit Guy.

— C'est un garçon qui me plaisait beaucoup et qui semblait bien, dit Denise. Malheureusement, il a des pratiques sexuelles bizarres, et pour le savoir, il n'y a pas 36 moyens. Il faut bien l'essayer. N'est-ce pas ? Il est peut-être bon pour certaines filles, mais pas pour moi. Sachant cela sur Gérard, j'ai séparé son sort du mien et pris mes distances. Être informé est utile. Je ne me vois pas me marier en aveugle, sans connaître les particularités de l'autre. Réserver le sexe jusqu'au mariage comme autrefois est une absurdité romantique qui conduit dans le mur. Il faut s'accorder. Je me marierai les yeux ouverts après avoir testé. Si tu es pour l’esclavage des femmes, contre leur liberté d'information et de choix, je te quitte.

— Je suis de ton avis, dit Guy.

— C'est heureux, dit Denise. Il n'y a pas à être jaloux de ne pas avoir l'autre uniquement pour soi avant le mariage, et même après si l'autre est d'accord. Les tests sont nécessaires. Je ne vais pas les pratiquer en grand comme Françoise, mais je ne suis pas contre, et mon mari ne devra pas me le reprocher.

— Oui, dit Guy. Je t'approuve.

 

Guy ne pensait pas que Denise était aussi engagée dans la défense de l'indépendance des femmes, mais il accepte la leçon. Il ne va pas reprocher à Denise d’utiliser la contraception. Elle lui a dit qu’elle se marierait quand elle aurait terminé ses études, dans quelques années. Elle n’a pas à rester inactive jusque-là, car elle tournerait en vielle fille. Physiquement adulte et en pleine santé, elle a certainement des envies comparables aux siennes. Plus âgée que lui, il est normal qu’elle ne l’ait pas attendu pour se mettre à l’amour. À sa place, il agirait comme elle, et il compte bien essayer sa femme avant le mariage. Denise teste, mais prend l’amour avec sérieux. Son comportement avec Gérard est logique. Il lui donne un bon point en pensée. Voilà une fille telle qu’il les aime, une fille dans la réalité.

* ° * ° *

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La logeuse Nathalie est aux petits soins avec Guy. Elle utilise ses compétences en électricité pour lui faire changer les ampoules grillées et les fusibles. Il le fait volontiers et la conseille dans le choix des puissances et des positions des éclairages. Elle prend son avis pour les petits bricolages et les achats d’appareils électriques et ménagers. Elle a remarqué que Guy reste toujours en fin de semaine. Il prépare son repas, car le restaurant universitaire est fermé le dimanche. Il y en a bien un autre, mais il est loin et les plats sont moins à son goût. Guy trouve plus rapide de manger sur place. La cuisine de l’appartement lui offre toutes les facilités. Nathalie le remarque d’autant plus que les autres locataires sont rarement là le dimanche. Elle invite Guy à partager son repas avec elle. Il accepte de temps en temps.

Un jour de ménage dans la chambre, Nathalie lui parle de Denise qu’elle voit passer régulièrement.

 

— La petite jeune fille qui vient vous voir est bien proprette, dit Nathalie.

— Je lui ai fait la leçon, dit Guy. Elle connaît vos goûts. Elle ne cherche pas à vous déplaire.

— C’est gentil. Il faudra me la présenter.

— Dès que j’en aurai l’occasion, dit Guy. Elle n’est pas petite. Elle doit bien mesurer 1,75m.

— C’est beaucoup plus que moi, dit Nathalie. Elle est plus petite que vous et moins grosse que moi. Demandez-lui donc si elle veut venir manger avec nous dimanche ? J’aimerais bien faire plus ample connaissance. C’est plus facile devant une assiette. Dites-moi ce qu’elle aime.

— Elle mange au lycée où elle est surveillante, dit Guy. Je n’ai mangé avec elle que deux ou trois fois. Je crois qu’elle mange de tout... Non. Elle est comme moi. Elle n’aime pas ce qui est épicé et je ne l’ai jamais vue boire de boisson alcoolisée.

— C’est bon à savoir. Vous lui faites la commission ?

— Je vous dis demain si elle accepte, dit Guy.

 

Le dimanche, Nathalie a mis les petits plats dans les grands. Elle a préparé un succulent repas, en respectant ce que Guy aime. Elle a remplacé le vin que Guy refuse toujours, par du jus de fruits. Denise, qui est assez bonne cuisinière, lui fait compliment et lui réclame ses recettes. Nathalie la trouve charmante et ils sont enchantés.

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Le jour de ménage suivant, Nathalie commente :

— C’est une bien belle jeune fille que vous avez trouvée là. Vous envisagez de vous marier ?

— Il n’y a rien entre nous, dit Guy.

— Elle doit y penser. Un savant comme vous, ce n’est pas facile à trouver. Elle vous admire. C’est évident.

— Elle est au moins aussi savante que moi. Elle corrige mes fautes.

— Vous m’en direz tant. Il existe maintenant des savantes. Que faites-vous du temps que vous passez ensemble ?

— Nous préparons un examen, dit Guy.

— Vous ne faites que ça ?

— Oui, dit Guy. Que voulez-vous qu’on fasse d’autre ?

— Ce qui se fait entre garçons et filles, dit Nathalie. Je me souviens de ma jeunesse. Croyez-moi, une fille comme celle-là, vous n’en trouverez pas beaucoup. Quel âge a-t-elle ?

— 22 ou 23 ans, je crois.

— Elle est dégourdie. Elle a l’habitude des garçons, pour ne pas craindre de s'isoler avec vous. Elle sait à quoi elle s'expose en le faisant. Moi, à 20 ans j’en connaissais déjà plusieurs, alors, vous pensez, elle, à cet âge-là, elle n’a plus rien à apprendre. Elle doit être à point, active à souhait, comme moi je l’étais. Les garçons ne se faisaient pas tirer l'oreille pour me satisfaire. Qu’en pensez-vous ? Il est normal qu'elle se livre à un garçon comme vous.

— Peut-être, dit Guy. Je connais un peu les filles. Denise n’est pas innocente. À quelques détails, je vois qu’elle est active. Elle doit avoir des envies.

— C'est quasi certain à son âge. Elle vous dévore des yeux quand vous ne la regardez pas. Elle m'a dit de gentilles choses sur vous quand vous n'étiez pas là. Je mettrais ma main au feu qu'elle est très amoureuse, même si elle ne le manifeste pas. Profitez-en. Une fille comme ça, qui a la tête sur les épaules et sait se tenir, est bien préférable à une jeunette sans cervelle.

— J’en suis persuadé aussi. Les innocentes sont imprévisibles.

— L'expérience est enrichissante. Au moins, avec celle-là, vous n’aurez pas d’ennuis. Elle a besoin de vous. N'hésitez pas à la satisfaire. Le lit est grand. Vous pouvez la garder pour la nuit.

— Ce n’est pas possible. Elle surveille la nuit au lycée.

— Alors, rattrapez-vous le jour, dit Nathalie. À votre âge, c'est nécessaire pour bien se porter et je m'en voudrais de vous en empêcher. Je respecte la vie privée de mes locataires, mais si je vous parle d'elle, c'est parce que vous savez que je tiens à la propreté. Je préfère prendre les devants. Je n'ai rien à vous reprocher. Au contraire. Vous êtes mon meilleur locataire, et je prendrais volontiers cette fille si elle me le demandait. Elle pourrait aussi s'installer avec vous dans votre chambre. Elle me fait bonne impression. Je suis en accord avec les garçons qui savent gérer leur semence et les filles qui savent gérer leurs règles. Vous ne souillez pas la literie et utilisez bien les chiffons. Cela dit, j'envisage que vous pourriez passer à l'action avec elle. La literie est fragile et risque d'en pâtir. J'ai expérimenté la chose. Sans précaution, quand le garçon se retire pour éviter la fécondation, toute sa semence part dans la literie, et même quand la fille en veut bien, ça déborde souvent et gicle de tous côtés. On récolte des taches partout. Il y a pourtant moyen de rester propre. Pourquoi pas vous ? Munissez-vous d'un chiffon pour recueillir les souillures à la source. Ayez de bonnes habitudes. Je sais laver les chiffons sans que ça encolle. Avec la jeune fille, organisez-vous pour en avoir sous la main au moment voulu. Étalez par exemple un grand chiffon sous vous deux, de façon à recueillir les éclaboussures, et ayez-en un autre pour éponger. Avec mon ami, j'utilise un procédé que je vous recommande et qui est propre. Il met un préservatif et en prend un neuf toutes les fois. Les souillures restent enfermées et votre petite amie pourra même se dispenser de se laver si rien ne s'échappe. Si par accident il y a quelques taches sur les draps, je ferme les yeux, mais ça ne doit pas se répéter, et il faut les enlever rapidement. Je sais que vous n'êtes pas riche. Prenez à volonté les préservatifs que je range dans l'armoire à pharmacie du bas, près de la boîte à chiffons. Ne me remerciez pas. Je souhaite votre bonheur, et je sais que je peux compter sur vous pour suivre mes recommandations.

_

Guy n’a pas besoin de Nathalie pour se rendre compte que Denise le cherche, même si elle se contrôle et ne le provoque pas. Si elle vient chez lui, y revient toujours et s’expose sans crainte, c’est qu’elle l’accepte. L’épisode des chambres de Françoise réservées aux passes amoureuses lui a révélé une Denise très informée. Sans être obsédée, elle n'a jamais évité le sujet du sexe et a proclamé qu'elle l'utilise librement. Tout comme lui, elle a des instincts qui poussent à la rencontre. À ses attitudes, à la joie qu’elle a de se retrouver avec lui, à des petits riens, à de légers contacts qu’elle ose parfois un peu prolonger et même provoquer, à l’absence de réflexes de protection, il est certain qu’elle n’aspire qu’à se donner. C’est très clair pour lui. Elsa avait le même comportement. Il pourrait la pousser sur le lit, et il sait qu’il serait bien reçu, qu’elle s’ouvrirait à lui aussi facilement qu’Elsa. Mais justement Guy a été échaudé avec Elsa. Il se méfie de l’amour et n’est pas près de faire des avances à une fille sans garanties sérieuses, même à une Denise consentante. Cependant, la constance des petites approches de Denise et l’augmentation lente de leur fréquence commencent à le convaincre qu’il pourrait céder, et ceci d’autant plus qu’il sait qu’elle a tout l’arsenal de la contraception. Elle n’a pas d’enfant des garçons qu’elle a dû rencontrer avant lui et la prime jeunesse aventureuse est passée. Une fille qui n’a pas la tête dans les nuages. C’est presque la garantie qu’il cherche, et il a envie d’elle, de plus en plus.

* ° * ° *

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Denise n’a pas de répulsion pour les hommes. Elle sait comment cela se passe avec eux et Françoise la met au courant de toutes ses aventures.

Des garçons font des avances à Denise : la plupart du temps, ceux-là mêmes qui draguent Françoise le samedi soir. Elle n’est pas tentée d’aller avec des vantards qui chantent leurs amours sur tous les toits. Elle préfère s’abstenir, bien que la nature la pousse. Elle cherche une solution. Il y a bien Guy, mais Guy ne fait jamais d’avance. Jamais il ne la touche volontairement. Quand ils travaillent côte à côte, le genou de Guy ne s’égare jamais contre celui de Denise. Guy n’est pas un coureur de jupons. Il la respecte, ce qu’elle trouve bien et mal à la fois. Il pense manifestement plus à ses études qu’à autre chose. Il lui a dit qu’il songerait seulement à se marier après la fin de celles-ci. Elle est d’ailleurs aussi du même avis pour elle-même. Elle attendra d’avoir un métier pour fonder une famille. C’est le gage de l’indépendance. Elle y tient. Elle n’a jamais couché avec un garçon, mais Françoise lui parle si souvent du plaisir qu’elle éprouve à se donner et de la façon dont elle procède, qu’elle y pense, qu’elle imagine, sans bien savoir à quoi cela correspond. Ses nuits en sont un peu troublées. Quand elle est avec Guy, elle a des impulsions d’aller contre lui qu’elle réprime comme elle peut. Quand elle travaille près de lui, il lui arrive de le toucher, ce qui déclenche en elle de fulgurantes réactions hormonales. Après bien des hésitations, elle se décide à tâter le terrain. Elle n’a pas à se réserver. Si Guy s’y prête, elle va aller au-devant de lui, et pas seulement instinctivement. Elle va se déclarer.

Françoise lui a conseillé un gynécologue qu’elle va voir pour se faire prescrire des pilules contraceptives. Le gynécologue la reçoit, la fait mettre en position sur la table de consultation et constate qu’elle est vierge. Il lui dit qu’il voit rarement des vierges et qu’il préfère ne pas explorer de l’autre côté de l’hymen sans raison précise. Certaines femmes à l’hymen épais sont traumatisées par la déchirure et la douleur au moment des premiers rapports, mais ce n’est pas son cas, car le sien est une très fine membrane manifestement fragile, une dentelle qu’il a plaisir à observer, vu un bon état prouvant qu’elle n’a subi encore aucune contrainte. Veut-elle qu’il l’en débarrasse ? Denise se donne le temps d’y réfléchir et le praticien la renvoie sans la faire payer. Elle commence à prendre les pilules.

Denise fait quelques discrètes avances vers Guy. Elle s’approche de lui, va jusqu’à le toucher, comme par inadvertance, et de plus en plus, dévoilant parfois légèrement quelques charmes. Guy reste de marbre. Il est excité, évidemment, et il ne se méprend pas sur ce qu’elle souhaite, mais il ne répond pas, ce qui refroidit Denise. Il préfère encore la tension du désir inassouvi aux conséquences imprévisibles de l’amour.

_

Un jour, Denise parle de Françoise à Guy :

 

— Françoise se donne du bon temps, dit Denise. Elle drague les garçons.

— Je sais, dit Guy, beaucoup de copains se vantent d’avoir couché avec elle.

— Ne te tente-t-elle pas ? Nous nous douchons parfois ensemble à l’internat. C'est un beau brin de fille. Elle a un corps splendide.

— Elle est belle, dit Guy. Rien à reprocher à son physique.

— Elle m’a dit qu’elle avait essayé avec toi, dit Denise. Tu n’as pas mordu.

— Je n’ai rien remarqué, dit Guy.

— Mais si, dit Denise. Elle t'a demandé de l’accompagner à une soirée du samedi.

— Je vois, dit Guy. Je n’aime pas danser, la musique de bal m’assomme et je n’ai pas de quoi payer l’entrée. Je ne savais pas que la fille était en plus.

— S’il n’y a que la fille qui t’intéresse, dit Denise, je peux lui en parler.

— Laisse-la tranquille, dit Guy. Ce n’est pas mon genre. Elle est toujours pleine de maquillage et elle traîne avec tous les garçons. Je préfère m’abstenir. Avec ce genre de fille, ce n’est pas possible de travailler. J’ai des examens, et ce n’est pas le moment de me disperser. J’aurais perdu ma soirée en la suivant.

— Elle est sérieuse, dit Denise. Elle connaît parfaitement le cours et ne néglige pas son travail. Elle va plus vite que nous pour apprendre. Elle n'a pas besoin de rabâcher comme nous. Elle a beaucoup de temps libre pour aller avec les garçons. Cela lui plaît. Elle ne fait de mal à personne. Ils se soulagent avec elle et elle les calme. Une fille comme elle est préférable à un chiffon. N'as-tu pas envie ?

— J’ai des envies comme les autres, mais pas au point de perdre mon temps pour cela.

— Reproches-tu à Françoise d’être libre ?

— Non, dit Guy. Je ne reproche ni à Françoise, ni à aucune autre de coucher avec des garçons. Je respecte les choix, mais permets-moi de ne pas avoir les mêmes goûts que Françoise. J’aime le calme et elle l’agitation. Nous ne sommes pas faits pour aller ensemble.

— Il te faudrait une gentille fille, dit Denise, bien douce, pour toi tout seul et qui ne t’embête pas.

— Sans doute, dit Guy.

— J’ai des amies, dit Denise. Je vais en chercher une.

— Laisse tomber, dit Guy. Les filles veulent qu’on s’occupe d’elle, et les vierges encore plus que les autres.

— Qu’as-tu contre les vierges ? Françoise n'est pas vierge.

— J’ai connu une vierge, dit Guy. Je m’en mords encore les doigts. Tant qu’elles ne sont pas initiées, elles ne savent pas ce qu’elles font. Je préfère celles qui ont de l’expérience, comme Françoise, mais en plus calme. Moins de temps perdu pour les préparer et moins de surprises.

_

Denise allait se proposer, mais elle se retient. Elle se promet de chercher une solution, de ne pas faire perdre de temps à Guy, de ne pas minauder, de se donner tout de suite. Elle est incertaine. Elle prend conseil auprès de Françoise.

 

— J’aime Guy, mais il n’aime pas les vierges, et je le suis. Que faire ?

— Lui as-tu dit ?

— Non.

— C’est simple, dit Françoise. Tu fais comme si tu n’étais pas vierge.

— Mais je vais saigner, dit Denise.

— Il aura la surprise, dit Françoise.

— Je ne veux pas le tromper. Il n’aime pas les surprises.

— Tu te débarrasses de l’hymen auparavant, dit Françoise. Tu t’enfonces n’importe quoi.

— C’est encore le tromper, dit Denise, lui faire croire que j’ai déjà connu un homme.

— Dans ce cas, tu te donnes à un autre homme avant d’aller avec lui.

— Quel homme ? Il doit être discret.

— Je t’en trouve un dès ce soir si tu veux, dit Françoise. J’en ai un très discret sous la main qui doit retourner dans son pays demain. Il ne parle que dans sa langue et il est gentil. Il ne divulguera pas ton secret.

— Est-ce possible ? Où faire ça ?

— J’ai mes chambres en ville. Je m’occupe de tout.

_

Françoise présente l’étranger à Denise et lui glisse un préservatif dans le creux de la main.

 

— Il sait le mettre. Avec ça, tu es parée contre les maladies. N’oublie pas de lui présenter le moment venu.

— Je prends la pilule.

— Très bien, mais ajoute le préservatif. C’est préférable avec un inconnu.

 

Françoise s’éloigne, et l’homme commence à entreprendre Denise. Il lui passe le bras autour de la taille et la rapproche de lui. Elle se raidit légèrement, mais laisse faire. Il commence à la tâter, à caresser, à introduire ses doigts dans le soutien-gorge. Il la renverse sur le lit. Une main s’égare dans la culotte et force pour écarter les cuisses. Il tente de l’embrasser. C’en est trop. L’odeur de tabac, mêlée à celle de l’alcool, incommode Denise. Elle le rejette et se sauve, le laissant éberlué.

_

— Tu n’as pas été gentille avec mon invité, dit Françoise. J’ai dû rattraper ta défection.

— Pardonne-moi, dit Denise. Je ne supporte ni les buveurs, ni les fumeurs.

— Tu as des exigences. Elles éliminent beaucoup d’hommes. Retourne à ton Guy.

— Ne peux-tu pas m’aider ?

— J’ai peut-être ce qu’il te faut, dit Françoise. Mais comme tu es vierge, il voudra faire ça dans les règles et il y mettra du temps. Comme tu es pressée, ce n’est pas exactement ce que tu cherches.

— Comment est-il, cet homme ?

— C’est Fernand, mon préféré, non-fumeur et non-buveur. Je ne t’en ai jamais parlé, car je le garde un peu pour moi. Tu vois, je suis discrète avec ceux qui me plaisent. Il a le défaut d’être monotone, mais à condition d’en ajouter d’autres plus fantaisistes, je me marierai sans doute avec lui quand j’aurai décidé de le faire.

— Tu es plus sérieuse que je ne le pensais. Si tu le gardes, il n’est pas pour moi.

— J’ai envie de tester son amour pour moi, dit Françoise. Je l’ai déjà fait avec une fille qui l’aimait l’année dernière, mais en recommençant avec toi, ce serait plus probant.

— Comment l’as-tu testé ?

— Fernand est du genre fidèle. Pas moyen de savoir si un homme qui n’a d’expérience qu’avec toi t’aime véritablement. Il n’a pas d’élément de comparaison. Comme il ne connaissait que moi, je lui ai collé dans les pattes la fille qui le voulait, en lui disant de faire l’amour avec elle. Il ne voulait pas, mais comme je lui ai dit fermement que je voulais, il a fini par accepter. Quand il a su que la fille était vierge, il s’est documenté, a déniché un livre sur la façon de se comporter et a appliqué. La méthode est lente, mais c’est normal, et il a mis le temps. Au bout de trois mois, la fille était folle de lui. Ensuite, ça s’est gâté.

— Pourquoi ?

— Il a eu le malheur de dire qu’il m’aimait plus qu’elle, et l’a répété à satiété. Quand elle a compris que c’était vrai, son amour a viré à la haine. Elle l’a quitté. Tu sais tout sur Fernand. Je te le passe si tu en as envie.

— Mais s’il se met à m’aimer, dit Denise ?

— Tu peux le garder, dit Françoise. Cela prouvera que son amour pour moi n’est pas aussi grand qu’il le dit.

— Moi, il me suffit de perdre ma virginité. Ensuite, je n’en ai plus besoin.

— Tu le quittes quand ça te plaît. Il va faire ça pour moi. Je compenserai.

— Je vais l’essayer, dit Denise. Je me dégage dès qu’il aura fait ce que je pense.

— À ta guise, dit Françoise. Quand commences-tu ?

— Le plus tôt possible.

— Bon. Je le contacte. Si c’est comme avec la fille, prévois au moins quelques semaines de rencontres.

— Je me dégagerai le plus tôt possible. Toi, combien de temps as-tu mis avec ton premier ?

— Moi, dit Françoise. J’avais 16 ans. J’ai mis toutes les grandes vacances scolaires. C’est deux jours avant la fin que je me suis donnée.

— Tu as mis tout ce temps-là ? Ne pouvais-tu aller plus vite ?

— Maintenant, je peux procéder en un petit quart d’heure, et même plus vite si j’accepte de ne pas jouir, mais la première fois, le copain a dû être patient. Je n’y connaissais rien. Quand il a commencé à m’embrasser, je l’ai dit à maman, et elle m’a immédiatement donné la pilule et des préservatifs. J’ai flirté longtemps avant de céder. J’étais cruche. Je reculais l’instant. Le pauvre copain devait avoir une envie folle, mais il a attendu mon bon vouloir.

— Donc, il faut du temps, la première fois.

— Je n’ai eu qu’une expérience, dit Françoise. Renseigne-toi auprès d’une autre, mais pour Fernand, c’est son livre qui a raison, et son livre préconise un bon petit flirt au départ, comme le mien.

— Je vais accélérer ça, dit Denise.

 

_

Fernand organise ses rencontres avec Denise. L'emploi du temps a des trous qu'ils vont utiliser au mieux. Denise ne mord pas sur ses occupations habituelles qu'elle ne néglige pas. Elle va toujours chez Guy de la même façon.

À la première séance avec Fernand, Denise s’attend à être déflorée, car elle lui permettra tout. Ainsi elle n’aura pas besoin des séances suivantes.

Contrairement à son attente, Fernand et elle parlent seulement de choses et d’autres. Ce n’est qu’au moment de se quitter qu’il lui applique un très léger baiser sur la joue.

Les séances se succèdent donc. Petit à petit, Fernand gagne du terrain. Il caresse et embrasse plus franchement, mais Denise est toujours vierge. Elle trouve la compagnie de Fernand agréable, mais est impatiente d'en finir.

Fernand ne veut pas aller vite. Son livre dit que les premières rencontres sont critiques. La femme est fragile. Tout peut basculer s'il s'y prend mal, s'il précipite les choses. Il ne veut pas risquer de rendre Denise frigide. Il temporise, freinant Denise.

Après d’autres séances de progression vers une intimité toujours plus grande, Denise a enfin ce qu’elle est venue chercher.

_

— Je te quitte, dit Denise.

— Tu n’es pas encore initiée, dit Fernand.

— Penses-tu que je peux m’améliorer avec toi ?

— Oui, dit Fernand. Prends encore quelques séances. Pour te parfaire, c’est maintenant qu’il ne faut pas décrocher.

— Bon, dit Denise. Je te l’accorde.

_

À chaque séance, Fernand, suivant scrupuleusement les consignes de son livre, la caresse et l’embrasse longuement, et termine par une relation savamment dosée. Denise découvre les orgasmes, cette sensation merveilleuse du plaisir total. Elle ne regrette pas d’avoir accepté ces séances. Elle était partie pour deux ou trois, pour remercier Fernand. Elle prolonge, et cherche à s'améliorer. Fernand l'assiste, et progressivement, elle acquiert les automatismes de l'amour. Il juge qu'elle n'est pas loin d'être initiée, mais il ne veut pas provoquer lui-même la rupture. Il est très heureux de ce que Denise lui offre, et il s'applique à la satisfaire. Les séances se multiplient. Denise ne progresse plus, mais elle temporise, appréhendant ce qui va se passer avec Guy. Comment celui-ci va-t-il se comporter avec elle ?

_

— M’aimes-tu, demande Denise ?

— Oui, dit Fernand.

— Et Françoise ?

— Tu sais bien que je l’aime énormément. Et toi, m’aimes-tu ?

— Moi, dit Denise, je t’aime aussi, mais moins que Guy.

— Nous sommes à égalité, dit Fernand.

— Pourquoi aimes-tu tant Françoise ? Elle va avec beaucoup de garçons. Que lui trouves-tu de plus que les autres ?

— Sans elle, je ne connaîtrais pas l’amour. Je ne sais pas aborder les femmes. Tu ne serais pas ici sans elle.

— La fille de l’année dernière t’aimait.

— Elle ne se serait pas déclarée sans Françoise.

— Tu es assujetti à elle, dit Denise.

— Oui, dit Fernand, mais c’est très bien ainsi. Je n’ai pas à me plaindre. Avoir le privilège d’avoir une fille comme toi dans mon lit en plus d’elle n’est pas donné à tout le monde. Elle me soigne. J’ai des satisfactions sexuelles avec toi, et d’autres aussi. Je pense t’avoir amenée à un bon niveau. J’en suis content. Le temps que je te consacre n’est pas perdu.

— Est-ce la seule raison de ton amour ?

— Non, bien sûr, dit Fernand. Françoise a la faculté d’attirer les hommes. Elle ne les choisit pas au hasard. Elle ne s’occupe pas de ceux qui ont toutes les filles qu’ils veulent. Ceux-là, elle les évite. Elle va chercher les isolés, ceux qui ont vraiment besoin d’elle, comme moi. Elle fait une véritable œuvre d’amour. Beaucoup d’hommes ne connaîtraient pas l’amour sans elle.

— Elle en tire aussi du plaisir.

— Son plus grand plaisir est de se mettre au service des autres, comme elle est en train de le faire avec toi et moi actuellement. Elle le fait avec les hommes par l’amour qu’elle donne généreusement. Quand elle sera plus vieille, qu’elle n’attirera plus, elle sera une épouse admirable. Peut-être serais-je l’élu.

— Elle ne se limitera pas à un seul homme.

— Si elle peut faire plaisir encore, pourquoi non ? Si elle a encore envie de moi, je serai là.

— Je comprends qu’elle t’apprécie, dit Denise. Es-tu gêné par ma présence près de toi ?

— Tant que Françoise n’est pas gênée elle-même, dit Fernand, tu peux rester. Elle t’aime bien. Je l’aime à travers toi, mais si tu aimes Guy, n’oublie pas de penser à lui.

— Je ne l’ai jamais oublié, dit Denise, mais Guy est exigeant. Je me perfectionne ici. Permets-moi de rester encore un peu avec toi.

_

— Tu as pris un contrat à durée indéterminée avec Fernand, dit Françoise. J’en aurais préféré un à durée déterminée ou à action limitée. Il est patient, mon Fernand, mais tu l’accapares complètement et je n’en vois pas la fin. Aucune place pour moi. Tu prends tout. Ce n’est plus de l’initiation. Maintenant, tu sais faire l’amour aussi bien que moi, et tu t’incrustes. Désires-tu le garder pour toi, devenir sa maîtresse ou te marier avec lui ? Il me dit qu’il m’aime toujours.

— Je sais, dit Denise. Il me le dit aussi. J’exagère. C’est que mon corps s’habitue à ce qu’il me donne.

— Passe à Guy. Il te donnera la même chose.

— Tu as raison. Je recule par peur de l’inconnu. Je dois me lancer avec Guy.

* ° * ° *

_

— Je voudrais passer un contrat avec toi, dit Denise à Guy. J’ai envie de toi. Je souhaite une grande discrétion et m’engager pour l’année scolaire sans négliger l’examen.

— Tu veux coucher avec moi toute l’année ! Je n’ai que 19 ans.

— Et moi 22. Tu me plais, dit Denise. Les autres ne me conviennent pas. Comme toi je ne veux pas trop m’avancer pour l’avenir. C’est un essai. Nous reprenons notre liberté après les examens. Es-tu d’accord ?

— Je réfléchis, dit Guy... Bon, j’ai envie d’essayer. Tu me sembles sérieuse. Auparavant, j’ai une confidence à te faire. J’ai connu une fille, il y a quelques années.

— Tu n’es plus vierge, dit Denise. Ce n’est pas important.

— Il y a autre chose, dit Guy.

— Quoi donc, dit Denise ?

— J’ai eu un enfant avec cette fille, dit Guy.

— Tu n’es pas libre, dit Denise. Es-tu marié ?

— Non, dit Guy. C’est une histoire absurde. J’ai engrossé cette fille. Les parents de la fille l’ont éloignée et ont pris la petite pour l’élever.

— Qu’a fait la fille, dit Denise ?

— Elle est mariée avec un homme que les traditions lui ont imposé, dit Guy.

— Les vois-tu, dit Denise ?

— Ce n’est pas possible, dit Guy. Ils sont loin d’ici. Le mari est jaloux et les parents font passer l’enfant comme étant à eux.

— Peux-tu changer la situation, dit Denise ?

— Il faudrait faire un esclandre, dit Guy. Elle m’écrit de temps en temps et m’envoie des photos de la petite.

— J’aimerais les voir, dit Denise.

— Elles sont dans mon portefeuille, dit Guy. Les voilà.

— C’est une jolie petite fille, dit Denise. L’aimes-tu bien ?

— Oui, dit Guy, bien que je n’aie pas le droit de la voir.

— Et sa mère ? L’aimes-tu ?

— Nous avons fait l’amour ensemble, dit Guy. C’était une copine de classe. Cela nous semblait sans conséquence. Je n’étais pas vraiment amoureux. C’était physiquement agréable. D’après ses lettres, elle m’aime.

— N’envisage-t-elle pas de divorcer ?

— Non, dit Guy. Je lui ai posé la question dans une lettre. Elle est résignée.

— Donc, dit Denise, tu ne peux rien faire. Moi, j’ai envie de toi. Je t’ai proposé un contrat. Tu es disponible. À toi de te décider.

— Je n’ai pas envie d’avoir un autre enfant par accident, dit Guy.

— Avec moi, dit Denise, tu ne risques rien. Je suis à ta disposition. J’ai prévu le coup. Je prends la pilule.

— Régulièrement ?

— Très régulièrement. Je n’en rate aucune. Tu n’auras pas d’enfant avec moi comme avec ta copine. Je suis plus prudente qu’elle.

— C’est toi qui l'auras voulu, dit Guy. Je prends le contrat. Quand commençons-nous ?

— Dès maintenant, dit Denise. Je suis à ta disposition. Je ne suis plus vierge. J’ai l’habitude de faire l’amour.

— Je me doutais que tu n’étais pas vierge. Je l’ai vu dès le début, et Nathalie aussi.

— Quel début ?

— Quand tu es venue ici.

— J’étais vierge à ce moment-là.

— Pourtant, tu te comportais en non vierge. Je croyais de tu avais des envies.

— J’avais envie, effectivement.

— Pensais-tu à l’autre que je ne connais pas ?

— Je pensais à toi.

— J’aurais volontiers fait l’amour avec toi.

— Même vierge ? Tu m’as dit que tu ne voulais pas d’une vierge. Je me suis débrouillée pour ne plus l’être.

— J’aurais fait un effort pour toi, dit Guy. Je dois avoir un peu dénigré les vierges en pensant que tu ne l’étais pas. Tu m'as bien parlé de Gérard et de ta liaison avec lui.

— Parce que tu as cru que moi avec Gérard… Il se trouve que non. Je l'ai envisagé. Françoise m'a renseignée sur lui. Elle est objective. On peut s'y fier. C'était suffisant pour que je m'éloigne de Gérard. Sans Françoise, je l'aurais probablement testé moi-même, ce qui serait revenu au même. Françoise m'a seulement évité une rencontre désagréable. Par contre, avec Fernand, je ne me suis pas ménagée. J'ai voulu aller vite en pensant à toi. Tu voulais que je sois initiée, et sache ce qu'est l'amour. Maintenant, je suis rodée, et bien rodée par des dizaines de relations sexuelles à mon actif. Je connais l'amour et aime faire l'amour. Si j’avais su que tu étais bien disposé à mon égard, je n’aurais pas demandé à Fernand. Mon cher, c’est trop tard et il n'est pas question de revenir en arrière. Si tu ne m’avais pas induite en erreur, je ne serais pas passée par lui.

— Aimes-tu Fernand ?

— Je l’ai assez aimé pour me donner à lui, dit Denise. Fernand a été parfait. Il a rempli scrupuleusement le contrat que j’avais passé avec lui et qui consistait à m’initier. Tu n’as plus à le faire. Ne te plains pas. Tu as gagné le temps qu’il m’a consacré et que tu ne voulais pas perdre. J'ai terminé mon contrat avec Fernand. Maintenant, c’est ton tour. Prends-tu ton contrat ? Mais je te préviens. Si tu n'es pas à la hauteur, je le romps.

— Bon, dit Guy. Je prends.

_

Dans les jours qui suivent, Guy et Denise font souvent l’amour. Guy se sent plus calme entre les moments où ils sont l’un à l’autre.

 

— Faisais-tu l’amour avec Elsa comme tu le fais avec moi, questionne Denise ?

— Oui, dit Guy, mais sans préservatif.

— Je ne te félicite pas. Tu ne sais pas t’y prendre.

— Cela ne te va pas ?

— Je n’ai pas d’orgasmes avec toi. J’en avais avec Fernand, et il mettait le préservatif.

— Que dois-je faire ?

— Je ne sais pas.

— Va demander à Fernand, dit Guy.

— Il a un livre qui explique comment se comporter, dit Denise. Je vais aller lui emprunter.

_

— As-tu le livre ?

— Oui, dit Denise. Il faut lui rendre. Fernand m’a aussi expliqué. Il pense que tu es trop rapide, que tu ne me laisses pas le temps d’arriver à l’orgasme. Tu ne me prépares pas assez. Tu devrais m’embrasser.

— Je n’aime pas embrasser.

— Tu n’es pas normal. Il faut probablement compenser avec des caresses. Fernand a cherché avec moi tout ce qui pouvait ne pas marcher. Avec lui, j’ai réessayé en faisant attention à la façon dont il s’y prenait. J’ai recommencé pour bien m’imprégner de sa méthode. J’ai obtenu l’orgasme, mais il est plus long que toi. Fais un effort dans ce sens.

— Moi qui croyais qu’il suffisait de pénétrer et d’éjaculer, dit Guy. Je vais te donner plus de temps. J’espère que j’y arriverai. Je vais lire le livre. Quand tu le rendras, tu remercieras encore Fernand.

— En me donnant ?

— C’est à toi de juger, dit Guy. Avec moi, tu restes libre, et tu n’as pas à me demander d’autorisation. Fernand t’a bien initiée. Je lui suis redevable.

— Je t’aime bien, dit Denise.

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Denise apprécie beaucoup les relations sexuelles. Sans que Guy soit parfait et constant, il lui procure des orgasmes en nombre suffisant pour qu’elle ne se plaigne plus. Guy et elle continuent sagement de travailler à la préparation des examens. Ils respectent le contrat. Ils sont tous deux reçus. Le contrat terminé, ils sont séparés par leurs occupations de vacances. Guy va travailler chez son oncle. Ils trouvent moyen de se voir de temps en temps. Guy profite du passage de Denise au studio pour en prendre des photos. Il la fait poser nue. Il met longtemps à peaufiner les réglages. Il déplace des lampes, la fait changer de place, et ne se déclare satisfait que, lorsqu’il a obtenu les effets de lumière qu’il recherche. Denise, à qui il fournit plusieurs tirages, reconnaît qu’elle est plus belle en photo que dans une glace. Denise met les photos dans son album et Guy en garde une dans son portefeuille, en compagnie de sa fille. Ils sont heureux de reprendre leurs habitudes à la rentrée scolaire. Ils prolongent le contrat d’une année jusqu'en 1973. Bien que visant le même concours au final, ils ne préparent pas les mêmes examens. Denise a commencé par la chimie et Guy a encore cet examen à passer. Ils continuent de s’entraider. Denise fait réciter la chimie, et Guy l’aide pour les problèmes.

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La chimie plaît bien à Guy, surtout la physico-chimie et la chimie organique. Au cours de chimie organique, il pose souvent des questions au professeur. Elles sont pertinentes et le professeur parvient à y répondre. Il est le seul à le faire. Le professeur juge, sans le dire, que les questions troublent le bon déroulement du cours et que cet étudiant doit être bête pour poser autant de questions. Le professeur de chimie minérale dicte et, à l’examen, il demande de réciter. Guy est incapable d’apprendre par cœur. Il comprend, mais ne récite pas. Il est recalé, dès l’écrit. À la session suivante, le professeur en question tombe malade. Il est remplacé par un autre pour la correction des copies et l’oral. Guy se débrouille aussi bien que les autres avec lui, car il n’y a pas à réciter. À l’oral de chimie organique, Guy est à la suite d’un autre étudiant que le professeur estime beaucoup. Cet étudiant récite du cours et le professeur est satisfait. Pour donner une bonne note, avant de passer à Guy, il demande une synthèse difficile qui réclame un peu de réflexion, se trouvant dispersée dans le cours. À la surprise du professeur, l’étudiant bute. La bonne note qu’il voulait donner baisse un peu. Dépité, il se retourne pour prendre le suivant et voit Guy, cet étudiant qui l’a fait souffrir pendant le cours et qui doit être bête. Pour s’en débarrasser, il lui demande la synthèse que le bon élève n’a pas su décrire. À sa grande surprise, Guy explique comment la réaliser. Ce n’est pas difficile pour lui : c’est de la logique appuyée sur des connaissances. Il obtient une bonne note, qu’il n’aurait pas eue s’il lui avait été demandé de réciter le cours. Il est reçu en bonne place.

La vie sépare Denise et Guy en 1973, après les vacances. Denise a sollicité des postes d’assistant à la faculté. Elle en obtient un dans une autre ville. En même temps qu'elle travaille, elle prépare l’agrégation. Elle est recalée à l’oral en 1974, se marie avec Serge, et est reçue l’année suivante, en même temps que Guy. Françoise arrivera à être nommée professeur au Lycée Nord, mais sans jamais réussir à l’agrégation.

À la fin des vacances 1973, Guy perd son oncle. Il n’a plus de famille proche. L’oncle lui laisse un petit héritage. Une bonne partie disparaît avec les frais de succession. Il lui reste un vieux chalet en montagne, un petit capital qu’il met principalement à la caisse d’épargne, et la vieille auto de l’oncle. Il a de quoi tenir en ajoutant la bourse, jusqu'à la fin des études. Il garde la chambre chez Nathalie qui lui fait un prix d’ami.

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9 Le groupe

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Les nouveaux moyens de Guy lui permettent d’aller dans un restaurant administratif un peu plus cher que le restaurant universitaire où il va manger souvent. Il s'y mêle aux quelques professeurs débutants du lycée tout proche qui sont célibataires comme lui. Il se lie rapidement dans un petit groupe. Ils se réunissent chez l’un ou chez l’autre et parfois au café. Ils sortent aussi ensemble.

Joël est à l’origine de ce petit groupe. C’est un jeune professeur de philosophie qui est passionné de caractérologie. Il cherche les caractères des personnes qui le côtoient. Guy l’intéresse, car c’est un scientifique et il voit en lui un flegmatique presque pur. Il se réfère pour cela à un traité déjà ancien de René Le Senne qui classe les individus en huit caractères formants huit groupes de tailles égales. Il recherche les degrés de trois caractéristiques : l’émotivité, la primarité, opposée à la secondarité, et l’activité. Statistiquement, chaque individu est au-dessous ou au-dessus de la moyenne pour chaque caractéristique. Les combinaisons conduisent aux huit groupes. Pour savoir si on appartient à un groupe ou à un autre, il existe des tests. Suivant les réponses, il est possible de faire le classement. Ainsi, d’après les tests, Joël dit à Guy qu’il est flegmatique, car il est peu émotif, secondaire et actif. Lui-même se classe dans les nerveux, étant émotif, primaire et inactif. Il est à l’opposé de Guy, ce qui l’excite beaucoup. Il adore parler avec lui, lui poser des questions, le voir réagir. Guy est aussi très intéressé. Jusque-là, il voyait le monde à son image. Les réactions des autres devaient être voisines des siennes. Or, il n’en est rien. Les réactions fondamentales, instinctives, ne sont pas les mêmes. Il le voit bien avec Joël. Chacun à sa réaction propre dans une situation donnée. Souvent, il y a opposition, d’un caractère à l’autre. Il comprend, que les incohérences de comportement qui le troublaient chez les autres, n’en sont pas si l’on tient compte du caractère. Il demande le traité de caractérologie à Joël et médite le gros volume sérieusement. C’est une révélation. Joël lui explique comment il ressent le monde : d’une façon qu’il n’aurait pas soupçonnée auparavant, presque à l’opposé de la sienne. Il fait là une découverte qui est fondamentale. Grâce à la caractérologie, il va pouvoir prévoir les réactions des gens et ne plus faire d’erreurs de jugement. Il se met avec Joël à analyser les caractères de plusieurs personnes. Joël, rapidement, est dépassé par Guy, plus rigoureux. Joël en est émerveillé et ne peut le cacher. Découvrir le caractère d’une personne n’est pas évident quand elle ne se prête pas aux tests ou les biaise en répondant de travers ou ne comprend pas les questions. Certains caractères sautent aux yeux. D’autres sont plus cachés ou atténués. Il est facile de se tromper. Guy et Joël discutent longtemps certains cas.

Guy s’intéresse fortement à son propre caractère. Il n’avait jusque-là pas bien compris certains sentiments. Ainsi, le cœur, si cher à Corneille et aux hommes politiques, n’avait pas d’explication claire pour un aussi peu émotif que lui. C’est un sentiment instinctif des émotifs, qui leur semble naturel, et qu’ils jugent fondamental. Celui qui, comme lui, n’a pas de cœur, leur semble un monstre. Il est préférable de ne pas le dire à ces émotifs pour ne pas les choquer. Il sait maintenant que chaque personne est satisfaite de son propre caractère et s’y réfère instinctivement pour juger les autres. Les goûts sont fortement liés au caractère. Guy est peu subjectif. Bien qu’il ait l’oreille musicale et sache chanter juste, il se désintéresse de la musique et de la plupart des arts, à cause de sa faible émotivité. Il en est de même de son indifférence aux cérémonies, aux fleurs, aux ornements et à l’aspect d’un objet ou d’une voiture. Comme il ne cache pas son faible attrait pour la musique, il en étonne plus d’un, vu sa rareté, mais il rencontre parfois des gens qu’ils sont comme lui, et qui n’osent le dire qu’à lui. Il est étonné de son côté qu’une succession de sons, ne portant aucun message facilement compréhensible soit adoré par autant d’individus. Quand il interroge pour savoir comment un nouveau morceau de musique est ressenti, c’est très varié d’une personne à l’autre. C’est le support d’un fantasme. L’incohérence dans les résultats, le trouble. Guy ne se laisse pas influencer par les fantasmes. Il analyse avec sa logique qui rejette l’incompréhensible. Si un morceau de musique est répété, il finit par être reconnu. Il a rabâché à l’école et écouté des airs qu’il a mémorisés. Cela participe à la culture, une culture qui peut être très différente d’un groupe à l’autre, d’un pays à l’autre, chaque musique faisant partie d’une famille d’arrangements des sons. Beaucoup de gens se passionnent pour une de ces musiques, avec tous les excès qui en résultent : sommes folles dépensées pour les appareils de reproduction, les instruments et les enregistrements, sans oublier le mépris fréquent pour les autres musiques. Mécanisme de ségrégation, Guy estime que cette passion musicale a des aspects presque aussi néfastes que les drogues qui accompagnent parfois les amateurs de concerts. C’est trop sulfureux pour qu’il veuille y goûter. Il rejette cette passion, cette musique envahissante et asservissante. Il déplore qu’au cinéma, les films aient toujours un fond musical, brouillant les sons normaux, imposant une culture non universelle et une souffrance des oreilles quand elle est forte. Dans les chansons, il faut être un expert pour deviner le texte noyé dans les sons. Il aime le silence et les paroles compréhensibles. Pour lui, la musique adoucit les mœurs en abrutissant. Elle n’a d’intérêt qu’au second degré, parce que beaucoup de personnes s’y intéressent.

Toute l’éducation scientifique de Guy a visé à contrecarrer la subjectivité. Il est allé à fond dans cette direction, privilégiant la stricte logique. Dans la poésie, cette musique des mots, Guy voit un jeu, intéressant comme les autres jeux, et montrant la dextérité de celui qui s’y prête, mais qu’il met au même niveau que les autres jeux. C’est déjà plus attirant, moins subjectif que la musique. Beaucoup de gens aiment la poésie, parfois par snobisme pour faire partie d’une élite, mais il n’est pas de ce monde. Il ne retient ni ne reconnaît les poèmes. Seul, le contenu logique le marque, et il est souvent trop insignifiant à ses yeux pour qu’il mémorise. Il est insensible au rythme et n’a pas la sentimentalité nécessaire pour aimer. À la poésie compliquée, il préfère la prose, les phrases au sens clair, quitte à y multiplier les répétitions et accumuler des platitudes, faisant bondir les littéraires. Il n’utilise pas l’argot, les mots étrangers, les régionalismes, les patois, les sigles ou les vocabulaires qui nécessitent une initiation les rendant incompréhensible à la majorité, mais que cette majorité apprécie paradoxalement. Dans les romans, il n’arrive pas à lire ces auteurs primés par des jurys avides de bizarreries, qui se singularisent en jetant des idées et des mots désordonnés ou recherchés sur le papier. La plupart des arts sont aussi des jeux pour Guy, des jeux que l'on attache à une culture, qui lui semble pauvre par sa subjectivité, même s’il ne la dénigre pas, admettant que ses valeurs ne sont pas celles des autres. Il se sent isolé, peu compris, lui, attiré par le fonctionnel, alors que l’incohérence, la sentimentalité règnent en maître sur le monde.

Quand Guy s'intéresse à une personne, il recherche le fond, auquel va désormais se joindre le caractère, et néglige l’aspect, contrairement à beaucoup d’autres. Il peut avoir vu pendant des heures une personne, sans être capable de dire comment elle était habillée ou quelle était sa couleur de cheveux ou même si elle portait des lunettes. Ce n’est pas tellement en la regardant qu’il la comprend. La beauté habituelle n’est pour lui qu’un problème de statistique : c’est la majorité qui décide. Elle est trop trompeuse pour qu’il s’y attarde. Il ne rejette pas toujours ce qui est considéré comme vilain, jugeant sans a priori. Il ne retient un nom propre qu’au bout d’un temps très long, et a du mal à l’attribuer. Le flegmatique qu’il est, appréhende mieux les objets que des personnes, et les personnes sont vues plutôt comme des objets, à l’inverse de ce que pratique un émotif qui personnalise les objets. Comme il n’a rien contre les robots, c’est la raison qui lui permet de juger de la valeur d’une personne, et non les sentiments, d’où une quête des méthodes de jugement objectives. Quand il lit un livre, il retient les idées, et oublie l’auteur et le titre, ce qui lui joue des tours quand on lui demande une référence. Sa forte secondarité le porte à s’intéresser à l’avenir. Il mène ses études en voyant loin. Il ne dilapide pas le petit capital de son oncle comme le ferait un primaire, et ne joue jamais à une loterie s’il sait que la probabilité de gain est inférieure à un.

De la prise de conscience de son caractère et de celui des autres, Guy en tire la leçon : il voit le monde plus clairement ; il n’est pas comme les autres, mais il est maintenant capable, par le raisonnement, de se mettre à la place d’une personne pour en prévoir les réactions, et agir en conséquence. Pour se perfectionner, mieux s’intégrer aux autres, il recherche dans les bibliothèques les livres de caractérologie. Il est fortement déçu. Il en trouve beaucoup, mais le contenu est affligeant : aucune rigueur scientifique et les affirmations gratuites se mêlent parfois à des études astrologiques. C’est un grand fatras dont il ne retire que quelques livres sérieux, principalement œuvres d’élèves de Le Senne ayant recherché des tests ou d’autres critères à appliquer à la caractérologie statistique.

Guy estime que ce qui altère la santé ou qui risque de blesser, est mauvais, et doit être rejeté. Cette logique, qu’il s’est forgée progressivement depuis l’enfance, lui interdit les drogues, dont le tabac et l’alcool, qu’il a vite reconnus scientifiquement comme étant nocifs, malgré les croyances populaires favorables à leur usage. À cette époque, refuser le verre de l’amitié est un affront. Beaucoup doutent de sa santé, ne voyant que la possibilité d’une raison médicale pour expliquer qu’il préfère le lait ou l’eau. Il rejette les pratiques dangereuses. Il évalue les risques de tout ce qu’il fait ou peut faire, et ne garde que ce qui l’est peu. Il n’accepte pas de conduire une moto ou de faire du ski, sachant que l’accident est trop probable, d’où une réputation de mauviette. Il tolère que les autres se risquent, estimant que chacun est libre de se suicider rapidement ou à petit feu, mais il n’apprécie pas la publicité que ceux qui, s’adonnant à ces drogues ou ces activités, ont tendance à développer, en portant aux nues le plaisir qu’ils en retirent. Par exemple, il n’aime pas écouter les mérites de tel ou tel cru de vin que ses adorateurs développent à l’infini, en en savourant directement ou indirectement le plaisir. Ceux qui se glorifient d’un exploit dangereux baissent dans son estime, mais s’il juge, il ne cherche pas à réformer le monde, en dehors de l’exemple qu’il donne. Guy n’accepte le plaisir que s’il est sans risque, risque immédiat ou différé. Il est plus tolérant quand le risque est faible : celui de la conduite automobile ou celui d’une drogue douce comme le café ou le thé, qui n’engendrent pas l’accoutumance. Il évite cependant l’excitation, considérée comme un dérèglement. Comme pour l’alcool, il ne boit pas le café ou le thé qu’on lui offre. Il ne le ferait que pour rester éveillé, et en automobile, il ne fera aucun excès de vitesse. Il y a peu de plaisirs sans risque. Le jeu, l’amour sont risqués. Les passions apportent du plaisir et des excès. Dans ces domaines, Guy avance avec prudence, conscient de ne pas l’avoir été suffisamment avec Elsa.

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Vincent est un historien, doué d’une mémoire visuelle encore supérieure à celle de Françoise. Il est capable de lire un livre complet et de le réciter. Son violon d’Ingres est les langues. Chaque année, il en apprend une nouvelle. Il en est à la neuvième : le suédois. En vacances, il va dans le pays concerné et voyage beaucoup. Le soir, il écoute les radios étrangères. Vincent est très engagé en politique, à l’extrême gauche. Il en parle peu à ses amis qui ne sont pas très fixés sur cette question, et laissent tomber la conversation quand il lui arrive d’en parler. Il aime cependant raconter ses aventures de colleur d’affiches lors des élections, dont le côté anecdotique leur plaît. Il a alors des auditeurs attentifs. Avec les colleurs de son bord, il déchire les affiches des adversaires politiques et colle les siennes aux meilleurs emplacements. Il se bat contre les colleurs de l’autre bord. Plusieurs fois, la police est intervenue et il a envoyé des pavés. Une fois, il a perdu ses lunettes en chargeant la police. Il avoue d’ailleurs qu’il ne voit presque plus rien sans ses lunettes à verres à gros bords qui corrigent une très forte myopie. Il fonce en aveugle, ce qui étonne beaucoup ses interlocuteurs. Une autre fois, il est allé clandestinement à une réunion de jeunes en Allemagne communiste et a traversé la rivière frontière à la nage, sans se soucier des gardes qui ont la consigne de tirer. Malgré cet engagement, il est très gentil et tout doux avec ses amis qui adorent l’écouter raconter ses histoires.

Vincent a cherché à se rapprocher d’Hélène, un autre membre du groupe. Cette tentative a tourné court. Maintenant, son attention se reporte sur Odile, la plus belle fille du groupe. Il vient de commander une moto.

En dehors de Joël et de Kurt, un jeune lecteur d’allemand qui se joindra à eux pendant quelques mois, les autres personnes du groupe sont des femmes.

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Hélène est angliciste et a 25 ans. Elle enseigne tout en préparant l’agrégation. Guy la voit souvent, car elle loge chez Nathalie dans la chambre au-dessous de la sienne.

Un jour, Guy est dans sa salle de bains. Il tire un peu fort sur un gant de toilette pendu au mur. Le crochet est arraché avec sa cheville. Il laisse un trou dans le mur de la taille de la cheville. Il est facile de remettre la cheville dans son trou, où elle se coince. Avant de reboucher le trou, il remarque qu’il communique avec une gaine de ventilation. Un peu de bruit filtre à travers le trou. En approchant l’oreille, il entend les informations de la radio d’Hélène. Elle n’a pas l’habitude de pousser le son, car Nathalie ferait des remarques. Lui-même n’entend rien de la chambre, mais par le conduit acoustique de la gaine, tout parvient très distinctement quand l’oreille est collée sur le trou. Il se doute que la porte de la salle de bains est ouverte, comme l’est très souvent la sienne. Il rebouche le trou et n’y pense plus. Il sait cependant qu’il ne faut pas tirer fort sur le crochet. Ce qui se passe chez Hélène ne l’intéresse pas énormément.

Hélène est une fille brune, de taille moyenne et d’aspect agréable. Elle n’a pas de gros muscles, mais ils sont fermes et elle est fière de la poigne de sa petite main qui vaut celle d’un homme. Elle aime bien parler avec Joël et Guy. Ils sont souvent à trois. Elle s’intéresse à la caractérologie dont parle Joël et se prête aux tests. Elle se révèle sentimentale, c’est-à-dire émotive, secondaire et inactive. Elle conteste ce dernier point, car elle se juge assez active. Joël lui dit que les tests sont formels. Guy doit expliquer que l’émotivité multiplie l’activité apparente et que l’activité de la caractérologie est plutôt une activité créatrice et libre. Hélène a tendance à se donner de l’activité par une autre voie. Elle s’engage, par exemple en acceptant au lycée des heures supplémentaires. Elle est ensuite obligée de les faire, ce qui est une activité non libre. Le sentimental a tendance à se lier de cette façon. Il se fait aussi du souci, ce dont Hélène convient.

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Renée est professeur de lettres modernes et a 26 ans. Elle est ouverte et décontractée, moins svelte qu’Hélène. Elle adore le théâtre et a chez elle de la musique en permanence, rarement en sourdine. Elle entraîne ses amis au cinéma, à des spectacles ou à des promenades. Elle tire les cartes et anime les conversations. Elle a un faible pour l’auto de Guy et la moto de Vincent, car elle n’a qu’un vélo.

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Léa est professeur certifié d’allemand et a 22 ans. D’origine alsacienne, elle est bilingue. Son père, militaire, est resté longtemps en occupation en Allemagne et elle a fait une partie de ses études dans ce pays. Elle est effacée. Les tests hésiteront à la placer entre amorphe et apathique : non émotive, non active et entre primaire et secondaire. En classe, elle est chahutée, ce dont les membres du groupe n’osent pas parler devant elle. Elle est pourtant gentille et elle fait de son mieux. Son visage et sa façon de s’habiller n’emballent personne. Elle porte des couleurs très germaniques. Quand Hélène, au bout d’un an, sera nommée dans un lycée éloigné, Léa prendra sa chambre, sous celle de Guy.

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Odile est professeur de lettre classique. Elle est la plus âgée du groupe avec ses 40 ans. Elle ne les fait pas et est très belle, aussi bien de visage que de corps. Elle est sportive et a du tonus. Elle a été fiancée avec un sportif qui a été emporté par une avalanche. Elle regrette de ne pas s’être mariée, mais elle a évincé les nombreux prétendants que sa beauté attirait comme des mouches, les estimant trop éloignés de son idéal. Elle a laissé passer les années. Elle se joint au groupe, car Guy lui rappelle son fiancé.

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Blanche enseigne en se préparant à des examens administratifs. Elle a 29 ans. Elle est grande pour une femme : 1,83m. Elle en fait un complexe qui, la tient écartée des hommes. Elle est très loin d’être une beauté éclatante comme Odile, mais n’est pas laide. Elle est surtout effacée. Fille unique, elle vit, avec ses parents âgés qui sont à sa charge, dans un petit appartement qu’elle loue. Sa mère avait 50 ans quand elle est tombée enceinte par surprise sans avoir eu d’autres enfants. Blanche a acheté une petite automobile pour transporter ses parents qui sont presque invalides. Étant assez occupée, sa participation au groupe est épisodique.

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Joël est très impulsif. Il se confie volontiers à Guy. Il est croyant et va à l’église. Sa façon de croire étonne Guy. Il lui raconte qu’il est envoûté par la musique des orgues et qu’alors il se sent partir vers le ciel. Il a des impulsions qui le portent vers Guy qui se demande parfois s’il n’est pas homosexuel. Joël parle aussi de son attirance pour les filles. Son amour papillonne. Il expose à Guy les valeurs respectives des filles du groupe, plus attiré vers l’une ou l’autre, suivant les jours. Celle qui revient le plus souvent est Odile, ainsi qu’une autre qui ne fait pas partie du groupe, bien qu’il essaye plusieurs fois de l’inviter en son sein. C’est un professeur de physique dont la ligne le fait presque autant frémir que celle d’Odile. Guy la trouve aussi à son goût, mais il ne cherche pas à sans approcher, comme le fait inutilement Joël. Elle a sa vie ailleurs et ne s’occupe pas d’eux.

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Guy, bien entendu, manque d’amour. Il est privé de Denise. Il correspond avec elle, mais n’aime pas écrire. Il a, d’après les professeurs de lettre du groupe, une très bonne élocution, et son français est très bon. Malheureusement, son vocabulaire écrit est réduit au nombre de mots dont il est sûr de l’orthographe. Il envoie seulement quelques lettres à Denise qui ne lui en veut pas de ses fautes et lui répond toujours. Ce sont des missives d’amitié où ils n’évoquent pas leurs amours passées. Ils se suivent simplement de loin.

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10 Renée, Guy et Vincent

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Toutes les filles du groupe vont être amoureuses de Guy. C’est un beau garçon, peu expansif, mais sérieux. Son savoir scientifique est vite remarqué, car Joël en fait un éloge dithyrambique.

Ces filles sont issues de milieux modestes et ont fait des études qui les ont menées à la sécurité du travail. Elles ont, jusque-là, un peu oublié de vivre. En dehors de Renée, elles s'éveillent à l’amour, à un âge déjà avancé. Elles n’ont plus l’impétuosité de la jeunesse, mais ont l’espoir de fonder, un jour, une famille. Elles ont Guy en ligne de mire.

Renée attire dès les premiers jours Guy dans sa chambre et s’offre à ses caresses. Il n’est pas franchement emballé, mais ne se dérobe pas. Il préfère Denise ou Hélène, à la peau plus ferme. Mais Renée n’a aucune réticence, l’invitant toujours à aller plus loin vers ses dessous et préférant la main de Guy à ses propres attouchements. Elle le dirige vers le sexe et réclame des caresses profondes. Il explore, au ravissement de Renée qui en redemande. Il constate qu’elle a une malformation à l’entrée du sexe. Au lieu du classique grand trou unique, il y en a deux petits, séparés par un pont de chair, de la grosseur d’un doigt, qui barre ainsi l’accès. Intrigué, il le palpe et se demande si ce n’est pas un reste d’hymen. Il l’accroche de son index recourbé et tire un peu. C’est trop épais, et placé trop en avant. Denise n’avait pas de lèvres collées de cette sorte. Elles s’ouvraient largement, libérant le passage. Renée proteste qu’il lui fait mal quand il insiste pour en évaluer la solidité. Elle l’invite à ce qu’il la prenne au lieu de la malmener. Il en a envie, mais il a peur que sa verge n'ait pas la place de passer dans un des deux orifices. Il se contente de caresser. Toutes les fois qu’ils se retrouvent dans l’intimité, elle en profite pour se faire tripoter. Guy reste dans l’expectative durant quelques séances. Il se décide enfin :

 

— À ton avis, pourquoi ne fais-je pas l’amour avec toi ?

— Parce que tu n’en as pas envie, dit Renée.

— Ce n’est pas cela, dit Guy.

— Tu peux mettre un préservatif si tu y tiens, dit Renée. J’en ai une boîte. Je n’en ai jamais trouvé d’assez solides. Ils se déchirent.

— C’est normal qu’ils se déchirent s’ils sont brutalisés, dit Guy.

— Je ne vois pas ce qui t’arrête, dit Renée. Tes principes ?

— Pas du tout, dit Guy. C’est toi.

— Je réclame, dit Renée. C’est toi qui ne veux pas. Es-tu impuissant ?

— Non, dit Guy. Ce n’est pas possible de faire l’amour avec toi.

— Tu ne me le feras pas avaler, dit Renée. Je l’ai déjà fait. Et plus d’une fois.

— Celui qui l’a fait n’a pas dû s’amuser, dit Guy. Tu es trop fermée à l’entrée. Il y a à peine la place.

— Tu m’étonnes, dit Renée. Ne serais-je pas faite comme les autres ?

— Ton anatomie aurait besoin d’une petite révision, dit Guy. Tout semble en bon état, mais tu as des lèvres soudées qui bouchent à moitié le passage.

— C’est la première fois que j’en entends parler, dit Renée.

— Le médecin ne te l’a-t-il jamais dit ?

— Je ne suis jamais malade, dit Renée. Je n’y vais pas.

— Tes petits copains ne te l’ont-ils pas dit non plus ?

— Jamais ! C’est sans doute pour cette raison qu’ils ne sont jamais restés longtemps avec moi, dit Renée. Ils ont eu des échecs à répétition. Il n’y en a que deux qui ont réussi, et ils sont partis aussi. C’est bête. Je les accusais de ne pas savoir s’y prendre. Qu’est-ce que je vais faire ?

— Tu as le choix, dit Guy. Rester comme cela et te contenter de miettes d’amour ou faire sauter l’obstacle et libérer ainsi la porte de ton paradis.

— Peux-tu me le faire ?

— C’est plus difficile qu’avec l’hymen, dit Guy. Je ne vais pas te charcuter. Il y a des spécialistes. Le plus simple est de te faire opérer.

 

Renée prend un rendez-vous chez un médecin qui l’examine et la dirige vers une clinique. La séparation des deux lèvres est rapidement réalisée par un chirurgien. La cicatrisation dure quelques semaines.

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Renée souhaite remercier Guy. Elle le fait déjà oralement quand il va la voir à la clinique où elle passe une journée après l’opération. Il est seul à savoir qu’elle se fait opérer. C’est une période où il est très occupé par son travail et ses autres relations. Il la néglige un peu. Elle se rabat sur Vincent qui a acheté sa moto et qui emmène volontiers un passager sur son siège arrière. Après quelques essais, Hélène, Guy et Joël déclinent très vite les invitations au voyage de Vincent. Ils préfèrent la voiture, la bicyclette ou la marche. Renée reste seule à se laisser emporter sur la rapide machine. Elle enlace le conducteur à bras-le-corps, et s’accroche très fort pour encaisser sans risque les accélérations de la conduite sportive. Les petites promenades du début se transforment bientôt en longues escapades où ils se grisent ensemble de la vitesse, du soleil, du froid, de la pluie, de la neige et du vent. La demi-journée ne leur suffit plus. Souvent, ils partent le samedi, couchent à l’hôtel et reviennent le dimanche.

Peu de temps après l’opération, Renée se propose à Guy. Il lui répond que la cicatrisation n’est pas achevée, que ce n’est pas prudent, et qu’il vaut mieux attendre. En fin de semaine, elle part avec Vincent. Elle l’attire dans sa chambre. Il rêve d’Odile, et Renée n’est pas son idéal. Hélène en est plus proche, mais elle l’a évincé. Renée est là, bien disposée, et Vincent, indécis, ne dit rien, ne sachant que faire. Elle en profite pour se déshabiller sous son nez et lui enlève ensuite ses vêtements sans qu’il manifeste sa désapprobation. Il n’est pas à l’aise, car c’est la première fois qu’il est dans cette situation. Être frôlé par une femme de près, lui cause beaucoup d’émotion. Renée frotte son corps contre lui, ce qui augmente son émoi. Il ne sait plus où il en est. Sans complexe, elle l’entraîne sur le lit et guide sa maladresse. Elle est enthousiasmée par la rapidité avec laquelle il parvient à la rendre heureuse. Elle était habituée au laborieux acharnement de ses amants antérieurs. Sa nouvelle condition lui ouvre des perspectives qu’elle ne soupçonnait pas. Ses plaies sont bien refermées et ne sont plus douloureuses. Guy a eu tort de ne pas en profiter. Vincent découvre un aspect des femmes très nouveau pour lui, qui va le passionner. Il ne regrette pas de s’être laissé séduire. Il va souvent recommencer avec Renée qui n’est pas avare de ses charmes.

Renée n’oublie pas Guy. À la fin officielle de la cicatrisation, elle va le retrouver. Elle lui explique la nouvelle vie qui s’ouvre à elle et la facilité qui a présidé à ses rapports avec Vincent. Maintenant, elle se sent libérée et avide d’amour. Elle est disposée à en faire bénéficier Guy et lui montrer ce qu’elle sait faire. Elle est prête à satisfaire les deux hommes. Mais Guy connaît Vincent, qui n’est pas du genre à partager et qui est violent à ses heures. Guy préfère ne pas s’y frotter. Sans Vincent, il aurait exaucé les désirs de Renée. Désormais, il n’en est plus question. Il lui explique son point de vue. Elle lui répond que Vincent lui a demandé d’être discrète, et qu’elle le sera de la même façon avec lui. Il n’en est pas persuadé. Il la renvoie à son partenaire et cesse toute relation amoureuse avec elle.

Vincent se révèle vite un amant exigeant dont la fougue s’accorde avec celle de Renée. Très vite, le bruit court qu’ils sont ensemble, les promenades où ils sont enlacés à moto en étant la preuve aux yeux de tous, même avant que Renée se donne à lui. Ne pouvant cacher leur liaison, ils jugent qu’il est inutile d’avoir deux vies séparées, et ils louent un petit deux-pièces pour se loger.

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Renée et Vincent se séparent pendant les vacances, celui-ci ne renonçant pas à ses voyages lointains. Il répond à sa passion dévorante des langues qui n’a d’égal que celles qu’il a pour la politique et la moto. Il ne s’encombre pas de Renée, qui ne parle pas la langue, et qu’il faudrait traîner comme un boulet. Il ne lui demande pas son avis, et il a déjà réservé. Elle passe après. Dès les vacances de Noël, il part comme il en a l’habitude pour se perfectionner au contact des gens du pays qu’il a choisi. Grâce à des échanges de cours avec les collègues, il parvient à allonger substantiellement la durée de son voyage, ce que Renée ne pourrait pas faire aussi facilement, enseignant dans moins de classes avec des horaires chargés.

Vincent utilise les services d’une association qui met en rapport des correspondants d’âges voisins. Il ne souhaite pas recevoir, mais seulement aller à l’étranger pour baigner dans la langue. Il y a heureusement cette possibilité avec des étudiants qui apprennent le français, et qui pour une raison ou une autre restent dans leur pays. Il remplit au début de l’année scolaire une fiche avec ses désirs qui sont d’aller dans le pays pendant les vacances de Noël, et pendant les suivantes. Il souhaite trouver une personne qui s’intéresse comme lui aux langues pour travailler avec elle. Les années précédentes, il pouvait parler une ou deux heures par jour avec des étudiants qui le laissait aller en ville le reste du temps. Il est mis en relation avec une certaine Ingrid qui a 25 ans, et qui lui écrit dans un anglais impeccable, langue qu’elle dit bien posséder.

* ° * ° *

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Ingrid accueille Vincent à l’aéroport un samedi matin et l’emmène chez elle. La conversation a lieu, les premiers temps, principalement en anglais, ce qui va permettre de faciliter la compréhension. Ingrid commence ses études en français. Elle est douée et apprend rapidement. Vincent n’est pas en reste. Elle se rend vite compte qu’il est encore plus doué qu’elle. Ils rivalisent tous deux sans se fatiguer et leurs progrès sont rapides. Toute la journée, ils parlent, lisent, traduisent, écrivent, corrigent leurs accents. Ils sont heureux de leur bonne entente. Ils ne s’arrêtent pas, ni pendant les repas, ni pendant qu’elle vaque, aidée par Vincent, à la cuisine, au ménage, aux courses dans les magasins et aux travaux quotidiens qu’elle doit bien exécuter en l’absence d’aide, mais qu’elle accomplit avec une grande efficacité, en même temps qu’ils continuent de parler. Elle l’installe dans une chambre de l’appartement, lui montre les commodités et l’unique salle de bains qu’ils utiliseront à tour de rôle. Il passe une très bonne nuit dans le lit spacieux et confortable de la chambre d’amis. Au réveil, elle lui apporte un copieux petit déjeuner et ils se remettent vite au travail.

Le soir arrive sans qu’ils s’arrêtent plus de quelques instants pour satisfaire les impératifs de la vie normale. Ils passent d’un sujet à l’autre. Vincent explique qu’il est professeur d’histoire et qu’il a été obligé de laisser sa compagne en France à cause des contraintes du travail. Elle lui apprend qu’elle est mariée depuis un an, que son mari est ingénieur, et qu’il a été envoyé faire un stage de perfectionnement pendant la période creuse des fêtes. Elle aurait aimé le suivre, mais elle ne pouvait pas à cause de son travail, comme Renée, et aussi du fait de l’arrivée de Vincent. Dans son entreprise, elle s’occupe de la partie technico-commerciale, et est une hôtesse de vente. Sa connaissance de l’anglais et de l’allemand lui ouvre la clientèle étrangère. Elle aurait aimé pouvoir aller en France pour apprendre le français, mais elle est coincée sur place par les permanences. Elle est heureuse de voir que grâce à Vincent, elle a trouvé une bonne solution. Elle ne pensait pas que la collaboration serait aussi fructueuse. Il lui avoue qu’il en est de même pour lui. Elle lui parle de ses parents, qui vivent en province et qu’elle a quittés pour poursuivre ses études supérieures, de sa jeune sœur Lou, âgée de 18 ans, qui vient de la rejoindre pour la même raison, et qui est retournée chez les parents pendant les fêtes. Elle sort un album de photos qu’elle feuillette et commente. Toute la famille est passée en revue. C’est l’occasion de poser des questions et d’apprendre des mots et des phrases sur ce sujet.

Ils examinent les photos et s’y attardent longtemps. Elle lui montre sa sœur Lou qu’elle traitait comme une poupée quand elle était petite, et son mari Olaf. Vincent remarque qu’elle n’ouvre jamais certaines pages de l’album. Comme il veut le faire, elle l’en empêche doucement :

 

— Je crois qu’en France, certaines choses ne se montrent pas, dit Ingrid. Je ne veux pas vous choquer.

— De qui s’agit-il ?

— De moi et de mon mari, dit Ingrid, dans notre île sur le lac ; de Lou aussi.

— Ce n’est pas visible, dit Vincent ?

— Nous sommes nus, dit Ingrid. Ici, c’est normal. Chez vous, je ne crois pas.

— Si cela ne vous gêne pas, dit Vincent, j’aimerais voir.

— Il n’y a pas de gêne dit Ingrid. Vous allez en voir beaucoup d’autres. Regardez dans ces magazines et ces journaux. Il y en a partout.

Elle ouvre un magazine, puis l’album aux pages en question.

— Vous êtes belle, dit Vincent, et votre mari aussi.

— Vous êtes gentil, dit Ingrid. C’est plus joli sur le magazine. On nous enseigne ici à ne pas avoir de fausses pudeurs et à être naturel. Me permettez-vous de l’être avec vous ?

— Bien sûr, dit Vincent. Qu’est-ce que cela implique ?

— De ne pas être choqué par ces photos, dit Ingrid, de pouvoir se mettre nu devant un autre, par exemple au bain, de parler de sexualité sans cacher la sienne.

— Je vais essayer de m’y faire, dit Vincent.

— Comme avec les gens d’ici, dit Ingrid, et sans que vous y voyiez une provocation. Vous avez le droit d’être excité, mais il suffit de le reconnaître. L’êtes-vous ?

— Un peu, dit Vincent qui dissimule difficilement ses réactions. Faites comme d’habitude. Nous n’en sommes pas encore là en France, mais nous y allons. Nous avons déjà des écoles mixtes et nous commençons à nous dénuder sur les plages. Et vous, pas d’excitation ?

— Un peu aussi, concède Ingrid qui a bien remarqué le trouble de Vincent. Je ne suis pas insensible.

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Survient alors un coup de téléphone qui va permettre à Vincent d’avoir le temps de retrouver son équilibre. Ingrid décroche le combiné et passe un écouteur à Vincent. C’est Olaf, le mari de celle-ci. Il entend une voix masculine qui informe Ingrid de ce qu’il a fait dans la journée. Le stage se déroule bien. Il est avec une stagiaire, qui écoute et qui veut savoir si Ingrid accepte qu’elle se mette avec Olaf pendant la durée du stage. Ingrid répond favorablement, puis elle parle de Vincent avec enthousiasme, en le couvrant de fleurs. Elle n’a jamais eu de professeur aussi efficace. Elle est déjà parvenue à apprendre avec lui ce qu’elle aurait mis des semaines à obtenir d’un autre. C’est merveilleux, inespéré.

Olaf sentant la profonde admiration de sa femme pour Vincent lui conseille de bien le soigner et de veiller au confort de leur hôte. Il lui suggère de lui montrer l’album de photos et de l’inclure dans la collection. Elle le quitte en lui envoyant un baiser.

Vincent la questionne :

 

— J’ai déjà vu l’album. Vous avez pris de l’avance. N’avais-je pas le droit de le voir sans son accord ?

— Mais si, dit Ingrid. Ce n’est pas cet album-là, c’est l’autre. Je le garde pour moi d’habitude. C’est intime.

— Est-ce si délicat, dit Vincent ?

— À vous de juger, dit Ingrid.

Elle sort l’autre album et lui donne à regarder. Que peut-il y avoir dans un album intime ? Il a déjà vu des nus. Il l’ouvre. Sur la première page, il n’y a qu’une classique photo de classe avec des numéros sur tous les adolescents. La jeune Ingrid est parmi eux. Des numéros se retrouvent en regard, avec des noms, des dates et des nombres.

— Ce n’est pas délicat de voir cela, dit Vincent dépité.

— Alors, je vous explique, dit Ingrid. Les numéros sont les garçons que j’ai connus. Les dates sont celles des débuts et des fins des rencontres, et le nombre à droite, le nombre de rencontres pendant la période des deux dates.

— Il y a d’autres photos dans les pages qui suivent, dit Vincent.

— J’ai connu des garçons de plusieurs classes, dit Ingrid.

— Ensuite, dit Vincent, les photos sont individuelles.

— Oui, dit Ingrid.

— Vous étiez très jeune au début, dit Vincent.

— Du même âge que les copines qui faisaient comme moi, dit Ingrid. J’étais déjà bien formée.

— Vous alliez avec tous les garçons, dit Vincent ?

— Non, dit Ingrid. Tous ceux des photos ne sont pas dans la liste, et avec l’âge, je suis devenue plus difficile. C’est normal.

— Pourquoi normal ?

— Au début, dit Ingrid, j’ai privilégié mon corps, comme les copains et les copines. Je changeais de garçon pour voir la différence. J’ai constaté qu’il n’y en avait pas beaucoup. Je n’ai plus changé.

— Les périodes s’allongent avec le temps dit Vincent, mais vous avez changé assez souvent de partenaire.

— C’est qu’en restant avec le même, dit Ingrid, d’autres problèmes apparaissent. Il faut pouvoir vivre ensemble.

— N’était-ce pas possible avec un de ces garçons, dit Vincent ?

— Non, dit Ingrid, il y avait toujours quelque chose qui clochait, d’un côté ou de l’autre. Il n’y a qu’avec Olaf que j’ai enfin trouvé la personne avec qui je peux vivre.

— Tous les autres étaient à rejeter, dit Vincent ?

— Quelques-uns m’auraient plus, dit Ingrid, mais je ne les intéressais pas, ils n’étaient pas libres ou ils ont disparu. Les autres n’étaient pas pour moi. Au début, j’ai eu ma période folle, la période de la recherche du plaisir. On passe d’un garçon à l’autre. Ensuite, on s’informe, on commence à choisir.

— Pour avoir le plaisir maximal ?

— Si vous parlez du plaisir sexuel, dit Ingrid, il est facile à obtenir, et vite maximal. Il ne reste pas longtemps le critère de sélection, car il n’y a pas de manque de ce côté-là. Le désir est ailleurs. J’évite les brutes, les incapables, les vicieux, les nuls, les fumeurs, ceux qui ne me plaisent pas. Ils trouvent d’autres filles. Je cherche du plaisir plus intellectuel. Le comportement de mon partenaire doit s’accorder au mien. Je suis satisfaite d’Olaf.

— Tout est bien qui finit bien, dit Vincent. Comment avez-vous réalisé l’album ? Avez-vous inscrit à mesure ? Ce n’est pas possible avec les périodes.

— C’est une bonne remarque, dit Ingrid. J’ai un agenda sur lequel je marque les détails. J’ai recopié.

— Quel intérêt y a-t-il à garder toutes ces dates, dit Vincent ?

— On nous conseille de les noter, avec les références des garçons, dit Ingrid. C’est au cas où viendrait un enfant. Il est impératif qu’il sache qui est son père. Il n’est pas question de lui cacher. Savez-vous qu’une bonne partie du travail de nos consuls à l’étranger consiste à rechercher les paternités ?

— Vous ne prenez pas de précautions ?

— Mais si, dit Ingrid. Impossible d’aller avec tous ces garçons sans hygiène. Je prends la pilule et j’ajoute le préservatif. Je peux vous assurer que je n’ai jamais reçu une goutte de sperme. Jamais une verge n’est entrée en contact direct avec mon vagin.

— Alors, pourquoi noter ?

— Parce que les filles ne savent pas toutes prendre les pilules, dit Ingrid, et le préservatif est souvent mal mis. Il glisse complètement dans le vagin ou s’éraille comme un bas si on le fragilise avec les ongles et la verge passe alors au travers. C’est comme cela qu’on se transmet les maladies. Je ne le supporterais pas. Il faut être sérieux. Quand on pense qu’il y a des garçons qui refusent le préservatif, et des filles pour approuver, on se demande pourquoi il y a toujours des gens pour faire le contraire de ce qu’on leur conseille. En éducation sexuelle, on nous apprend à dérouler les préservatifs sur des pénis en bois. À dix ans, je savais ne pas les percer. On soufflait dedans pour vérifier. S’il ne claquait pas, on avait une bonne note. Il y en a qui oublient d’en mettre, alors que tout le monde a la possibilité d’en avoir. Il n’y a qu’à aller se servir au distributeur automatique qui est au coin de la rue. Pareil pour les pilules. Nos ancêtres avaient des excuses, ils étaient ignorants, mais pas nous ou alors nous sommes des imbéciles. Sans la contraception, j’aurais suivi les conseils de l’ancienne morale, et je serais restée chaste très longtemps. Je préfère la nouvelle morale. Elle permet de mieux vivre.

— Certains suivent-ils l’ancienne ?

— Bien sûr, dit Ingrid. Il y a toujours des retardataires. Beaucoup se réservent ou ne se lancent pas, mais ils sont de moins en moins nombreux. Avec la contraception, l’amour se banalise chez les jeunes, ici au moins.

— Chez nous aussi, dit Vincent. Pourquoi Olaf a-t-il conseillé de me monter l’album ?

— Pour vous faire comprendre que je ne suis pas une oie blanche, dit Ingrid. Il propose que je me donne à vous si je le souhaite.

— Vous permettez-vous de telles choses, dit Vincent ?

— Vous voudriez que le mariage canalise le désir sexuel, dit Ingrid. C’est partiellement vrai. Il n’y a rien sur l’album après Olaf, mais nous étions ensemble. C’est la première fois qu’Olaf s’éloigne de moi depuis que nous sommes mariés. Je ne suis pas auprès de lui pour le satisfaire. Je suis heureuse qu’il ait trouvé une partenaire pour la durée du stage.

— Il vous trompe, dit Vincent.

— Vous pouvez le voir comme dans l’ancienne morale, dit Ingrid. Moi, je sais que sans partenaire, il travaillerait moins bien. Il l’a certainement choisie à son goût. Il est devenu aussi difficile que moi. Il sera heureux avec elle.

— Elle peut vous le souffler s’il l’apprécie plus que vous, dit Vincent.

— C’est possible, dit Ingrid. Je ne suis pas irremplaçable.

— C’est tout ce que cela vous fait, dit Vincent.

— Je l’aime, dit Ingrid. Je ne souhaite que son bonheur. C’est à lui de choisir son avenir.

— Et le mariage n’est-il pas ce choix, dit Vincent ?

— C’est une intention d’avenir commun, dit Ingrid. Ce n’est pas irréversible. En ce qui concerne cette partenaire, c’est une fille qui manifestement s’efface devant moi. Elle a voulu me prévenir et vérifier les dires d’Olaf sur moi. Elle a raison. J’aurais pu être jalouse. Elle ne s’accrochera pas à Olaf à la fin du stage. J’ai confiance. C’est ce que je ferais à sa place.

— Olaf vous pousse vers moi, dit Vincent.

— Oui, dit Ingrid.

— Qu’allez-vous décider, dit Vincent ?

— J’ai à peser le pour et le contre, dit Ingrid. Olaf a senti le pour : nous nous entendons parfaitement pour travailler la langue. Vous êtes aussi mon hôte : je dois veiller à votre confort. Comme vous n’êtes pas venu avec votre partenaire, je connais suffisamment les hommes pour savoir que vous me désirez. Votre attitude est sans ambiguïté. Vous avez envie de moi. Vous n’avez pas l’intention de m’agresser, et vous vous retenez. Le contre est que je ne vous connais pas. Vous avez des opinons politiques, religieuses ou autres, qui ont de grandes chances de me déplaire si vous me les révélez. Je vais vous faire une proposition. Pour que je garde un bon souvenir de vous, continuons de travailler comme jusqu’à maintenant, et n’abordons pas de sujets de discorde. Je ne souhaite rien savoir d’autre de vous. Quand vous serez parti, je pourrai m’imaginer que vous êtes parfait. Dans ces conditions, je suis prête à passer mes nuits avec vous. C’est à vous de décider.

— Vous acceptez de faire l’amour avec moi ? Comme avec Olaf ?

— Oui, dit Ingrid ? Un peu de plaisir avec vous ne change rien avec lui. Je vous aime suffisamment pour ne pas m’en priver et vous priver aussi. J’admire votre facilité à apprendre ma langue et celle de m’enseigner la vôtre. Je n’ai jamais rencontré d’homme comme vous. Vous m’apportez beaucoup. Je vous aime pour cela. Il est normal de me proposer. Comme Olaf n’est pas là, je suis disponible et j’ai des envies, à être toujours près de vous. Votre contact me plairait. Je suis une femme normale. Il n’y a pas d’obstacle de mon côté. S’il y en a du vôtre, je n’insisterai pas.

— Quels obstacles ?

— La religion, dit Ingrid, des principes, des promesses à une femme, une compagne jalouse, que sais-je ?

— Vous voulez donc coucher avec moi ?

— Oui, dit Ingrid, je le souhaite, mais laissez-moi sur l’impression que j’ai de vous. Ne me dite rien de ce qui pourrait nous éloigner. Je sais que vous devez partir. Ce sera toujours assez tôt. Laissez-moi un bon souvenir.

— Bon, dit Vincent. Vous m’avez convaincu.

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Vincent a vite été amoureux d’Ingrid, plus belle que Renée. Il n’aurait pas osé se proposer, gêné par le calme de cette fille, mais comme c’est elle qui l’invite, il suit, d’autant plus que le mari est assez bête pour la laisser faire. Il doit avouer qu’Ingrid lit l’envie qui est en lui. Cette envie est là, le mettant sur les nerfs. Elle le laissait tranquille depuis qu’il était avec Renée. Il n’avait pas prévu qu’elle reviendrait pressante après la séparation. Il n’est pas désemparé, comme la première fois avec Renée. Il s’est aguerri avec elle. Il est donc assez serin et curieux de ce qui va se passer.

Le soir, Ingrid rejoint Vincent dans sa chambre, se déshabille et se lave avec lui. Elle reste simple, ce qui le met à l’aise. Ils dorment ensemble après avoir fêté leur entente par une profonde étreinte qui ne laisse aucun doute de leurs envies mutuelles.

Le matin, ils se lèvent tôt, car elle travaille. Elle emmène Vincent avec elle. Elle doit assurer une permanence et répondre au téléphone et au courrier. Elle a un rendez-vous avec un client, malgré la période très creuse. Elle met l’uniforme des hôtesses de l’entreprise. Il plaît à Vincent beaucoup plus que ses habits habituels qu’elle échange dans son vestiaire, et il lui en fait compliment. Ingrid est plus réservée sur ce costume. Elle estime que la jupe très courte et moulante découvre trop les cuisses. Elle le met cependant, car cet uniforme obligatoire est supposé prédisposer le client à être plus accommodant, son attention étant détournée par l’attrait sexuel des formes féminines. Il paraît que les femmes réussissent mieux que les hommes. Ingrid affirme à Vincent qu’elle réprouve cette méthode de vente. Elle est honnête avec le client. Elle n’augmente pas sa commission en le trompant. Elle le fidélise au contraire en comparant objectivement ses produits avec ceux de la concurrence. Quand elle est mal placée sur les prix, elle le dit et fait une ristourne. Elle perd en valeur ce qu’elle gagne en volume et en confiance. Cela l’oblige à être au courant du marché. Ses bons clients l’informent d’ailleurs objectivement de ses fluctuations. Son seul problème est que les clients la réclame : elle ne peut pas prendre de vacances sans risquer de les perdre. Ils veulent leur hôtesse, et pas une autre. La direction laisse les hôtesses libres de leur stratégie commerciale. Seul le résultat compte. Une de ses collègues joue de ses charmes. Ingrid lui envoie les clients portés sur le sexe. En retour, elle obtient les clients qui s’intéressent aux prix, ce que la collègue a du mal à bien appréhender. Globalement, les deux se complètent. Dans quelques années, quand elle aura perdu le look d’hôtesse, la direction lui donnera un autre poste.

Vincent lui demande si de temps en temps, elle ne couche pas avec un client, comme fait l’autre.

 

— Vous voulez tout savoir, dit Ingrid. L’autre ne couche pas avec tous ses clients. Elle sait jouer de la séduction, et se laisse légèrement tripoter. Il faut un gros coup pour qu’elle aille jusqu’au lit. Moi, je ne m’abaisse pas à cela. Il faut que j’aie de l’intérêt pour un homme pour l’accepter dans mon lit. Je suis capable de me passer d’homme.

— D’après votre album, dit Vincent, vous n’aviez pas d’amant quand vous avez commencé avec Olaf.

— C’est étonnant, dit Ingrid. Vous avez observé cela ?

— J’ai tout retenu de votre album, dit Vincent. J’ai une bonne mémoire. D’après les dates, vous êtes restée longtemps sans faire l’amour.

— Vous avez remarqué ! Un temps assez long effectivement.

— 8 mois, dit Vincent.

— Puisque vous le dite, c’est ce temps-là, dit Ingrid.

— Étiez-vous malade ?

— Non, dit Ingrid. C’est au moment où j’ai commencé à être hôtesse. J’ai voulu me tester, savoir si je pouvais être indépendante sans homme. Abandonner les relations sexuelles n’est pas facile, mais c’est faisable. Il suffit d’un peu de volonté. J’ai envisagé l’avenir et j’ai cherché le mari que je voulais. C’est la pratique que j’avais acquise des hommes qui m’a permis de repérer Olaf. J’avais dépassé le stade d’un choix irréfléchi.

— Et vous avez tenu 8 mois, dit Vincent.

— J’ai tenu, dit Ingrid. Olaf valait le coup. L’expérience était instructive. Il est bon de ne pas être esclave d’un plaisir.

— Maintenant, vous m’avez accepté en plus d’Olaf, dit Vincent.

— Me reprochez-vous d’avoir pris du plaisir avec vous étant mariée, dit Ingrid ? C’est le point de vue de la morale ancienne. Le mien est qu’on se marie parce qu’on s’aime. Nous nous aimons avec Olaf. Cela durera longtemps, car c’est notre communauté de pensée qui est la source ne notre amour, et non le banal plaisir du sexe. Ce plaisir, nous ne le méprisons pas. Il est fort, mais il ne va pas nous faire commettre des bêtises. Je couche avec vous. Cela ne veut pas dire que je vous aime autant qu’Olaf. J’ai une grande amitié pour vous. Je refuserais le plaisir commun que nous pouvons avoir s’il changeait mes sentiments vis-à-vis d’Olaf. Je n’en suis pas esclave. Accordez-moi la liberté de vous aimer un peu. Il n’en résultera aucun mal si le souvenir que vous en garderez ne vous tourmente pas. Je me passerai de vous si vous ne voulez pas continuer. Je ne vous force pas. Remettez-vous en question ce que nous avons entrepris ?

— J’ai commencé. Je continue, dit Vincent.

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Ingrid peut consacrer la majorité de son temps à Vincent, étant rarement dérangée. Elle a même la possibilité, pour les jours suivants, quand elle n’a pas de rendez-vous, de recevoir chez elle les communications qui lui sont destinées. Chaque fois, Vincent écoute. C’est souvent de l’anglais ou de l’allemand, mais plusieurs fois, il se révèle utile, connaissant la langue maternelle de l’étranger. Ingrid ne peut pas s’empêcher alors de l’admirer. Pendant toutes les vacances qu’il passera avec elle, elle ne se séparera pas de lui en travaillant pour son entreprise, l’utilisant comme un assistant chargé de certaines traductions.

Les vacances de fin d’année se passent ainsi dans un labeur acharné à extirper de l’autre toutes les subtilités de sa langue. Même au lit, tant qu’ils ne dorment pas, ils continuent, sauf quand ils s’accordent des moments de gymnastique intime et de décontraction. Le jour du retour, ils décident de se retrouver dans les mêmes conditions aux vacances suivantes. Elle le prend en photo pour compléter l’album.

* ° * ° *

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Vincent ne dit pas un mot d’Ingrid à Renée quand il la retrouve. Par contre, comme il aime raconter ses aventures, il ne peut s’empêcher d’en parler aux deux hommes. Sous le sceau d’un secret qui ne doit pas arriver aux oreilles des filles, il expose avec jubilation ses aventures lointaines. En bon historien, il décrit fidèlement ce qui lui est arrivé, sa mémoire infaillible lui permettant de répondre de façon précise aux questions. Joël s’intéresse particulièrement à ses prouesses amoureuses et lui extirpe tous les détails. Guy est plutôt intéressé par le caractère d’Ingrid.

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Vincent repart chez Ingrid à Pâques en allongeant son temps comme à Noël, ce qui élimine Renée. Ingrid l’accueille en compagnie d’Olaf et de sa sœur Lou. Dans la journée, ils reprennent les mêmes habitudes à la différence que Lou assiste souvent aux leçons. Elle profite de l’occasion pour apprendre un peu de français. Vincent, quand arrive le soir, se demande comment cela va se passer, Olaf étant là. Elle ne lui dit rien jusqu’au coucher, mais elle le rejoint, lui assurant qu’elle a la bénédiction de son mari pour cette nuit-là.

La journée suivante se déroule de la même façon. Le soir, elle lui dit qu’elle va rejoindre Olaf. Vincent est donc seul pour cette nuit. Dans le couloir, avant d’aller se coucher, il remarque que Lou le regarde intensément, et qu’elle l’observe longtemps. Croyant deviner qu’elle le suivrait bien, il a presque envie de l’inviter dans sa chambre, mais il ne veut pas déplaire à sa sœur qui regarde aussi. Il retrouve Ingrid la nuit suivante. Le matin, elle aborde le problème :

 

— Je suis désolée de vous abandonner certaines nuits, dit Ingrid, mais je ne peux pas me dupliquer.

— Votre mari a priorité, dit Vincent. Il ne devrait pas me tolérer.

— Vous oubliez que j’ai des devoirs envers vous, dit Ingrid. Mais il y a deux hommes dans la maison envers qui j’ai des devoirs, et je ne peux aller dans les deux lits comme je le souhaiterais. Lou, si tu n’es avec personne actuellement, acceptes-tu de m’aider à satisfaire Olaf et notre hôte en même temps ?

 

Lou intervient :

 

— Pour moi, auprès de Vincent ou d’Olaf ?

— Les deux sont possibles, dit Ingrid. Qui préfères-tu ?

— Plutôt Vincent, dit Lou.

— Et vous, Vincent ? Avez-vous une préférence ?

— Je sais ce que je perds avec vous et je ne sais pas ce que je gagne avec Lou, dit Vincent.

— Vous me préférez donc, dit Ingrid. Lou ira avec Olaf.

— J’aurais mauvaise grâce à ne pas aller avec Lou qui m’a choisi, dit Vincent. Je vais faire l’expérience.

— Vous jugerez ensuite, dit Ingrid. Lou, tu vas avec Vincent cette nuit.

 

Lou n’a pas hésité. Elle saute sur l’occasion. Ingrid est contente de l’aide de Lou qui va permettre aux deux hommes d’avoir une femme dans leur lit. N’ayant jamais demandé jusque-là ce genre de service à Lou, elle ignorait si c’était du goût de Lou d’aller avec Vincent ou Olaf. Un peu plus tard, hors de la présence de Lou, Ingrid en parle à Vincent :

 

— Lou prend ma place pour la nuit auprès de vous, dit Ingrid. Je ne savais pas si elle accepterait, bien que son attitude envers vous soit assez claire. Vous lui plaisez. J’en suis heureuse, pour elle et pour vous.

— Elle est beaucoup plus jeune que nous deux, dit Vincent. A-t-elle autant d’expérience que vous ?

— Lou n’est pas bavarde, dit Ingrid. Nous parlons rarement de ces choses-là. Je lui raconte parfois mes rencontres avec les hommes. Elle écoute, mais ne me parle pas des siennes. Depuis 6 mois qu’elle est là, je ne suis allé qu’avec Olaf. Comme elle est plus jeune que moi de 7 ans, elle a moins d’expérience, mais nous avons ici une éducation sexuelle très poussée. Nous connaissons en détail tous les organes de la femme et de l’homme. Nous savons comment ils réagissent, comment l’excitation et les hormones nous conduisent au plaisir et aux orgasmes. Passer à la pratique est sans problème.

— A-t-elle eu autant d’amants que vous, dit Vincent ?

— À vrai dire, je n’en sais rien, dit Ingrid. Combien ? Je n’ai même pas fait le compte des miens, bien que j’aie tout noté. Il faudrait lui demander ce compte. Quand je suis venue ici, elle était encore une petite fille. Elle a fait certainement comme moi avec les camarades de classe. C’est une tradition bien établie. Depuis qu’elle est ici, avec nous, elle rencontre des garçons à l’université. Elle ne les amène pas. Nous habitons loin. Elle passe tout son temps là-bas et ne revient que le soir. Elle va certainement dans les chambres sur place, comme je l’ai fait moi-même. C’est plus pratique que de venir ici. D’ailleurs, elle prend la pilule. Il y a quelques jours, je l’ai vue en train de la prendre. Vous ne risquez pas plus d’avoir un enfant avec elle qu’avec moi. Elle est sérieuse, bien que trop réservée. C’est toujours la meilleure de sa classe. Je l’aime beaucoup. Elle a certainement réfléchi avant de vous choisir. J’ai une confiance totale en elle. Si elle ne voulait pas de vous, elle l’aurait dit. Elle m’a longuement et plusieurs fois questionnée sur vous. Je lui ai décrit tout ce que j’ai fait avec vous. Elle connaît toutes vos manies et vos habitudes. Elle sait comment je m’y prends avec vous et ce qu’il faut faire pour vous exciter. Manifestement, elle ne souhaite pas vous déplaire. Elle ne parle pas beaucoup, mais maintenant je suis certaine qu’elle a envie de vous. Je lui ai volontairement tendu la perche, car si je ne l’avais pas fait, elle ne vous aurait jamais fait d’avance et je n’aurais jamais su si elle vous recherchait.

— Pourquoi tant de réserve, dit Vincent ? A-t-elle peur de vous ?

— Non, dit Ingrid. C’est sa nature. Si la moindre chose risque de me déplaire, elle s’abstient. Je dois lui proposer pour qu’elle fasse.

 

Le soir, Lou se pointe dans la chambre de Vincent, et procède exactement comme Ingrid. Elle met cependant une serviette sur le drap avant de se coucher.

 

— Pourquoi cette serviette, dit Vincent ?

— Pour ne pas tacher, dit Lou. C’est une simple précaution.

 

Vincent répète avec elle ce qu’il fait d’habitude avec Ingrid. Lou, qui a bien assimilé les leçons d’Ingrid, se comporte comme elle. Quand ils ont fini, il croit remarquer qu’il y a du sang. Lestement, elle en fait disparaître les traces. Comme manifestement elle préfère que la chose soit ignorée, il respecte sa requête implicite. Était-elle indisposée ou vierge ? Quand Ingrid l’interroge le lendemain pour savoir si Lou a répondu à ses désirs, il lui dit qu’elle a été parfaite et n’évoque pas une virginité possible qui l’aurait étonnée. Lou ne dira rien non plus à Ingrid et n’en parlera jamais à Vincent, laissant planer l’ignorance sur son activité sexuelle antérieure. Les jours suivants, Lou continue le remplacement en assurant pleinement son rôle qu’elle calque sur celui d’Ingrid. Ce n’est qu’une semaine plus tard que Vincent a la réponse indiscutable à son interrogation. Pour ne pas salir, elle met une culotte de protection équipée d’une serviette hygiénique pour passer la période d’indisposition, comme il l’a vu faire par Renée. Lou cède la place à Ingrid quand celle-ci la réclame et la reprend pour satisfaire Vincent jusqu’au dernier jour.

* ° * ° *

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Quand Vincent est avec ses deux compères, il leur parle des deux femmes, leur montre les luxueuses photos qu’Ingrid a données et s’étend longuement sur la virginité de Lou que Joël trouve plus sympathique qu’Ingrid. Guy examine les photos et estime sans le dire que la netteté et l’éclairage sont mauvais. Le flash aurait pu être mieux utilisé en indirect. Joël s’extasie. Il trouve Ingrid belle, à peu près comme Hélène. Lou lui plaît plus, mais il classe Odile bien au-dessus.

 

— Comment sont-elles en amour ? Laquelle est la mieux ?

— C’est à peu près pareil, dit Vincent. Lou est un peu mieux physiquement, mais Ingrid est mieux pour la langue. Elle parle plus.

— Et par rapport à Renée ?

— Ce sont des mécaniques bien huilées, dit Vincent. Il n’y a rien à leur reprocher, mais elles sont froides. Des sortes de machines sans sentiments.

— Frigides ?

— Pas du tout, dit Vincent. Elles disent qu’elles ont du plaisir. Elles sont policées. C’est leur caractère d’être froides, sans réactions visibles. Un peu comme Guy. Elles sont trop rationnelles pour moi. À côté, Renée est un animal sauvage. Elle est plus fantaisiste. C’est différent. Je la préfère.

— Tu nous conseilles plutôt Renée ?

— Renée est à moi, dit Vincent. Ne vous avisez pas d’y toucher !

— Si tu le prends ainsi, dit Joël, on ne t’en parlera plus.

— Pense à l’emmener, dit Guy. Elle ne tient pas en place quand tu n’es pas là.

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Pendant l’absence de Vincent, Guy a subi les assauts de Renée qui a du mal à rester seule. Il les a repoussés, non sans difficulté.

* ° * ° *

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Vincent retourne chez Ingrid pendant les vacances d’été, et sans Renée qu’il abandonne. Ingrid se réserve la première nuit et passe les suivantes à Lou. Elle travaille toujours autant avec Vincent. Lou se perfectionne en français et surtout en amour, sollicitant beaucoup Vincent. Quand le séjour touche à sa fin, Ingrid réserve l’avant-dernière nuit et laisse la dernière à Lou.

 

— Savez-vous que Lou vous aime, dit Ingrid ?

— Si elle ne m’aimait pas, elle ne viendrait pas dans mon lit, dit Vincent.

— Qu’elle couche, c’est une chose, et ce n’est pas grave, dit Ingrid, mais c’est plus profond que cela. Elle est prête à se marier avec vous.

— Est-ce à ce point, dit Vincent ?

— Oui, dit Ingrid. Si vous voulez vous marier avec elle, vous pouvez rester ici. Avec votre compétence en langues, j’ai des postes bien rémunérés à vous proposer. Mes parents sont riches. Ils peuvent vous payer une grande maison avec tout le confort. Si vous voulez partir en France avec elle, elle est prête à vous suivre. Elle connaît suffisamment le français.

— Laissez-moi le temps de réfléchir, dit Vincent. Souhaite-t-elle s’attacher à moi ?

— Je vous dis qu’elle vous aime, comme moi j’aime Olaf, dit Ingrid.

— Elle me laisse pourtant aller avec vous cette nuit, dit Vincent.

— C’est mon devoir, dit Ingrid.

— Que me conseillez-vous, dit Vincent ?

— C’est délicat.

— Soyez franche, dit Vincent.

— Je vous conseille de partir et de nous oublier, dit Ingrid.

— Pourquoi ?

— J’ai peur pour Lou, dit Ingrid. Elle se comporte comme une petite fille sans plomb dans la cervelle. Nous ne savons rien de vous. Il y a trop d’hommes que j’ai aimés avant de me rendre compte qu’il valait mieux m’en séparer. C’est trop risqué avec vous. J’ai tout fait pour la dissuader. J’ai plus de raisons qu’elle de vous aimer ; nous travaillons si bien ensemble. Je ne m’accroche pas à vous comme elle. C’est un mystère pour moi de la voir ainsi. Que lui avez-vous fait ?

— Je connais en France des filles qui ont ce comportement, dit Vincent. Ce n’est pas mystérieux. L’amour réserve des surprises.

— Demain, elle sera avec vous, dit Ingrid. Elle vous demandera en mariage. Réfléchissez d’ici là à ce que vous répondrez.

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La dernière nuit, Vincent la passe avec Lou. Elle se donne fougueusement à lui, mais ne le demande pas en mariage. Peu de temps avant le départ de Vincent, Ingrid lui parle de Lou :

— Qu’avez-vous décidé pour le mariage ?

— Je n’ai rien à décider. Lou ne m’en a pas parlé, dit Vincent.

— Je suis étonnée, dit Ingrid. Elle a changé d’avis.

— Elle n’a peut-être pas supporté que vous veniez avec moi l’autre nuit, dit Vincent.

— Non, dit Ingrid. Elle me l’aurait dit. J’ai envoyé Olaf la consoler. C’était la première fois avec lui. Il m’a dit que cela s’est bien passé.

— A-t-il fait l’amour avec elle ?

— Bien sûr, dit Ingrid. Êtes-vous jaloux ? Vouliez-vous l’épouser ?

— Non, dit Vincent, je vous avais pour moi cette nuit-là, et c’était très bien. Je vous apprécie toutes les deux.

— Je demanderai à Lou pourquoi elle s’est ravisée, dit Ingrid.

— J’ai une petite idée là-dessus, dit Vincent.

— Vous m’en faites part ?

— C’est simple, dit Vincent, je suis le premier à avoir fait l’amour avec votre sœur. Olaf doit être le deuxième.

— C’est étonnant, dit Ingrid. Je comprends maintenant. Je vais m’occuper de Lou.

* ° * ° *

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À la rentrée, Guy et Joël se renseignent pour connaître la suite. Ils sont surpris de la demande en mariage avortée :

— Te serais-tu marié avec Lou ?

— Non, dit Vincent. Elle est trop froide, et Ingrid m’a dit qu’elle était allée avec Olaf. Je ne veux pas d’une femme qui couche avec tout le monde.

— Tu n’es pas partageur, dit Guy.

— Je ne le suis pas, dit Vincent. Cette femme-là, je n’aurais pas pu la garder pour moi.

— L’opinion d’Ingrid ne t’a-t-elle pas influencé ?

— Non.

— Je suis comme Vincent, dit Joël. Ingrid est une putain et Lou prend le même chemin. Ces femmes sont sans morale. Es-tu de notre avis, Guy ?

— Je suis moins sévère que vous, dit Guy. Ingrid à une logique proche de la mienne et j’ai de la sympathie pour Lou. J’aimerais connaître ces filles. Elles me semblent plus saines que des putains. Vincent, tu n’étais pas pour elles. Lou était au paradis avec toi. Je ne vois pas Lou arriver ici et être livrée à l’enfer de Renée. Celle-là est remontée contre toi. Elle n’aime pas la séparation.

— Elle est déjà revenue à la raison, dit Vincent. Je la tiens par le sexe, comme je tenais Lou avant qu’Olaf ne s’en mêle. Renée ne pouvait pas faire l’amour avant moi. Elle m’a montré le certificat du chirurgien qui a recréé une entrée de sexe permettant les rapports sexuels, en suppriment des adhérences. C’était à peine cicatrisé quand elle est venue à moi. C’est mieux qu’une petite virginité de rien du tout. Je l’ai prévenue. Je suis son homme. Je ne peux pas lui mettre une ceinture de chasteté, mais je la démolis si elle va avec un autre, et je ferai passer à l’autre l’envie de recommencer. Elle sait qu’elle doit se tenir. Je n’ai pas envie qu’elle en connaisse un autre.

— Tu vas avec deux femmes pendant qu’elle t’attend, dit Guy. Elle risque de se lasser de toi.

— Si vous voyez un Olaf tourner autour d’elle, vous me prévenez, dit Vincent.

* ° * ° *

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Guy n’est pas de ceux qui aiment le mal, que ce soit pour lui ou pour les autres. Le mal, il le voit dans la violence et les drogues dans lesquelles il inclut le tabac, l’alcool et les boissons alcoolisées. Presque tous les gens qu’il connaît ont une drogue préférée à laquelle ils s’adonnent plus ou moins, y trouvant le plaisir, l’excitation ou la convivialité. Rares sont ceux qui dénoncent les méfaits pourtant évidents qui en accompagnent l’usage : vie raccourcie, maladies, accidents, coût social énorme, dépendance. Le drogué ne reconnaît pas toujours qu’il l’est, et cherche souvent inconsciemment à convaincre les autres de faire comme lui, et ainsi à agrandir son cercle. Guy a décidé de repousser toujours ce que les amis drogués lui proposent. Tant pis s’il est souvent considéré comme un anormal de refuser systématiquement une cigarette ou un verre. Dans les nombreux pots que les amis s’offrent entre eux, en entretenant la distribution de leur drogue favorite, il n’accepte que l’eau, les jus de fruits et les petites choses à manger. Il est heureux quand il est imité. Il prêche par l’exemple, sans honte de sa différence, qu’il explique à ceux qui le souhaitent, et quelques-uns le suivent, des femmes le plus souvent. N’ayant pas le palais brûlé par l’alcool, comme les bébés, les goûts forts le gênent : pas d’épices dans la cuisine ; il a horreur du poivre dont le piquant montre selon lui qu’il attaque les muqueuses. Il est pour les plaisirs à condition qu’ils n’engendrent pas le mal. Il a des plaisirs, comme celui du travail bien fait, celui du bricolage, et celui de rencontrer ses amis. Il aime le jeu, mais est bon perdant. Il ne se laisse pas prendre par les jeux d’argent qui ruinent les habitués. Il se méfie du plaisir sexuel depuis son aventure avec Elsa. Du mal en a découlé. Cela montre la justesse de la morale traditionnelle, qu’Ingrid appelle l’ancienne morale, et qui s’applique à ceux qui n’ont pas reçu les mêmes enseignements qu’elle. Lui et Elsa étaient dans ce cas : ils n’avaient qu’une vue partielle de la sexualité. Sans pilule et sans préservatif, ils sont allés à la catastrophe. Il est vrai qu’il ne savait pas comment, à cette époque, se procurer facilement des pilules et des préservatifs. C’est Denise qui lui a révélé que les pharmaciens vendaient des préservatifs. Il n’en voit jamais à la vitrine. Quand il en demande, ils sont tirés de dessous le comptoir, mis dans un sac anonyme qui est glissé subrepticement vers lui pour que les autres clients l’ignorent. C’est loin du distributeur automatique d’Ingrid accessible à tous et de la vente libre qui n’apparaîtra que plus tard. Pourquoi s’accrocher aux pratiques anciennes ? Avec Denise, c’était comme avec Ingrid, simple et commode. Tous les deux avaient du plaisir. Dans ces conditions, il est favorable à la nouvelle morale d’Ingrid, assez voisine de celle de la mère d’Elsa. Il estime logiquement que Denise n’aurait pas dû attendre d’être avec lui pour s’y mettre. La précocité d’Ingrid, associée à de multiples essais, a l’avantage de renseigner sur la valeur des partenaires. À l’âge adulte, il est alors possible de choisir. Lui-même manque de renseignements objectifs sur les femmes. S’étant mis à la caractérologie, il mesure les jugements erronés qu’il a pu faire auparavant. Le choix d’un partenaire se joue manifestement trop souvent à la roulette russe, avec tout le mal qui en résulte. La méthode expérimentale d’Ingrid lui semble une des meilleures, car elle peut s’appliquer à la plupart des gens. Il ne voit que les conseils des experts et la caractérologie pour la concurrencer. Ce qui lui plaît est que la femme peut se comporter à l’égal de l’homme, dans l’amour et la vie. Il ne voudrait pas que sa future femme soit dépendante de lui comme d’une drogue. Il la désire propre, débarrassée des coutumes anciennes, et libre, comme Ingrid, qui symbolise encore mieux que Denise son idéal. En ce sens, il est en avance sur son temps. Les couples libres, qui se formeront massivement chez les jeunes quelques dizaines d’années plus tard, lui donneront raison, sans que les enfants en pâtissent. Ils se détourneront même du mariage quand les lois n’offriront plus d’avantages matériels aux mariés et à leurs enfants. La religion et les conservateurs maintiendront cependant fermement les coutumes et la famille classique, à la satisfaction des défenseurs de la tradition.

Guy n’a pas admis auprès de ses camarades qu’Ingrid soit qualifiée de putain. L’aurait-il admis avec une fille comme Françoise, qui le méritait plus à ses yeux ? Il fait le parallèle. Elles se donnent allègrement aux garçons de façon similaire, goûtant sans complexe aux plaisirs de la chair. Elles ne sont ni jalouses, ni méchantes. Pourtant, il ne les met pas dans le même panier. Pourquoi ? Il s’interroge. Il n’aimerait pas vivre avec Françoise, alors qu’avec Ingrid, il serait tenté. Deux poids, deux mesures ? Est-il injuste ? Françoise, sans le répugner, le met mal à l’aise, alors qu’Ingrid l’attire. Où est la différence ? Il aurait du plaisir physique avec l’une comme avec l’autre. C’est le comportement qui les sépare. Avec Françoise, la fête, la promiscuité d’autres fêtards, l’irresponsabilité. Avec Ingrid, le calme, la raison, les mêmes affinités que les siennes. Il se reconnaît en elle. Son plaisir est décuplé avec une femme comme Ingrid, qu’il apprécie au-delà du physique. Il n’aime pas énormément Françoise, mais il ne lui reproche rien. Être fêtarde n’est pas une tare. Françoise n’est pas non plus une putain. Elle vit autrement que lui, mais il se doit de la respecter autant qu’Ingrid et de la juger objectivement. Toute personne a des défauts, mais ce qui ne lui plaît pas n’est pas forcément un défaut.

* ° * ° *

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Dans ses expéditions suivantes, dans d’autres pays, Vincent constate que mariées ou non, il y a de nombreuses femmes charmantes qui n’ont pas des dispositions pour les langues, mais qui en ont pour l’amour. Il ne savait pas auparavant profiter des aspirations de ces hôtesses qui se font un devoir d’aider au maximum un étranger de passage, et il ignorait la manière d’y répondre. A posteriori, il estime qu’il a perdu dans les années précédentes, de nombreuses occasions de les satisfaire. Grâce à sa nouvelle expérience, il honore désormais ces dames de son mieux et se perfectionne dans l’art de séduire, oubliant transitoirement sa passion des langues pour celle des femmes. Certaines ont l’espoir de se marier avec lui, et elles sont tristes quand il s’en va. Odile est toujours son idole inaccessible, mais il sait dévier son adoration vers d’autres.

Renée se propose régulièrement à Guy en lui affirmant que Vincent n’en saura rien. Guy la croit désormais, mais refuse. Elle se remet sagement avec Vincent quand il rentre, n’osant pas le contrer. Un jour, Vincent, lors d’une de ses tournées lointaines, est attiré par une orientale, pourtant moins belle qu’Odile. Ignorant des coutumes locales, il la séduit. Les frères lui donnent le choix entre la réparation par la mort ou par le mariage. Sachant qu’ils sont prêts à le poursuivre au bout du monde pour garder leur honneur, il opte pour le mariage et s’installe près de sa femme. Les frères lui interdisent de quitter leur pays. Piégé, il se console avec sa moto, mais celle-ci le tue peu après. Renée, vaguement soulagée de ne plus revoir son encombrant amant, se fait nommer dans une autre ville. Elle était lassée du régime qu’il lui imposait.

* ° * ° *

 

 

11 Hélène et Guy

* ° * ° *

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Hélène est intéressée par Guy, mais plus méfiante et moins rapide que Renée pour se déclarer amoureuse. Elle observe pour commencer. Sa chambre est voisine de celle de Guy. Elle est souvent avec lui, car ils vont aux réunions du groupe, prennent les repas au même restaurant, rentrent et sortent ensemble. Ils se rendent de menus services, en particulier quand l’autre est souffrant. Guy n’est pas hostile à Hélène, mais il a du mal à l’appréhender. Elle a une attitude de façade très ouverte avec la plupart des gens, trop ouverte à son sens, frisant le rôle quand on connaît les véritables sentiments qu’elle leur porte, et qu’elle révèle partiellement quand elle n’est plus avec eux. Il est certain qu’elle ne pense pas toujours ce qu’elle affiche. Elle est un sujet d’étude intéressant. Il voudrait savoir ce qu’elle a dans le ventre, la comprendre, arriver à pénétrer dans les secrets d’un caractère complexe. Il l’observe à l’occasion.

Au début, Hélène évite de se trouver seule avec Guy en privé, ne sachant pas comment il se comporte. Progressivement, elle constate qu’il est gentil, pas dangereux du tout. Voyant qu’il reste calme en toutes circonstances, sa réserve s’émousse. Contrairement aux autres garçons, il n’est pas excité et désagréable. Elle le côtoie sans appréhension. Elle ose aller avec lui dans sa chambre, et elle l’invite dans la sienne. Puis, elle s’installe près de lui pour travailler, pour être plus longtemps avec lui.

Avec Denise, Guy s’entendait bien. Elle comprenait qu’à certains moments, il ne fallait pas le déranger. Hélène choisit justement ces moments où il semble ne rien faire pour lui parler. Il est alors en pleine réflexion logique, ce qui coupe son raisonnement. Il ne peut travailler efficacement à côté d’elle. Avec des ménagements, bien qu’il la vexe, il lui dit qu’il préfère qu’elle ne soit pas là. Il fait état de son emploi du temps chargé, pour modérer sérieusement l’envie de rencontre, mais la renseigne honnêtement sur les créneaux disponibles. Ainsi, il se consacre à elle de temps en temps et l’étudie. Il est généralement libre le soir, quand il a fini de travailler. L’heure où il se libère n’étant pas précise, elle l’invite à venir dans sa chambre quand il a terminé. Quand c’est trop tard, s’il a dépassé l’heure limite, il n’y va pas, car il est plutôt couche-tôt, contrairement à elle. Ainsi, il parvient à garder sa liberté tout en contentant Hélène.

D’habitude, dès qu’Hélène rentre, elle fait sa toilette, met ses pantoufles et sa robe de chambre, et reste ainsi jusqu’au coucher à travailler. Quand elle attend Guy, elle se rhabille pour l’accueillir. Ces fins de soirées lui plaisent énormément. Elle passerait des heures près de Guy, et il s’en va toujours trop tôt. Elle voit en lui, le mari futur qu’elle n’a pas encore cherché jusque-là. Il va bientôt avoir une bonne situation ; il est généralement de son avis ; c’est un bel homme. Bien qu’il soit moins âgé qu’elle, il a tout pour lui plaire. Il n’y a que l'envie de s’isoler qu’elle juge exagérée, mais si c’est pour le travail, elle l’admet.

Denise dirigeait quand Guy était avec elle. Il approuvait tout. Il répondait à ses désirs, mais l’exploitait pour corriger ses fautes d’orthographe. Son comportement avec Hélène est voisin, en dehors d’avoir limité les moments où il est avec elle. Il lui donne quelques textes à corriger. Il trouve Hélène agréable, propre, soignée et de bonne compagnie. Elle lui tourne autour, et de plus en plus près. Il se doute de ce qui la porte vers lui, détectant des émotions retenues. Il est bien sûr excité et instinctivement attiré par cette proche présence féminine, mais il reste neutre. Il ne prend pas d’initiative, maîtrisant ses pulsions. Quelques années plus tôt, inexpérimenté, il aurait répondu aux appels implicites d’Hélène, mais Denise est passée par là, ainsi que la caractérologie. Il se sent plus adulte, plus responsable de ses actes, moins sujet au hasard. Malgré une attirance instinctive pour Hélène et ses charmes, elle n’est pas la fille qu’il cherche, pas plus que Renée. Il aurait fait l’amour avec Renée, bien que la trouvant trop libre, si elle avait été physiquement accessible. Quand elle l’est devenue, Vincent a occupé la place, et il a pris ses distances, relativement soulagé de s’être retenu avec elle. Hélène, plus sérieuse, conviendrait mieux, car son aspect lui plaît, et il est à peu près certain qu’elle n’a pas eu de liaison pouvant l’exposer à des maladies. Elle n’a pas les défauts majeurs qui l’en détourneraient. Étant acceptée par Nathalie, elle est propre et ne fume pas. Elle ne boit que de l’eau au restaurant, et il tolère le café et le thé qu’elle absorbe. Il n’aurait aucune objection à la satisfaire. Il veut bien être gentil avec elle, passer par tous ses caprices à condition qu’ils ne soient pas exagérés, mais il ne veut pas s’engager, car il regrette Denise, plus proche de son idéal. L’avenir ne passe pas par Hélène.

Guy cède aux désirs de rencontre d’Hélène, n’ayant pas de raison majeure de refuser d’aller la voir. Les visites tardives deviennent fréquentes. C’est une bonne camarade dont il souhaite garder l’amitié, malgré ses réserves de principe. Quand il a fini chez lui, il va chez elle, même si fatigué, il n’en a pas énormément envie. Il ne s’abstient que s’il a dépassé l’heure qu’il a fixé comme limite. S’il doit aller ailleurs, il prévient qu’il n’est pas libre.

Une intimité plus grande s’installe progressivement, ce qui décide Hélène à garder sa robe de chambre après sa toilette, évitant le rhabillage. Depuis très longtemps, elle l’utilise. C’est une seconde peau. Elle se sent mieux que dans les vêtements habituels qui la serrent, qui la gênent aux entournures. Elle y est plus décontractée, au large. Elle juge que cette robe, fermée par une large ceinture de tissu à nouer à la taille, n’est pas indécente. Guy y voit un indice de relâchement à son égard, se doutant qu’elle ne met pas grand-chose dessous, mais ne critique pas et ne change en rien son attitude. D’ailleurs, la robe couvre bien. Il n’y a qu’en s’asseyant que les pans épais de la robe s’affalent de chaque côté et découvrent chaque fois les jambes. Cela ne dure que quelques secondes quand Hélène rattrape les pans qui veulent toujours tomber. Quand elle a les mains occupées, elle ne va pas laisser choir ce qu’elle porte, et les jambes nues restent longtemps visibles. Comme elle constate que Guy le tolère, elle n’y fait plus attention, et oublie souvent de les recouvrir. Ces jambes sont agréables à regarder. Guy y mettrait volontiers la main, mais, ne voulant pas la déranger, il s’abstient de tout ce qui pourrait inciter Hélène à le croire attiré par elle. Il n’impose rien. Ses désirs instinctifs sont secondaires. Il sait que l’éducation de certaines femmes leur interdit d’évoquer l’amour. Il la respecte, mais quand un entrejambe tentant s’offre à son regard, il ne se prive pas de regarder.

Guy ne contrarie pas Hélène. Il l’accompagne comme elle le souhaite. Elle est libre de le rejeter ou de continuer. Elle continue, et son amour grandit. Elle finit par lui dire :

— Je t’aime.

 

Hélène le recherchait de plus en plus, et avait des attitudes sans équivoque, mais il ne pensait pas qu’elle oserait se déclarer. Que répondre ? Il n’est pas opposé à la satisfaire, dans la mesure où c’est sans suite. Il pense que cela peut se dérouler comme avec Denise, sereinement, en bonne amitié. Les relations sexuelles étaient profitables à tous deux. C’est la conclusion naturelle à une bonne entente. Le désir de faire l’amour est omniprésent, les organes prêts à fonctionner des deux côtés. Puisque Hélène fait les premiers pas, il aurait mauvaise grâce à refuser à une fille qui ne doit pas se déclarer à la légère. L’amour est commode, décontractant, et sans danger, ni pour l’un, ni pour l’autre. Il se décide.

— Je suis prêt à coucher avec toi si tu le souhaites.

 

Hélène en croit à peine ses oreilles. Sa déclaration d’amour était à long terme. Elle est étonnée qu’un garçon aussi bien élevé puisse lui proposer une relation immédiate. En plus, il ne mâche pas ses mots. Pas d’ambiguïté sur ce qu’il propose. Heureusement, cela reste en paroles. Elle doit préciser sa pensée.

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— Je t’aime beaucoup, dit Hélène. Demande-moi en mariage.

 

Guy voyait déjà une Hélène prête à se donner, prête à se mettre au lit à l’instant. Il ne pensait pas au mariage. Même avec Denise, il ne l’envisageait pas, n’ayant pas encore de situation stable. Si elle l’avait demandé, il aurait peut-être accepté, et a posteriori, certainement, mais il rejette cette idée avec Hélène. Il ne veut pas la tromper.

— Je n’ai pas l’intention de me marier avec toi, dit Guy.

 

Pour Guy, l’affaire est close. Hélène, toujours étonnée, se renseigne :

— Et tu veux coucher ?

— Oui, dit Guy. Je ne te l’aurais pas proposé si tu n’en avais pas envie, mais puisque tu m’aimes, il est possible de passer nos envies ensemble.

— As-tu beaucoup d’envies ?

— Je suis un homme, dit Guy. J’ai les envies des hommes. J’ai étudié la question. Elles sont normales. Tu te proposes. J’ai envie de toi.

— Là, tout de suite ?

— Mais oui, dit Guy. Je n’ai personne pour faire l’amour en dehors de toi. Je suis sous pression, prêt à éjaculer.

— À éjaculer ?

— Il faut bien que le sperme sorte, dit Guy. Si tu m’accueilles, il sortira en toi.

— Et si je ne t’accueille pas ?

— Il sortira quand même, dit Guy. Il a besoin de sortir périodiquement, pour évacuer la production qui est continue.

— Comment sort-il ?

— Il y a trois solutions, dit Guy. La première consiste à laisser déborder. Le résultat est une pression constante, très dérangeante, et qui incite à chercher une autre solution. La seconde est de se masturber pour se calmer. La troisième est celle que j’avais envisagée avec toi.

— Si je comprends bien, dit Hélène, tu n’en es pas à la troisième. En es-tu à la première ou à la seconde ?

— Tu veux savoir si je me masturbe, dit Guy. La masturbation a mauvaise presse. Pourtant, les sexologues estiment qu’elle n’est pas vraiment mauvaise, ni pour l’homme, ni pour la femme. Elle peut seulement détourner d’un partenaire et être assimilée à de l’infidélité. Les statistiques montrent que pratiquement tous les hommes se masturbent plus au moins quand ils sont seuls, et que la majorité des femmes se masturbent aussi. Il m’arrive de me masturber. C’est quasi inévitable. Même en dormant, un rêve peut provoquer l’éjaculation. Comme actuellement tu viens de me provoquer et que je suis sous pression, un rien peut me faire éjaculer, mais en isolé, j’applique la première solution. C’est la troisième la plus satisfaisante.

— Ainsi, dit Hélène, tout le monde se masturbe. Je ne m’en doutais pas. Personne n’en parle. Je fais des découvertes. Je me demandais si j’étais normale. Je l’ai toujours pratiquée, depuis que je suis toute petite. Je me cachais de mes parents. Tu dis que c’est courant.

— Oui, dit Guy, très courant. Tu es parfaitement normale, quoique ce soit moins courant chez les femmes que chez les hommes. Mais pour une adulte, comme toi, il est préférable d’avoir un partenaire.

— Tu voudrais que je me donne à toi, sans me marier ?

— C’est toi qui décides, dit Guy. Je ne te force pas. Excuse-moi. Je croyais que c’était ce que tu voulais.

— Tu es mon ami, dit Hélène. Tu es le premier avec qui je reste seule dans une chambre. J’ai confiance en toi pour ne pas me forcer.

— Si tu m’aimes, dit Guy, tu te donneras et je ne te forcerais pas.

— Mais si, rétorque Hélène. Tu me forcerais, car je ne veux pas me donner. Pourtant, je t’aime énormément. Je suis prête à coucher avec toi, dès que tu seras mon mari.

— Non, dit Guy. Restons en là. Mais tu as tort de te priver. J’estime que l’amour est bénéfique, et désormais sans risque avec la contraception. Je peux t’offrir les plaisirs du sexe. Si tu les refuses hors mariage, tu les découvriras quand tu auras un mari.

Guy abandonne. Hélène pourrait s’arrêter là.

— Je n’ai pas à découvrir les plaisirs du sexe, dit Hélène. Je les connais.

— Comment connais-tu les plaisirs ? As-tu déjà connu un homme ?

— Non, dit Hélène.

— J’avais oublié que tu te masturbais.

— Évidemment, dit Hélène, et j’ai raison d’après toi de ne pas me culpabiliser pour ce que je pratique depuis toujours sans problème. Je connais bien mon sexe. Je l’explore souvent. C’est agréable et j’ai des orgasmes.

— Mais oui, dit Guy. Moi aussi quand je me masturbe. Il n’empêche que la véritable relation sexuelle est bien plus satisfaisante. L’excitation par un partenaire est préférable.

— J’en suis persuadée, dit Hélène. Mais c’est mon mari qui m’initiera, et qui aura droit aux véritables relations sexuelles.

— Es-tu vierge ?

— Bien sûr, je suis vierge.

— Mais tu explores ton sexe. L’hymen ne te gêne-t-il pas.

— Il ne m’a jamais gêné. J’ai dû en agrandir l’ouverture et le perdre quand j’étais jeune, en me tripotant, mais je ne m’en souviens pas de façon précise.

— Si tu veux, je peux donc te titiller, te chatouiller le clitoris avec l’index. Ce genre de caresse est plus agréable que si tu le pratiques toi-même.

— Ce n’est pas possible, dit Hélène. Seul, mon mari aura le droit de me caresser avec sa main. Toutes les mains d’hommes sont interdites sur mon corps, en dehors des siennes.

— Je viens de te toucher le poignet, dit Guy.

— Disons toucher ou caresser les endroits sensibles. Ta main ne doit pas aller fureter près du sexe et des seins. Elle doit ignorer ce qui est réservé. Mon mari n’aura pas une femme qui aurait été tripotée au préalable. J’ai du respect pour lui. Tu ne dois pas avoir ce plaisir qui lui est réservé.

— J’ai du plaisir à te toucher, dit Guy. Ta peau est douce.

— J’ai aussi du plaisir à te sentir, dit Hélène. Mais c’est un plaisir banal. Le plaisir banal n’est pas interdit, tout comme la masturbation.

— Où est la limite, dit Guy ? Je t’excite en te touchant l’avant-bras. Tu ne vas pas jusqu’à l’orgasme. Ce qui peut provoquer l’orgasme est-il réservé au mari ?

— Non, dit Hélène. J’ai des orgasmes. Ce n’est pas le plaisir qui est en cause, mais la connaissance de la femme par le mari. Il en a la priorité, l’exclusivité ensuite.

— Tu me laisses voir tes jambes, dit Guy. Il n’en a pas l’exclusivité.

— Avec toi, je me laisse aller, dit Hélène en rectifiant sa tenue. Je ne le ferais pas avec un autre. À la baignade, Joël et Vincent m’ont vue aussi, et je montre tout, y compris mon nombril. Je ne vais pas me cacher sous des voiles comme les femmes des pays arriérés. Voir est anodin, ici.

— Même ton sexe ?

— Avec les petits maillots de bain actuels en tissu léger et qui plaquent bien, c’est comme si on n’avait rien. Je me montre à tout le monde, et toutes les femmes le font. Le cache-sexe est symbolique. Veux-tu voir ? Regarde. Il n’y a rien de spécial.

— Pour les formes, d’accord, dit Guy. Je sais maintenant comment tu es faite, et tu es normale. Méfie-toi quand même. Avec un homme comme Vincent, qui a une formidable mémoire visuelle, la vue n’est peut-être pas anodine comme la mienne.

— J’admets que pour Vincent, la vue lui apporte des renseignements qu’il ne devrait pas avoir, dit Hélène. Je ne suis pas disposée à m’isoler avec lui. Ce n’est pas valable pour toi. Je le constate avec mes jambes. C’est toucher qui est interdit, toucher les parties réservées. Comprends-moi bien. Je respecte mon futur mari en interdisant ce genre d’approche, et c’est tout. Tout ce qui le respecte est autorisé. Il suffit de ne pas dépasser les bornes.

— Par exemple, dit Guy, de te trouver avec un homme, seule dans une pièce, avec une robe de chambre à peine fermée qui permet de voir ton sexe.

— Avec toi, ce n’est pas dangereux, dit Hélène. Il faut savoir évaluer les risques. Mes jambes et mon sexe sont un bon test. Vincent m’aurait sauté dessus en étant seul avec moi. Si je me dénude devant toi, c’est comme devant le médecin. Tu ne me violes pas, et il n’y a pas de conséquences. Je peux me permettre avec toi d’aller à la limite, très près de la limite. Je te connais : je sais que tu me respecteras. Je t’ai bien observé.

 

Guy est d’accord sur le respect, mais intrigué par les conceptions d’Hélène sur l’amour. Il cherche à en savoir plus.

— Étudions tes limites, dit Guy. Tu refuses les mains sur toi. Refuses-tu le reste du corps ?

— Le corps est peu sensible, dit Hélène. Quand on m’écrase dans l’autobus, je ne dis rien, mais je proteste quand c’est une main baladeuse au cinéma.

— Puis-je te prendre dans mes bras ?

— À la limite, oui, en n’en profitant pas pour placer les mains.

— Et te donner un baiser ?

— Là, non, dit Hélène. Les lèvres sont sensibles. Je l’interdis. Ni la langue, ni les lèvres.

— Cela ne me prive pas, dit Guy. Le baiser n’est pas hygiénique, surtout sur la bouche. À la limite, nous pouvons coucher ensemble. On peut même se mettre nu dans le lit.

 

La logique d’Hélène le permet. Elle ne se dérobe pas, prête à la pousser jusqu’au bout. Elle a fixé les limites : elle s’y tient. Toute pudeur verbale est abolie. La liberté de langage est entière. Les paroles échangées ont levé des barrières. Ils sont beaucoup plus intimes. Elle se sent très libre avec lui.

— Coucher avec toi ? Oui, dit Hélène, mais, sans faire l’amour. C’est impératif.

— Je ne vais pas t’agresser, dit Guy, te tripoter non plus. Je commence à connaître tes limites. Dans le lit, ai-je le droit d’approcher ?

— Oui, dit Hélène, c’est possible.

— Jusqu’au contact ?

— Bien sûr, dit Hélène. C’est le contact par la main qui est interdit. Par le reste du corps, les sensations sont atténuées. Dormir l’un contre l’autre est agréable. Si tu n’en abuses pas, je n’y suis pas opposée. Comprends-moi bien. Un ami respectueux ne gêne en rien mon futur mari. Je serai contente de t’avoir près de moi. Je ne suis plus toute jeune. J’ai à parfaire mon éducation sur les hommes si je veux me marier. Tu m’en donnes l’occasion. Je n’ai jamais vu un homme de près. Je souhaite savoir comment tu es fait, ce que tu ressens, comment tu réagis, si tu le permets, tout en me gardant pour mon mari. Je t’accepte, car je t’aime. C’est facile parce que je n’ai pas de répulsions. J’ai du plaisir à être avec toi. Avant de te connaître, je me masturbais en pensant à des acteurs. Maintenant, avec tout le respect que je te dois, c’est avec toi. Ne m’en veux pas. Tu me plais. Laisse-moi faire ta connaissance. En compensation, il est normal que je t’accorde ce qui est en mon pouvoir. Je souhaite partager ton lit et te plaire. Je suis accommodante.

— Je ne peux pas te chatouiller le clitoris, dit Guy. Tu dois le faire toi-même.

— S’il y avait un moyen sans que tu y mettes la main, je l’utiliserais. Je dois me contenter du possible.

— Je ne comprends pas très bien ton attachement à ce respect pour un mari futur, dit Guy. Moi, je n’ai pas d’interdictions.

— Pourquoi ne veux-tu pas te marier avec moi ?

— C’est simple, dit Guy. Ton caractère ne me convient pas.

— Serais-je née sous une mauvaise étoile ?

— C’est exactement ça, dit Guy. Nos signes astrologiques ne s’accordent pas.

— Un scientifique comme toi croit-il à l’astrologie ?

— Mon astrologie est spéciale, dit Guy, mais j’y crois.

— Tu es plus buté que moi, dit Hélène. Ne pas vouloir se marier à cause des astres ! Un prétexte. Et il dit qu’il n’a pas d’interdictions. Que faut-il entendre ? Heureusement que je t’aime assez pour ne pas me vexer. Que me reste-t-il ? Veux-tu me plaire ? Accepte que je te caresse. J’ai envie d’explorer un homme. C’est certainement suggestif. Ce serait agréable que tu me le permettes.

— Si cela te satisfait, dit Guy, je n’ai rien contre. Ma future femme devrait l’accepter.

— J’espère que ce sera moi, dit Hélène.

_

Guy est résolu à suivre Hélène jusqu’au bout, en grande partie par curiosité. Il se laisse guider. Elle n’a plus de réserve, car Guy se plie à ce qu’elle désire, et le langage direct qu’ils utilisent désormais facilite les avancées.

 Ils se rapprochent, et arrivent à se frotter nus l’un contre l’autre. Hélène ne se prive pas de parcourir toute l’anatomie de Guy et y prend manifestement un grand plaisir. Elle n’autorise pas Guy à faire de même. D’une poigne très vigoureuse, elle arrête les progressions quand la main de Guy s’égare. Elle a décidé qu’il ne doit pas la porter sur son corps, et il ne le fera jamais, l’interdiction étant définitive. S’il n’en tient pas assez compte, elle lui rappelle immédiatement. Elle a le droit de toucher entièrement Guy, et préférentiellement son sexe, mais Guy n’a pas droit au sien. Il apprécierait pourtant qu’Hélène se laisse aller aussi facilement que Denise et lui accorde les mêmes faveurs. Il tente de la fléchir, testant si son excitation manifeste va la faire changer d’avis :

— N’as-tu pas envie de faire l’amour ? J’ai l’impression que cela te plairait.

— J’ai envie, mais ce n’est pas pour maintenant, répond Hélène.

— Es-tu indisposée ?

— Non.

— N’as-tu pas pris la pilule ?

— Je ne la prends pas, dit Hélène, et la raison, tu la connais. Tu ne me feras pas changer. Je me réserve pour mon mari. Il sera alors temps de songer à la pilule.

— Et moi là-dedans ?

— Tu peux tout faire, dit Hélène, sauf l’amour et mettre la main où il ne faut pas.

— Si je te force ?

— N’oublie pas que j’ai envie de toi, dit Hélène, une violente envie qui va me livrer à toi si tu le tentes. En conséquence, je suis incapable de m’y opposer, mais alors c’est fini entre nous. J’espère que tu vas rester sage et ne pas me violer. Je t’accorde déjà beaucoup.

— M’aimes-tu ?

— Oui, dit Hélène, mais seul mon mari aura le droit.

— Si je te promettais de me marier avec toi ?

— J’accepterais, dit Hélène. Cela ne changerait rien pour aujourd’hui.

— Je m’en doutais, dit Guy. Tu es têtue comme une mule.

— N’aimes-tu pas mes caresses ?

— Si, dit Guy, mais j’ai des envies. J’aimerais plus.

— Je vais caresser ton sexe, dit Hélène. Il en a besoin.

 

Elle le malaxe de telle façon qu’il ne peut se retenir.

— Cela va-t-il ?

— Oui et non, dit Guy. Ce n’est pas ce que j’espérais.

— Ne fais pas la fine bouche, dit Hélène. Je t’ai soulagé. Il fallait que ça parte pour que ta tension disparaisse. C’est utile que tu sois avec moi. Pour l’homme, comme pour la femme, la masturbation solitaire n’est qu’un pis-aller. Je t’offre mieux, même si ce n’est pas une relation sexuelle. Si tu pouvais me procurer la même chose sans dépasser les limites, je n’hésiterais pas.

_

Régulièrement, ils se rejoignent au lit. Hélène prend manifestement de plus en plus de plaisir à tripoter Guy. Lui n’est pas emballé. Il n’aime pas la main dure qui le blesse avec ses longs ongles vernis trop coupants. Il proteste. Elle adore toucher le pénis, frotter le doigt sur la fine surface du gland, prendre la verge dans sa main, faire coulisser dans la peau. Elle y passerait des heures, et c’est toujours à regret qu’elle s’en écarte, quand Guy ne peut plus maintenir son érection. Elle adore quand il éjacule. Elle essuie tendrement avec un mouchoir le petit jet blanchâtre, preuve de l’amour de Guy pour elle.

— Quelles sensations as-tu quand je caresse, dit Hélène ?

— À vrai dire, dit Guy, ma verge n’est pas sensible comme la main. Avec le doigt, j’explore facilement, j’ai des renseignements précis. Avec la verge, presque rien. Je suis incapable de savoir ce qu’elle touche. Elle ne m’aide pas à me guider : un boudin ignorant à assister. Ne la pince pas ou ne la meurtris pas avec tes ongles, car ça fait très mal. Appuie autant que tu veux, serre dans ta main. Je le sens à peine. Par contre, le frottement des massages excite. Elle est faite pour masser dans le vagin. Là, elle est bien.

— Donc, dit Hélène, elle est assez inerte quand elle n’est pas maltraitée. Tu ne touches pas comme avec les doigts ? C’est sûr ?

— Avec les doigts, dit Guy, on sent ce qu’on fait. La verge ne sent pas grand-chose, tout juste qu’elle rencontre un obstacle quand elle s’écrase dessus ou quand on la serre fort. Le coude est plus doué qu’elle.

— Je croyais que la verge était très sensible, dit Hélène, au moins comme les doigts.

— C’est très différent, dit Guy. Elle subit, excite, mais ne renseigne pas.

— Moi qui évitais que tu me touches avec elle, dit Hélène, tu m’apprends une chose que j’ignorais. Puisqu’elle ne sent pas ce qu’elle fait, elle n’est pas indiscrète. Alors, elle est autorisée à me toucher. Cela m’ouvre des perspectives. Je n’ai pas à me protéger de son contact comme de tes doigts. Tu n’as pas le droit de me masturber avec tes doigts, mais cela doit être possible avec ta verge ignorante.

— Veux-tu que je fasse ça ? Mais je vais avoir envie d’éjaculer. Il vaudrait mieux que je te chatouille avec mes doigts de pieds.

— Avec ta verge, ce sera très bien, dit Hélène. Tu auras aussi du plaisir. Nous allons nous masturber ensemble. C’est probablement mieux que l’action de ma main, et pas compromettant. Si tu n’abuses pas de la situation, je suis partante. Je te fais confiance pour ne pas me violer.

— Je vais te souiller, te mettre plein de sperme sur le sexe.

— À l’extérieur, et pas dedans.

— À l’entrée, il peut se faufiler à l’intérieur. Je dois être capable, en remontant un peu, d’éjaculer sur ton ventre. Ce sera plus propre. Le sperme ne dégoulinera pas entre tes jambes.

— Et bien voilà, dit Hélène. C’est parfait.

— Il vaut mieux mettre une serviette sous toi, dit Guy.

— Et s’équiper de mouchoirs. Veux-tu m’initier tout de suite ?

 

Hélène frotte d’abord son corps contre le pénis de Guy et ensuite elle l’incite à promener sagement le pénis en question sur les parties de son corps interdites aux doigts, de façon qu’elle juge de l’effet. Il s’exécute. Il a du mal à se contrôler. Il y parvient tant bien que mal. Elle aime bien et dirige adroitement de sa main sur l’ouverture du sexe. Elle répète la manœuvre. C’est beaucoup plus agréable que quand elle se touche elle-même. Elle a trouvé le moyen d’améliorer la masturbation. Saisissant de chaque côté le bassin de Guy, elle l’éloigne d’elle, le rapproche doucement et se caresse ainsi par son intermédiaire. Les sensations qu’elle éprouve la ravissent, en particulier quand il passe sur les endroits sensibles, mais elle reste très ferme sur les limites. Ce ne sont que des frôlements. Elle joue avec lui tant que durent les érections de Guy, et elle prolongerait volontiers.

Hélène réclame de plus en plus souvent les mêmes caresses, ces caresses qu’elle accepte, car Guy n’en a pas une notion claire comme avec la main. Elle n’est pas en faute vis-à-vis du futur mari, dans la mesure où Guy n’a pas la satisfaction de savoir exactement où il la touche, donc ce qu’il fait. C’est aussi anodin que lorsqu’ils se mettent les jambes l’une contre l’autre. Elle n’accepterait pas qu’il ait une connaissance plus intime de son corps.

Les frôlements sont de plus en plus appréciés, et Hélène écarte largement les cuisses pour faciliter l’accès au sexe, à ce clitoris miraculeux qui déclenche les orgasmes. C’est une masturbation améliorée. Elle la pratique solitaire depuis l’enfance, et elle ne comprendrait pas qu’on puisse interdire ce qui est naturel. Elle s’en délecte, en jouit pleinement, s’abandonnant à ce plaisir habituel, renforcé par l’intervention du partenaire.

Guy a une excitation grandissante, qu’il contrôle partiellement. Quand le besoin d’éjaculer se déclenche, il remonte alors un peu au-dessus d’elle pour viser le milieu du ventre, réceptacle provisoire. Il la gratifie ainsi d’épanchements qui s’étalent sur elle, mais qu’il est facile d’essuyer. Guy propose de mettre un préservatif pour ne plus la souiller, mais elle refuse, appréciant de recevoir le gel collant. Elle a compris que Guy a besoin d’éjaculer, et elle l’incite à terminer ainsi. C’est sa bonne action de le masturber. Quand elle ne reçoit rien, elle est peinée que son amour soit insuffisant. Elle propose de mettre la main pour compléter, mais Guy l’évite.

Tant que la verge de Guy est dure, Hélène promène longuement le gland aux endroits les plus agréables en recherchant particulièrement à frotter le clitoris. Une fois la verge à peu près placée, elle tient Guy par le corps pour le guider par la pression des mains, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Il exécute les mouvements qu’elle lui commande, appuyant le moins possible, en résistant à ses incitations quand elles sont malencontreuses. Il lui dit qu’il n’est pas sûr de ne pas se laisser entraîner à donner quelques coups de reins quand elle l’approche de l’orifice tentateur qu’il accroche parfois légèrement au passage. Il lui fait remarquer qu’ainsi toute la responsabilité repose sur lui, d’autant plus qu’elle le lâche pendant les orgasmes, et qu’il se trouve alors en position parfaite pour la pénétrer sans opposition, ce qui est tentant.

Hélène est effrayée que Guy avoue une faiblesse. Craignant qu’il risque de la déflorer par manque de contrôle, elle décide de prendre l’initiative. Guy doit rester étendu sur le dos et elle monte sur lui. Inexpérimentée, elle ne parvient pas rapidement à une bonne position. Elle se place d’abord à quatre pattes, puis à califourchon sur la pointe des pieds, mais c’est fatigant. Elle n’a pas le loisir de s’asseoir sur lui sans risque. Finalement, elle se met à cheval, un genou de chaque côté, placée verticalement au-dessus de lui. Le réglage longitudinal est bon, et en pliant plus ou moins les jambes, elle obtient la distance. Elle a les mains libres pour orienter la verge sous elle. Elle est alors à l’aise et ne se prive plus de mettre le sexe au bon endroit, en frottant à volonté.

Hélène, moins prudente que Guy, ne ménage pas les attouchements. Elle frictionne énergiquement le clitoris et prolonge sa jouissance au maximum. Elle irait volontiers au-delà des limites qu’elle a fixées si elle ne se fiait qu’à son instinct, mais elle tient fermement à ne pas les dépasser. Elle s’excite néanmoins de plus en plus. Les orgasmes se déclenchent sans qu’elle s’en émeuve outre mesure. Elle les recherche et en a l’habitude, mais ils lui font perdre la notion de ce qu’elle fait pendant un moment. Elle est alors incapable de maintenir sa position dressée, muscles des jambes tendus, suspendue au-dessus de Guy. Elle s’effondre, mais elle se dégage de la verge et s’écroule ensuite. Guy lui laisse reprendre ses esprits sans intervenir. Elle est alors affalée sur lui, ivre de plaisir. Respectueux des consignes, il n’en profite pas pour poser les mains sur elle.

Un jour, emportée par ce plaisir, Hélène ne contrôle plus la situation. Elle oublie de se dégager, se relâche et s’affaisse lentement, verticalement, en pliant les jambes qui encadrent le corps de Guy. Elle va s’asseoir et s’empaler. Les grandes lèvres glissantes du sexe s’écartent souplement pour accueillir une verge parfaitement placée qu’elles sont incapables d’arrêter. Les petites lèvres s’ouvrent. Guy veille aux imprudences d’Hélène. Il voit qu’elle perd connaissance et le mouvement qu’elle amorce. En urgence, il écarte sa verge de la main pour qu’elle ne provoque pas l’irréparable. Déjà légèrement engagée, elle accroche avant de sortir, ce qui réveille Hélène. Elle est affolée, se rendant soudain compte qu’elle aurait pu perdre sa précieuse virginité sans l’intervention de Guy. Elle cesse définitivement les caresses par le sexe.

Le définitif dure quelques jours. La confiance revenant, ne pouvant plus se passer de Guy, elle revient à la charge, mais lui demande de procéder comme au début, lui laissant le soin du contrôle qu’elle préfère lui abandonner complètement. Guy lui promet de la respecter et elle l’incite à aller à la limite, sans la dépasser. Petit à petit, il arrive à appliquer une méthode satisfaisante, donnant le maximum de satisfaction à Hélène. Elle a un terrain naturellement plus lubrifié que celui de Denise. Le gland glisse à la surface. Ainsi, il se déplace facilement. Hélène le guide de la main, et il n’entre que très peu. Il ne faut pas appuyer, seulement caresser le clitoris, et ne pas trop s’enfoncer, malgré la pénétration facile. Cependant, il ne faudrait pas qu’en position critique Hélène impose un mouvement intempestif de rapprochement. Guy arrive à atténuer les mouvements désordonnés de sa partenaire en lui conseillant de ne pas bouger. Elle lui laisse alors la latitude de procéder seul et il exécute ce qu’elle souhaite, respectueusement et sans risque. Jamais, il ne cherche à dépasser la limite. Elle s’abandonne maintenant sans crainte à son plaisir en se reposant entièrement sur lui, jouissant pleinement des orgasmes qui déferlent en elle.

Les mois passent ainsi jusqu’à la fin de l’année scolaire. Elle se marierait volontiers avec lui, mais il ne l’aime pas assez. Le souvenir de Denise l’en dissuade.

* ° * ° *

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Guy n’est pas persuadé que les choix d’Hélène sont les bons :

— Je ne suis pas sûr que tu respectes les règles d’une bonne morale, dit Guy. Je ne suis pas un spécialiste, mais j’ai des doutes.

— Mes règles sont meilleures que les tiennes, dit Hélène. Une femme doit rester vierge jusqu’au mariage.

 

Guy n’insiste pas. Hélène est malgré tout influencée. Elle souhaite avoir l’avis d’une personne compétente. Joël enseigne la morale, mais elle n’a pas envie de lui poser le problème. Hélène préfère celui d’un prêtre :

_

— Je me masturbe mon père. Est-ce répréhensible ?

— Quel âge avez-vous, ma fille ?

— 25 ans, mon père, dit Hélène.

— Cela éloigne d’un mari, ma fille.

— Est-il préférable que ce soit le mari qui donne le plaisir ?

— Oui, ma fille.

— Je le pensais aussi, mon père, dit Hélène. J’ai aussi péché d’une autre façon.

— De quel péché s’agit-il, ma fille ?

— Du péché de chair, mon père, dit Hélène, avec un homme qui n’est pas mon mari.

— Ce péché est fréquent à votre âge. Combien de fois l’avez-vous commis depuis un mois, ma fille ?

— Une seule fois, mon père, dit Hélène.

— Votre mari est-il informé, ma fille ?

— Faudrait-il lui dire, mon père ?

— S’il peut l’accepter, oui. Comme c’est rare et qu’il peut y avoir des réactions imprévisibles de sa part, je vous conseille d’être prudente. Il est préférable de se contenter de son mari, ma fille.

— Même si on en aime un autre, dit Hélène ?

— Il faut prier Notre Seigneur de nous éloigner de l’autre, ma fille.

— Même si l’autre nous aime, dit Hélène ?

— Votre mari a seul le droit de faire de vous ce qu’il veut. Par le mariage vous vous engagez à lui obéir. Aimez-vous votre mari, ma fille ?

— Je ne suis pas mariée, mon père, dit Hélène.

— J’avais cru. Vous avez malgré tout péché, ma fille.

— C’était la première fois, mon père, dit Hélène.

— Essayez de ne pas recommencez. Utilisez-vous un moyen contraceptif, ma fille ?

— Je devrais, mon père, dit Hélène ?

— L’église préconise l’abstinence. C’est le meilleur des contraceptifs. Savez-vous que vous risquez d’avoir un enfant non désiré si vous ne faites pas attention. Prenez des précautions, ma fille.

— Oui, mon père, dit Hélène.

— Le garçon que vous rencontrez est-il marié, ma fille ?

— Non, mon père.

— Souhaite-t-il se marier avec vous, ma fille ?

— Je ne sais pas, mon père.

— Priez pour qu’il vous demande en mariage, ma fille.

— S’il ne veut pas de moi, mon père ?

— Mariez-vous avec un autre, ma fille.

— Je ne suis plus vierge, mon père.

— Il fallait y penser auparavant, ma fille. Prier pour que votre futur mari vous pardonne.

— Faut-il lui cacher, mon père ?

— Ne pas lui dire est impossible, ma fille. Dieu vous a créée comme vous êtes pour que vous puissiez donner la preuve de votre pureté au moment du mariage. Vous avez compromis ce sacrement en vous donnant sans réfléchir à ce garçon. Vous êtes punie, ma fille, par votre propre mauvaise conduite. La virginité est importante. Vous l’avez perdue pour quelques instants de plaisir, ma fille.

— Irai-je en enfer, mon père ?

— Dieu vous jugera, ma fille. Soyez repentante. Il vous gardera peut-être une place près de lui si vous vous conduisez bien et si vous priez sincèrement.

— Mon père, je n’étais pas consentante.

— Vous a-t-il violée, ma fille ?

— Oui, mon père.

— Dans ce cas, c’est lui qui a commis la faute. Notre Seigneur vous absoudra. Allez en paix, ma fille. Je prierai pour le repos de votre âme.

— Je ne suis plus pure, mon père.

— Moralement, vous l’êtes encore, ma fille.

— Physiquement, je ne le suis plus, mon père.

— C’est le moral qui compte, ma fille. Vous êtes toujours pure. Vous ne devez pas vous culpabiliser, pour un acte dont vous n’êtes pas responsable. Restez pure. Évitez votre violeur. Choisissez un bon mari, ma fille, et gardez-vous pour lui. Ne vous donnez à personne avant le sacrement du mariage. Ensuite, vous obtiendrez le bonheur en vous donnant à lui et uniquement à lui.

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Hélène fait écouter à Guy la conversation qu’elle a enregistrée avec un petit magnétophone portatif qu’elle a dissimulé dans un cartable.

 

— Tu vois, dit-elle, j’ai raison de garder ma virginité jusqu’au mariage.

— Tu as raconté des balivernes à ce prêtre, dit Guy.

— Je voulais avoir son avis sur des cas concrets, dit Hélène.

— Tu es tordue, dit Guy. Pas moyen de te redresser.

— Il a dit de se marier avant de se donner, dit Hélène.

— Tu n’es pas pure, dit Guy.

— Je le prouverai à mon mari, dit Hélène.

* ° * ° *

_

Quand les grandes vacances arrivent, Hélène s’arrange pour aller retrouver Guy régulièrement. Elle est reçue à l’agrégation. Le président de jury lui explique qu’elle ne sera pas nommée sur place, mais dans une ville voisine de son ancien poste. Elle s’y rend pour préparer la rentrée. Il y a peu de monde. Elle rencontre Pierre, un jeune collègue auquel elle demande des renseignements, et qui, n’ayant pas grand-chose à faire, la guide aimablement dans toutes ses démarches. Elle doit trouver un hôtel pour la nuit. Il lui explique que les hôtels du quartier sont souvent complets et que si elle n’a pas réservé, les premiers hôtels libres sont à plus d’un quart d’heure de marche. Il l’invite à s’installer dans une chambre de son appartement, ce qu’elle fait pour quelques jours. Elle prend les repas avec lui, l’aide à les préparer, le questionne sur ce qu’il fait et l’observe. Elle trouve qu’il se comporte d’une façon analogue à Guy, qu’il est gentil. Ce garçon n’est pas à négliger. Elle prolonge son séjour, en se laissant inviter par Pierre qui en est heureux.

Pierre est séduit, ce qui n’échappe pas à Hélène. Elle estime qu’il faut mettre les choses au point.

 

— Je suis sensible à l’intérêt que vous avez pour moi, mais je vous arrête, dit Hélène. Je ne suis pas une fille facile.

— Si vous acceptez un homme qui vient de perdre une amie très chère, j’aimerais tenter ma chance.

— Qui avez-vous perdu de si cher ?

— Une collègue avec qui j’ai vécu pendant deux ans et qui me quitte.

— Vous êtes-vous fâchés ? Est-elle morte ?

— Non, dit Pierre, mais elle vient d’obtenir son changement pour sa lointaine province. Elle retourne dans sa terre natale qui l’attire. Elle vient d’hériter de la maison de ses parents. Je m’occupe de lui rassembler ses affaires pour lui envoyer.

— Vous aimez-vous encore ?

— Oui, mais la vie nous sépare. Vous venez ici. Nous nous entendons bien. Voulez-vous la remplacer ? Partagez mon appartement avec moi. Si comme moi vous avez un ami que vous avez du mal à quitter, je ne vous oblige pas à le lâcher. Je sais que c’est difficile. Je souhaite simplement avoir une petite place près de vous quand vous serez ici.

— Vous n’êtes pas le seul à me tourner autour, dit Hélène. Vous n’êtes pas le premier qui cherche à coucher avec moi.

— Je ne vous demande pas d’abandonner vos amis ou mêmes amants.

— Pour moi, dit Hélène, la place est unique. Je ne ferai pas l’amour avant d’être mariée. Seul mon mari aura le droit. Je veux bien de votre amitié, mais pas plus.

— Vos amis n’ont-ils rien obtenu de plus ?

— Je vous donne l’exemple récent de Vincent, dit Hélène. C’est un bon ami. À la baignade, nous nous sommes retrouvés un moment à deux. Les autres étaient loin, restés sur l’autre rive. Il m’a proposé d’utiliser un bosquet voisin. Je lui ai demandé s’il voulait m’épouser. Il m’a dit qu’il voulait seulement avoir une petite idée de moi. Je lui ai demandé de ne pas insister.

— L’a-t-il fait ?

— Je me suis sauvée, dit Hélène. J’ai évité de me retrouver seule avec lui. Il ne m’a pas fait d’autres avances.

— N’avez-vous pas de besoins physiques ?

— Si, dit Hélène, mais pas au point de me donner.

— Est-ce le seul ami ?

— Non, dit Hélène. Il y en a eu d’autres avant lui. Ils ont buté sur le mariage.

— Les aimiez-vous ?

— À vrai dire, non, dit Hélène. Il n’y en a qu’un seul que j’aime.

— Qui est-ce ?

— C’est Guy, dit Hélène. Un garçon très bien. Je lui ai proposé le mariage. Il ne veut pas.

— N’a-t-il pas envie de faire l’amour avec vous ? Vous avez probablement tout ce qu’il faut.

— Si je me laissais faire, dit Hélène, ce serait déjà fait. Il me l’a proposé et j’ai refusé. Je suis sûre qu’il me plairait, mais ce n’est pas mon mari.

— Il peut vous forcer un peu.

— Ah non ! S’il le faisait, dit Hélène, ce serait contre ma volonté. J’ai confiance en lui. Il ne le fera pas. Il me respecte. C’est un véritable ami. Rien à craindre de lui.

— Êtes-vous vierge ?

— Oui, dit Hélène, et je le resterai jusqu’au mariage.

— Dans ce cas, je vous demande en mariage.

— Je ne dis pas non, dit Hélène.

— Cela veut-il dire oui ?

— Oui, dit Hélène.

— Vous avez hésité. Est-ce Guy qui vous tracasse ? L’aimez-vous plus que moi.

— Je sais bien qu’il ne m’aimera jamais assez pour se marier avec moi, dit Hélène. C’est oui. Vous me plaisez autant que lui.

— Je vous laisse libre de le voir comme vous voulez et de faire ce que vous voulez avec lui. Si vous l’aimez, il faut faire l’amour avec lui.

— Vous refusez le mariage ?

— Non, dit Pierre. Je vous libère de toute contrainte. Vous regretterez probablement toujours de ne pas vous être donné à lui. Je ne veux pas que vous traîniez ce regret derrière vous. Puisque vous allez vous marier, vous pouvez vous laisser aller.

— Vous ne voulez pas de ma virginité, dit Hélène ?

— Je n’ai rien contre, dit Pierre. Mais moi, je ne le suis plus. Cela doit vous gêner.

— Pour les hommes, dit Hélène, c’est moins important que pour les femmes.

— Croyez-vous ?

— Je ne sais pas, dit Hélène. C’est votre problème. Ce n’est pas le mien. Je ne me donnerai jamais qu’à mon mari.

Il l’embrasse sur la joue avant qu’elle s’y oppose, mais elle ne le laisse pas aller plus loin. Elle le tient à distance.

— Restons sages jusqu’au mariage, dit Hélène.

— Pas de petite avance ?

— Non, dit Hélène. Aucune avance.

— Je ne changerai pas d’avis, dit Pierre. N’avez-vous pas confiance ?

— Si, dit Hélène. Mais moi non plus, je ne changerai pas d’avis. Vous aurez ce que vous cherchez le jour venu.

_

Impatient, Pierre propose à Hélène d’accélérer les préparatifs, et les fiançailles sont très courtes. Dès la rentrée scolaire, ils sont mariés. Elle s’installe chez lui et cède sa chambre chez Nathalie à Léa.

Jusqu’au mariage, Guy est le seul à avoir le droit restreint de coucher avec Hélène. Avec Pierre, elle est beaucoup plus stricte. Elle ne lui accorde que quelques baisés arrachés du bout des lèvres avant la nuit de noces, repoussant tout ce qu’il souhaiterait. Elle interdit fermement toute approche. Elle aime Guy beaucoup plus que Pierre, mais ne le dit pas. Elle est intraitable sur le respect que Pierre lui doit. Rien avant le mariage : pas le moindre aperçu visuel ou tactile, pas de jambes nues devant lui, pas de robe de chambre tentatrice entrouverte. Il n’a droit qu’à l’espoir que le mariage la rendra accessible.

Pierre est sur des charbons ardents quand il est enfin avec elle dans la chambre nuptiale. Hélène montre une pudeur de petite fille, n’osant pas se dévêtir devant lui. Elle n’est pas à l’aise, car elle sait qu’elle doit tout donner à cet homme qu’elle côtoie pour la première fois intimement, et sa pudeur n’est pas feinte. C’est un très grand moment pour elle. L’aspect de Pierre nu n’est pas engageant, avec sa poitrine velue de bête, et il a envie d’elle, manifestement, comme un satyre. Il sourit pourtant, attentif à la contenter. Elle a du mal à ôter ses derniers sous-vêtements, et découvrir enfin des charmes bien dissimulés jusque-là. Elle se laisse à peine voir et va se blottir sous les couvertures. Doucement, il la découvre pour l’admirer alors qu’elle cherche encore à se cacher le sexe et les seins avec ses mains. Elle est belle, désirable. La forme des seins, la couleur de la peau, le corps, les jambes, les fesses : tout lui plaît. Il n’est pas déçu. Il l’a enfin à sa disposition.

Heureux, Pierre se coule à côté d’elle, et ose frôler de la main une peau tentatrice. Séduit, il la caresse délicatement et se colle à elle pour mieux la sentir. Elle a envie de repousser ce corps si différent de celui de Guy, cette fourrure insolite, ce sexe dur étranger qui pointe violemment contre elle, prêt à l’agresser. Elle s’est préparée à cet instant. Cent fois, elle l’a imaginé. C’est très différent. Il l’enveloppe. Des mains indiscrètes la parcourent, accédant à ce qu’elle a jusque-là préservé. Elles vont partout, sur les seins, sur les hanches, entre les jambes même, se renseignant outrageusement sur elle. C’est trop rapide et ce n’est pas Guy. Elle n’a pas l’habitude. Fermant les yeux pour éviter de voir, elle frémit intérieurement de cette exploration, à l’envahissement de son domaine réservé, à l’intrusion qui va suivre. Elle se gendarme, car elle l’a voulu et ira jusqu’au bout.

Pierre ne sait pas comment une vierge peut se comporter. Il s’inquiète de ce qu’elle va ressentir, de la douleur des premiers rapports. Hélène n’a pas du tout envie de se donner, mais elle le fait. Elle est décidée : sans répondre, elle l’attire à elle, s’ouvrant à lui, espérant en finir au plus vite. Pour surmonter son dégoût, elle songe à Guy. Elle fera comme si c’était lui. Sans la brusquer, Pierre prend le droit qui lui revient et qu’elle lui accorde. Il cherche la porte de son paradis. L’ayant trouvée, il ne s’arrête pas sur le seuil comme Guy : comme il a l’autorisation, il enfonce avec jouissance, libéré d’en finir après le supplice de l’attente forcée, et s’éclate en elle, retrouvant les joies perdues avec Yvonne, sa précédente amie. Hélène est angoissée, mais ne le manifeste pas, fière d’avoir réussi à garder sa pureté.

Pierre est charmé par Hélène. Son innocence et son inexpérience sexuelles affichées l’obligent à lui enseigner tout ce qu’il pense qu’elle ignore. Il lui conseille de prendre la pilule contraceptive, sans savoir qu’elle la prend déjà. La candeur de sa femme lui plaît. Il est très amoureux. Dans son journal, Hélène note l’immense satisfaction, d’être parvenue sans encombre à son but. Elle s’est préservée pour son mari. Il était le seul qui pouvait exercer ce droit séculaire et elle a résisté aux tentations. Elle est maintenant libérée de cette contrainte et laisse Pierre l’initier progressivement comme il le souhaite aux plaisirs profonds.

* ° * ° *

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Désirant avoir de l’argent bien à elle pour l’achat d’une voiture, Hélène prend des heures supplémentaires d’enseignement dans le lycée qu’elle quitte, ce qui lui impose des voyages hebdomadaires, mais permet de continuer avec Guy chaque semaine. C’est pratique d’avoir un camarade qui accepte de l’héberger, même la nuit. Elle ne cache pas à Pierre qu’elle va chez Guy pendant ses heures de liberté. Pierre n’en prend pas ombrage, ne sachant d’ailleurs pas qu’ils partagent le même lit, mais il l’accepterait. Le mariage n’a en rien modifié les habitudes d’Hélène. Les visites à Guy perdurent. Sous divers prétextes, elle a besoin de quelques voyages supplémentaires avant et surtout après, pour se remettre des émotions du mariage. Elle est toujours fidèle au rendez-vous de Guy et avide de ce qu’il lui offre.

Pour ne pas perturber ses rapports avec Guy, elle enlève son alliance quand elle va chez lui, car elle sait qu’il considère les bagues comme des nids à microbes antihygiéniques, très difficiles à nettoyer. Elle ne parle pas de son mari. Elle voudrait lui révéler son existence, et expliquer à Guy qu’il n’y a plus d’obstacle physique, mais elle hésite à le faire, ne sachant pas comment il va réagir. Elle ne veut pas modifier ses rapports avec lui. Au lit, son instinct regrette que la verge de Guy reste sur le seuil de son sexe, mais les orgasmes qu’il lui procure régulièrement par action externe sont suffisants pour la contenter et elle ne souhaite pas qu’il se comporte comme Pierre. Elle ne doit pas se donner à Guy comme à Pierre. Il doit rester sur la réserve et ne rien changer à leurs habitudes. Pierre, plus libre que Guy, ne se contraint pas. Il lui plaît moins, mais elle le supporte. Alors qu’avec Pierre, elle s’applique à le satisfaire, elle est viscéralement attachée à Guy et est plus heureuse avec lui, malgré l’absence des relations profondes. Elle lui laisse croire qu’elle est encore vierge, mais elle ne fait plus attention aux limites physiques qu’elle avait fixées. Ayant disparues, elles sont devenues morales : il ne doit pas profiter de la porte ouverte pour la violer. Lui n’apprécie pas énormément la contrainte des limites qu’il respecte toujours. Se retenir n’est pas évident, d’autant plus qu’Hélène le tire de plus en plus vers elle, et il doit résister fermement pour ne pas atteindre la zone interdite.

Hélène est surexcitée. Elle ne facilite pas la tâche de Guy en le pressant sans ménagement contre elle. Il lui reproche son impétuosité grandissante, mais elle n’en tient compte que transitoirement, ne contrôlant pas ses impulsions. Pour lui, quand il est soumis aux fréquents mouvements brusques qu’elle lui impose instinctivement, il risque d’être enfermé et d’éjaculer avant de sortir. Il voudrait qu’Hélène soit plus prudente.

Sans le vouloir, entraîné par les mouvements d’Hélène, Guy dérape et va une fois au-delà de la position habituelle, mais peu renseigné pas ses sens sur l’emplacement exact où il se trouve, il estime qu’il s’est trompé sur la localisation. Pourtant, il a bien cru que le gland avait pénétré fugitivement avant de ressortir. Hélène, emportée par ses orgasmes, également incapable de localiser, ne réagit pas négativement à l’intrusion. Quelques semaines plus tard, il a la même impression de trop avancé provoquée par une brusque attraction d’Hélène qu’il n’arrive pas à compenser. Il lui semble bien que le gland est enfoncé entièrement. Soumis aux bras et aux jambes d’Hélène qui l’ont verrouillé dans cette position, il ne peut pas se retirer comme la première fois. Que faire ? Il hésite. Hélène l’attire encore nerveusement. Le gland étant passé et ayant ouvert la voie, la verge glisse vers les profondeurs avec une facilité déconcertante. Les corps arrêtent la progression. Il ne peut aller plus loin.

Étonné, Guy est en elle, entièrement en elle et ne pouvant plus sortir, Hélène le serrant énergiquement ! Aucun obstacle n’a entravé le mouvement. Comme Hélène, entièrement à son plaisir, continue de l’attirer et ne le repousse pas, Guy minimise la faute, la rejetant sur elle, car il n’a pas voulu la pénétrer. Il avait toujours fait pour le mieux. Il est en elle. Il peut profiter de moments de relâchements pour sortir, mais il n’a pas envie immédiatement. Profitant de l’occasion, il prolonge. Son sexe, libre désormais de s’enfoncer de toute sa longueur, a tout ce qu’il désire, et celui d’Hélène répond favorablement par des pressions voluptueuses de massage qui ne trompent pas. Il est enfin à l’aise. Il n’a plus à retenir les mouvements naturels. Hélène est entièrement à lui, sa verge allant et venant librement en elle. Il en jouit pleinement, pour la première fois, dans un long rapport qu’elle ne cherche nullement à interrompre, le pressant au contraire le plus fortement qu’elle peut contre elle pour que son plaisir ne s’échappe pas. C’est un délice qu’il commençait à oublier et Hélène est aux anges. Il se retire à temps, malgré l’opposition instinctive, pour ne pas commettre la même erreur qu’avec Elsa. Guy a un peu honte d’avoir dépassé les limites, mais il a gardé son sperme jusqu’à la sortie pour le répandre ensuite sur elle de façon habituelle.

 

— Écoute, dit Guy. Avec tes façons de me plaquer contre toi, je t’ai pénétrée à fond. Il ne faut pas trop t’en faire. J’ai réussi à sortir à temps, et tu l’as constaté. Tu sais que je n’ai pas beaucoup de renseignements par ma verge. Tu m’as trop attiré vers toi. En tout cas, je te remercie pour ta prestation. C’était très agréable. As-tu autant apprécié que moi ?

 

Hélène est heureuse, comme elle ne l’a jamais été. Elle est encore remuée par le massage mutuel intime et n’a pas compris qu’elle s’est donnée plus à fond que d’habitude, les orgasmes brouillant ses perceptions et effaçant le temps. C’est ce que lui dit Guy qui la préoccupe. Il faut le laisser sur l’obligation qu’il la respecte toujours.

 

— Je suis désolée de ce qui m’arrive, dit Hélène, mais la barrière doit toujours exister, même si elle repoussée. Je dois rester pure

— Je ne suis pas resté en toi, dit Guy. Tu n’as pas à te faire de souci. Tu n’as rien reçu. Tout est tombé sur ton ventre.

— Ne va jamais plus loin, dit Hélène. J’ai confiance en toi. Il ne faut pas me déflorer moralement.

— Je ferai pour le mieux, dit Guy.

* ° * ° *

_

Les portes du paradis se sont ouvertes pour Hélène. Elle obtient ce qu’elle cherche : un plaisir extrême, plus grand que tout ce qu’elle avait jusque-là espéré. Guy goûte à leur juste valeur les rapports qu’il a maintenant avec elle. Les limites symboliques, devenues très vagues, sont suffisamment repoussées pour qu’elles ne le gênent plus. Hélène se repose sur lui pour les laisser à sa guise, et sa pureté n’est pas froissée lorsqu’il s’égare dans le domaine antérieurement réservé à Pierre. Les orgasmes d’Hélène lui interdisent de bien juger, et Guy en profite de plus en plus, se rendant compte qu’elle ne sait pas ce qui se passe dans ces moments-là. Il a tendance à se laisser aller et à se complaire en elle. Si Hélène l’autorisait, il mettrait volontiers un préservatif, mais elle n’en veut pas, disant qu’ils ne font pas véritablement l’amour et que ce ne sont que des caresses dépourvues des indiscrétions que pourraient procurer les doigts. Les mains de Guy sont toujours interdites aux endroits sensibles. Il n’en est pas trop frustré, car il compense avantageusement avec le sexe. Seule, la touche finale, qui exige de sortir en vitesse, le dérange un peu, mais Hélène essuie toujours amoureusement.

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Guy se déplace un jour pour assister à une réunion dans la ville d’Hélène. Après la réunion, il lui reste du temps avant d’aller à la gare prendre le train. Il décide de passer la voir. Il se procure son adresse auprès du concierge du lycée et va sonner chez elle. C’est Pierre qui ouvre.

 

— Je cherche Hélène, dit Guy. Habite-t-elle ici ?

— Bien sûr, c’est ma femme. Je suis Pierre. À qui ai-je l’honneur ?

— Je suis Guy, un ami d’Hélène.

— Hélène m’a parlé de vous, dit Pierre. Elle va chez vous entre ses cours. C’est gentil de l’héberger. Vous êtes un membre du groupe et son plus grand ami.

— C’est exact, dit Guy. Elle habitait dans mon immeuble. Nous nous connaissons bien.

— Entrez, dit Pierre. Elle n’est pas ici. Elle est partie faire une course. Elle va bientôt rentrer.

 

Guy et Pierre s’installent dans les fauteuils du salon. Ils parlent de choses et d’autres et font connaissance. Guy cherche à savoir qui est cet homme qui a épousé Hélène. Il met en œuvre ses connaissances sur les caractères. Il glisse de temps en temps dans la conversation des questions tests. Rapidement, il obtient la réponse : Pierre a le même caractère que lui. Il n’a pas grand mérite à le détecter : c’est pour lui le plus facile des caractères à analyser, puisque c’est le sien. Ils se comprennent et réagissent de la même façon. Quand Guy est bien persuadé d’avoir compris le caractère de Pierre, il aborde plus franchement le sujet qui le préoccupe.

 

— En parlant avec vous, j’ai étudié votre caractère, dit Guy. Nous avons le même. Cela explique probablement pourquoi Hélène s’est mariée avec vous. Elle est attirée par des gens comme nous.

— Qu’avons-nous de particulier, dit Pierre ?

— Son caractère s'arrange assez bien du nôtre, dit Guy. Elle voit que nous sommes accommodants, qu’elle fait à peu près ce qu’elle veut sans s’attirer des récriminations ou des oppositions dans la plupart des domaines. Si vous voulez aller à droite et elle à gauche, vous allez à gauche s’il n’y a pas de raison fondamentale d’aller à droite. Elle dirige la plupart du temps. Elle nous domine.

— Nous serions dominés par elle ? Je n’ai pas cette impression, dit Pierre.

— Vous avez raison, dit Guy. Nous savons prendre des décisions quand il faut. Nous la heurtons le moins possible de front et la laissons faire presque toujours. Il y a tellement de choses qui importent pour elle et qui pour nous sont sans importance ! Elle a les satisfactions de celui qui domine.

— Comme cela, je suis d’accord, dit Pierre. C’est très bien ainsi. Hélène est une femme remarquable. Je l’aime beaucoup. C’est une femme merveilleuse, ne buvant pas, ne fumant pas, cuisinant bien, propre, ayant beaucoup de qualités. Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ? Elle m’a dit qu’elle l’aurait fait avec vous et que vous lui plaisez.

— Il y a de cela pas si longtemps, dit Guy, placé dans les mêmes conditions, j’aurais fait comme vous. Je l’aurais épousée. Si son caractère s’accorde bien avec le nôtre, il y a des restrictions dans l’autre sens.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Depuis un an, dit Guy, j’étudie les caractères. Il peut y avoir des surprises avec celui d’Hélène. Certaines choses peuvent déplaire.

— Par exemple, dit Pierre ?

— Hélène ne m’a pas dit qu’elle allait se marier, dit Guy. Savez-vous pourquoi ?

— Non, dit Pierre. Mais nous sommes allés vite. Il fallait contacter les gens pendant les vacances, ce qui n’est pas facile.

— D’après les dates que vous m’avez données, dit Guy, je l’ai vue peu de temps avant le mariage.

— Comment l’expliquez-vous ?

— Elle est complexée, dit Guy. Elle n’ose pas vous dire qu’elle m’aime encore, et me dire qu’elle vous aime.

— Pourtant, dit Pierre, je l’admets très bien. Je ne suis pas jaloux, et elle le sait. Elle est libre d’aller vous voir et de faire l’amour avec vous si elle le juge nécessaire. Il n’y a rien à cacher. Elle est effectivement complexée. Savez-vous qu’elle était vierge quand je l’ai connue ! Cela m’a époustouflé. Ne pas avoir d’amant, pour une femme normale de son âge et sexuellement normale, est une rareté que j’apprécie, mais dont j’aurais pu me passer.

— Ce n’est pas si rare, dit Guy. Il y a des femmes qui ne savent pas aborder les hommes. Il est vrai que ce n’est pas le cas d’Hélène. Elle n’est pas timide.

— C’est utile, dit Pierre. Moi qui suis timide, elle m’amène des amis que je n’aurais pas été capable de faire. Depuis que je suis avec elle, j’ai des contacts avec quantité de gens.

— La virginité me semble secondaire, dit Guy. La connaissance du plaisir n’est pas liée à elle. Qui ne se masturbe pas ? On ne va pas vérifier si quelqu’un prend du plaisir tout seul. Le plaisir avec un autre me semble plus sain. Je suis de votre avis. Je me trouve très bien quand je peux faire l’amour avec une femme qui a aussi envie de venir avec moi et qui est protégée des possibles conséquences qu’elle ne souhaite pas. Cela me semble normal. Dans le cas d’Hélène, elle a eu tort de vouloir garder sa virginité. Cela l’a certainement aigrie. Elle est faite pour l’amour, et s’en priver pour des raisons morales discutables, n’est pas la bonne solution. Il n’y a que quand il y a à partager avec un autre qu’il faut s’assurer qu’on ne gêne pas l’autre. Je n’ai aucune honte à avoir connu une femme que j’ai aimée et que j’aime encore. J’estime que nous en avons tous les deux tiré bénéfice et que les compagnons qu’elle a pu se faire par la suite n’ont pas été lésés.

— Je suis comme vous, dit Pierre. J’ai connu Yvonne, une femme que j’aime toujours. Je l’ai dit à Hélène.

— Vous aimez donc Yvonne, dit Guy, une autre femme.

— J’ai vécu deux ans avec elle, dit Pierre, sans histoire, sans l’ombre d’un nuage, en parfaite harmonie. Je ne la renie pas. Elle pensait comme moi et faisait tout comme moi.

— Je ne me tromperai sans doute pas en vous disant qu’elle a probablement notre caractère, dit Guy. Comment avez-vous fait pour la rencontrer ? Avec nos caractères, ce n’est pas facile.

— Effectivement, dit Pierre. Sans circonstance particulière, la rencontre n’aurait pas eu lieu.

— Racontez-moi cela en attendant Hélène, dit Guy, si je ne vous dérange pas.

— Cela ne me dérange pas, dit Pierre, bien que cela mette en cause Yvonne, mais elle me le pardonnera. Je n’avais pas cet appartement qui vient d’un héritage que j’ai eu entre temps. J’étais logé dans une chambre de bonne, à côté d’une autre chambre de bonne où logeait Yvonne. Nous l’avions obtenue tous les deux par les adresses de logeurs déposées au lycée. Nous étions séparés, chacun avec notre propre vie. Nous n’aimons, ni l’un, ni l’autre, mettre le nez dans les affaires des autres.

— C’est une caractéristique de notre caractère qui nous éloigne des autres, dit Guy.

— Bon, dit Pierre. Nous n’avions en commun que le couloir d’arrivée des chambres et les sanitaires qui débouchaient dessus : cabinet et local de douche. Sans nous être jamais parlé, nous mettions un point d’honneur à tout maintenir bien propre. Nous nous croisions en nous évitant presque et en respectant la vie de l’autre. Il n’y avait pas de loquet de fermeture à la douche, mais nous ne sommes jamais allés regarder l’autre. Puis le malheur est venu sur Yvonne.

— Le malheur ?

— Oui, dit Pierre. Le malheur. Je rentrais dans l’immeuble quand j’ai entendu une galopade. J’ai regardé de côté, dans la direction des caves. C’était sombre. J’ai cru voir quelque chose par terre. Je me suis approché. C’était un soulier, bien ciré, un soulier de femme qui luisait dans le noir. J’ai cherché l’interrupteur et donné de la lumière. J’ai vu l’autre soulier plus loin, et, dans un recoin, j’ai aperçu un corps avec un sac sur la tête et les mains attachées par une cordelette reliée à une tuyauterie. C’était Yvonne. J’ai enlevé le sac. Elle était à moitié étouffée. J’ai défait la cordelette. Ses vêtements étaient en lambeaux, lacérés, inutilisables. J’ai mis ma veste sur elle et je l’ai portée dans ma chambre où je l’ai étendue sur le lit en attendant qu’elle reprenne ses esprits.

— C’était grave ?

— Elle était sonnée, dit Pierre, mais elle est revenue à elle. Elle n’avait aucune blessure apparente, bien qu’elle soit couverte de bleus et qu’ils l’aient assommée. Je lui ai passé mon peignoir et l’ai reconduite chez elle. Elle tremblait, mais elle a tenu à se laver immédiatement, et je l’ai aidée à se débarrasser de ses souillures. Elle n’a pas voulu que j’appelle un médecin. Je l’ai mise au lit, lui ai préparé une infusion et elle s’est endormie. Je l’ai veillée dans le fauteuil. Je me suis endormi aussi, et c’est elle qui m’a apporté le petit déjeuner. Elle m’a alors mis au courant de ce qui s’était passé. En rentrant, elle a été attaquée par-derrière par plusieurs hommes qu’elle n’a pas vus à cause du sac qu’ils lui ont mis sur la tête. Ils l’ont entraîné dans le recoin où je l’ai trouvée, et attachée. Ils ont découpé ses vêtements, probablement avec des ciseaux, pour la déshabiller. Il n’y avait plus que des morceaux autour d’elle. Les bas, la jupe, le chemisier, les sous-vêtements, tout y est passé. Seules les chaussures étaient intactes.

— L’ont-ils violée ?

— Oui, dit Pierre. Les souillures en attestent. Ils devaient être trois ou quatre d’après ses estimations. Elle les a subis. Mon arrivée a provoqué leur fuite. Et, heureusement, je l’ai trouvée.

— Elle était encore en danger, dit Guy ?

— Elle étouffait avec le sac, dit Pierre. Elle aurait pu mourir.

— Avez-vous porté plainte ?

— Elle n’a pas voulu, dit Pierre. Elle m’a expliqué pourquoi. Elle m’a dit qu’elle avait été violée une autre fois et que cela n’avait servi à rien. Cela s’est produit l’année où elle a débuté ses études supérieures. Il y avait un bizutage.

— Il faudrait les interdire, dit Guy.

— C’est aussi mon avis, dit Pierre. Ils sont dégradants. Elle s’était renseignée, et savait ce qu’ils faisaient. C’était à peu près tous les ans la même chose. Les anciens disaient aux nouveaux d’apporter une bouteille de vin pour boire et mettre de l’ambiance. Ensuite, ils les faisaient déshabiller et leur peignaient la peau de dessins et couleurs diverses. Les anciens s’occupaient des filles et les anciennes des garçons. Elle m’a montré des photographies des œuvres. Elle n’est pas allée à la séance de bizutage.

— Elle ne voulait pas se dénuder ?

— Ce n’est pas ce qui lui répugnait le plus, dit Pierre. Elle l’aurait peut-être fait, car au milieu de tout le monde, le risque est restreint, et c’était à la volonté de chacun. Un bras ou une jambe peinte pouvait suffire. Ce n’était pas bien méchant. La plupart ne se déshabillaient pas complètement, gardant leurs sous-vêtements, et ceux qui l’avaient prévu avaient un maillot de bain. Mais un premier s'est mis à nu, et plusieurs l'ont imité. Quand on est nombreux, on copie les autres, surtout quand on a bu. Le problème n’est pas la nudité. Yvonne voulait justement ne pas boire, car elle est comme moi : elle n’aime pas dérailler, ne plus savoir ce qu’elle fait. Elle a pensé après coup qu’elle aurait pu substituer du jus de raisin au vin. Elle a trouvé plus simple de ne pas y aller. Elle a été repérée après la séance par trois garçons éméchés qui l’ont attrapée pour la bizuter malgré tout. Elle se souvenait de ce qu’ils lui ont dit : « Mademoiselle ne veut pas se montrer. Elle a quelque chose à cacher. Nous, on veut voir.» Ils l’ont entraînée dans une salle et l’ont déshabillée. Contre trois, elle ne pouvait rien. L’un d’eux a dit : « Il faut la punir : on se la fait ? », et les autres ont répété : « On se la fait ». Les trois l’ont violée, successivement. Elle a protesté, mais je la connais : elle n’est pas violente. N’étant pas capable de résister, elle s’est soumise. Quand ils l’ont lâchée, elle n’a rien osé dire.

— A-t-elle porté plainte ?

— Pas à ce moment-là, dit Pierre. Les trois garçons sont venus la voir individuellement pour coucher avec elle. Elle a refusé. Ils l’ont malmenée et elle a résisté. Ils sont revenus l’attraper à trois et l’ont violée comme la première fois. Elle n’a encore rien osé dire. Ils sont revenus de nouveaux et ont recommencé plusieurs fois. Elle a compris qu’elle était entrée dans un cycle infernal, qu’elle était devenue leur esclave. Elle ne savait pas comment en sortir et cela a duré plusieurs mois. Sa mère a vu qu’elle était triste, et elle l’a interrogée. Elle a avoué ce qui la tourmentait. Elle ne voulait pas, mais ses parents ont porté plainte.

— Le cycle a-t-il été rompu, dit Guy ?

— Oui, dit Pierre. Les garçons ont été convoqués avec elle au commissariat. Ils ont nié en bloc, disant qu’elle affabulait, qu’elle cherchait à aguicher les garçons et qu’elle couchait avec tout le monde. Sans témoin, sans preuve, ils ont été renvoyés dos à dos. Elle a eu droit à une leçon de morale où on lui a dit de bien se tenir, de porter des vêtements plus décents, et de laisser en paix les garçons. Je n’en mettrais pas la main au feu, mais il n’est pas impossible qu’elle soit fichée comme agitatrice ou putain.

— Je comprends maintenant sa réticence à porter plainte, dit Guy. Elle ne s’habillait pas décemment ?

— Elle m’a dit qu’elle pouvait être critiquée sur ce point. Elle m’a montré des photographies : elle était alors habillée comme les autres filles. Quand je l’ai connue, elle avait suivi le conseil sur le choix de ses vêtements. C’était triste. Je la préférais sur les photographies, avec des jupes courtes, des décolletés, et les bras à l’air. Je lui ai dit de s’habiller comme avant.

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Je l’ai consolée de mon mieux, dit Pierre, mais ce n’est pas une pleureuse. Pour ne plus être attaquée, je lui ai proposé de l’accompagner toutes les fois que je pourrais. Elle m’a dit aussi que si je voulais d’une fille déshonorée, elle me proposait de me mettre avec elle. Je suis resté avec elle pendant deux ans et nous nous sommes installés ici.

— Question indiscrète, dit Guy. Pourquoi l’avez-vous quittée ? Elle aurait fait une femme parfaite.

— Elle a voulu retourner dans sa province, dit Pierre. Elle était parfaite.

— Vous ne l’avez pas retenue ?

— Je ne suis jamais allé contre sa volonté. Elle avait envie de partir. Elle avait hérité d’une belle maison là-bas, et elle connaît plus de personnes qu’ici. Elle a de la famille.

— Vous ne l’avez pas suivie ?

— Et vous, dit Pierre, celle dont vous m’avez parlé, ne l’avez-vous pas quittée ? J’ai pensé à suivre Yvonne, et elle aurait bien voulu, mais je ne pouvais pas avoir de poste là-bas. Nous nous sommes résignés à la séparation. Avec sa nombreuse famille, elle trouvera quelqu’un là-bas comme moi j’ai trouvé Hélène. Je suis bien ici. J’ai cet appartement et toutes les commodités. Et puis, avec Hélène, malgré ce que vous me dites, je n’ai pas à me plaindre. Je suis content que vous me l’ayez laissée. Vous devez être plus exigeant que moi.

— J’ai des principes et des habitudes qui ne lui conviennent pas, dit Guy.

— Vous auriez dû passer sur vos principes, dit Pierre. Au lit, elle est divine. J’ai tout et vous n’avez rien.

— J’ai son amitié, dit Guy.

— C’est ce qu’elle me dit, dit Pierre. Je ne comprends pas que vous aimant, elle se réserve pour moi.

— Vous voyez ! Vous n’êtes pas en harmonie parfaite. Vous ne la comprenez pas complètement… Je dois m’en aller.

— Venez nous voir de temps en temps, dit Pierre. Cela lui fera plaisir de parler avec un membre du groupe.

— Malheureusement, dit Guy, je suis très occupé. Ma visite d’aujourd’hui est exceptionnelle.

— Ne l’attendez-vous pas ? Elle doit arriver d’un moment à l’autre, dit Pierre.

— Je ne souhaite pas rater mon train, dit Guy. Elle va sans doute venir me voir un de ces jours. Je dois rentrer chez moi. J’ai été heureux de faire connaissance avec un homme qui raisonne comme moi.

* ° * ° *

_

Pierre fait part à Hélène de la visite de Guy. Depuis plus de trois mois, elle cache son nouvel état civil. Il n’y a pas moyen de tromper Guy plus longtemps. Elle va le voir comme d’habitude.

 

— Je suis mariée, dit Hélène.

— Je sais, dit Guy. Depuis la rentrée, tu viens avec moi ! J’espère que maintenant tu as informé ton mari de mon existence.

— Il sait que je suis ici, dit Hélène.

— Ne l’aimes-tu pas ?

— Mais si, dit Hélène, et toi aussi d’une autre façon. Il n’a pas à se plaindre de moi. Je lui donne tout ce qu’un mari a le droit d’exiger. Tu n’as pas droit à ce que je lui accorde, mais je suis tellement bien avec toi. Repose-toi sur moi. Ne pense pas à autre chose. Nous allons continuer à être heureux ensemble.

— Es-tu aussi heureuse avec ton mari qu’avec moi ?

— Ce n’est pas pareil, dit Hélène. Avec lui, je m’applique à le contenter, à le rendre heureux. Je dois me surveiller. Avec toi, je suis décontractée. Tu es mon ami, et je n’ai pas de devoir envers toi. C’est plus facile d’avoir des orgasmes.

— Devoir avec lui et plaisir avec moi, dit Guy. Tu nous mets dans une situation impossible. Tu n’es pas libre de faire ce que tu veux sans l’accord de ton mari.

— As-tu des principes ?

— Tu n’en manques pas, dit Guy, mais je n’ai pas les mêmes. Je ne t’accepte qu’avec l’accord de ton mari. C’est la moindre des choses que tu le mettes au courant.

 

Hélène est indécise. Que veut Guy ? Elle a dit à Pierre qu’elle va chez Guy. Elle se souvient soudain des paroles de son mari. Il acceptait qu’elle continue avec son ami.

— Mon mari ne m’empêche pas d’aller avec toi, dit Hélène.

 

Guy le sait, mais il veut lui faire dire.

— C’est sûr ?

— Je te le jure, dit Hélène. Il me l’a dit.

— Il n’est pas au courant de ce que tu fais ici, dit Guy.

— C’est vrai, dit Hélène. Je ne lui ai rien dit, mais il est d’accord sur le principe que je puisse avoir un amant. Il y a peu, il avait une amie et il comprend que je puisse t’avoir de mon côté. Il sait que je t’aime ; je ne lui ai jamais caché.

— Bon, dit Guy. Il m’a semblé effectivement quand je l’ai vu qu’il n’avait pas de rejet envers moi. Je t’accepte si tu lui dis que tu fais l’amour avec moi.

— Je ne fais pas l’amour avec toi, dit Hélène indignée, et je ne le ferais jamais.

— Comment appelles-tu ce que tu fais avec moi ?

— Des masturbations, dit Hélène, des caresses d’amitié.

— Plutôt appuyées, dit Guy, avoue-le.

— Oui, dit Hélène, mais ce n’est pas l’amour. Je suis restée pure avec toi, toujours en deçà des limites.

— Ce n’est pas mon avis, dit Guy. Tu as dépassé les limites.

— Moi, dit Hélène, jamais ! J’ai souffert le martyre pour rester vierge. Je t’aimais et volontairement je ne me suis pas donnée, alors que j’en avais une envie folle. Si c’est toi qui les as dépassées pendant mes orgasmes, tu m’as violée ! Si tu as profité de moi sans ma permission, je n’ai plus confiance en toi.

— Tu as bien recherché les orgasmes, dit Guy.

— Je n’ai pas besoin de toi pour en avoir, dit Hélène. J’en ai toujours eu toute seule.

— C’est mieux avec moi, dit Guy.

— Oui, dit Hélène, mais je ne me suis jamais donnée à toi. Je me suis toujours refusée. Je t’ai toujours demandé de me respecter. Les seules choses qu’on puisse me reprocher sont les caresses que je t’ai prodiguées, et que je t’aime.

— Donc, dit Guy, tu es pure, et si tu as fait l’amour avec moi, c’est que je t’ai violée. Est-ce bien cela ?

— Je n’ai rien à me reprocher dans ce sens, dit Hélène. Je n’ai jamais fait l’amour avec toi, même si tu m’as violée. Je n’ai jamais varié dans mon attitude envers toi. Je ne me suis jamais donnée à toi. Mon mari a épousé une femme sérieuse. Je commence à douter de toi.

— Je me suis toujours retiré à temps, dit Guy.

— Cela prouve que tu m’as respectée et que tu n’as pas dépassé les limites, dit Hélène. Je préfère cela au viol.

— Comment vois-tu l’avenir, dit Guy ?

— Nous continuons comme avant, dit Hélène, sans que tu me violes.

— Et tu ne dis rien à ton mari ?

— Je ne fais rien de mal, dit Hélène. Tu es mon ami et il l’accepte. Que de petites caresses d’amitié avec toi ! Lui seul fait l’amour avec moi.

— Comme je risque de te violer, dit Guy, il vaut mieux que tu partes.

— Crois-tu qu’aujourd’hui il y a beaucoup de risque ?

— Oui, beaucoup, dit Guy.

— Si tu ne peux pas te retenir physiquement, dit Hélène, mais que tu te retiennes moralement, ce n’est pas grave.

— C’est aussi moral, dit Guy. Je te violerais.

— Je ne souhaite pas que tu me violes, dit Hélène. Ce serait trop dégradant pour toi. Si tu n’es pas capable de te contrôler, je vais le faire. Si tu n’as pas l’initiative, tu ne peux pas me violer.

— Veux-tu monter sur moi, dit Guy, comme nous l’avons déjà fait ?

— Oui, dit Hélène.

— Tu sais bien que ce n’est pas facile pour toi, dit Guy. Respecteras-tu les limites de la virginité.

— Presque, dit Hélène. Avec les orgasmes que j’ai toujours avec toi, c’est difficile de rester en l’air. Je te demande la permission de m’asseoir.

— Je serai prisonnier, dit Guy, ne pouvant pas sortir à temps. Tu recevrais ce que j’ai toujours évité de t’envoyer.

— Ce n’est pas très grave, dit Hélène. Je ne risque rien avec la pilule et ce n’est pas désagréable. Mais je ne me donnerai pas.

— Physiquement ou moralement ?

— Physiquement, ce n’est pas garanti, dit Hélène. Moralement : oui. C’est le principal.

— C’est très dur de ne pas se donner complètement, dit Guy.

— C’est pour cela que je t’en libère en prenant le contrôle à ta place, dit Hélène.

— Ne veux-tu pas te donner ? Ce serait plus simple, dit Guy.

— Je me donne à mon mari, dit Hélène, pas à toi. C’est impossible avec toi. Comprends-moi.

— C’est un supplice de se retenir, dit Guy. Tu m’as dit que tu souffrais comme une martyre.

— Je t’enlève ce poids et le garde pour moi, dit Hélène.

— Et bien, dit Guy, je ne veux pas que tu prennes ce poids et que tu te supplicies à ma place. Il vaut mieux s’abstenir.

— Alors, je reviendrai la prochaine fois, dit Hélène. Tu seras plus détendu.

* ° * ° *

_

Hélène rentre à la maison par le train du soir, alors qu’habituellement, elle reste avec Guy jusqu’au matin. C’est la première fois qu’il la rejette sans rien lui accorder. Elle en garde un goût amer dans la bouche qui ne la met pas de bonne humeur. Ce soir, elle va faire chambre à part, comme elle le fait parfois. Elle n’a pas le courage d’aller avec Pierre. Il est très gentil, mais il voudra d’elle et elle ne veut pas de lui, pas ce soir. Demain, peut-être. Elle préférerait se masturber plutôt que d’être avec lui.

Arrivée tard en gare, Hélène a l’habitude de téléphoner à Pierre pour qu’il vienne l’accompagner et ainsi éviter les mauvaises rencontres. Ils n’habitent pas loin, mais Pierre lui a dit de le faire, car il a peur des viols. Dans la cabine, il y a une jeune femme qui consulte l’annuaire et téléphone. Elle attend qu’elle ait fini, mais cela dure. Cette femme, elle se demande où elle l’a vue. Au bout d’un moment, la mémoire revient. C’est Yvonne, l’ancienne copine de Pierre dont elle a vu une photo. Elle l’aborde.

 

— Je crois que vous êtes Yvonne. Je suis Hélène, la femme de Pierre.

— Vous ne vous trompez pas. Je suis bien Yvonne. Je cherche une chambre dans un hôtel. Les plus proches sont complets.

— Vous risquez de chercher longtemps, dit Hélène. Il y a un festival.

— Je vais faire encore quelques tentatives. Sinon, je me résignerai à utiliser la salle d’attente de la gare.

— Que venez-vous faire ici ?

— J’ai rendez-vous demain matin, à la première heure, pour régler un problème administratif que je n’arrive à traiter ni par téléphone, ni par courrier. Je repars ensuite.

— Venez avec nous à la maison. On peut vous héberger.

— Je ne sais pas si c’est bien indiqué. Savez-vous ce que j’étais pour Pierre ?

— Je sais, dit Hélène. Il me l’a dit. Je crois que c’est fini ?

— C’est fini, dit Yvonne. Il est avec vous.

 

Pierre arrive et ils vont ensemble à la maison. Hélène n’a pas abandonné son idée de dormir seule. Elle veut passer une bonne nuit pour s’éclaircir les idées. Mais il n’y a qu’une chambre préparée en dehors de celle du couple. Préparer un autre lit est difficile. Les draps sont au lavage, et les lits démontés. La nuit est déjà avancée. Hélène n'hésite pas longtemps.

 

— Je tombe de sommeil, dit Hélène. Je prends la chambre d’amis. Pierre, tu te débrouilles avec elle.

— Tu me fais coucher avec Yvonne ?

— Elle ne reste qu’une nuit et part tôt demain, dit Hélène.

— Je me faisais une fête de coucher avec toi, dit Pierre.

— Justement, dit Hélène. Je dors cette nuit. Je préfère être loin de toi.

— Tu me mets avec Yvonne ?

— Je ne vois pas où est le problème, dit Hélène.

— Mais moi et Yvonne…

— Avec qui es-tu marié ? Tu peux bien dormir une nuit à côté d’Yvonne, dit Hélène. Je le fais bien avec Guy. Si j’étais resté, je serais actuellement avec lui dans son lit, en train de dormir. Tu ne me feras pas croire qu’il y a de la pudeur entre toi et Yvonne. Si tu veux dormir sur la carpette, tu es libre. Je vais me coucher.

_

Pierre partage son lit avec Yvonne. Dans sa province, après deux essais décevants avec des amis et aussitôt arrêtés, elle est restée seule. Elle est sevrée d’amour depuis plusieurs mois. Le contact avec Pierre l’enflamme. Elle le presse tellement qu’il ne lui résiste pas. Elle se défoule cette nuit-là comme elle n’aurait jamais songé à le faire. Plusieurs fois, elle réclame Pierre quand elle se réveille entre deux sommes. Celui-ci fait de son mieux pour la calmer.

_

— J’ai dormi jusqu’à ce que mon réveil sonne, dit Hélène. Je suis en meilleure forme qu’hier. Alors, avez-vous passé une bonne nuit ? Je vois que vous partez tout de suite ?

— C’est l’heure de mon rendez-vous. Je ne peux rester, dit Yvonne.

— Elle est partie, on ne la reverra plus, dit Hélène. Tu ne dis rien ?

— Je t’ai trompée cette nuit, dit Pierre.

— Tu es marié avec moi, dit Hélène. Tu n’as pas le droit.

— Depuis des mois, elle n’avait pas fait l’amour, dit Pierre. Elle en avait envie. Elle t’a bénie que tu lui permettes de faire l’amour avec moi.

— Je n’ai rien permis, dit Hélène. Moi, je respecte le contrat de mariage.

— Pardonne-moi, dit Pierre. Je croyais que tu étais d’accord. Je ne lui ai pas résisté.

— Qui a provoqué l’autre : elle ou toi ?

— Elle a commencé, mais j’ai suivi, dit Pierre.

— Tu veux dire qu’elle t’a violée, dit Hélène ?

— On peut le voir ainsi, mais j’étais consentant, dit Pierre.

— Cela suffit, dit Hélène. Elle t’a violée. J’aurais dû faire attention après ce que tu m’as raconté sur elle, et ne jamais la faire venir ici. Elle cache bien son jeu, mais c’est une garce. Ah ! Elle t’a raconté qu’elle s’est fait violer ! Mon œil ! Tu l’as cru ? Elle excite les hommes, cette putain. C’est elle qui les a cherchés. C’est elle la responsable. Toi, tu as marché en la croyant victime. Elle ne remettra jamais les pieds chez moi. Elle ne sait pas se tenir.

— N’est-ce pas comme toi avec Guy ? Tu m’as dit hier soir que tu couches avec lui.

— Qu’est-ce que tu crois ? Avec Guy, dit Hélène, je me tiens. Je ne me donne pas à lui comme ton Yvonne. Je suis fidèle. La meilleure preuve, c’est que j’étais vierge quand tu m’as connue alors que je couchais déjà depuis longtemps avec lui.

— Vas-tu encore coucher longtemps avec lui ?

— Je trouve commode de me reposer chez lui avant de prendre le train, dit Hélène. Celui du soir arrive trop tard. Je tombe de sommeil quand j’arrive. Mon rythme est de rester là-bas jusqu’au matin. De toutes les façons, je ne suis pas disponible pour toi cette nuit-là.

_

Pierre ne se sent pas coupable. Ce n’est pas parce qu’Yvonne a pris l’initiative. À la place d’Yvonne, il aurait fait comme elle. Mais Hélène l’a fourrée dans son lit. Il se demande pourquoi. Il fait le parallèle avec Hélène dans le lit de Guy. Jusque-là, il n’avait pas réalisé qu’ils partageaient le même lit. Que se passe-t-il dans ce lit ? Il n’est pas opposé à ce qu’elle fasse l’amour avec Guy. Il lui a déjà dit. Ce n’est pas le problème. Il va écrire à Guy pour se renseigner.

_

Cher Monsieur Guy,

Ce que vous avez dit sur Hélène me trouble un peu. Je sais depuis peu qu’Hélène partage votre lit, mais j’ignore ce qui s’y passe. Il me semblerait normal qu’elle fasse l’amour avec vous, ne serait-ce que pour se défouler, puisqu’elle vous aime. Si vous ne vous y refusez pas, vous avez toute latitude pour la satisfaire, et je vous incite à la contenter, en faisant abstraction de vos propres réticences, pour me faire plaisir. Je sens qu’elle a besoin de vous. Elle m’a fait faire l’amour avec mon ancienne copine tout en jetant les hauts cris après coup qu’elle ne le voulait pas. Je crois maintenant comme vous qu’elle est complexée. Tenez-moi informé.

_

Guy reçoit la lettre avant le retour d’Hélène chez lui. Il était prêt, avant de recevoir la lettre, à la renvoyer. Il l’accueille pendant deux semaines avant de prendre la plume.

_

Cher Monsieur Pierre,

Hélène fait l’amour avec moi. Avant le mariage avec vous, ce n’était que des attouchements externes : une masturbation réciproque améliorée. Depuis quelque temps, comme c’est devenu possible et qu’elle y aspire, ma verge s’égare en elle, mais elle ne considère pas que c’est de l’amour. Ce n’est qu’un prolongement de masturbation. J’étais avec Hélène la semaine dernière. Elle a été à moi, et j’ai prolongé son plaisir et le mien au maximum. Je suis allé jusqu’au bout de la relation sexuelle. Pour la première fois, je me suis épanché en elle, et c’était divin. Je suis d’accord avec vous : elle est parfaite en amour. Je pensais m’arrêter avant d’éjaculer, et le faire sur elle comme les semaines précédentes, mais la contraception qu’elle pratique maintenant et votre permission ont dû m’influencer : je me suis laissé aller. Je m’attendais à une réprimande, car elle a toujours affirmé qu’elle ne veut pas faire l’amour avec moi. Mais ce n’est pas considéré par elle comme un acte d’amour. Elle a toléré mon sperme dans la mesure où je ne l’avais pas imposé volontairement. Un accident sans conséquence. Ce refus des évidences m’a contrarié. Cette semaine, je lui ai dit que j’allais volontairement faire l’amour avec elle, ce qu’elle considère comme un viol, car elle ne veut pas d’amour d’un autre que son mari. Elle m’a défié, ne me croyant pas, et je l’ai violée. Après coup, elle m’a dit que j’étais incapable de violer, et qu’elle avait ressenti exactement la même chose que la semaine précédente, donc tolérable et simple masturbation. Avant de partir, elle m’a encore sollicité. Cette fois, j’ai éjaculé sur son ventre comme elle le souhaite. Manifestement, elle aurait du mal à se passer de cette masturbation que je lui apporte. Elle me dit toujours qu’elle ne se donne qu’à vous et qu’elle n’a pas fait l’amour avec moi. J’ai l’expérience d’autres femmes. Si ce n’est pas de l’amour, qu’est-ce que c’est ? Pour moi, je suis son amant. Je vous laisse juge. J’ai peut-être la berlue. Je me plierai à vos directives. Je peux lui fermer ma porte si vous le croyez bon.

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Cher Monsieur Guy,

Je vous connais assez pour savoir que vous n’avez pas la berlue. Vous avez bien fait de l’amour avec elle. Au moins, les choses sont claires. C’est triste qu’Hélène soit déconnectée de la réalité au point de ne pas s’en rendre compte. Elle m’a fait illusion. Je ne sais pas s’il faut la soigner, et comment ? Quelle thérapie utiliser ? Je ne la contrarie pas. Faites ou non l’amour avec elle quand elle va chez vous, suivant son désir, mais je vous incite à continuer de la recevoir, jusqu’à ce qu’elle renoue avec cette réalité. Faites pour le mieux. Si cela ne vous pèse pas, contentez-la. Son bonheur passe par vous.

_

Cher Monsieur Pierre,

Je suis de votre avis. Ne changeons rien. Si vous ne saviez pas ce qu’Hélène fait ici, vous seriez heureux avec elle. Fermons les yeux. Ne cherchons pas à la soigner. Le remède pourrait être pire que le mal. Prenons Hélène comme elle est, et apaisons-la dans la mesure du possible.

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Guy continue de recevoir Hélène et de la contenter par ce qu’elle appelle des caresses. Il fait l’amour comme elle le souhaite quand elle passe chez lui, et ne discute plus avec elle. Il jouit d’elle sans plus se poser de questions et ne cherche plus à la faire changer d’avis. Il ne met jamais de préservatif puisqu’elle ne supporterait pas ce symbole de l’amour. Elle est facile et il s’épanche en elle la plupart des fois sans qu’elle proteste. Ce sont des incidents qu’elle tolère.

Le jeu pourrait continuer longtemps, mais il s’arrête quand même. Un jour, Hélène remarque dans un tiroir de Guy des enveloppes qui ressemblent étrangement à celles de son mari. Quand Guy a le dos tourné, elle les prend et les ouvre. Elle explose quand elle en voit le contenu.

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— Ainsi, je suis malade ! Je suis bonne pour une thérapie ! Vous voulez me soigner ! Je ne suis pas folle ! C’est vous qui l’êtes ! Vous n’allez pas me faire croire que je fais l’amour ici ! Vous faite cela derrière mon dos. Je n’ai plus confiance en toi. Je ne remettrais pas les pieds ici.

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Pour Hélène, la porte du paradis s’est refermée, inexorablement. Elle ne s’en approchera qu’en s’imaginant qu’elle est avec Guy quand elle est avec son mari, ce qui ne se produira pas toutes les fois, les méthodes des deux hommes n’étant pas exactement les mêmes. À son retour à la maison, elle fait une scène à Pierre qui doit supporter une brutale désaffection qui le prive d’elle. Elle se calfeutre dans la chambre d’amis. Elle, si aimante, si douce, si manifestement heureuse avec lui jusque-là, est devenue un automate sans ressort. Elle abandonne ses heures supplémentaires. Elle écrit dans son journal, mais elle ne le montre pas, le gardant dans un casier bien fermé au lycée. Il renferme ses larmes devant l’incompréhension de Guy qui a bafoué sa pure amitié, sa farouche certitude de l’importance de la virginité, son refus total de tromper son mari et l’adoration qu’elle conserve pour Guy au-delà de sa fureur contre lui.

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Cher Monsieur Guy,

Hélène se remet petit à petit du choc qu’elle a reçu en lisant mes lettres. J’arrive à lui parler. Pour me pardonner, elle exige que je rompe tous liens avec vous et Yvonne. Sinon, ce sera la séparation de corps. Je vais faire ce qu’elle réclame. Il n’y a pas moyen de procéder autrement avec elle. Je ne peux pas laisser tomber une malade. Elle a besoin de moi.

Une autre affaire me préoccupe. J’ai reçu une lettre d’Yvonne. C’est Hélène qui l’a ouverte bien qu’elle me soit adressée. Je l’ai récupérée dans la poubelle. Yvonne est enceinte, et c’est de moi. Étant seule, elle ne prenait pas la pilule et elle n’avait pas prévu qu’Hélène lui ferait faire l’amour avec moi. Ce n’est pas une catastrophe, loin de là. Elle se fait une fête d’avoir cet enfant. Pour elle, c’est un don du ciel qui lui fait bénir Hélène.

Hélène a eu une violente colère quand je lui en ai parlé. Sa vérité n’est pas la mienne. Pour elle, Yvonne est une prostituée, une malade du sexe, une femme qui a le feu au derrière, qui excite les hommes et qui a un enfant d’on ne sait qui. J’aurais dû tenir ma langue sur ses viols successifs, car pour Hélène, c’est elle qui viole les hommes. Ainsi, elle estime qu’Yvonne voudrait me faire porter le chapeau, alors qu’elle n’a couché qu’une nuit avec moi, et combien d’autres nuits avec les autres ! Hélène ne veut pas se laisser prendre dans ce qu’elle juge être du chantage. Elle m’interdit de m’occuper de cet enfant et ne veut pas qu’il porte mon nom. Je ne vais pas pouvoir m’occuper directement de l’enfant. Voulez-vous être son parrain ? Je ne vois que vous pour tenir ma place auprès de lui, et vous nous comprenez tellement bien. Je l’abandonne, contraint et forcé, pour ne pas abandonner Hélène. Elle fait la grève du lit en attendant ma décision, mais ce n’est pas ce qui me la fait prendre. Je lui promets de ne pas aller voir Yvonne dans sa province, de lui interdire de venir ici. Mon enfant ne doit pas savoir que je suis le père : Yvonne se pliera à cette exigence d’Hélène, par égard pour moi.

Je tiendrai mes promesses. Je me suis permis, dans ma lettre de rupture avec Yvonne exigée par Hélène, de donner votre adresse. Je vous joins la sienne. Yvonne va être fille mère, dans sa province qui ne les accepte pas. Étant loin, vous ne pouvez pas grand-chose, mais elle aura le soutien moral que je ne pourrai pas lui offrir et que je vous délègue. Matériellement, elle n’a besoin de rien ; elle a son métier et des biens.

Adieu, mon ami.

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Guy sera le parrain du petit Yves. Il ira à la cérémonie à cette occasion, et fera connaissance avec Yvonne, mère, comblée par la venue de cet enfant, désespérément isolée, rejetée par une famille attachée à la respectabilité, mais faisant face courageusement à l’hostilité populaire.

* ° * ° *

 

 

12 Odile et Guy

* ° * ° *

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Odile est une indiscutable beauté que l’âge ne marque pas. Tous ceux qui la connaissent la place à égalité avec les plus grandes stars du moment. Elle fait, depuis qu’elle enseigne, des ravages dans les cœurs de ses élèves dont certains oublient de travailler en la regardant. Pourtant elle ne cherche pas à les exciter, s’habillant sans ostentation en classe, mais ils devinent ce qu’elle ne montre pas.

Odile est une sentimentale. Elle, qui par amour du grec, aime se faire appeler Sophie, est la sportive du groupe. C’est Guy qui l’attire exclusivement. Elle vivait isolée jusqu’à l’arrivée de Guy et ne serait pas là sans lui. Elle aime nager et arrive à entraîner quelques membres du groupe à la baignade. Vincent, très bon nageur, est amoureux en secret d’Odile dont la plastique le subjugue. Il est toujours partant pour aller avec elle. Guy, Hélène, Joël, Léa et plus rarement Renée se laissent faire de temps en temps. Joël ne se mouille pas. Il n’y va que pour admirer les anatomies, dont celle d’Odile qui l’excite, malgré le chaste maillot une pièce.

Le long de la rivière, ils se retrouvent généralement dans un coin peu fréquenté pour se baigner. Un bosquet très pratique sert de cabine pour se changer. Ils y passent un par un. Odile l’utilise comme les autres. Joël vient d’acheter, sur impulsion, un appareil photographique de bonne qualité, avec tous les perfectionnements possibles, mais sans les automatismes qui apparaîtront plus tard. Il est incapable de s’en servir correctement. Il le rangera dans un placard après avoir constaté qu’il gâche inutilement de la pellicule. Ce jour-là, l’appareil nouveau venu, est confié aux mains de Guy pour qu’il introduise la bobine de film et tire l’amorce. Instinctivement, il tourne les bagues de réglages de distance, de vitesse d’obturation et de diaphragme, sur les bonnes valeurs adaptées au soleil voilé du jour. Sans attirer l’attention, Joël se glisse avec l’appareil derrière le bosquet pour observer Odile pendant qu’elle se prépare à passer son maillot. Elle ne se presse pas pendant le strip-tease inconscient, et il a le temps d’en prendre plusieurs photos. Le corps qu’elle lui cachait jusque-là dépasse en splendeur ce qu’il escomptait. Pour les dernières photos, elle lui facilite involontairement le travail en se tournant et en jouissant d’une petite brise qui lui caresse le corps. Elle plie soigneusement ses vêtements dans son sac, avant de sortir et passer son maillot. Il la mitraille sous tous les angles. Après Odile, Guy est photographié dans les mêmes conditions. Avec Hélène il termine la pellicule qui sera à peu près la seule correctement exposée sortant de cet appareil.

Joël néglige les photos d’Hélène, garde pour son usage personnel les photos qu’il a prises de Guy et lui montre celles d’Odile. Il lui en donne une des plus réussies qu’il a en double et tirée en grand format. Il est enthousiasmé par ce corps superbe qui répond aux canons de la beauté féminine et n’est pas encore marqué par l’âge. Si les photos sont techniquement légèrement imparfaites par le cadrage, il n’y a pas d’erreur de mise au point et le sujet, convenablement éclairé et contrasté, couvre une bonne partie de l’image. Il n’y a pas si longtemps, Guy développait des photos. Il a vu des nus, rarement réussis, mais l’effet n’est pas le même quand la personne est connue. Il n’ose pas dire à Joël qu’il est bien indiscret et qu’Odile, si pudique, ne serait pas contente si elle le savait, d’autant plus que l’image est d’une netteté rare, laissant apparaître les moindres détails. Il est tenté de remettre cette encombrante photo à Odile ou de la détruire, mais il la conserve puisqu’il y en a d’autres dont il ne dispose pas, et Odile est bien jolie sous cette lumière tamisée qui révèle encore plus sa beauté insolente dont elle dissimule d’habitude une partie importante aux regards. Par comparaison, Denise fait pâle figure à côté, mais il préfère Denise malgré ses formes moins attirantes et son aspect plus terne. Alors que Vincent et Joël sont viscéralement attirés par cette beauté, Guy y est peu sensible. Ce sont l’éclairage réussi et la qualité du tirage de la photo qui l’intéressent le plus. Odile lui est sympathique plutôt par la fraîcheur, la santé, son odeur imperceptible, et la gentillesse un peu naïve qui se dégage d’elle. Il range la photo, faisant comme si elle n’existait plus.

* ° * ° *

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Odile organise des sorties à bicyclette, et des marches le dimanche, qui plaisent à Guy et à Hélène, et moins aux autres quand elles sont longues.

Hélène rentrant chez ses parents certaines fins de semaine, Guy fait une longue promenade dans la campagne, seul avec Odile.

 

— Quand tu marches, je revois mon fiancé, dit Odile.

— Tu es fiancée ! Félicitations, dit Guy.

— Non, dit Odile. Mon fiancé est mort sous une avalanche.

— C’est triste, dit Guy. Je ne savais pas. Le regrettes-tu ?

— J’y pense souvent, dit Odile. S’il n’était pas mort, je me serais mariée.

— L'as-tu beaucoup aimé ?

— Oui, dit Odile, et je l’aime encore. Tu me fais penser à lui. Vous avez la même allure.

— Tu m’excuseras de réveiller en toi des souvenirs pénibles, dit Guy.

— Ce n’est pas pénible, dit Odile. J’avais 21 ans quand cela s’est passé. Tu ranimes simplement en moi, des sensations.

— Des sensations ?

— Des sensations de femme, dit Odile. Si tu veux savoir, tu me troubles. J’ai l’impression avec toi de me trouver avec lui.

— Il te faisait beaucoup d’effet, dit Guy.

— J’aurais volontiers couché avec lui, dit Odile.

— Ne l’as-tu jamais fait ?

— Non, dit Odile. À cette époque-là, ce n’était pas comme maintenant. Les filles ne couchaient pas avec les garçons. Il n’y avait pas la pilule. Les mœurs étaient moi libres. Dans mon milieu, cela ne se faisait pas. Il fallait attendre le mariage.

— Vous étiez pourtant fiancés, dit Guy.

— Il me respectait, dit Odile.

— Était-ce lui qui ne voulait pas ?

— Il avait des principes, dit Odile. Il disait que c’était bien d’attendre. Je l’admirais beaucoup.

— L’aimais-tu parce qu’il te respectait ?

— À la réflexion... Oui, dit Odile. Il savait se retenir pour mieux m’aimer.

— Sa perte a dû être un grand choc, dit Guy.

— J’ai eu du mal à m’en remettre, dit Odile. Le sport m’a beaucoup aidée à l’oublier.

— Tu ne l’as pas encore oublié, à ce que tu me dis.

— Bien sûr, dit Odile, mais c’est du passé. C’est toi qui m’y fais penser.

— N’as-tu connu personne après lui ?

— Non, dit Odile. Quand un homme me faisait des avances, je le comparais à lui, et je le repoussais. Les années ont passé. Je n’ai pas trouvé ma chance. Je suis vieille maintenant. J’ai 40 ans.

— Tu ne les fais pas, dit Guy. J’en connais qui se damnerait pour toi. Tu es saine et appétissante.

— Je te remercie, dit Odile, mais je crois que vivre avec un homme, c’est terminé pour moi. Il me reste un beau souvenir. C’est mieux que rien.

— Pourtant, dit Guy, as-tu encore des sensations ?

— J’en ai, dit Odile. Tu les as réveillées en moi. Si j’étais plus jeune, je ferais tout pour aller avec toi. C’est pour cela que je me trouve bien avec toi. Je ne devrais pas. Tu n’es pas de ma génération. Il ne faut pas plus de quelques années d’écart entre deux époux, et encore plutôt dans l’autre sens. Je n’aurais jamais dû t’en parler et t’embarquer dans mes histoires.

— Aimerais-tu coucher avec moi ?

— Laisse-moi, dit Odile. Je ne suis plus de ton âge.

— Ne veux-tu pas répondre ?

— Écoute, dit Odile. J’en ai envie. Mais cela ne rime à rien.

— Aimes-tu bien être avec moi ?

— J’apprécie d’être à côté de toi, dit Odile. J’ai même du plaisir. Tu es comme mon fiancé.

— Es-tu amoureuse de moi ?

— Si cela peut te faire plaisir : oui, dit Odile.

— Je suis aussi un peu attiré par toi, dit Guy.

— Tu ne vas pas me demander en mariage, dit Odile. D'ailleurs, je ne l’accepterais pas. Ce serait une folie. Tu es jeune.

— Et une aventure avec moi ?

— C’est une question bien délicate... Si tu en as vraiment envie, dit Odile, je suis disponible.

— En es-tu sûre ?

— Malheureusement : oui, dit Odile. Je ne pense presque qu’à cela. Es-tu content de me l’avoir fait dire ? Il faudrait que tu sois libre aussi, et que j’en sois sûre. J’ai l’impression que tu l’es.

— Je le suis actuellement, dit Guy, mais j’ai déjà eu des relations suivies avec une amie qui a emprunté un autre chemin que moi.

— Tu n’es pas obligé de me dire ce que tu as fait dans le passé, dit Odile. Tu me dis que tu es libre aujourd’hui. Je te crois. Je ne supporterais pas que tu ailles avec moi et que tu sois avec une autre.

— Si tu cherches seulement une aventure, dit Guy, Joël est seul et apprécie beaucoup ton physique, et je ne serais pas étonné si Vincent ne se mettait pas sur les rangs. Ils sont plus âgés que moi.

— Ne me parle pas des autres, dit Odile. Ils ne sont pas comme toi. Je n’ai envie que de toi.

— Excuse-moi, dit Guy. J’aime bien les situations nettes. Pour moi, la sincérité est une grande qualité. Je ne souhaite pas te faire du mal. Je te bouleverse. Si tu veux, nous pouvons ne jamais nous revoir ou le moins possible.

— C’est plutôt le contraire qui me calme, dit Odile. Quand tu n’es pas là, je me morfonds. Laisse-moi une petite place près de toi. Je me ferai toute petite... Si tu veux, tu peux passer chez moi en soirée et quand tu veux. J’aime bien ta présence. Je peux te faire à manger. Je suis toujours toute seule. Tu ne me dérangeras jamais.

* ° * ° *

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Certains soirs, Guy va chez Odile, dans un grand studio moderne. Ils parlent. Elle évoque son fiancé, son amour pour lui et la satisfaction de voir que Guy ne profite pas de sa soumission pour coucher avec elle. Elle l’admire, comme elle a admiré le fiancé. Jamais, il ne la touchera, malgré l’envie qu’il a de le faire, car cette très belle femme a de quoi répondre à ses impulsions instinctives. Elle est très franche et ne lui cache rien de sa vie intime dont elle n’a jusque-là jamais parlé à personne. Elle aimait bien un oncle qui lui racontait des histoires osées. Elle a fait la plus grande partie de son éducation sexuelle avec lui. Elle lui parle des acteurs de cinéma qu’elle a un peu aimés, des garçons qui voulaient la séduire, de ce qu’elle faisait avec son fiancé, des émois qu’elle a eus avec lui.

Odile est très marquée par une visite plus récente chez le gynécologue. Une amie lui ayant dit qu’elle y allait régulièrement, elle prend un rendez-vous pour se faire contrôler comme son amie. Elle se fait injurier et renvoyer, quand après l’avoir mise en position sur la table d’examen, il constate qu’elle est vierge ; elle est choquée de ce que ce praticien l’ait jugée anormale de venir le consulter. Elle dit qu’elle ne tient pas particulièrement à la virginité, mais c’est ainsi : ce n’est pas sa faute si elle ne s’est pas mariée. Elle ne serait plus vierge si le fiancé avait vécu. Elle évoque souvent cet épisode qui revient comme un leitmotiv. C’est le destin qui l’a voulu et elle n’en est pas maîtresse.

Guy lui demande jusqu’où elle est allée avec son fiancé. Pensant lui faire plaisir, elle a tenté de se déshabiller une fois devant lui au début de leur relation. Il lui a dit que ce n’était pas bien et l’a arrêtée avant qu’elle aille trop loin. Il ne fallait pas recommencer. Elle l’a embrassé quelques fois sur les joues jusqu'à ce qu’il lui dise de s’abstenir. Il ne l’a jamais caressée, ni intimement, ni même ailleurs. Elle l’a pourtant aimé intensément, prête à faire tout ce qu’il voulait, et l’a beaucoup admiré pour le respect qu’il avait d’elle.

* ° * ° *

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Odile propose à Guy de faire tout ce qu’il désire. Il accepte qu’elle se montre comme elle a voulu le faire autrefois. Il l’a déjà vue sur les photos de Joël, mais il sent que cela la démange et qu’elle serait contrariée par un refus. Elle est heureuse qu’il lui permette de s’exposer. Elle enlève ses chaussures, sa jupe, son chemisier, son soutien-gorge, ses bas, sa gaine porte-jarretelles et sa culotte, pose une serviette sur le lit, se met dessus, et écarte les jambes ostensiblement dans sa direction. Elle est encore plus belle que sur les photos, dans l’attente d’un plaisir inconnu. Elle s’offre à lui, l’invite de la main et l’interroge du regard. Elle lui redit qu’il peut faire ce qu’il veut et qu’elle ne tient pas à la virginité. Elle souhaite qu’il s’approche d’elle. Il ne bronche pas, gardant une distance minimale. Ne voyant rien venir, elle lui demande s’il est satisfait. Il opine de la tête. Il est violemment excité par cette vision, ce qui confirme la forte attirance qu’il a pour elle. Il est sevré d’amour, mais il se contient, car il n’a pas de préservatif. S’il la touchait, il ne résisterait pas, mais parviendrait-il à se retirer à temps ? Ce n’est pas certain quand on est sous pression, et il l’est, sans relation récente, car il ne se masturbe pas. Il aurait probablement éjaculé en elle. Il ne se sent pas sûr. De son côté, elle n’hésite pas à se donner, sachant d’ailleurs qu’il pourrait en résulter un enfant, mais elle ignore si elle est en période propice à la fécondation. Comme il ne bouge pas, après un moment d’attente où elle espère qu’il se ravise, elle remet ses sous-vêtements. Elle est contente qu’il la respecte, comme son fiancé l’a fait autrefois. Elle lui dit qu’elle l’admire de n’avoir rien fait. Jamais elle n’a trouvé depuis son fiancé, un homme aussi bien que lui. La conversation se poursuit très naturellement entre elle et Guy. Odile est directe :

— Je suis à toi quand tu veux et comme tu veux, dit Odile.

— Voudrais-tu en enfant ?

— J’aime les enfants, dit Odile. Pourquoi non ?

— Sans te marier ? Contrairement à ce que tu voulais faire avec ton fiancé ?

— Oui, dit Odile, sans me marier. Je ne souhaite pas que tu te maries avec moi. Tu n’es que de passage. Fais ta vie en dehors de moi. Je suis trop vieille pour toi. Mais un enfant, je ne le refuse pas.

— Tu serais fille mère.

— À mon âge, dit Odile, on n’est plus fille. Bientôt je ne pourrai plus être mère. Je gagne assez pour élever un enfant.

— Sans père ?

— Ce n’est pas possible autrement, dit Odile. Il n’y a que toi que j’aime, et tu ne dois pas rester avec moi.

 

Odile se met à pleurer. Guy la console de son mieux. Il voudrait parler d’Élise, sa fille qu’il ne connaît pas et qui ne le connaît pas non plus. Il ne souhaite pas mêler sa tristesse à celle d’Odile.

Guy va voir Odile de temps en temps. Parfois, elle se blottit un instant contre lui, ce qu’elle n’a jamais fait avec le fiancé. Il ne la repousse pas. Il la serre un peu dans ses bras. Elle se détache ensuite en lui demandant de l’excuser de l’impulsion qui l’a portée vers lui. Elle prie pour que Guy lui offre cet enfant dont elle rêve. C’est son dernier espoir d’en avoir un. Deux fois encore, elle se dénudera avec l’espoir de l’attirer, mais il se contentera d’admirer, dominant son instinct. Le souvenir d’Elsa est trop présent. Il ne veut pas d’un autre enfant. Elle n’osera pas le prendre par la main pour le rapprocher d’elle et lui faire surmonter sa résistance. Il pourrait lui demander de faire l’amour avec une protection ou en se retirant, mais il sait qu’elle souhaite l’acte complet et fécondant et qu’elle serait déçue par une relation incomplète. Leur amour n’ira pas plus loin, toujours mêlé au souvenir omniprésent du fiancé disparu.

* ° * ° *

 

 

13 Léa et Guy

* ° * ° *

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Léa reste dans l’ombre très longtemps. Elle parle peu, écoute et suit seulement les mouvements du groupe. Quand Hélène s’en va, elle prend sa chambre, sous celle de Guy. Léa travaille avec Kurt qui est répétiteur d’allemand dans les classes de Léa. Kurt vient régulièrement la voir pour la coordination des leçons. Il passe chez elle. Souvent, il l’attend à l’entrée de la maison. Ils entrent ensemble. Kurt s’est intégré au groupe. Pour ne pas le voir faire le pied de grue, elle se procure un double de sa clé et lui donne. Il entre avant elle et l’attend à l’intérieur, ce qui est plus confortable.

Léa ayant la télévision dans sa chambre, Guy qui n’a que la radio s’invite pour regarder des films ou des documentaires avec elle. Les autres aussi viennent regarder. Guy n’a pas les goûts de Joël et Vincent qui sont plutôt pour le sport et de Renée qui adore les variétés. Il est souvent seul avec elle. Un jour, Léa lui parle.

— Te trouves-tu bien avec moi ?

— Je suis bien installé, dit Guy. Je ne t'embarrasse pas trop ? Je viens peut-être trop souvent. Veux-tu faire autre chose ?

— Non, dit Léa. J’aime bien ta présence.

— Je ne te gêne pas ?

— J’aime te regarder, dit Léa.

— Pourquoi aimes-tu me regarder ? J’ai quelque chose de particulier ?

— C’est toi, dit Léa. C’est tout.

— Je t'intéresse donc ?

— Oui, dit Léa.

— Ne serais-tu pas en train de me dire que tu m’aimes ?

— Je n'osais pas te le dire, dit Léa.

— Maintenant c’est fait, dit Guy. M’aimes-tu depuis longtemps ?

— Presque dès que je t’ai vu, dit Léa.

— Cela date de l’année dernière ! As-tu pu patienter jusqu'à maintenant ?

— Ce n’est pas de la patience, dit Léa. Je n’osais pas. C’était dur.

— Dur comment ?

— Il ne paraît pas, dit Léa, mais c’est comme une torture.

— À ce point ?

— Oui, dit Léa. Quand je suis au restaurant près de toi, je ne pense qu’à toi. J’ai du mal à manger. J’ai l’estomac noué et l’amour me tenaille.

— Il te tenaille ?

— C’est mon corps qui réclame, dit Léa.

— Je ne m’en suis pas rendu compte, dit Guy. Et là, maintenant, que se passe-t-il ?

— J’ai du mal à me contenir, dit Léa.

— Je vais te laisser, dit Guy, il ne faudrait plus se voir.

— Je pense aussi à toi quand tu n’es pas là, dit Léa. Je rêve de toi. Je préfère quand tu viens. Cela me soulage un peu de voir que tu ne me repousses pas.

— Veux-tu que je te caresse ?

— Je n’osais pas le proposer, dit Léa.

 

Il la caresse. Elle se livre à ses mains. La peau à un contact différant de ceux qu’il a connus jusqu’alors. Elle est molle, et humide en raison de l’émoi qui la remue profondément. Il a l’habitude de peaux fermes comme celles de Denise ou d'Hélène. Celle de Renée l’est moins, mais pas à ce point. Légèrement désorienté, il poursuit néanmoins. Elle guide la main vers le sexe. À peine y arrive-t-il, qu’elle perd le contrôle et se pâme. Il est étonné d’avoir provoqué une réaction aussi intense. Il s’éloigne d’elle, éberlué. Elle reprend petit à petit ses esprits et lui sourit.

* ° * ° *

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Guy, après le repas, rentre chez lui souvent avec Léa. Ils se quittent dans l’escalier et vont chacun dans leur chambre. Elle le sollicite timidement pour qu’il la rejoigne. En général, il dit non. Quand un programme de la télévision l’intéresse, il va avec elle, mais il ne la caresse pas toutes les fois. La peau de Léa est moite, mais moins que la première fois, ce qui la rend plus agréable à toucher. Il est mal à l’aise de la sentir se pâmer toujours aussi vite et de perdre la notion de ce qui l’entoure. Elle est comme une esclave, à ses ordres. Il peut lui demander n’importe quoi. Elle est prête à le faire, même si c’est répréhensible. Il lui demande un jour si par amour pour lui, elle veut toucher une plaque chaude. Elle le fait sans hésitation. Il est obligé de se précipiter pour qu’elle retire sa main avant que la brûlure ne soit grave.

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Un soir, dans l’escalier, Léa s’arrête un instant devant la fenêtre. Elle voit la lumière de sa chambre qui éclaire le mur. Léa murmure :

— Kurt est là.

 

Guy la voit se diriger pensive, lentement vers sa porte, et approcher la clé de la serrure. Il est déjà en haut et rentre dans sa chambre. La réaction de Léa l’a intrigué. Il sait que Kurt travaille avec elle et vient de temps en temps. Mais pourquoi a-t-elle réagi ainsi ? Il se dirige vers la salle de bains, enlève le tampon de la gaine de ventilation et colle son oreille. Il a fait vite. Il entend le petit claquement de la porte qui se referme. Ils parlent en français.

 

— Tu es là, dit Léa. Ne viens pas sans me prévenir. Rends-moi la clé.

— Je te la rendrai bientôt, dit Kurt. Je repartirai chez moi la semaine prochaine.

— Rends-la-moi aujourd’hui, dit Léa.

— Nous avons encore de bons moments à passer ensemble, dit Kurt.

— Je ne t’aime pas assez, dit Léa.

— Tu le dis toujours, dit Kurt. Tu ne me feras pas croire que je ne te plais pas. Tu es bien une petite française. Tu fais la moue, mais au lit tu es championne. Me reproches-tu quelque chose ?

— Je ne te reproche pas d’être un homme, dit Léa. Pour une femme, c’est moins facile. Tu profites de ma faiblesse.

— Ta faiblesse est parfaite, dit Kurt. Enlève la culotte si tu ne veux pas que je la chiffonne. Bon. Je suis prêt. Ce n’est pas la peine de te crisper. Fais un sourire.

 

Des bruits sourds suivent ce dialogue.

 

— Et bien, c’est agréable, dit Kurt. Tu commences à émerger. Je crois que tu as plus de plaisir que moi. Fais donc un sourire... Je me dépêche... Je te quitte ma belle. Je reviendrai.

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Guy n’est pas étonné du comportement de Léa. Elle est dominée par Kurt, comme elle l’a certainement déjà été par d’autres hommes. Il la domine aussi. Elle lui fait pitié. Il se demande s’il doit aller la consoler. Il n’en fait rien. Un homme ou un autre, tous doivent lui convenir. Il n’a pas à s’immiscer dans la vie privée de Léa et de Kurt, d’autant plus que tous les deux sont ses amis. Il n’est pas le sauveur. Le lendemain, Guy va chez elle.

— Tu aimes bien les caresses, dit Guy. As-tu déjà été touchée par d’autres hommes ?

— Les autres hommes ne comptent pas, dit Léa. C’est toi que j’aime.

— Puis-je te poser des questions sans que tu te sentes froissée ?

— Je t’aime, dit Léa. Tu peux tout savoir.

— As-tu déjà couché avec un homme ?

— Oui, dit Léa.

— Avec des hommes ?

— Oui.

— Les aimais-tu ?

— Pas beaucoup.

— Et tu as quand même couché avec eux. ?

— Ils m’ont forcée, dit Léa.

— Tu n’as pas résisté.

— Si, dit Léa, mais on n’arrive pas toujours à échapper.

— Quel a été le premier ?

— Un cousin, dit Léa. J’avais 15 ans. Il m’a coincée dans un grenier, m’a attachée et m’a prise. Je n’ai pas apprécié.

— Éprouves-tu du plaisir ?

— Avec eux, dit Léa ? Je préfère tes caresses. Avec toi, je suis heureuse, même si tu ne vas pas aussi loin. J’ai toujours envie de toi. Si seulement tu voulais...

— Tu es une amie, dit Guy. Tu trouveras bien un jour un homme qui te plaira.

— Dis-tu cela pour me consoler ?

— Ne m’en demande pas trop, dit Guy. Viens. Je vais te caresser.

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Léa a-t-elle cette même conduite avec tous les hommes ? Guy n’est sûr de rien, mais ce qu’il sait sur Kurt l’incline à se méfier. Kurt n’est pas méchant. C’est un garçon calme et agréable, qu’il voit souvent et apprécie. Si Léa est dominée par lui, elle doit l’être par beaucoup d’autres. Léa lui plairait assez. Elle est gentille. Ce serait facile de coucher avec elle. Elle ne demande que cela et lui n’a pas grand monde pour satisfaire ses envies. Mais c’est trop facile. Il l’aimerait si elle ne se comportait pas comme une bête en mal d’amour. Elle a certainement beaucoup de partenaires qu’elle subit, incapable de résister. Il ne cherche pas ce genre de femme qui ne se contrôle pas et va avec de nombreux hommes. C’est dommage. Si elle s’épanchait moins, il irait dans son lit. Il préfère s’abstenir, comme avec Odile, et malgré sa sympathie pour elle. Les caresses suffisent. Elle en a du plaisir. Il réserve le sien.

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14 Blanche et Guy

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Blanche est assez discrète. Guy se rend compte, en parlant avec elle, qu’elle a de grandes connaissances en économie. C’est un sujet qui l’intéresse. Elle répond volontiers à ses questions et lui indique les livres qu’elle juge bon de lire. Il les emprunte à la bibliothèque ou à elle. Ils discutent des heures sur ces sujets qui ne passionnent pas les autres membres du groupe. Ils se retrouvent souvent à deux chez lui et plus rarement chez elle. Ils s’estiment de plus en plus l’un l’autre. Guy commence à comprendre la politique au travers de l’économie.

 

— Explique-moi la différence entre la gauche et la droite, dit Guy.

— Du point de vue économique, dit Blanche, la gauche privilégie l’égalité entre les personnes, et la droite la liberté de faire ; d’où le conflit entre les deux tendances. La droite travaille plutôt à long terme et la gauche à court terme.

— La droite aurait-elle une tendance secondaire et la gauche, primaire ?

— Oui, dit Blanche, avec le langage des caractères.

— Et quel est le meilleur ?

— C’est comme pour les caractères, dit Blanche, il n’y a pas de meilleur.

— Il faut faire un choix, dit Guy. Comment le fais-tu ?

— Je suis comme les autres : c’est difficile, dit Blanche. Si je te dis que je penche d’un côté, je vais t’influencer, et tu risques de pencher aussi de ce côté. Et une fois que le choix est fait, pour une raison ou pour une autre, on change difficilement d’opinion. Souvent, on se passionne et on ne voit plus que les avantages de l’un et les inconvénients de l’autre. Moi, j’ai constaté qu’il y a des gens bien des deux côtés.

— Et des moins bien ! Les hommes politiques qui nous dirigent, sont en majorité des colériques, comme les avocats, les journalistes et les présentateurs à la télévision. Ils ont tous le même discours : ils prônent l’action dans toutes les directions, souvent sans s’occuper des règles économiques qu’ils ne doivent pas tous comprendre. Tes paroles paraissent plus saines, bien que plus difficiles à assimiler.

 

Leur amitié grandit. Guy admire Blanche de s’occuper de ses vieux parents : du père qui perd un peu la tête et de la mère qui a beaucoup de mal à se déplacer. Blanche joue le rôle d’une infirmière et, en même temps, gère un budget très serré. Blanche est une fille que la grande taille ne dépare pas, mais dont le visage est très ordinaire. Guy trouve que, par son comportement, c’est la plus attirante du groupe, suivie par Odile, non pour sa beauté, mais pour la confiance qu’elle met en lui. Blanche, de son côté, est tombée amoureuse de Guy, mais ne le montre pas. Guy est incertain de ce point. Des façons de regarder, des attitudes lui donnent à penser qu’elle l’aime, mais la retenue de Blanche, qui se croit anormale parce que très grande, l’incite à ne rien tenter. S’il avait à choisir dans le groupe, c’est elle qui, de loin, serait sa favorite, et malgré la différence d’âge. Léa viendrait ensuite. Mais il ne se précipite pas.

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La voiture de Guy est un pôle d’attraction pour le groupe. Seule Blanche a une autre voiture, plus petite et qu’elle utilise peu. Elle la réserve pour sortir ses parents, sa mère n’ayant pas d’autre possibilité de déplacement. Elle n’a pas les moyens d’acheter beaucoup de carburant. Guy dit aux autres qu’il a une voiture, mais pas le permis de conduire. Il vient de s’inscrire dans une auto-école. Blanche estime qu’il n’y a pas assez de temps de conduite pour passer l’examen avec succès. Elle-même en a fait l’expérience et a dû passer deux fois. Elle lui propose de lui apprendre avec sa voiture, celle de Guy n’étant pas en état. Guy, qui a su par Renée que Blanche n’a pas d’argent, dit qu’il paye l’essence. À la pompe, il remplit le réservoir largement. Ils partent dans des coins tranquilles et sur les petites routes. Renée, intéressée, les accompagne et se vautre sur la banquette arrière. Blanche est patiente et explique bien. Elle tient le frein à main. Guy assimile vite. Le changement de vitesse, l’embrayage et les réactions du moteur sont bientôt familiers. Il manœuvre bien et passe les virages à une allure convenable. Blanche est contente de son élève qu’elle trouve prudent. Il n’avait peut-être pas besoin de ses services. La voiture de l’auto-école n’est pas aussi facile à conduire que celle de Blanche. Elle a une pédale d’embrayage anormalement dure, sans doute à cause du montage en double conduite mal réalisé. La jambe gauche se fatigue. Après quelques débrayages, l’effort est tel que la jambe en tremble. Le moniteur minimise le problème et dit qu’une pédale dure fait penser au conducteur qu’il ne doit pas laisser le pied dessus. Guy arrive à compenser ce défaut mécanique, gênant en manœuvre. Le code, qui est la bête noire de plus d’un, n’a pas de secret pour lui. Il obtient le permis du premier coup. Il peut alors aller chercher sa voiture, la mettre en état, et la présenter au groupe. Elle n’est pas reluisante comme une neuve, mais elle fonctionne, et il sait entretenir la mécanique. Il n’a pas l’intention d’en changer, car son capital serait largement amputé. Il estime que ce serait une dépense inutile.

Guy n’utilise pas la voiture tous les jours. La marche et la bicyclette suffisent pour la vie courante. C’est à la demande des membres du groupe qu’il l’utilise pour des sorties avec eux. Renée en est très friande. Elle lui demande de lui apprendre à conduire. Il hésite et cède à ses désirs. Elle a beaucoup d’enthousiasme, mais il faut de nombreuses séances pour que Guy puisse estimer qu’elle sait conduire. Elle laisse toujours le pied gauche au-dessus de la pédale d’embrayage. Il n’arrive pas à la débarrasser de ce réflexe. Elle ne comprend pas bien le rôle du levier de changement de vitesse et les manœuvres en marche arrière sont zigzagantes. Elle interprète à sa façon les règles du code de la route. La patience de Guy parvient malgré tout à en faire une conductrice à peu près convenable au bout de quelques mois. Elle va alors à l’auto-école et obtient le permis du premier coup, comme Guy. Elle en est très fière et, par reconnaissance, lui demande encore plus de caresses.

Comme toutes les filles du groupe aiment Guy, et qu’elles ne savent pas que les autres l’aiment, cela met parfois Guy dans des situations délicates. Il préférerait la clarté, mais ne veut pas aller contre la volonté des filles qui souhaitent toutes la discrétion. Il oscille entre les moments d’intimité qui se manifestent dès qu’il se trouve seul avec une fille, et les moments d’amitié simple qu’il doit afficher quand un autre individu est là. D’ailleurs, Joël se comporte aussi de la même façon avec lui : très intime avec Guy seul et plus officiel avec les autres. C’est un jeu que Guy réprouve et qu’il pratique. Avec le temps, il se perfectionne. Il arrive même à utiliser des phrases à double sens à l’usage du groupe d’une part et d’une fille d’autre part. La fille concernée est fière de comprendre et l’admire d’autant plus. En 1975, il est reçu à l’agrégation, nommé dans un lointain lycée et le groupe se désagrège.

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15 Camille

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À la rentrée 1975, Guy rencontre Camille, une jeune fille agréable de 25 ans, qui est informaticienne dans une grande entreprise. Sa formation mathématique est bonne, mais un peu légère en physique pour résoudre les problèmes de simulation par le calcul de phénomènes physiques. Elle pose des questions à Guy qui donne facilement des solutions. Elle lui montre comment elle écrit des programmes informatiques sur ces questions. Guy se met au courant du langage FORTRAN qu’elle utilise. En huit jours, il arrive à son niveau informatique et rédige des programmes qu’elle fait passer sur l’ordinateur. Il la dépasse rapidement, étant doué pour cela et ayant l’avantage de bien comprendre les phénomènes physiques liés aux calculs. Le soir, ils se retrouvent chez Guy pour rédiger des programmes ensemble. Il ne néglige pas ses cours au lycée. Il travaille vite, ce qui lui permet de mener de front les deux activités. Camille est émerveillée. Elle en tombe amoureuse et ne peut s’empêcher de lui dire. Elle lui dit aussi qu’elle aime Urbain, son chef, avec qui elle couche parce qu’elle l’admire beaucoup. Elle souhaite se marier avec Urbain, mais il n’est pas pressé de le faire. Elle dit tout à Urbain qui et au courant de son amour pour Guy et qui comprend qu’elle puisse en aimer un autre. Elle ne s’oppose donc pas à ce que Guy la caresse. La peau des jambes, à peu près lisse chez les autres filles, est couverte de fins poils blonds qui donnent un toucher ondulé. Il constate que ce toucher se prolonge jusqu'entre les cuisses et sur le corps. C’est différent de ce qu’il connaissait sans être désagréable. Il remarque vite qu’elle ne réagit pas beaucoup. Il a envie d’elle. Elle se donne, mais en restant insensible. Elle est frigide. Elle lui explique qu’il n’est pas responsable et qu’elle a toujours été comme cela. Elle est contente de lui faire plaisir. Elle avoue que la relation sexuelle est un peu une corvée. Il n’ose plus la toucher.

Camille met Guy en rapport avec Urbain qui est Polytechnicien et travaille à la satisfaction de ses employeurs. Ils s’entendent tout de suite. Ils n’ont pas les mêmes dons, mais ils se complètent. Guy est incapable de rassembler les livres dont il a besoin. Déjà pour l’enseignement, c’est Denise qui lui indique ceux qu’il doit se procurer. Urbain est très doué pour la bibliographie. Il trouve rapidement les articles exploitables. C’est aussi un très bon théoricien, ayant un bon sens critique. Il sait choisir les orientations de ses collaborateurs et ses supérieurs savent qu’il est efficace. Il n’est pas doué en informatique. Guy lui apporte ce qui lui manquait : le moyen de faire déboucher ses intuitions sur du concret. Un analyste-programmeur ordinaire ne ferait pas l’affaire, se contentant de traduire en informatique. Guy comprend ce qu’Urbain a du mal à formuler et il est capable de lui expliquer ce qu’il fait. Le courant passe entre les deux hommes et ils s'attachent vite l’un à l’autre. Guy obtient rapidement des résultats et Urbain lui procure sans difficulté un poste d’ingénieur-conseil. Le salaire qu’il en retire n’est pas important, mais cela lui permet d’accéder librement au terminal d’ordinateur. Il va pouvoir, dans les années qui suivent, créer de nombreux programmes utilisés par l’entreprise en interne. Si quelques-uns sont vendus à l’extérieur, il est prévu de lui reverser la plus grande partie des droits d’auteur.

Une semaine plus tard, Camille est envoyée, par l’entreprise qui l’emploie, et sans qu’Urbain ait été consulté, à l’autre bout du pays. Elle et Guy se seront connus environ un mois. Guy en garde une passion pour l’informatique et une amitié grandissante avec Urbain.

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16 Guy chez Denise

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Guy reçoit une lettre de Denise. Elle est passée par son ancienne adresse chez Nathalie et celle-ci l’a renvoyée.

Denise invite Guy à passer un week-end chez elle. Elle peut le loger. Pour se changer les idées, Guy répond qu’il accepte. Il part le vendredi et doit revenir le lundi matin. Denise lui prépare une chambre pour les trois nuits. Ce sont de grandes retrouvailles qu’ils apprécient.

Serge, le mari de Denise participe un peu, mais s’échappe souvent, les souvenirs ne l’intéressant pas vraiment. Guy et Denise profitent de ses absences pour rentrer dans l’intimité.

 

— Je suis contente de te revoir, dit Denise. Au mariage, nous avons à peine parlé. Nous allons nous rattraper. J’ai quantité de choses à te raconter.

— Moi aussi, dit Guy.

— Nous avons passé l’agrégation en même temps, dit Denise. Nous ne nous sommes pas vus. Tu es en meilleure place que moi.

— J’ai résolu tout le problème à l’écrit, dit Guy. Le jury a été impressionné. Ils pensaient, à cause de cela, que j’étais normalien. Je dois être le seul non normalien à avoir aussi bien réussi. Ils ont été étonnés que je ne le sois pas.

— Les normaliens savaient-ils faire le problème ?

— Celui qui a donné le problème est professeur à l’école normale, dit Guy. Un normalien m’a dit qu’ils en avaient fait les trois quarts en préparation.

— Ce n’est pas juste, dit Denise.

— Cela ne m’a pas empêché de le faire, dit Guy. En question de cours, c’était moyen. Je n’aime toujours pas rédiger.

— C’est ce que je réussis le mieux, dit Denise. J’ai des notes moyennes. C’était suffisant pour être admissible les deux fois. J’ai échoué à l’oral l’année dernière et cette année je me suis débrouillée. J’avais plus d’expérience après un an d’enseignement. Et toi ?

— À l’oral, tout a bien marché en dehors d’une erreur de signe dans un cosinus qui m’a coûté plusieurs points, dit Guy. L’enseignement ne t’a-t-il pas pris trop de temps pour la préparation ?

— J’avais un horaire allégé puisque j’étais en stage, dit Denise. J’avais assez de temps. On m’a fait passer un examen de titularisation dans ma classe qui n’a servi à rien puisque j’ai eu l’agrégation. Nous sommes arrivés au bout de nos peines. L’enseignement me plaît. Cela va-t-il au lycée ? Ici, c’est cool.

— Dans mon lycée aussi, dit Guy. J’ai dû m’habituer les premiers jours. J’avais la gorge sèche à force de parler. Je mets une blouse à cause de la poussière de craie. Ne trouves-tu pas que la peau des mains est rêche ?

— Si, dit Denise. Je fais attention de choisir de la vraie craie. La craie en chaux est trop grasse. Elle écrit bien, mais il n’y a pas moyen d’effacer.

— En plus, dit Guy, elle n’est pas bonne pour les poumons. La vraie craie est préférable.

— Elle grince sur le tableau, dit Denise.

— Il y a effectivement des élèves qui y sont sensibles, dit Guy. Moi, je n’y fais même pas attention.

— Je suis comme toi, dit Denise. Il y en a qui grincent des dents. La craie de Champagne ne le fait pas trop. Je mets aussi une blouse. Je ne prends plus de nylon : il ne résiste pas aux acides. Je me suis rabattue sur le coton.

— J’avais aussi du mal à tenir plus de cinq minutes sans regarder mes notes, dit Guy.

— Il n’est pas interdit de regarder ses notes, dit Denise. Quand je dicte une loi, je regarde pour être sûre.

— Tu as raison, dit Guy. Ce qui compte, c’est le résultat sur les élèves. J’ai des secondes et des premières scientifiques.

— Comme moi, dit Denise. Je vais te montrer les cours que je prépare. Cela t’intéresse-t-il ?

— Je peux les corriger, dit Guy, si tu veux.

— Comme les travaux pratiques ? C’est génial, dit Denise. Nous pouvons faire du bon travail.

— Organisons-nous, dit Guy. Tu postes tes cours et je te les renvoie corrigés.

— D’accord, dit Denise. Es-tu libre le mardi après midi ? C’est le bon moment pour me téléphoner. As-tu le téléphone ? Es-tu libre ce jour-là ?

— Je suis libre, dit Guy, mais je n’ai pas le téléphone chez moi. Par contre, il y a le téléphone au lycée, et j’ai un combiné sur le bureau de la salle de préparation. Le concierge peut passer la communication. Je te donne le numéro du lycée et de mon poste. J’ai le droit de téléphoner à l’extérieur. En disant que c’est personnel, c’est porté sur mon compte. Tu me donnes ton numéro. Je travaillerai au lycée le mardi après-midi. Cela m’arrange. Les copies arrivent le mardi matin. Je les corrige et je peux les rendre jeudi. Disons de 14 h à 16 h, presque sûr. Cela te va-t-il ?

— Oui, nous serons tranquilles, dit Denise. Serge a des cours à ce moment-là. Sais-tu pourquoi il a pris beaucoup d’heures supplémentaires cette année ?

— Vous avez besoin d’argent, dit Guy ?

— Bien sûr, dit Denise, mais la vraie raison, c’est qu’avec l’agrégation, maintenant, je gagne plus que lui s’il ne prend pas des heures en plus. Il est vexé de voir que je le dépasse.

— Je serais content d’avoir une femme qui gagne beaucoup, dit Guy. Tu gagnes comme moi maintenant.

— Plus que toi, dit Denise. J’ai de l’ancienneté.

— Tu es mon ancienne, dit Guy. Tu as 3 ans de plus que moi.

— Farceur ! J’ai le stage et mes années de surveillance sont récupérables, dit Denise. Et tes études, ont-elles marché comme tu voulais ?

— Oui, dit Guy. Tu sais que j’ai eu un peu de mal à passer chimie. Ensuite, c’est allé tout seul. J’ai beaucoup lu les livres de base. Je me suis exercé pour l’oral. J’avais du temps libre. J’ai aussi passé mon permis de conduire...

— Je viens de passer le mien, dit Denise. Serge veut acheter une auto. Il la voulait tout de suite. Je lui ai dit d’attendre un peu pour qu’on puisse la payer comptant. Il n’avait pas vu le coût du crédit. J’ai pu rattraper cela à la dernière minute. Nous pouvons l’acheter dans 5 mois. Le lycée et les magasins sont à côté. Nous ne sommes pas pressés. Nous l’aurons pour les vacances. Serge s’est déjà fait recaler deux fois au permis. Il est contrarié de voir que je l’ai. Mais je t’ai interrompu.

— J’ai utilisé mon temps libre pour me perfectionner, dit Guy. J’ai étudié la caractérologie et l’économie.

— C’est bien loin de la physique, dit Denise.

— J’en suis à l’informatique, dit Guy.

— J’aimerais m’y mettre, dit Denise. Tu me donneras des informations ?

— Quand tu voudras. La caractérologie peut aussi t’intéresser. Cela permet de prévoir les réactions des gens, de mieux comprendre. Veux-tu que je fasse l’étude de ton caractère ?

— Si tu y tiens... Est-ce douloureux ?

— C’est un test, dit Guy. Je pose des questions et tu réponds. Tu es notée en fonction des réponses de 1 à 9.

— Est-ce long ?

— Au bout d’uns demi-heure, en gros, on est fixé, dit Guy.

— On a le temps, dit Denise.

— J’ai apporté les tests, dit Guy. Ils sont dans ma voiture. Je vais les chercher.

 

Ils s’installent. Guy pose les questions et elle répond. Guy lui explique le sens des questions pour qu’elle ne réponde pas de travers. Le vocabulaire utilisé est celui d’une spécialité, et n’est pas toujours le vocabulaire courant.

 

— Ai-je obtenu de bonnes notes ?

— Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises notes, dit Guy. Tu es classée sur une échelle dans un groupe de personnes ayant un caractère donné. Le caractère, c’est ce qu’il y a d’inné. On ne peut pas le modifier.

— Ai-je bon ou mauvais caractère ?

— Ni bon, ni mauvais, dit Guy. Nous aimons tous notre propre caractère. Tu es comme moi : flegmatique, mais avec un zeste de passionnée. Tu es moins secondaire que moi et plus émotive. Tu as un caractère moins pur que le mien.

— Je suis impure, dit Denise.

— Tu es plus près de la moyenne des gens, dit Guy. C’est moi qui suis en marge avec une émotivité anormalement basse. Tu as une émotivité de 3,5 au lieu de 1,5 pour moi. Si tu dépassais 5, tu serais passionnée.

— Je crois qu’il faudra que tu m’expliques, dit Denise.

— Je vais te prêter mon traité de caractérologie, dit Guy. Je sais que tu me le rendras. Il n’est plus en librairie. Ne le perds pas. On en reparlera quand tu l’auras lu.

* ° * ° *

_

— Comment cela se passe-t-il avec ton mari, dit Guy ?

— Bien, dit Denise. Je n’ai pas à me plaindre. Je l’aime.

— Est-ce aussi bien qu’avec moi ?

— Il est différent, dit Denise, mais si c’est pour ce que tu penses, tout va bien.

— N’y a-t-il pas de nuages ?

— Peut-être un ou deux, dit Denise. Il va voir d’autres femmes. Je l’aimerais un peu plus avec moi. Parle-moi plutôt de toi. Comment vont tes amours ? As-tu quelqu’un en vue ?

— Je n’ai personne pour le moment, dit Guy.

— Il faut sortir, dit Denise, inviter des collègues.

— Tu as raison, dit Guy.

— En deux ans, dit Denise, n’as-tu rencontré personne ? Étais-tu trop occupé par les études ?

— J’ai connu plusieurs filles, dit Guy, mais c’est fini. J’en ai connu cinq ou six.

— Ce n’est pas rien, dit Denise. Parle-moi d’elles. Si c’est trop long, tu résumes. Tu y reviendras après. Donne-moi l’impression générale.

— La première, dit Guy, c’est Hélène, professeur comme presque toutes. Elle était dans la chambre à côté. Elle me plaisait moins que toi, mais j’avais envie de coucher avec elle. Cela n’a pas marché.

— Pourquoi ?

— Elle était trop rigide sur certaines choses, dit Guy. Seul son avis comptait. Elle voulait se marier dans les règles.

— Tu ne voulais pas suivre les règles ?

— Ce n’est pas cela, dit Guy. Elle avait des principes. Je ne me sentais pas libre avec elle. Elle aimait les caresses, tous les attouchements, et elle se réservait pour la nuit de noces.

— Tu étais sur le gril, dit Denise.

— Oui, dit Guy. Quand elle est partie après s’être mariée et avoir trompé son mari avec moi, j’ai été soulagé. J’étais mal embarqué.

— La seconde ?

— Renée, dit Guy. Elle m’a attirée à elle en m’offrant tout. Je n’ai rien pris, d’autant plus qu’elle avait une malformation.

— Grave ?

— Non, dit Guy. Un petit pont de chair en travers du sexe. Je lui ai conseillé de se faire opérer.

— L’a-t-elle fait ?

— Oui, dit Guy. Le besoin de faire l’amour l’a amenée à se donner à Vincent.

— Il te l’a soufflée ?

— Oui.

— La troisième ?

— Odile, dit Guy, une fille qui aurait pu être ma mère, mais attirante, sportive et bien conservée. J’étais le double de son fiancé qui était mort sous une avalanche quand elle était jeune fille. Elle cultivait son souvenir et la gloire d’être restée vierge. Elle m’a donné le choix : coucher avec elle ou garder un bon souvenir de moi. J’ai choisi le souvenir.

— La quatrième ?

— Léa, dit Guy, une gentille fille incapable de se défendre. Plusieurs hommes ont abusé d’elle. Elle s’est prise de passion pour moi. Je l’ai un peu consolée en la caressant. J’avais pitié d’elle, mais je l’aime bien.

— La cinquième ?

— Blanche, dit Guy, une fille de trente ans, bien faite, mais se croyant trop grande. C’est ma préférée. Elle devait m’aimer, j’en suis persuadé. Elle m’a aidée à comprendre l’économie. Il n’y a rien eu entre nous.

— La sixième ?

— Camille, dit Guy, une informaticienne frigide qui s’est donnée une fois à moi pour me faire plaisir. C’est tout.

— Une belle brochette en plus de moi, dit Denise.

— J’aurais préféré un autre contrat avec toi, dit Guy. Tu hantes encore mes nuits.

— J’ai aussi des nuits et des fantasmes qui te sont consacrés, dit Denise. Je n’ai pas honte de mes souvenirs. Je pense que tu n’es pas venu ici pour me draguer. Si c’est le cas, sache que j'aime mon mari.

— Je n’ai jamais eu l’intention de te draguer, dit Guy. Je suis venu pour te voir, et je respecte ton mari. Ton amitié est précieuse. Il n’y a qu’à toi que je me confie.

— Tu me fais beaucoup d’honneur, dit Denise. Je tiens aussi à ton amitié. Pour l’avenir, trouve une femme qui te convienne. Ce n’est pas impossible. Par contre, comme tu ne l'as pas encore trouvée, je suis à ta disposition pour passer tes envies pendant ton séjour.

— Souhaites-tu coucher avec moi ? Tu es mariée.

— La nuit est pour Serge, dit Denise, mais nous avons le jour pour nous. Serge ne m'empêche pas d'avoir des amants. Je ne me serais pas mariée avec lui sans pouvoir rester libre. Voilà une occasion d'en profiter. Si on ne l'affiche pas, c'est possible. Serge l'accepte. Tu ne vas pas l'offenser en allant avec moi.

— Ton mari est accommodant, dit Guy.

— Moi aussi, dit Denise. Il a ses maîtresses.

— Bon, dit Guy. Puisque c'est possible, ce sera quand tu voudras. Et toi, tes amours après moi ?

— Je résume, dit Denise. J’ai d’abord rencontré un garçon qui m’a plaquée au bout de quelques mois pour aller avec une autre. Ensuite, j’ai rencontré un impuissant, un homme marié, puis un jeune garçon que j’ai bien aimé et que j’aime encore, un homme que j’ai partagé quelques semaines avec Françoise, et enfin je me suis mariée avec Serge.

— Résumé bien rapide, dit Guy. Me donneras-tu des détails ?

— Auparavant, dit Denise, il y a plus urgent. Voilà des jours que je t'attends. Nous allons passer dans la chambre. Ensuite, nous aurons le temps de parler. Si tu me donnes des détails, je t'en donne aussi. Donnant, donnant.

* ° * ° *

 

 

17 Les expériences de Denise

* ° * ° *

_

Guy raconte ses aventures, puis c’est le tour de Denise.

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Denise, pendant les vacances, avant de prendre son poste d’assistant à la rentrée 1973, elle a souvent rencontré Guy. Elle se retrouve seule, dans une ville qu’elle ne connaît pas. Son travail consiste à préparer des expériences pour des travaux pratiques et des cours. Cela va lui servir pour l’oral des concours. Elle a du temps pour étudier. Elle est mieux payée que quand elle était surveillante. Elle loue un petit appartement de deux pièces et une cuisine, à proximité de son travail. Elle trouve cette vie plus confortable que celle qu’elle menait auparavant. Par contre, Guy lui manque cruellement, surtout les premiers temps. Elle a toujours lu des romans d’amour. Elle s’identifie facilement à l’héroïne, ce qui lui procure des fantasmes qui vont beaucoup plus loin qu’avant de connaître Guy. L’amour la travaille. Elle ne pensait pas que ce serait si dur. Elle croyait que ce serait comme avant Guy. Maintenant, son corps sait ce qu’il veut et elle n’a rien à lui offrir. Ce n’est pas une adepte de la masturbation. Elle ne l’a jamais pratiquée exprès. La nuit, elle se réveille en ayant l’impression d’être avec un homme et de faire l’amour avec lui. Elle est très perturbée. Elle se dit qu’il faut trouver une solution. Guy n’étant pas là, elle va chercher un garçon pour se calmer. Elle passe ses collègues en revue. Il y a bien des garçons, mais il n’y en a que quelques-uns de disponible. Les autres sont mariés ou déjà liés à une fille. Elle jette son dévolu sur Walter, un nouvel assistant. Elle l’observe, le jauge, se renseigne. Personne ne le connaît. Il lui semble bien. Denise l’aborde.

 

— Tu viens d’arriver, dit Denise. Je ne suis pas là non plus depuis longtemps. Je ne connais pas grand monde ici. Allons-nous manger ensemble ?

— Oui. Allons-y.

 

Ils vont au restaurant universitaire et se mettent à table.

— Je travaille dans le bâtiment B, dit Denise.

— Moi, à côté, dans le C, dit Walter.

— Je prépare du matériel pour les travaux pratiques, dit Denise.

— Moi, j’ai des travaux dirigés en première année.

— As-tu des libertés ? Je voudrais aller voir un film, dit Denise. Je n’ai pas envie d’y aller seul. Il y a des garçons qui ne me plaisent pas. M’emmènes-tu ? C’est juste après la fin du repas.

— Est-ce un beau film ?

— D’après les critiques, il est très bien, dit Denise.

— D’accord, on y va. C’est moi qui paye, dit Walter.

— Chacun sa place ou je n’y vais pas, dit Denise.

Au cinéma, il met la main sur le genou de Denise. Elle ne le repousse pas. À la sortie, elle le prend par le bras.

— As-tu envie de moi ?

— Oui.

— Je te propose un contrat, dit Denise. Nous faisons l’amour ensemble, jusqu’aux vacances d’été. Ensuite, nous nous quittons. J’exige la discrétion.

— D’accord. Quand commençons-nous ?

— Ce soir si tu veux, dit Denise. Es-tu bien d’accord sur le contrat ?

— Oui.

 

Denise entraîne Walter chez elle. Elle pense qu'elle est un peu folle d’amener un garçon qu’elle connaît à peine. L’envie est la plus forte. Elle se donne et retrouve le plaisir.

 

Le soir, Walter vient assez régulièrement la voir. Physiquement, elle est satisfaite et un peu moins intellectuellement. Walter n’a pas les qualités de Guy. Il se révèle petit à petit. Il est instable. Elle découvre qu’il fume. Elle lui demande d’arrêter, car elle n’aime pas l’odeur du tabac. Il dit oui et continue. Il n’est pas propre et salit les toilettes. Elle le voit aussi aller jouer dans les bars. Elle est moins à l’aise avec lui, mais elle respecte le contrat.

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Denise parle souvent à Anne, une amie de la faculté.

— Walter a parlé de toi, dit Anne.

— Walter ?

— Oui, Walter a dit à tout le monde que tu es comme ça. (Elle lève le poing avec le pouce levé.)

— De quoi se mêle-t-il ?

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Le soir, Denise prévient Walter :

— Attention ! Tu as parlé de moi à la faculté.

— Je n’ai rien dit... Si, j’ai dit que je te trouvais bien, dit Walter. C’est tout.

— C’est indiscret, dit Denise. Veux-tu rompre le contrat ?

— Non.

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Quelques semaines se passent sans incident. Walter vient un peu plus irrégulièrement.

— Je te le donne en milles, dit Anne à Denise. J’ai vu Walter, avec la nouvelle secrétaire du laboratoire. J’étais allée chercher un chiffon neuf dans la boîte de la pièce 25. J’ouvre la porte avec ma clé et j’entre. Tu sais que de la pièce 25, on peut voir à côté dans la pièce 26, à travers l’imposte de la porte condamnée. J'entendais un bruit bizarre. Je suis montée sur une chaise pour voir à travers la vitre. Ils étaient en posture, et ils y allaient. J’ai regardé un bon moment et je me suis éclipsée.

— T’ont-ils vue, dit Denise.

— Ils étaient trop occupés. Ils ne doivent pas savoir qu’on peut voir depuis la pièce 25. Jamais personne n’y va et la pièce est sombre. Je n’ai pas fait de bruit. Cela m’étonne un peu pour la nouvelle. C’est allé vite. Elle aurait pu en choisir un autre. Si sa petite amie s’en doute, ça va chauffer.

— Il a une petite amie ?

— Tu n’es pas au courant ? C’est la fille qui allait avec Jojo l’année dernière.

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Denise a une colère froide quand Walter vient la voir.

— Tu ne m’as pas dit que tu couches avec une autre.

— Tu sais, dit Walter, elle est mieux que toi. Elle chante, elle rit, elle est joyeuse et nous fumons. Tout le contraire de toi. Tu ne fais pas le poids.

— Est-ce elle que tu préfères ?

— Si elle sait qu’on a couché ensemble, elle va t’arracher les cheveux. Tâche de tenir ta langue. Il vaut mieux se quitter.

 

Denise ne sait pas de quelle fille il parle. Elle s’en moque.

* ° * ° *

_

L’aventure avec Walter calme Denise. Elle a été bête de se mettre avec Walter, mais elle ne pensait pas qu’il allait se dévoyer de la sorte. Elle est mal tombée. Elle ne s’est pas méfiée, à cause de Guy et de Fernand avec qui cela avait si bien marché. Elle ne doit plus faire la même erreur. Quentin est un charmant garçon qu’elle côtoie tous les jours, très serviable et attentionné. Il est moniteur à la faculté. Il ne fume pas. Tout le monde en dit du bien. Denise l’aborde :

— Depuis combien de temps es-tu ici ? Étais-tu là avant moi ?

— J’étais déjà là l’année dernière. J’espère avoir un poste d’assistant l’année prochaine. C’est presque sûr.

— C’est probable, dit Denise. Les professeurs sont contents de ce que tu fais. As-tu une amie ?

— Non. J’en avais une l’année dernière. Elle m’a quitté.

— Avait-elle une raison ?

— Nous nous entendions bien, mais elle en a préféré un autre.

— Est-ce que je la connais ?

— Elle ne voulait pas que cela soit su.

— Je vois que tu es discret, dit Denise. Es-tu libre maintenant ?

— Oui.

— N’as-tu rien contre les femmes ? Lui en veux-tu de t’avoir laissé tomber ?

— J’aurais préféré qu’elle reste avec moi. C’est la vie... Elle fait sa vie et moi la mienne. Elle est peut-être plus heureuse avec l’autre.

— Veux-tu essayer avec moi ? Tu n'es pas obligé de répondre tout de suite, dit Denise.

— Je te trouve très bien. Pourrons-nous coucher ensemble ?

— Sans problème, dit Denise.

— Alors, d’accord. Comment nous organisons-nous ?

— Tu viens discrètement chez moi, dit Denise, toutes les fois que tu en as envie. Je te donne mon adresse. À la faculté, on fait comme si on ne se connaissait pas. Je n’aime pas les ragots.

— Moi non plus. Quand commençons-nous ?

— Ce soir si tu es libre, dit Denise.

 

Le soir, Denise le reçoit chez elle. Quentin est intimidé.

— Viens ici, dit Denise. Assieds-toi. Je t’offre quelque chose ? Un jus de fruits ? Un biscuit ? De l’eau ? Je n’ai pas d’alcool.

— Je ne bois pas d’alcool. L’eau me suffit.

Ils parlent un moment de la faculté.

— Allons-nous au lit ?

— Je suis venu pour cela.

— Je me déshabille, dit Denise. Comment me trouves-tu ?

— Tu es très belle.

— Je t’attends dans le lit, dit Denise. Déshabille-toi ? … Tu as aussi un beau physique.

— Je te rejoins.

 

Il se coule dans le lit à côté d’elle. Elle s’attend à ce qu’il vienne contre elle, la touche, l’embrasse ou même la prenne sans préambule. Il ne bouge pas. Il doit être timide. Elle l’encourage.

— Viens plus près de moi, dit Denise. Tu peux me toucher. Donne-moi ta main. Touche mon sein. N’oses-tu pas ?

— Je suis bien près de toi.

— Laisse-moi toucher, dit Denise. Tu manques de tonus. Je vais t’arranger.

— Je préfère que tu ne me touches pas.

— Je te laisse tranquille, dit Denise. C’est l’émotion. Tu iras mieux tout à l’heure.

 

Elle attend et finit par s’endormir. Quand elle se réveille, il est parti.

Le lendemain, il revient et le même genre de scène de répète. Il se couche près d’elle et rien n’arrive. Elle se dit qu’il est en panne et que cela va passer. Il suffit d’attendre un peu.

Quentin revient les jours suivants, se couche près d’elle et ne fait rien. Elle est excitée par la présence de ce bel homme et se demande quand il va se décider.

* ° * ° *

_

À la faculté, Anne est rayonnante.

— Denise, tu es la première à qui je l’annonce. Je vais me marier. Je suis heureuse, mais heureuse... Tu ne peux pas savoir.

— Qui est l’élu de ton cœur ?

— Tu ne le connais pas. Je te le présenterai. Je l’aime bien. Depuis que je suis avec lui, je me sens des ailes.

— Depuis combien de temps es-tu avec lui ? Tu ne m’avais pas dit que tu avais un ami, dit Denise.

— Il ne voulait pas que cela soit su. Maintenant, c’est officiel. Nous nous sommes mis d’accord hier soir. Je le connais depuis un certain temps. À peu près quand tu es arrivée ici. Non, c’était quand je suis allée aux sports d’hiver. Nous nous sommes connus là-bas. Je ne voulais pas : j’avais un autre ami. J’avais un peu bu. Je tournais. Il m’a raccompagnée dans ma chambre. Il était gentil. Je l’ai embrassé. Il m’a pris dans ses bras et ma couchée sur le lit. D’après ce qu’il m’a dit, il allait partir. Je me suis accrochée à lui et j’ai eu ma première relation sexuelle. Nous avons continué. Je l’aime et il m’aime. C’est merveilleux.

— Je vois que tout va pour le mieux, dit Denise. Tu m’as dit que tu avais un autre ami. L'as-tu laissé tomber ?

— Comment dire ? Je l’ai fréquenté pendant plus d’un an. C’est mieux de s’être quittés. Il est encore en bonnes relations avec moi.

— Tu as eu ta première relation sexuelle avec ton futur mari, dit Denise. Rien avec l’autre ?

— C’est bien là le problème. J’ai couché avec lui pendant un an et il ne m’a jamais fait l’amour.

— Tu ne voulais pas, dit Denise. Voulais-tu rester vierge ?

— Ce n’est pas moi qui ne voulais pas. Il disait qu’il m’aimait, mais il restait couché à côté de moi. Il ne me touchait pas et ne voulait pas que je le touche. Je me demandais si j’étais normale.

— Pourquoi normale ?

— J’avais des sensations bizarres. J’étais attirée vers lui et je sentais qu’il me manquait quelque chose. Maintenant, je sais, mais avant, il me rendait folle sans que je réalise ce qui me manquait.

— L’aurais-tu quitté sans les sports d’hiver ?

— Peut-être pas.

— Tu dois une fière chandelle à ton futur mari, dit Denise, et pour une fois l’alcool a eu du bon. Quand vous mariez-vous ?

— Ce n’est pas encore fixé. Dans quelques mois.

* ° * ° *

_

Quand Quentin arrive chez Denise, elle est décidée à mettre les choses au point.

— As-tu envie de faire un jour l’amour avec moi ?

— On couche ensemble. Cela ne te convient pas ?

— J’en attends un peu plus, dit Denise. Sais-tu ce que c’est que le sexe ?

— Tu n’es pas faite comme moi. Tu peux avoir des enfants. Pas moi.

— Pour faire des enfants, dit Denise, comment fait-on ?

— On s’aime bien. On couche ensemble. Tu m’as dit que tu prends la pilule. Tu ne risques rien.

— J’ai l’impression qu’il faut compléter ton éducation, dit Denise. Lis-tu des romans d’amour, des livres sur le sexe, des magazines pornographiques ?

— Je lis plutôt des revues qui concernent mon travail.

— Il faut élargir ton horizon, dit Denise. Je peux t’en passer. Cela ne te vient-il pas à l’idée de mettre ton sexe dans le mien ?

— Je ne sais pas si c’est possible.

— C’est vrai que tu as l’air en panne de ce côté-là, dit Denise. Veux-tu un conseil ? Va voir un spécialiste, un gynécologue ou plutôt un sexologue. Tu lui dis que tu es impuissant. Si tu t’arranges, tu me le fais savoir. Je reste amie avec toi, mais tu cesses de me voir. Moi, d’avoir un homme à côté de moi, cela m’excite.

* ° * ° *

_

Denise est découragée par ses aventures avec les hommes. Elle ne cherche plus quand un maître de conférences de la faculté l’aborde et lui fait des propositions. Elle se donne à lui et passe quelques semaines de bonheur jusqu’à ce qu’elle découvre qu’il est marié avec une enseignante travaillant dans une autre ville. Denise n’ayant pas envie d’entrer en conflit avec une épouse manifestement jalouse, elle juge que la liaison n’est pas saine et elle le quitte préventivement.

* ° * ° *

_

La propriétaire de l’appartement de Denise, qui habite dans son immeuble, demande dès son arrivée si elle peut donner des leçons de mathématiques et de physique à son fils qui est en terminale. Elle propose de lui faire cadeau de son loyer si elle donne trois leçons par semaine. Denise ne donne pas de leçons particulières, mais elle accepte de faire une exception pour faire plaisir à sa propriétaire.

Thomas, le fils, est un garçon intelligent et travailleur. Les leçons lui sont bénéfiques. Denise lui enseigne les méthodes de Guy, ce qui lui convient parfaitement. Ils se régalent, à deux, à résoudre les exercices et les problèmes dont les énoncés sont dans les livres. Denise a un peu l’impression de se retrouver comme deux ans avant avec Guy. Ils travaillent sur une table qu’elle a installée comme bureau. Elle est un peu moins large que la grande table de Nathalie, mais deux chaises passent facilement entre les pieds et permettent de s’installer côte à côte. À peu près au moment où Denise a son aventure avec Quentin, elle se rend compte que Thomas a pris l’habitude de se serrer contre elle, et qu’il le fait de façon toujours plus appuyée. Elle n’a pas fait très attention au début, car la table impose d’être rapprochés l’un de l’autre. Le contact, presque obligé, ne lui est pas désagréable. Si elle se laissait aller, elle le rechercherait. Ils sont cuisse contre cuisse et leurs douces chaleurs se marient. La nature les a prédisposés l’un pour l’autre. Certains jours, Denise en est toute retournée. Elle met d’ailleurs, sans bien s’en rendre compte, avant les leçons, des vêtements légers qui n’amortissent pas trop le contact et qui laissent entrevoir ses charmes et dégager ses odeurs. Elle remarque aussi que Thomas est moins attentif et que sa voix a parfois un son rauque qui trahit de l’émotion. Elle se doute de ce qui se passe. Elle s’éloigne de lui jusqu'à ce qu’elle bute sur le pied de table. Elle est alors à près de 10 cm de lui. Au bout de deux ou trois minutes, il est de nouveau contre elle.

 

— Je constate que tu te serres contre moi, dit Denise. Si je ne me trompe pas, tu le fais volontairement.

— Je ne sais pas, dit Thomas.

— Depuis quelque temps, dit Denise, tu es distrait, et surtout quand tu es contre moi. Ne serais-tu pas tombé amoureux de moi ?

— Je ne sais pas, dit Thomas.

— Moi, je sais très bien, dit Denise. Penses-tu à moi de temps en temps ? La nuit, par exemple.

— Oui.

— Comment me vois-tu ?

— Comme sur vos photos, dit Thomas.

— Sur quelles photos ? Tu as des photos de moi ?

— J’ai regardé dans votre album, dit Thomas.

— Sur celui-là, sur le petit meuble ?

— Oui, il y a des photos en double, dit Thomas. J’en ai pris une. Je vous la rendrai.

— Montre-moi celle que tu as prise, dit Denise.

— J’ai pris celle-là, dit Thomas.

 

Thomas lui montre un nu que Guy a pris d’elle dans le studio de l’oncle.

— Je n’aurais jamais dû les laisser traîner, dit Denise. Comment as-tu fait pour la prendre ?

— Vous avez répondu une fois au téléphone qui est dans l’autre pièce, dit Thomas. J’ai ouvert l’album en attendant. Vos photos sont belles. J’aimerais conserver celle-ci.

— Que fais-tu de la photo ? La montres-tu à tes copains ?

— Je la garde pour moi, dit Thomas.

— J’espère bien, dit Denise. La regardes-tu souvent ?

— Le soir, avant de m’endormir, dit Thomas. Vous êtes très belle.

— Avec elle, dit Denise, tu dois rêver de moi.

— Il m’arrive de me réveiller en pensant à vous, dis Thomas.

— Penses-tu seulement ? N’es-tu pas excité ?

— Si, dit Thomas.

— Bon, dit Denise, la situation n’est pas très saine, mais elle est claire. Tu es amoureux de moi. Comment en sortir ? Ton père ou ta mère sont-ils informés ?

— Non, dit Thomas.

— Travailler ensemble dans ces conditions est difficile, dit Denise. Je vais dire à ta mère que tu n’as plus besoin de leçons. Tu peux te débrouiller tout seul, maintenant.

— Ne dites rien à ma mère, dit Thomas.

— Pourquoi ?

— Je souhaite rester avec vous, dit Thomas.

— Si tu m’aimes, tu ne travailles plus, dit Denise. Ta mère va me payer pour un travail qui n’est plus possible. Il faudrait que tu cesses de m’aimer. N’as-tu pas une copine pour me remplacer ? Il y a des filles dans ta classe. Y en a-t-il une qui te plaise ?

— Non, elles ne sont pas bien, dit Thomas.

— Je suis beaucoup plus vieille que toi, dit Denise. Ma vie n’est pas avec toi.

— N’êtes-vous pas libre ?

— La question n’est pas là, dit Denise. Je suis ton professeur. Je n’ai pas à te débaucher.

— Ne m’aimez-vous pas ?

— J’ai de la sympathie pour toi, dit Denise. Tu me fais penser à un homme que j’ai beaucoup aimé et qui me faisait beaucoup d’effet.

— Ne ressentez-vous rien pour moi ? Je ne vous fais pas d’effet ?

— Collé comme tu es contre moi, dit Denise, je serais de bois, si tu ne me faisais rien.

— Vous m’aimez donc un peu, dit Thomas. Je reste avec vous.

— Si tu restes avec moi, dit Denise, on va aller jusqu’au bout. Y tiens-tu vraiment ?

— Ce serait merveilleux, dit Thomas.

— Pas autant que tu le penses, dit Denise. L’amour a une fin. Il faut se quitter un jour.

— Je ne vous quitterai pas, dit Thomas.

— À la fin de l’année scolaire, dit Denise, ce sera fini. Je ne vais pas me marier avec toi.

— Se quittera-t-on à ce moment-là ?

— Tu as le choix, dit Denise. Maintenant ou à la fin de l’année. Ensuite, c’est fini.

— Plutôt à la fin de l’année. Êtes-vous libre ? Coucherai-je avec vous ?

— Le principal est de travailler, dit Denise, mais tu as besoin de te détendre. Nous allons consacrer un quart d’heure pour l’amour sans traîner, et le reste du temps pour le travail. Ce sera plus efficace que de te morfondre près de moi. J’ai déjà travaillé de cette façon. C’est cela ou rien. Décide-toi.

— Je reste, dit Thomas.

— As-tu une expérience des femmes ?

— Non, dit Thomas.

— Moi, dit Denise, j’ai une petite expérience des hommes. Ce n’est pas toujours ce qu’on espère, mais j’ai confiance en toi. Viens dans la chambre... Déshabille-toi et laisse-moi faire... Couche-toi sur le dos... Je monte sur toi... Parfait... Tu es bien viril... Tu as le droit de te soulager... C’est agréable... Je me retire. Tiens, prends ce mouchoir pour t’essuyer. Je passe à la salle de bains. Elle est aussi à ta disposition. Rhabille-toi. Cela s’est bien passé... Es-tu content ?

— Oui, dit Thomas. C’est surprenant ce que cela fait du bien. Je suis détendu.

— Moi aussi, dit Denise. C’est le but que nous avons recherché. Nous allons en profiter pour nous remettre au travail. Allez, ouste ! Rattrapons le temps perdu.

 

Denise se dit qu’elle est folle d’avoir fait cela, mais c’était plus fort qu’elle. Elle retrouve avec Thomas ce qui lui avait tant plu avec Guy : la même attirance instinctive et le même enchaînement de sensations qui mène au paroxysme du plaisir. Son amour pour Thomas est total, mais elle n’ose pas le montrer, affichant volontairement une décontraction proche de l’indifférence.

* ° * ° *

_

Les leçons de Denise à Thomas continuent jusqu'à la fin de l’année scolaire, avec presque chaque fois un quart d’heure de détente. Denise veille à ce que Thomas travaille bien. Elle ne lui avoue pas qu’elle lui est très attachée. Elle aime ce garçon qui la satisfait aussi pleinement que Guy. Dans son esprit, elle les confond un peu. Elle est heureuse de constater, au moment de l’examen, que Thomas obtient les meilleures notes de sa classe et qu’il a une très belle mention. C’est lui qui vient lui annoncer le résultat. Ils le fêtent par un quart d’heure prolongé de détente avant de se quitter. C’est un déchirement pour Denise de le voir partir, mais elle fait bonne figure et, pour ne pas troubler Thomas, affiche un détachement que tout son corps réprouve.

* ° * ° *

_

Denise est en relation avec Françoise. Elles décident de partir en voyage en car organisé au début des vacances 1974. Denise, qui est recalée à l’oral de l’agrégation, est libérée juste à temps. Elles vont en Grèce et à Istanbul. Denise partage sa chambre avec Françoise, mais au bout de deux jours, Françoise découche pour aller avec l’accompagnateur et Denise se retrouve à dormir seule.

— Tu as la chance d’avoir un homme, dit Denise. Est-il bien ?

— Pas mal, dit Françoise. Il est bien équipé. Si tu veux, je te le passe cette nuit. Il m’a dit qu’il aimerait bien coucher avec toi. Tu lui as tapé dans l’œil.

— Me le laisserais-tu ?

— Entre copines, nous pouvons partager. Je suis indisposée. Profites-en. Mais si tu n’en as pas envie, je garde la place.

— Il te fait l’amour ainsi, dit Denise. Moi je préfère ne plus saigner.

— Moi, je n’attends pas. J’enlève le tampon juste avant, et après j’en mets un autre.

— Tu dois en consommer beaucoup, dit Denise.

— Oui. Je ne fais pas d’économie là-dessus. On ne fait pas que ça. Il aime bien les fellations. J’en ai l’eau à la bouche.

— M’expliques-tu ce que c’est ?

— Ma chère, tu retardes. Moi, j’adore, et lui ne jure que par ça.

 

Elle lui explique minutieusement comment elle procède. Denise n’est pas enthousiasmée. Elle n’a pas envie de s’y mettre et préfère l’amour ordinaire. Elle découche ce soir-là et se donne classiquement à l’accompagnateur. Denise et Françoise alternent les jours suivants jusqu'à la fin du voyage avec seulement une interruption causée par la rencontre d’une accompagnatrice d’un autre car qui prend la place pendant deux jours. À l’arrivée, une alliance apparaît miraculeusement au doigt de l’accompagnateur et Denise et Françoise, qui s’apprêtent à le remercier chaleureusement avant de le quitter, doivent se contenter de le voir embrasser son épouse venue l’accueillir à la descente du car.

* ° * ° *

_

Denise n’est ni une grande admiratrice des ruines antiques, ni friande d’attractions touristiques. Elle estime que ce voyage lui a fait perdre son temps. Guy lui avait montré que les livres, et en particulier ceux de géographie, en apprennent beaucoup plus, et à moindre prix. Elle aurait pu se contenter du guide qu’elle a acheté avant de partir. Le voyage ne lui a rien apporté de plus. Elle a cédé à Françoise, qui désirait sa présence, mais elle ne recommencera pas. Elle a côtoyé des gens, ce qui est positif, mais seulement ceux du car. Dans les pays qu’ils ont traversés, la barrière de la langue était insurmontable. Il reste qu’elle a partagé son lit avec un homme. Elle en a besoin, mais maintenant qu’elle est arrivée, elle n’est pas plus avancée qu’au départ. Prendre les hommes comme Françoise, au hasard des rencontres, n’est pas sa solution. Il lui faut de la stabilité, un homme qu’elle aime et qui partage sa vie avec elle. Elle déchante encore plus, en constatant qu’elle a attrapé une jaunisse, sans doute en mangeant des aliments lavés à l’eau sale. Les risques du voyage ne sont pas nuls. Elle passe le reste des vacances dans son lit. Elle a l’impression que la peau colle sur les os. Elle a envie de se gratter partout. Elle doit manger sans graisse. Elle est fatiguée et elle est devenue sensible au froid. À la rentrée 1974, elle est à peine remise. Elle est nommée sur place, ce qui lui évite un déménagement. Elle a du mal à assurer ses premiers cours. Heureusement, elle a des classes faciles et peu d’heures de cours. Elle reprend lentement du tonus.

* ° * ° *

_

Denise est encore affaiblie par les suites de sa jaunisse quand elle rencontre Serge, un professeur certifié d’anglais du lycée où elle travaille désormais. C’est un bel homme au physique et à l’allure de jeune premier, et qui parle avec facilité, un vrai séducteur. Il est généralement très entouré, et Denise fait partie du lot des admirateurs. Elle n’a pas les yeux dans sa poche. Elle est loin d’être la seule à l’apprécier. Il ne manque pas de propositions plus ou moins nettes de la part des femmes. Il semble ne pas y attacher d’importance. Célibataire et vivant seul, il ne s’affiche avec personne, même s’il est aimable avec le sexe faible. Il est discret avec ses liaisons, mais il est évident qu’il est à l’aise avec les femmes. Denise se doute qu’il ne l’attend pas, mais elle le mettrait volontiers dans son lit. Pendant des jours, des semaines, elle tourne autour et l’observe soigneusement. Une fois, elle a vu une femme s’approcher de lui et lui glisser à l’oreille quelques mots. Elle a cru entendre qu’elle lui disait de passer chez elle. Il a répondu avec un grand sourire, mais à la mine renfrognée de la femme Denise en a déduit qu’elle avait dû essuyer un refus poli. Elle estime qu’elle n’a aucune chance, qu’elle va se faire rabrouer de la même façon, mais elle n’a rien à perdre. Elle hésite, puis se décide à tenter le tout pour le tout. Elle l’invite à dîner et à passer la soirée chez elle. À sa grande surprise, il accepte.

Serge arrive en retard. Denise a cru qu’il la laissait tomber, mais il est là. Ils parlent de choses et d’autres. Denise hésite à s’offrir. Elle est très excitée, mais attend qu’il se manifeste. Enfin, il aborde la question qui la préoccupe.

— J’espère que vous m’avez excusé pour mon retard. J’avais un autre rendez-vous. J’ai dû me décommander.

— Était-ce important ?

— Quand c’est avec une belle femme, c’est important.

— Plus belle que moi ?

— Oui, dit Serge. Très belle.

— C’était pour l’amour ?

— Bien sûr.

— Et vous m’avez préférée, dit Denise.

— Votre repas était très bon, dit Serge. Je ne regrette pas d’être venu.

— Vous préférez un repas à une belle femme ?

— Ce n’est que partie remise, dit Serge. Elle sera plus amoureuse la prochaine fois. Je craque pour une belle femme. Je résiste mal quand l’une d’elles se propose.

— Alors, dit Denise, que pensez-vous de moi ?

— Acceptez-vous que j’en aime d’autres ?

— Oui, dit Denise. Je ne suis pas jalouse.

— Dans ces conditions, dit Serge, nous pouvons nous entendre.

— Mettons-nous au lit, dit Denise.

— D’accord, dit Serge. J’ai sommeil.

_

Ils se couchent ensemble. Denise est au comble de l’excitation. Elle se frotte contre lui, mais n’ose pas aller plus loin, s’attendant à ce qu’il se manifeste le premier. Il reste calme et s’endort. Elle ne le réveille pas, jugeant qu’il doit être fatigué.

Au petit matin, Denise, ivre de désir, a assez patienté. Voyant qu’il se réveille, elle l’entreprend. Elle arrive facilement à l’exciter. Alors, il prend la relève, mais sans précipitation. Il la caresse d’abord longuement, puis elle a enfin ce qu’elle cherche. En expert, il la fait monter au septième ciel. La satisfaction de Denise est complète : c’est divin. Même avec Guy, Fernand et Thomas, elle n’a jamais eu autant de plaisir.

— Voulez-vous m’épouser, dit Serge en souriant ?

 

Denise est abasourdie.

 

— Vous m’avez dit que vous aimez les belles femmes. Je n’en suis pas une.

— C’est exact, dit Serge. Avec vous, ce n’est pas le sexe que je cherche. J’en ai assez à ma disposition, et c’est banal. Je cherche une femme comme vous pour me marier. Vous acceptez que j’aille avec les femmes qui me plaisent. Vous n’êtes pas jalouse. Vous savez tenir un intérieur. Vous savez tenir votre rang en société. Pour moi, vous êtes la femme idéale.

— Et vous voulez que je me marie avec vous, en vous permettant d’aller voir vos belles ?

— Oui, dit-il. Vous ne me changerez pas. Tant que les belles me solliciteront, j’irais avec elle. Je leur fais plaisir et je m’en voudrais de ne pas les honorer.

— Et il n’y en a pas une seule que vous voudriez pour femme ?

— Non, dit Serge. Pas une seule. Elles sont jalouses, tête en l’air ou mariées. Elles ne sont bonnes que pour l’amour. Un jeu sans importance, mais que j’adore. Je n’ai pas l’intention de m’en priver.

— Et moi, dit Denise. Suis-je bonne ?

— Vous êtes normale pour le sexe, dit Serge.

— Pas plus ?

— Pas plus, dit Serge.

— Pourquoi avoir fait l’amour ce matin avec moi ?

— Pour vous piéger, dit Serge. C’était nécessaire. Vous allez avoir envie de recommencer. Les femmes sont comme ça. Je vous ai fait patienter une nuit, et vous avez mordu à l’hameçon. Vous avez eu le plaisir qui vous lie à moi.

— Vous n’êtes pas le seul, dit Denise.

— Où sont les autres ? Ne croyez pas que je vous choisis à la légère. Je vous observe depuis quelques jours, et j’ai pris des renseignements. Pour l’amour, je n’ai vu personne, et votre excitation me l’a confirmé. Vous n’avez pas fait l’amour depuis un certain temps.

— C’était visible ?

— Je sais quand une femme a envie, dit Serge. Le sexe ne ment pas. J’ai l’habitude. Vous aviez une envie folle. N’est-ce pas ?

— Avez-vous fait exprès de me faire patienter ? Êtes-vous capable de résister à vos envies ? Pas ce matin en tout cas.

— Hier, dit Serge, quand vous m’avez donné rendez-vous, j’ai été pris de court. Cela bousculait mes projets.

— Vous deviez rencontrer la belle.

— Oui. Un peu plus tard que vous, après le repas.

— Pour faire l’amour, dit Denise ?

— Bien sûr, dit Serge.

— Alors, pourquoi pas avec moi hier ?

— Je devais vous faire patienter, dit Serge, pour que votre plaisir soit maximal. Pour une première fois, il ne faut pas aller vite. Ma prestation vous a-t-elle déplu ?

— Hier, vous m’auriez plu, dit Denise, comme ce matin.

— Je n’en suis pas complètement persuadé, dit Serge. C’était trop tôt. C’était risqué sans préliminaires. Vous n’aviez pas l’habitude de moi.

— N’avez-vous pas senti comme je voulais de vous ? Et vous, comment avez-vous fait pour résister ? Aucune envie hier ? Ce matin, vous n’avez pas résisté.

— Si vous voulez savoir, j’avais pris mes précautions. Je suis allé me décharger avant de venir chez vous.

— Vous êtes-vous masturbé ?

— Quand on a une femme à sa disposition, dit Serge, je la préfère à la masturbation. C’est plus agréable.

— Vous avez fait l’amour juste avant de venir me voir ?

— Oui, dit Serge. C’est la raison de mon retard.

— Ce n’était pas avec la belle ?

— L’horaire ne convenait pas. C’était avec une ordinaire, trouvée en urgence.

— Une ordinaire comme moi, dit Denise ?

— Comme vous, à peu près. Elle se trouvait là, à ma disposition, me réclamant depuis longtemps. Je l’ai satisfaite. Sans vous, elle attendrait encore. Il est probable que ce sera la seule fois.

— Vous êtes sûr ?

— Je ne suis sûr de rien, dit Serge. On verra plus tard quand elle me relancera.

— Elle n’a pas eu de plaisir ?

— Si, dit Serge. L’amour est à traiter sérieusement. La femme doit avoir du plaisir. Je lui ai consacré le temps nécessaire, et tout s’est déroulé normalement.

— Qui est cette femme ? Je la connais ?

— Cette femme ne souhaite pas que cette affaire s’ébruite, dit Serge. Elle est mariée. Je respecte son désir de respectabilité. C’est le cas général. Je suis discret. Les gens n’ont pas à jaser.

— Vous m’en parlez, dit Denise.

— Ce n’est qu’un exemple, dit Serge. Vous devez savoir ce qui vous attend si vous m’épousez. Je vais être très clair. Je ne changerai pas mes habitudes avec mes belles. Je ne vous épouse pas par raison sexuelle. Je ne vous parlerai pas des secrets des femmes qui me sollicitent. Je préfère que tout reste dans l’ombre. C’est mieux pour elles et pour moi. Je ne vous parlerai de façon précise que de celles qui souhaiteront se faire connaître et si vous le désirez. Je ne fréquente pas celles qui s’exposent. Il n’y aura que vous sur le devant de la scène.

— Coucherez-vous avec moi ?

— Il est rare que je découche, dit Serge. Je l’ai fait aujourd’hui, mais en anticipant ce qui sera normal si vous devenez ma femme. Si vous m’épousez, sauf exception et quelques soirs, vous m’aurez toutes les nuits, au moins pour dormir. Nous serons mari et femme, et la plupart du temps ensemble.

— Parlons un peu de moi, dit Denise. Ai-je les mêmes droits que vous ? Je peux aimer d’autres hommes et décider d’aller avec eux.

— Sans me quitter ?

— Oui, dit Denise.

— Si vous restez discrète, dit Serge, très discrète, comme moi, pourquoi pas ? C’est votre place près de moi qui est importante, mais vous avez le droit de circuler librement. L’amour n’occupe pas beaucoup de temps. Il est évident que vous avez connu d’autres hommes, car vous avez de l’expérience. Je préfère, car si vous n’en aviez pas, vous pourriez m’accuser de vous séduire en traître. Mariée, quelques relations en plus ou en moins ne changent pas grand-chose. Vous n’apprendrez rien de nouveau, mais vous serez calmée, comme moi avec mes belles. D’ailleurs, je ne me fais pas d’illusions. Il faudrait enfermer les femmes pour qu’elles se tiennent, comme dans certains pays. Ici, ce n’est pas le cas. Elles font ce qu’elles veulent, et en profitent. Je le constate tous les jours et je ne les critique pas. Je ne vais pas vous surveiller pour savoir avec qui vous allez. C’est sans importance dans la mesure où vous restez avec moi et ne l’affichez pas. Les femmes que je côtoie viennent librement à moi. Je ne veux pas des autres, et je garde ma liberté avec elles. Vous n’en entendrez pas parler si tout se passe comme je l’espère. Il doit en être de même pour vos hommes. Nous devons être un couple modèle aux yeux de tous, des mariés exemplaires. Nos amours externes doivent rester secrets.

— Je ne vous empêche pas d’aller avec une autre, dit Denise. Si vous vous aimez sincèrement, c’est normal.

— Bien, dit Serge, on est d’accord. Les femmes veulent de moi et moi d’elles. Gardez vos hommes. Forniquez avec eux tant que vous voulez sans vous montrer et sans découcher de façon visible. Il faut vivre avec son temps. Ce serait bête de se limiter. Égalité entre vous et moi. Je ne suis pas un mari parfait. Vous n’avez pas à l’être non plus. Je vous donne quelques jours pour répondre.

— Disons quelques semaines, dit Denise. Ce contrat est à étudier. Venez dormir avec moi en attendant. Nous ferons connaissance.

_

Serge laisse Denise libre, libre de faire l’amour discrètement avec qui elle veut. Elle n’a jamais renié Guy ou Thomas, et les aime toujours. Elle n’envisage pas de renouer avec eux, mais elle est satisfaite de savoir qu’elle pourrait le faire sans opposition. C’est très important qu’il ne soit pas jaloux, qu’elle puisse garder une partie de sa liberté. Symétriquement, si Serge a d’autres amours, ce serait cruel de les séparer. Elle peut s’en accommoder. Denise n’envisageait pas le mariage. Elle est impressionnée par Serge au lit. Après avoir pratiqué plusieurs fois avec lui, elle a la confirmation qu’il la satisfait pleinement. Il sait la préparer par des baisers et des caresses appropriées, trouver le moment où elle l’attend impatiemment. L’acte sexuel qui suit est un délice. Guy et Thomas sont moins doués, plus ternes. L’amour est plus physique, plus prenant avec Serge. C’est son point fort. Si elle avait à choisir, ce serait pourtant Guy, mais Guy est loin, indisponible, et jamais elle ne voudra se marier avec Thomas. Il reste Serge, celui que toutes les femmes convoitent, et avec passion, vu son savoir-faire. Denise ne croit pas aux théories de Serge sur l’amour. Elle se sent capable d’obtenir ce qu’elle souhaite, car au lit, elle a facilement Serge toutes les fois. Serge sera dans son lit, toutes les nuits, à sa disposition. La vie qu’elle envisage l’enchante. Par son intermédiaire, vu l’influence que Serge exerce sur son entourage, elle en aura plus que si elle restait seule. Le contrat est avantageux : il lui convient. Elle cède. Ils se marient en novembre 1974. Denise invite Guy, mais ils ont à peine le temps d’échanger quelques mots au milieu du remue-ménage de la cérémonie. Denise et Serge s’installent dans un appartement près du lycée.

* ° * ° *

_

Les premières semaines de mariage sont sans histoire. Denise retrouve la plénitude sexuelle qu’elle avait eue avec Guy. Elle est faite pour vivre avec un homme, et recevoir de lui tout ce qu’il peut lui donner. Mais Serge renoue avec une liaison d’avant le mariage. Denise l’excite moins facilement.

 

— Tu me délaisses, dit Denise. Ne m’aimes-tu plus ?

— Si, dit Serge. Je n’ai pas trop envie de faire l’amour avec toi pour le moment. C’est parce que je suis occupé.

— T’occupes-tu avec cette coiffeuse qui est venue te chercher hier ?

— Oui, dit Serge. Je l’avais lâchée pour me marier avec toi. Elle a été patiente et moi aussi. Je ne suis pas longtemps avec elle. Tu ne peux pas dire qu’elle est gênante.

— Tu préfères aller avec elle plutôt qu’avec moi, dit Denise. Ne suis-je pas bien ?

— Tu es très bien, dit Serge. Tu présentes bien. Je n’ai rien contre toi.

— Tu vas avec elle, dit Denise.

— La plus grande partie de mon temps, je le passe avec toi, dit Serge. Tu as toutes les nuits. Elle est belle. Elle est bien maquillée. Elle est jeune. Elle est dynamique. Je suis bien avec elle. Elle me change de toi.

— Et elle fait bien l’amour, dit Denise.

— Oui, dit Serge. C’est agréable avec elle. On s’entend bien. Elle est moins froide que toi.

— Pourquoi ne t’es-tu pas marié avec elle ?

— Je préfère faire ma vie avec toi, dit Serge. Tu as beaucoup de qualités. Tu sais tenir une maison. Tu sais parler aux invités. Tu sais mieux dépenser que moi. Quand je me mets en colère, tu attends que ce soit fini...

— N’en jette plus, dit Denise. Tu m’aimes bien, sauf pour faire l’amour.

— Je t’aime aussi pour l’amour, dit Serge, et je t’ai consacré plusieurs semaines. J’ai exagéré. Il faut penser aux autres. Les femmes m’attirent. Elles s’offrent à moi. Je ne vais pas les repousser, surtout celles qui me plaisent. Je ne t’ai pas prise en traître. Tu étais prévenue.

— Avec moi, dit Denise, c’est toi qui as cherché.

— C’est toi ! Vous êtes toutes pareilles, dit Serge. Vous dites parfois plus ou moins non avec la bouche, mais oui avec le sexe. Ce sont les femmes qui cherchent. Elles sont insatiables. C’est bien toi qui me relances actuellement. Tu n’es pas la seule.

— Tu es marié, dit Denise. Tu as signé un contrat de fidélité.

— Je suis fidèle, dit Serge. Je ne t’abandonne pas. Tu peux compter sur moi. Je reste avec toi. On aura des enfants qui porteront mon nom. Je tiens à toi.

— Pourquoi vas-tu avec cette coiffeuse si nous sommes toutes pareilles ?

— Toutes pareilles pour se donner, dit Serge, mais tu manques de chaleur. Tout est bien organisé avec toi. Tu réfléchis à tout. Tu as la spontanéité d’un robot. C’est ta culture scientifique qui déborde. Ce qui est bien pour la maison ne l’est pas au lit. Tu ne vas pas me le reprocher. Tu as bien couché avec des hommes. Tu m'as dit que tu les aimes. Continue. Je ne t’en fais pas grief. Je te trouve normale. Tu es comme moi.

— Moi, dit Denise, c’était avant le mariage.

— Avant ou après, dit Serge, il n’y a pas grande différence. Je t’assure que les femmes mariées ne se réservent pas plus que les autres.

— Alors, dit Denise, le mariage ne sert à rien.

— Si, dit Serge. Il sert à occuper une place dans la société, et les femmes mariées que je connais ont l’avantage d’êtres plus accessibles que les célibataires. Elles font moins de simagrées.

— L’amour hors mariage n’est pas très bien vu, dit Denise.

— Parce qu’il faut garder sa place, dit Serge, comme je le fais en étant avec toi. Si on reste discret, c’est bien toléré. Les rois ont toujours eu des maîtresses, et les reines des amants. Connais-tu beaucoup de femmes ou d’hommes qui n’ont pas de relations de ce genre ?

— Je crois en connaître, dit Denise.

— Tu crois, dit Serge, mais tu n’en es pas sûre.

— Si, dit Denise. Il y a des fidèles chez les femmes comme chez les hommes.

— Sauf chez les dérangées, dit Serge, la fidélité n’existe qu’en façade. Je te suis fidèle et tu m’es fidèle pour tout le monde. Les femmes sont en majorité des putains quand elles ont l’habitude, comme toi, et j’en ai la preuve. C’est heureux, car les hommes aiment cela. Il vaut mieux ne pas le dire, mais c’est la vérité. Elles se pomponnent pour nous attirer. Je t’assure qu’il n’y en a pas beaucoup qui refusent, sauf peut-être celles qui sont vierges ou incapables.

— Qu’as-tu contre les vierges ?

— J’en suis las, dit Serge. J’en ai tâté quelques-unes. Il faut insister, prendre beaucoup de temps pour les convaincre, et tout cela pour risquer de rater et de se faire mal voir, sans compter qu’elles ont tendance à s’accrocher quand on réussit. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. J’ai compris à l’usage. Je les évite quand elles ne valent pas le coup. Je laisse aux autres le soin de frayer le chemin. J’ai assez donné. Il n’y a que les très jeunes qui sont faciles. Je préfère les femmes déjà initiées. Elles pullulent et il suffit de montrer qu’on est disponible pour qu’elles écartent les cuisses.

— Tu me vois ainsi, dit Denise.

— Évidemment, dit Serge. C’est exactement toi. Regarde-toi. Tu es prête à me recevoir. Les autres sont comme toi. Il n’y a pas à se masturber.

— Tu préfères ta coiffeuse ?

— Ce n’est pas pour te dénigrer, dit Serge, mais tu n’as pas de piment. Un vrai bout de bois. Il y a de l’animation avec elle. Elle m’excite, alors qu’avec toi, il faut avoir une grosse envie. As-tu remarqué qu’elle est belle ?

* ° * ° *

_

La mère de Thomas, très contente des résultats de celui-ci à l’examen, contacte Denise pour qu’il reprenne des leçons. Denise n’est pas très chaude, car le programme de classes préparatoires aux grandes écoles est difficile et va lui demander du travail. Revoir Thomas, la décide d'accepter. Elle choisit les heures de leçons quand son mari n’est pas là. Serge se passant fort bien d’elle, elle n’a aucun scrupule à proposer des quarts d’heure de détente à Thomas. Sachant qu’elle est mariée, Thomas s’informe. Elle le rassure : Serge accepte si cela reste secret, et elle lui garantit qu’elle ne se refusera jamais à Serge, qu’il n’en pâtira pas. Elle ne se préoccupe pas trop que les amours de Serge puissent télescoper ceux de Thomas, car Serge, c’est la nuit, et Thomas, c’est le jour.

Dormir près d’un homme actif ne suffit pas. Denise doit solliciter Serge pour que l’activité soit pour elle, car il se fait tirer l’oreille. Il a rarement l’initiative, car il se dépense beaucoup à l’extérieur. Il se réserve pour ses belles qu’il ne veut pas décevoir. Batailler pour s’imposer n’est pas dans la nature de Denise. Rapidement, Thomas recueille presque toutes les faveurs de Denise, et Serge seulement des restes. Denise ne parle pas de son amant, car Serge est indifférant à ce qui n’est pas visible, et se passe d’honorer sa femme quand elle ne le réclame pas. Dans la vie courante, Denise apprécie de l’avoir. Il plaît à tout le monde. Tous les regards convergent vers lui. Dans la société, c’est le roi, et elle vit en reine, en reine qui accepte les discrètes favorites du roi.

Thomas n’est pas là pendant les vacances. Pour compenser, au lit, Denise se colle contre Serge pour l’exciter, parvenant ainsi à le motiver. Il la repousse de temps en temps. Elle n’insiste pas, sachant qu’il s’est dépensé à l’extérieur. Elle retrouve son amant à la rentrée.

* ° * ° *

 

 

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* ° * ° *

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Guy et Denise s’étant mutuellement raconté les deux années de séparation, ils s’interrogent sur certains points :

 

— Guy, tu as connu cinq filles en deux ans, dit Denise. Tu n’as pas beaucoup fait l’amour. Quand j’étais avec toi, tu ne rechignais pas pour le faire.

— Je n’avais personne comme toi, dit Guy. Avec Hélène, elle ne voulait pas aller jusqu’au bout.

— Elle est pourtant allée assez loin, dit Denise. Tu éjaculais sur elle ?

— Oui, dit Guy. Cela ne me donne pas le même plaisir que quand je fais vraiment l’amour. J’avais la sensation d’être en faute. Elle restait sur la réserve et moi aussi. Ce n’est qu’après son mariage qu’elle est devenue accessible, et je n’ai même pas eu le loisir d’en profiter pleinement plus de quelques fois.

— Considérait-elle vraiment qu’elle ne faisait pas l’amour ?

— Pour moi, dit Guy, cela en était. Elle m’a étonné en me disant que ce n’en était pas. J’ai beaucoup réfléchi depuis lors. Je ne suis pas certain d’avoir eu raison.

— Tu ne vas pas me faire croire qu’elle ne faisait pas l’amour quand tu la pénétrais ?

— Je vais t’expliquer ce qui me fait douter, dit Guy. Tout ce qui est sexuel concerne le sexe. L’amour concerne la relation entre les sexes.

— Cela me semble évident, dit Denise.

— Il y a beaucoup de choses qui concernent le sexe : en particulier, tout ce qui provoque son excitation, dit Guy. J’y inclus la copulation fécondante ou non, le contact des deux sexes, les attouchements, les caresses profondes, les caresses superficielles, les caresses sur le reste du corps, la fellation, les baisers, la danse rapprochée, la vision d’une partie du corps de l’autre comme le sexe, les cheveux, la poitrine, le bas du visage, les bras ou les pieds suivant les lieux ou les époques. J’ajoute le rêve de l’autre et les fantasmes. Tout cela excite le sexe, mais est-ce de l’amour ?

— L’amour, dit Denise, c’est quand on est l’un dans l’autre.

— C’est ta définition de l’amour, dit Guy. Il y en a beaucoup d’autres. Tout ce que je t’ai cité de sexuel concerne l’amour à des degrés divers, et ma liste n’est pas exhaustive. Les fantasmes et le rêve sont rarement considérés comme de l’amour, sauf par les romantiques. À l’opposé, tu connais des personnes autour de toi pour qui l’accomplissement complet de la relation sexuelle n’est qu’un simple geste d’hygiène sans amour. Suivant les gens, il y a des différences sur ce qu’ils mettent dans l’amour. Je passe sur la masturbation qui n’est pas du tout ressentie de la même façon par les uns et les autres ou la fécondation artificielle que je n’arrive pas à classer. L’amour est une attraction de l’un pour l’autre, mais qui n’inclut pas toujours les mêmes choses suivant les individus. Où est la limite ?

— Qu’en déduis-tu ?

— J’en déduis qu’Hélène, avec ses œillères, s’était polarisée sur la virginité, dit Guy, sur cette barrière symbolique qui est restée infranchissable pour elle, hors son mari. C’était la limite entre l’amour interdit et le non-amour autorisé par ses convictions. Je ne voyais pas les choses de cette façon. J’étais plus proche de la tienne. Pour moi, le fabuleux plaisir qu’elle avait avec moi et le contact de son sexe était une preuve d’amour. Pour elle, non. C’est peut-être elle qui a raison. Personne ne l’a jamais empêchée de se masturber et d’avoir du plaisir en se touchant. Elle m’a dit qu’elle le faisait souvent avant de me rencontrer, depuis qu’elle était petite. Je ne faisais que révéler un peu plus son plaisir par des caresses intimes d’amitié sans conséquence. L’amour était autre chose pour elle. Il passait par le mariage.

— Elle serait restée pure avec toi ?

— C’est possible, dit Guy. Pour elle au moins.

— Et pour toi ?

— Sa vérité a autant de valeur que celle d’un autre, dit Guy, car l’amour se cantonne surtout dans le cerveau. Si elle en est persuadée, moi aussi en ce qui la concerne. Par contre, j’ai fait l’amour avec elle, alors qu’elle ne le voulait pas. Je l’ai violée, parce que je n’ai pas essayé de la comprendre. Elle ne s’en est pas aperçue, mais j’aurais dû me retenir, la respecter.

— Tu n’as pas à te culpabiliser avec une fille pareille, dit Denise.

— Je ne suis pas innocent, dit Guy. Je l’ai violée d’abord sciemment pour tester ses réactions et ensuite j’ai continué par lâcheté.

— Son mari te l’avait demandé.

— Il est mon complice, dit Guy. Je suis pourtant le coupable, car il ne savait pas qu’elle m’avait répété plusieurs fois de ne pas la violer. Hélène a considéré que mon sperme arrivait en elle de façon involontaire, mais j’ai commis la faute volontairement. Je ne l’ai pas informée du viol. Je l’ai méprisée. Je suis impardonnable.

— Moi, dit Denise, je te pardonne.

— Je suis un violeur, dit Guy, indiscutablement. Si elle m’a quitté, c’est qu’elle l’a bien compris ainsi. Notre relation était fondée sur un quiproquo. Je lui faisais l’amour sans l’aimer, et elle m’aimait sans faire l’amour.

— Elle avait un point de vue bizarre, dit Denise.

— Cela arrive chez les sentimentaux, dit Guy. Ils s’enferrent sur une idée et n’en sortent pas. Tout le reste doit suivre, même si cela coûte beaucoup.

— Renée et Léa se contentaient de tes caresses, dit Denise. N'avaient-elles pas envie de te caresser ? Moi, j’aime bien.

— Je restais habillé et je n’avais pas envie qu’elles le fassent, dit Guy. Cela n’a jamais posé de problème.

— Quand je t’ai quitté, dit Denise, j’étais en manque de toi. As-tu ressenti la même chose ?

— J’étais sous pression, dit Guy, ce qui donne envie de faire l’amour. Je regardais un peu plus les femmes. Je regrettais le temps où je me soulageais en toi. J’ai bien pensé à toi et j’ai eu des nuits agitées. Au bout d’un certain temps, j’ai retrouvé un équilibre voisin de celui que j’avais avant de te connaître. Avec Hélène, j’allais cahin-caha.

— Moi, dit Denise, sans relations, je n’ai jamais retrouvé le même équilibre. Mes envies sont devenues beaucoup plus fortes et surtout précises. Le cas d’Odile m’étonne. Elle voulait se donner et te louait de ne pas la prendre. Comment l’expliques-tu ?

— Je crois que c’est lié à son caractère, dit Guy. Toi, tu es pragmatique. Si j’avais couché avec elle, son idéal s’effondrait.

— Bon, j’admets, dit Denise. L’histoire de l’hymen d'Odile m’a amusée. Pourquoi t’en a-t-elle parlé ?

— Elle revenait très souvent sur le gynécologue qui l’avait envoyé promener parce qu’elle était vierge, dit Guy. Elle répétait toujours que ce n’était pas sa faute si elle était vierge. Elle devait se marier et le destin ne l’a pas voulu. C’est bien revenu une dizaine de fois, et même plus. Je n’ai pas compté, mais elle y revenait toujours. Cette caractéristique, de rabâcher sans cesse sa peine, ne me plaît pas. Elle voulait sans doute me persuader qu’elle était vierge pour mieux affirmer ses dires. Elle était, à mon sens, complexée. Elle avait beaucoup de pudeur avec tout le monde, et ensuite sa pudeur avec moi a complètement disparu. Elle cherchait tous les prétextes. Elle se défoulait sur moi de tous ses problèmes sexuels qu’elle refoulait depuis des années. J’étais flatté de sa confiance. C’était pour moi une femme à découvrir qui me disait tout. Elle était loin de ce que je cherchais, mais elle m’intéressait. J’ai même lu son journal intime où elle révélait ses pensées et ses rêves.

— Elle te l’a montré ?

— J’ai su, dit Guy, pas très longtemps avant la séparation, qu’elle avait ce journal. Elle l’a montré et me l’a confié. Elle m’a demandé de ne pas l’ouvrir devant elle. Je ne voulais pas le prendre, mais elle l’a imposé en gage de son amour. Elle ne l’avait jamais montré à d’autres personnes. C’était deux lourds cahiers reliés, de grand format, dont les pages étaient couvertes de sa petite écriture bien formée. J’ai mis des jours à le lire. Il remontait à son adolescence. J’ai pu suivre pas à pas son évolution depuis cette époque. Toute sa vie y était, y compris sa vie sexuelle qui se résume surtout à des rêves de jeunesse, aux révélations de l’oncle, au fiancé, à l’épisode du gynécologue et à moi. J’ai pu juger de mon effet sur elle.

— Important ?

— Dès le début, dit Guy, elle m’a assimilée avec son fiancé. Elle a cherché à s’en défendre, mais a cédé très vite. Quand elle s’est offerte à moi, elle était sincère, et encore disposée par la suite. Elle aurait voulu un enfant ressemblant au fiancé. Mon refus a accentué en elle l’identification avec le fiancé, et elle est ensuite restée en admiration commune et continue.

— Elle t’aurait plus admiré que le fiancé si tu l’avais prise, dit Denise.

— C’est vrai qu’elle avait une envie folle de moi, dit Guy. J’étais allé plus loin que son fiancé. J’étais maître de la situation et j’étais tenté d’en disposer pour satisfaire mes besoins. En même temps, j’avais peur qu’elle ne se lie à moi.

— À cause de son âge ?

— Un peu, dit Guy, mais surtout à cause de son caractère sentimental. Je ne l’aimais pas assez pour me lier à elle. Je ne voulais pas lui faire de mal. Je ne voulais pas lui faire un enfant comme avec Elsa. Il y a assez de malheureux sur Terre.

— Je n’aurais pas agi comme toi, dit Denise. Odile et son enfant n’auraient pas été malheureux. Elle le voulait. Elle aurait été contente d’en avoir un. Je ne te comprends pas. Quand une femme désire un enfant et peut l’élever, il ne faut pas hésiter. Tu as été égoïste et cruel. Tu lui as gâché sa vie.

— Je n’avais pas conscience de ma cruauté, dit Guy. Si c’était à refaire, je réfléchirais un peu plus.

— Je l’espère bien, dit Denise. C’est une grosse faute que tu as commise là.

— Je pensais à Elsa, dit Guy.

— Car tu penses qu’Elsa a été malheureuse d’avoir un enfant de toi ? Non, mon cher. Elle l’a gardé. T’a-t-elle jamais reproché quelque chose ?

— Non, jamais, dit Guy.

— Son enfant est ce qui la fait vivre, dit Denise. Tu as bien agi avec Elsa, et mal avec Odile.

— Je suis responsable vis-à-vis de l'enfant.

— De rien du tout, dit Denise. Seuls ceux qui élèvent l'enfant en sont responsables, et ceux qui en veulent la responsabilité sont si nombreux qu'ils se déchirent pour l'avoir. Tu n'as pas à te mettre sur les rangs pour l'obtenir, sous prétexte d'une paternité discutable. Es-tu le père à l'état civil ?

— Je ne sais pas, dit Guy. Elsa ne m'a pas renseigné, bien que j'aie posé la question dans une lettre. Il y a les problèmes d'héritage.

 — Tu n'as rien à voir avec Élise, et rien avec l'enfant qu'Odile te réclamait. Elsa et Odile n'ont jamais voulu t'impliquer ou te responsabiliser. L'homme de passage n'est qu'un déclencheur, nécessaire, mais secondaire. Elles ne t'ont réclamé qu'un pur geste d'amitié. Tu avais la possibilité d'accepter ou de refuser, mais tu n'es engagé en rien. D'ailleurs, combien d'hommes ignorent qu'ils ont conçu un enfant ? Ils distribuent à tous vents leur semence. Quand les femmes en ont la possibilité, elles choisissent la bonne semence et celui avec qui elles vont vivre. Ton Elsa a choisi un autre homme. Élise est correctement élevée. Tu n'as pas à intervenir.

— Ton point de vue se défend, dit Guy.

— Odile est tombée sur un drôle de gynécologue, dit Denise. Le mien a été plus compréhensif.

— Tu n’y allais pas pour la même chose, dit Guy. Il n’a fait qu’un examen de routine. Tu voulais simplement des pilules. Un généraliste pouvait te les prescrire. Elle demandait un examen interne, comme une femme qui a des rapports. Elle reconnaissait qu’elle s’était comportée comme une sotte avec lui, mais la révélation que d’être vierge à son âge, n’est pas tout à fait normal, l’avait marquée énormément.

— Je ne trouve pas que c’est anormal, dit Denise. Était-elle frigide ?

— Je n’ai pas vérifié, dit Guy.

— Était-elle vraiment belle ?

— Je suis mauvais juge, dit Guy. Je te montrerai sa photo.

— Celle prise par Joël ?

— Oui.

— Tu l’as gardée… Quelle chance, dit Denise … Je vais voir cette déesse qui excite tous les mâles… Et Léa ? C’était la plus facile. Tu l’avais comme Hélène à ta porte. N’avais-tu pas de besoins physiques ?

— Bien sûr que si, dit Guy. Sans les hommes qu’elle ne savait pas éloigner, j’aurais couché avec elle. L’envie ne suffit pas. Elle était comme un chien qui accepte tout de son maître. J’aurais pu la battre ou l’envoyer à la mort. J’étais le maître absolu. Elle me faisait penser aux prostituées avec les souteneurs qui ont tous les droits.

— À ta place, dit Denise, j’aurais fait l’amour avec elle. Tu lui aurais fait plaisir. Elle était gentille.

— Je reconnais là ton bon cœur, dit Guy, mais tu n’étais pas là pour me conseiller. J’hésitais. Je ne savais pas ce que je devais faire avec elle. Je ne me suis pas engagé parce que j’en aimais d’autres : toi et Blanche en particulier. Léa ne vous éclipsait pas.

— Renée ne te convenait pas, dit Denise. J’ai l’impression que tu as un faible pour Ingrid et Lou.

— Je ne les ai connues qu’à travers Vincent et les photos, dit Guy, mais je les aime bien. L’éducation sexuelle d’Ingrid, qui commence très tôt, n’est sans doute pas idéale, mais me semble l’avoir bien protégée des ennuis venant d’un partenaire mal choisi.

— J’aurais dû faire comme elle, dit Denise. Quand je t’ai rencontré, j’aurais su ce que tu valais par rapport aux autres et je t’aurais mis le grappin dessus.

— C’est une flegmatique, comme moi, dit Guy. Je me sens très proche d’elle, bien que n’ayant pas son expérience. Lou l’est aussi, en plus timide. Il lui a manqué l’éducation précoce d’Ingrid. Je pense qu’après Vincent et Olaf, elle trouvera vite son équilibre, comme sa sœur. Elle a eu la chance de ne pas s’accrocher à son premier amour.

— C’est aussi mon avis, dit Denise. Avec le premier homme, on peut faire des bêtises. Avec les suivants aussi, mais petit à petit on s’améliore. Question indiscrète : tu as vu des photos. Comment étaient-elles ?

— Bien prises et nettes, dit Guy.

— Ne réponds pas à côté, dit Denise.

— Des nus, dit Guy, en grand format. Ingrid les a données à Vincent pour lui faire plaisir. Elle avait compris que c’étaient celles qu’il préférait. Joël a regardé longtemps celle de Lou et lui a redemandé plusieurs fois.

— Les coquins ! Je m’en doutais, dit Denise.

— T’intéresses-tu aux femmes nues ?

— J’ai bien le droit de me renseigner sur ce qui excite les hommes, dit Denise. Et Blanche, la trouvais-tu bien ?

— Blanche, c’est différent, dit Guy. Elle était très occupée. En plus de son travail, elle avait deux quasis invalides chez elle. D’après Renée, ils l’étaient depuis plusieurs années. Cela devait être un calvaire pour Blanche. Elle s’échappait une heure par-ci par-là pour venir nous voir. Elle n’a jamais pu me donner des leçons de conduite très longues. Quand je me suis mis à l’économie avec elle, j’allais chez elle pour que cela puisse durer plus longtemps. Elle me quittait de temps en temps pour subvenir aux besoins de ses parents. C’est là que j’ai pu mesurer son dévouement. Elle a perdu sa jeunesse à cause de cela. Elle était pudique. Jamais un geste de travers. Elle ne se plaignait jamais. Ce n’est que par Renée que j’ai su qu’elle se trouvait trop grande et laide, et que de ce fait, elle se sentait en marge. Moi, je la trouvais bien, mais elle ne m’a pas fait d’avance et moi non plus. Je le regrette. C’était une véritable amie.

— Un amour perdu, dit Denise. Et ton informaticienne ? Vraiment frigide ? Pas moyen de la réveiller ?

— D’après ce qu’elle m’a dit, dit Guy, elle a essayé avec d’autres garçons. Elle a consulté des médecins qui lui ont donné des traitements. Cela n’a pas marché. Elle se résignait, comme elle disait, à faire la poubelle, pour faire plaisir. Elle escomptait bien se marier un jour et fonder une famille. Elle était très sympathique. Elle disait qu’elle m’aimait bien.

— As-tu envisagé de te marier avec elle ?

— Non, dit Guy. Ton souvenir m’était plus sympathique. Elle préférait Urbain.

— As-tu pensé à te marier avec moi ?

— Oui, dit Guy, mais la place est prise.

— Tu m’as toujours dit que tu voulais terminer tes études avant d’envisager de te marier, dit Denise.

— C’est vrai, dit Guy. Quand tu t’es mariée, cela m'a fait un choc.

— Si je t’avais demandé, dit Denise, aurais-tu accepté de déroger à tes principes.

— Oui, dit Guy, mais tu ne l’as pas fait. J’avais presque terminé les études.

— C’est une occasion manquée, dit Denise. N’épiloguons pas. Et ta fille ? As-tu des nouvelles ?

— Je reçois régulièrement des lettres d’Elsa avec des photos, dit Guy.

— Vas-tu la voir de temps en temps ?

— Ce n’est pas possible, dit Guy. Elsa ne veut pas. Son mari est jaloux. Il la surveille de près. Il paraît qu’il a menacé avec son fusil un homme qui lui tournait autour. S’il soupçonnait qu’elle puisse avoir un amant ou que je l’ai été, elle serait en danger.

— Ne se doute-t-il pas qu’Élise est la fille d’Elsa, dit Denise ?

— Elsa fait très attention de considérer sa fille comme une sœur, pour ne pas le gêner, dit Guy.

— Pense-t-il qu’Elsa était vierge quand il l’a connue, dit Denise ?

— Non, dit Guy. Elsa ne lui a rien caché de son passé, comme Emma lui a conseillé. Il est au courant de tout et il a accepté la situation, mais il ne veut pas entendre parler du passé et ne veut pas d'Élise chez lui. Maintenant, dis-moi comment tu as fait pour te donner à un individu comme Walter.

— Je crois te l’avoir dit, dit Denise. J’étais tellement bien tombée avec mes amants précédents que je ne me suis pas méfiée. Je n’ai pas vu au début qu’il était dépravé.

— Tu es restée assez longtemps avec lui, dit Guy.

— Mets-toi à ma place, dit Denise. Je ne me doutais de rien.

— L’as-tu aimé ?

— Oui et non, dit Denise. Sexuellement, rien à redire. J’avais des besoins à satisfaire. Sur le plan intellectuel, il ne te valait pas, mais je m’en accommodais. Nous ne passions pas beaucoup de temps ensemble. J’étais plus équilibrée avec lui que sans lui. Je n’ai jamais envisagé de faire ma vie avec lui.

— C’est lui qui t'a quitté, dit Guy, et pas toi ?

— Oui.

— Aurais-tu pu coucher avec lui, dit Guy, sachant qu’il allait avec une autre.

— Cela ne m’enchantait pas, dit Denise, mais le contrat ne le précisait pas. S’il n’avait pas rompu de son côté, je serais sans doute restée un peu avec lui.

— Aurais-tu partagé ?

— Tu t’es bien partagé entre tes filles, dit Denise. Françoise aussi va avec plusieurs garçons. Je ne vous en veux pas. Walter avait des défauts, mais qui n’en a pas ?

— Au fond, tu dois avoir raison, dit Guy. Avec Quentin, cela n’a pas duré longtemps.

— Quelques jours, dit Denise. Ce n’était pas possible.

— Avec Anne, dit Guy, j’ai cru comprendre que cela a duré plus d’un an ! C’est incroyable.

— C’était la première fois qu’elle était avec un garçon, dit Denise. C’est normal. Tu sais, avec tes filles, c’est presque pareil. Combien de fois as-tu fait l’amour avec elles ? Si je compte bien, en deux ans, tu n’as pas fais mieux si on exclut Hélène.

— Je ne suis pas impuissant, dit Guy. C’est différent.

— Où est la différence pour les filles ? Tu les as excitées, sans les satisfaire complètement, dit Denise. Tu n’es pas mieux que lui. Ta conduite est inqualifiable. Tu n’es pas un homme.

— Tu es sévère, dit Guy.

— C’est simplement pour te donner un autre point de vue, dit Denise. Elles ont perdu leur temps avec toi, alors que c’était déjà des vieilles filles.

— J’admets cela, dit Guy, mais j’hésitais à m’engager pour ne pas leur donner de faux espoirs. C’est difficile sans savoir ce qui va sortir du partenaire. Regarde ce qui s’est passé avec Elsa. Je ne voulais pas refaire le même genre d’erreur. Il n’y a qu’avec toi que j’ai changé d’avis, et encore, c’est parce que nous avions travaillé ensemble… Avec ton mari, comment cela s’est-il passé ? Y a-t-il eu des accrocs ? Était-il libre quand tu l’as connu ?

— À peu près, dit Denise.

— M’expliques-tu ?

— Il est comme moi ; ce n’est pas un saint, dit Denise. Il a connu des femmes. Il ne me l’a pas caché, tout comme je ne lui ai pas caché que je n’étais plus vierge et que j’avais connu plusieurs hommes.

— As-tu parlé de moi ?

— Je n’ai pas donné de nom, dit Denise. Il n’a pas cherché à savoir. Je ne lui ai pas non plus demandé des détails. Il a trois ans de plus que moi. Il a vécu sa vie. Je ne lui reproche pas. J’ai une amie, qui était là, avec lui au lycée, avant que j’arrive, qui m’en a parlé assez sans que je lui demande. Il était très coureur. Il s’est un peu calmé avec moi, bien qu’il ne se contente pas de moi uniquement. Il est toujours avec une coiffeuse.

— Cela te plaît-il ?

— Je fais avec, dit Denise. C’est mieux qu’avec Walter.

— Qu’est-ce qui t’a séduit en lui ?

— Il parle bien, dit Denise. C’est un bon orateur. Il a de la prestance. Il dirige quantité de choses. Il distribue le travail. Il est actif. On n’a pas le temps de s’ennuyer. Il invite. On est invité. Au début, je trouvais cette agitation un peu exagérée, mais il faut dire que j’étais fatiguée après la jaunisse. Je suis encore frileuse. Je m’habitue progressivement. C’est une vie mouvementée, mais agréable.

— Se met-il de temps en temps en colère ?

— Oui, dit Denise, mais elle ne dure pas. Cinq minutes après, il ne sait plus pourquoi. Est-ce important ?

— Je cherche à cerner son caractère, dit Guy. Sauf erreur, il est colérique. Le nom du caractère n’est pas beau, mais les gens aiment les colériques. Ils en font leurs chefs.

— En tout cas, dit Denise, j’aime quand il est avec moi.

— J’étais aussi attiré par les colériques avant d’étudier la caractérologie, dit Guy. Je les admirais, comme tout le monde. Ils ont une telle facilité de parler et de se lancer en avant ! J’en suis revenu. Je ne les aime plus. Ils sont à la source de beaucoup de malheurs. Il ne suffit pas d’agir. Il faut penser auparavant à ce qu’on doit faire. La plupart ne sont pas assez intelligents pour éviter les erreurs. Se laisser guider par eux est catastrophique. Donc, a priori, je n’aime pas beaucoup ton mari.

— Je l’aime quand même, dit Denise.

— Tu disais aussi m’aimer et aimer Thomas, dit Guy.

— Je vous aime tous les trois, dit Denise.

— Peux-tu comparer ?

— Si tu veux savoir, dit Denise, toi tu es doux, Thomas aussi, et lui est plus dynamique.

— Ta préférence ?

— Grâce à tes soins et à ceux de Fernand, dit Denise, j’ai acquis de l’expérience, et je m’adapte. Avec toi : bien. Thomas est ton cousin : vous vous valez, avec le même style. Je l’ai initié et je continue à avoir l’initiative avec lui. Il est jeune. J’y fais attention comme à la prunelle de mes yeux. Avec Serge, relations sexuelles parfaites et plaisir physique maximal. Quand je suis avec Thomas, c’est lui que je préfère, et quand je suis avec Serge, c’est aussi mon préféré. J’ai des orgasmes avec les deux, mais je le ressens différemment. Je ne peux pas en privilégier un. Ils se complètent. Ce n’est pas comparable. J’ai du plaisir avec les deux.

— Cela montre que l’amour se passe surtout dans le cerveau. Tu ne les mets pas dans le même coin.

— Je sépare, dit Denise. Thomas et toi d’un côté, et Serge tout seul. Deux mondes à part. Serge me reproche d’être moins facile que les autres femmes. Est-ce aussi ton avis ? Pourtant, je me présente comme il est recommandé dans les manuels. Trouvais-tu la pénétration difficile ? Suis-je anormale ? Thomas n’a pas l’air d’en souffrir.

— Si je compare à Hélène, dit Guy, elle est plus lubrifiée. C’était très facile avec elle, peut-être trop. Avec Elsa, nettement moins. Comme je mettais un préservatif avec toi, cela fausse la comparaison. Dans un moteur de voiture, il y a de l’huile entre le cylindre et le piston, sur les coussinets des paliers aussi, sinon il grippe quand la vitesse est grande. Serge doit être pressé. Tu me conviens aussi bien qu’une autre. Je n’atteins pas la vitesse de grippage. L’homme aussi sécrète du lubrifiant, ce qui facilite le passage. La pénétration serait moins laborieuse si tu étais plus lubrifiée. Ce serait mieux. J’ai eu quelques relations libres avec Hélène que j’ai beaucoup appréciées.

— Tu me proposes de mettre de l’huile de moteur ? Je ne suis pas un moteur, dit Denise.

— Un doux petit coussinet peut-être, dit Guy. La nature fournit naturellement le lubrifiant, mais tu l’enlèves en te lavant.

— Tu voudrais que je reste sale ?

— Il suffit d’en ajouter quand il en manque, dit Guy. L’huile de moteur n’est pas ce qui convient le mieux à la peau. L’eau suffit. Tu mouilles ou si tu préfères, tu mets une pommade ou une crème qui tient plus longtemps. Il y en a en pharmacie, adapté à cet usage. Avec un préservatif, le problème ne se pose pas, car ils sont généralement lubrifiés. Ils sont très glissants.

— Quand Serge mettra un préservatif, le monde aura changé. Est-ce l’homme ou la femme qui met la crème ? Si c’est Serge qui doit la mettre, il n’aura pas la patience.

— La verge se promenant partout, dit Guy, elle est vite essuyée. Dans le creux de la femme, cela doit tenir plus longtemps.

— Faut-il aller profond ?

— Je ne pense pas, dit Guy. À l’entrée, cela doit suffire. C’est ce qui est lavé, et la verge en passant devient glissante. L’intérieur reste humide par les secrétions.

— Ta connaissance d’autres femmes a son utilité, dit Denise. La comparaison me montre mes déficiences. Serge a raison de se plaindre. Je vais me procurer de la crème lubrifiante pour ne plus être grippée. Je pourrais l’essayer avec toi, mais tu n’en as pas besoin.

— Je ne cherche pas à coucher avec toi, dit Guy, bien que cela ne me déplairait pas, tu t’en doutes.

— Je n’ai pas de doute là-dessus, dit Denise, tout comme tu te doutes que je ne suis pas insensible à tes charmes. Je suis incapable de te résister. J’ai de très bons souvenirs, mais ta vie n’est plus avec moi. Soyons sages. Il est temps que tu trouves une femme qui te convienne et coucher avec toi t’en détournerait. Cherche un peu. Je peux te conseiller. Quand tu en auras trouvé une, et si elle se lave et n’exige pas le préservatif, je lui dirai comment ne pas être grippée.

— J’accepte volontiers tes conseils, dit Guy. C’est bon d’avoir une amie comme toi.

— Puisque tu n’aimes pas écrire, dit Denise, le téléphone est là pour ne pas perdre le contact.

— Envisagez-vous d’avoir des enfants ?

— Le médecin m’a conseillé d’attendre, dit Denise. La jaunisse n’est pas terminée. Il faut plusieurs années à certaines personnes pour se remettre complètement.

— Tes beaux-parents sont gentils ?

— Avec mon beau-père, dit Denise, cela va. Avec ma belle-mère, je ne sais pas comment m’y prendre. Elle n’aime pas ma cuisine habituelle. Elle n’aime que ce qui est épicé. Sans goûter, elle rajoute du poivre dans tout, même dans les crèmes glacées. Je m’adapte pour lui faire des plats qu’elle aime. Chez elle, je n’arrive à manger que le pain et les desserts.

— Elle n’est pas comme nous, dit Guy.

— En plus, elle fume, dit Denise. Elle m’a brûlé une nappe et un drap. Elle se parfume : on peut la suivre à la trace. J’essaie de faire bonne mine. Je n’ai pas l’air de compter beaucoup pour elle. Elle ne s’adresse qu’à Serge et jamais à moi. Heureusement, elle n’est pas souvent là.

* ° * ° *

 

 

19 Marie et Guy

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Marie consacre beaucoup de son énergie à ses élèves. Elle participe à la vie scolaire et parascolaire. C’est en réunion scolaire qu’elle rencontre Guy après la rentrée au lycée Sud en 1975. Guy a 23 ans et Marie 32. C’est la quatrième année d’enseignement de Marie et la première de Guy.

À l’une des réunions de classe où les enseignants ont à juger les élèves, un professeur prend la parole et développe son point de vue. C’est un orateur brillant qui aime qu’on l’écoute et qui est écouté par l’assemblée. Il a des idées tranchées sur tous les élèves. Il détaille longuement chaque cas, et il voudrait que tout le monde approuve ses conclusions. Anesthésiés par le flot de paroles, les enseignants n’ont pas d’opposition marquée, et tous s’apprêtent à le suivre. En particulier, il voudrait éliminer les deux élèves qui sont les plus nuls chez lui. Pour l’un, c’est évident : il est nul partout. Il semble que l’autre va subir le même sort. Marie a les notes sous ses yeux. Il n’est pas bon chez elle, mais elle remarque qu’il a de bonnes notes dans deux autres matières. Elle s’inquiète pour lui, alors que l’un des professeurs concernés n’a pas bougé. Il confirme seulement mollement que cet élève a de bons résultats chez lui. L’autre professeur étant absent ne peut prendre sa défense. Guy, qui est arrivé aux mêmes conclusions que Marie, et qui voulait intervenir quand Marie l’a fait, prend la relève de celle-ci et dit qu’un élève qui a des points forts est capable de se débrouiller. Lui-même ne serait pas parvenu à être professeur s’il avait été barré par les enseignants littéraires. Cet élève n’est pas bon avec lui, mais il le défend. L’orateur, ne voulant pas perdre la face, déclare qu’il a toujours le même avis, que cet élève devrait être éliminé puisqu’il n’obtient pas le minimum dans sa discipline, mais qu’il va céder aux charmes d’une jeune collègue dont toutes les femmes de l’assemblée admirent les belles robes. La pirouette en fait sourire plusieurs. Marie rougit. Elle échange avec Guy un regard qui en dit long sur ce qu’ils pensent de l’orateur, mais ils restent muets, car le débat s’achève sur l’élève et ils l’ont sauvé. Marie est une publicité ambulante pour les vêtements qu’elle porte. Elle choisit pour le lycée ce qui est le plus simple, le moins provocateur, mais elle le met en valeur sans le vouloir. Elle regrette que cela puisse attiser la jalousie de certaines de ses collègues, et indirectement de leurs maris. Elle n’y peut rien. Elle ne va pas mettre des haillons. Quand on lui demande des renseignements sur une tenue, elle les donne objectivement, sans commentaire promotionnel, car elle reste neutre, répugnant à influencer celle qui l’écoute.

Marie estime que Guy a raison. Elle est comme lui. Elle n’avait pas de bonnes notes en sciences. C’était compliqué pour elle. Elle comprenait quand elle y mettait le temps, mais elle n’en avait jamais assez. Il aurait fallu qu’elle redouble encore plus en sciences que pour les disciplines littéraires dont elle s’est pourtant sortie honorablement en montant au plus haut niveau. Le résultat de cette petite passe d’armes est que Guy et Marie se sentent dans le même camp. Quand ils se croisent dans les couloirs ou dans la salle des professeurs, ils ne s’ignorent plus complètement. Ils ont un léger sourire de complicité. Dans les réunions, Marie se place volontiers à côté de lui et ils échangent parfois quelques mots.

Guy, à ces réunions, se manifeste rarement, tout comme elle. Ses interventions très logiques et sensées impressionnent Marie. Elle ne se fait pas beaucoup remarquer, sauf par sa distinction qui reste discrète et ses tenues soignées. Guy est sensible à son charme distant et surtout à la façon dont elle a défendu l’élève qu’elle aurait pu ne pas soutenir. Un jour, à la fin d’un long conseil de leur classe commune, il l’invite à déjeuner au restaurant. Il suit en cela l’avis de Denise auquel il a pensé : sortir de son travail en invitant des collègues. Par réflexe, Marie est prête à refuser, comme elle a pris l’habitude de refuser les avances des hommes qui tâtent de toutes les femmes et qu’elle juge déplacées. Paule lui ayant dit, peu de temps auparavant, qu’elle devenait vieille fille, elle se ravise et accepte l’invitation de ce garçon sérieux qui n’a rien pour lui déplaire. Il est le premier digne d’intérêt, depuis des années. Elle trouve en lui des attitudes d’André qui attisent sa curiosité.

Guy pense toujours de temps en temps à Denise, mais Denise est loin et elle s’est mariée. Marie est près de lui, sérieuse, élégante sans excès, dans une robe très chaste. Elle admire les connaissances de Guy sur les quelques sujets qu’ils abordent ; elle se sent dominée par le savoir pratique de cet homme qui pourtant ne l’étale pas. Marie et Guy confrontent leurs préférences à l’occasion du choix des plats. Guy demande au serveur des plats non épicés. Celui-ci précise que ses clients ont le moulin sur la table et une salière, ce qui permet de contenter tout le monde. Guy exprime sa satisfaction de retrouver ce qu’il avait apprécié au restaurant universitaire qu’il fréquentait. Trop de cuisiniers imposent leur goût salé et poivré. Guy est à l’opposé. Ses mets préférés sont simples, sans longue préparation, et ressemblent à ceux qu’on donne aux bébés : légumes, purées et œufs sans sel, sans sauce compliquée, viandes grillées ou bouillies sans ajout, compotes, eau, lait et fromage blanc. Il préfère le jus de pomme à l’acre pamplemousse et au zeste râpeux des jus d’orange. Les boissons gazeuses ne valent pas l’eau plate. Marie avoue timidement les mêmes tendances. Ils ne rajoutent rien aux plats, qui sembleraient fades à la plupart des gens, mais ils sont ainsi. Leurs papilles, non tannées par les boissons alcoolisées et la fumée de tabac, sont habituées aux saveurs délicates, imperceptibles à d’autres. Ils n’aiment ni l’alcool, ni le tabac, ni le café, ni les épices fortes comme le poivre, l’ail, l’échalote, la ciboulette ou le gingembre, aucune de ces saveurs étonnantes recherchées par les chefs cuisiniers. Ce sont des calmes rejetant les excitants. Le silence est le principal motif de leur conversation. Ils se regardent peu. Ils se trouvent bien ensemble, sans se le dire. Le repas dure longtemps, car ils oublient le temps en savourant la présence de l’autre. Ils se quittent aimablement.

Paule, très intéressée, réclame tous les détails. Marie livre librement ses pensées. Guy lui paraît convenable et elle le place au-dessus de la plupart de ceux qu’elle connaît. Elle a apprécié le repas. Paule reproche souvent à Marie de refroidir les hommes qu’elle rencontre. Elle voit Marie vieillir sans se presser de vivre. Pour Paule, Marie s’est trop laissée absorber par ses études, l’obtention d’un travail, puis par celui-ci. Elle n’a pas d’homme à demeure dans son lit à un âge où il serait normal qu’elle en ait déjà accueilli plusieurs, comme Paule l’a fait elle-même quand elle était jeune. Paule se sent coupable. Elle l’a bien incitée à faire des connaissances, mais Marie, jusqu'à maintenant, n’a rien fait dans ce sens. Elle n’a jamais été accrochée par un amour. Paule se doute que Marie n’a pas beaucoup de relations sexuelles, car elle n’amène jamais d’homme à la maison et le stock de moyens contraceptifs qu’elle entretient pour elles deux ne bouge pas beaucoup en dehors de ce qu’elle-même utilise et des tampons. Elle a toutefois constaté autrefois, avant l’apparition de la pilule, la disparition de diaphragmes, et le paquet qu’elle constitue quand Marie part travailler à l’hôtel revient sérieusement diminué. Marie lui dit qu’elle utilise la contraception là-bas, sans préciser pourquoi. Elle ne révèle pas à Paule la nature des clients de l’hôtel, craignant qu’elle s’affole. Paule a conseillé des visites à la gynécologue, et depuis, Marie y va régulièrement, ce qui conforte Paule dans l’idée qu’elle a des relations sexuelles suivies en Angleterre et aussi quelques-unes sur place. Connaissant la nature réservée de Marie, Paule est persuadée qu’elle ne dit pas tout. Malgré sa curiosité, ne se souciant que du bonheur de sa protégée, Paule n’a pas envie de la questionner sur les amours annuelles fugitives de ses escapades lointaines, comparables à celles qu’elle a eues dans sa jeunesse, et qui n’ont pas eu de suite. Marie doit y avoir une liaison, mais c’est normal. Comme elle revient sans homme et n’est jamais tombée enceinte, c’est peu important. Avec Guy, dans la mesure où Marie l’a mise dans le coup, elle devine que c’est beaucoup plus sérieux que ces petites amours qui calment sur le moment.

Paule dit à Marie d’inviter Guy à dîner un soir à la maison. Marie, le croisant au lycée, l’invite pour le surlendemain en précisant qu’elle n’aime ni les fleurs, ni les cadeaux. Pas de cadeau : elle ne l’accepte que les mains vides. Guy, peu amateur de cérémonials et de complications, pense qu’elle a raison. Un cadeau doit être, à son sens, exceptionnel et complètement désintéressé. Il ne doit pas venir en remerciement, surtout si c’est aussi inutile que des fleurs. Comme elle refuse de suivre des coutumes, à son sens absurdes, elle monte d’un cran dans son estime. Il sera là, à l’heure exacte qu’elle lui précise, et les mains vides.

Paule l’accueille avec Marie. Elle veut tout savoir sur ce jeune homme que Marie lui amène. C’est elle qui dirige la conversation, questionnant Guy sur tout : ses études, ses parents, ses relations, ses projets et bien d’autres sujets. Guy répond de son mieux tout en regardant Marie qui écoute en silence. Marie a mis un ensemble simple, sans ostentation, bien que de bon tissu, tel que ceux qu’elle porte au lycée. Guy répond facilement aux questions de Paule, car il n’a pas grand-chose à cacher, si ce n’est ses anciennes liaisons dont il préfère ne rien dire. D’ailleurs, Paule ne le questionne pas sur cela. Elle se renseigne seulement à demi-mot pour savoir s’il est libre. Il comprend et lui répond qu’il n’est lié à personne et qu’il est heureux d’être reçu par Marie et sa mère. Paule rectifie : Marie l’appelle petite maman, mais elle n’est que la belle-mère de Marie, ayant épousé le père de Marie en seconde noce. Pour elle, Marie est comme une vraie fille. Marie intervient en précisant que Paule est sa seconde mère et qu’elle l’aime beaucoup. À les voir aussi intimes, Guy n’en doute pas. Il pose quelques questions sur Marie : sur ses études, ses diplômes. Elle est agrégée comme lui. Il demande si elle est libre. Marie rougit légèrement avant de murmurer oui. La soirée s’achève sur la promesse de se revoir que Paule arrache. Elle dit que c’est Marie qui a préparé le repas du jour. C’est à son tour d’en faire un. Elle l’invite à revenir dans deux jours.

Paule est enthousiaste. Elle se déclare séduite par Guy. Si elle était plus jeune, elle aimerait coucher avec lui, et elle engage Marie à le faire. Celle-ci est moins démonstrative. Elle le trouve néanmoins intéressant. Paule la rabroue en lui répétant plusieurs fois qu’elle ne trouvera jamais un autre homme aussi bien. Marie admet qu’elle l’approuve de le faire revenir.

Guy n’est pas mécontent de la visite. Marie n’a pas beaucoup parlé. Elle est restée réservée, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Il n’aime pas les écervelées et Marie n’en est pas une. Il a hâte de mieux la connaître. Dans son for intérieur, il remercie Paule de faire avancer les choses.

Au repas suivant, préparé cette fois-ci par Paule, Guy fait un peu plus attention à ses interlocutrices. Paule est habillée modestement. Marie a une robe rose pâle, légèrement plus décolletée que celles qu’elle porte au lycée et plus élégante. Comme d’habitude, elle n’a pas de fards, ce qu’il avait déjà observé. Elle est naturelle, sans noir aux yeux, sans faux cils et sans grande recherche dans sa chevelure simplement bien peignée. Les lèvres n’ont pas de rouge, les sourcils ne sont pas redessinés. Les ongles, propres et coupés ras, n’ont pas de vernis. Elle n’a ni collier, ni bracelet, en dehors d’une montre ordinaire. Il la trouve très bien et le lui dit, ce qui la fait un peu rougir. Paule amine la conversation, ce qui les amène à parler d’eux. Les questions sont de plus en plus précises, et évitent les sujets personnels qui pourtant sont ceux qu’ils voudraient aborder. Ils ne sont pas encore assez intimes pour le faire. Leur timidité les paralyse légèrement. Paule cherche à les faire sortir de leur réserve. Elle n’arrive pas à les dégeler complètement. Ils se découvrent cependant d’autres points communs, comme leur inculture musicale et le désir de bien mener leurs classes. Paule impose qu’ils se retrouvent sur des activités. Ils décident de faire de la marche ou de la bicyclette en fin de semaine, d’aller à la piscine et de se recevoir de temps en temps.

* ° * ° *

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Pour les sorties, Paule laisse ensemble les jeunes. Elle aurait pu les accompagner, car elle effectue souvent des promenades avec sa belle-fille et Zoé. Paule a cependant moins d’endurance. Quand elles sont longues, Marie sort seulement avec Zoé. Elle tient à la garder avec elle, pour ne pas la priver d’un exercice physique qu’elles ne pratiqueraient ni l’une ni l’autre seules, par prudence. Pour faire connaissance avec un homme, dans sa logique, la présence de Zoé est utile, car elle peut la renseigner sur ce qu’elle n’a pas vu. Ce n’est pas un chaperon, mais deux yeux et deux oreilles supplémentaires que Guy accepte. Marie se comporte avec lui exactement de la même façon que si Zoé n’était pas là. Guy va constater qu’il se fatigue plus vite qu’elles, qu’il a du mal à suivre. Marie et Zoé ont un physique parfaitement entretenu, et des chaussures adaptées. Ce ne sont pas de petites filles fragiles. Au lycée, Marie avait de bonnes notes en éducation physique, les meilleurs de toutes les matières. Elle gagnait les courses de fond, et sa taille la prédisposait pour le saut en hauteur. Si on lui avait appliqué le barème des garçons, elle aurait été encore en bonne place. Zoé est bien bâtie, et Marie l’a entraînée. Guy n’est pas à la hauteur. Les jours où ils prendront les bicyclettes, elles devront l’attendre dans les côtes et lui ouvrir la route par vent contraire. Elles n’ont pas comme lui négligé la culture physique. Il devra se réformer sur ce point.

Lors de la première marche, ils avancent d’un bon pas, tous les trois, dans un silence relatif. Zoé ne dirait rien si Marie ne la sortait pas de temps en temps de son isolement. Elle est bien habillée, plus belle que Marie, avec son physique plus classique, mais Guy respecte la distance qu’elle maintient et sa neutralité affichée. Elle n’est pas pour lui, et il la laisse tranquille. Marie porte une tenue de sport rouge qui change des robes et des jupes. Elle veut plaire à Guy, mais sans sortir du naturel, et elle n’a pas retouché son visage pour en améliorer l’aspect. Seuls quelques concours de beauté ont eu droit à cet artifice efficace, mais qui la rebute. Sa silhouette, bien que longue, se trouve mise en valeur par le tissu brillant, et il peut admirer sa souplesse quand elle le précède dans les passages étroits. La tenue collante la moule de près, comme une seconde peau. Il voit là un long corps féminin qui commence à lui faire envie par sa proximité, car contrairement à Zoé qui se tient à distance, il peut l’approcher de près. Il n’est particulièrement attiré, ni par le visage assez neutre, ni par la forme des seins dont il ignore qu’ils sont faux, mais plutôt par son allure générale de bonne santé et surtout par son comportement sobre et serein. Ils parlent peu et s’observent sans ostentation, se côtoyant en sachant bien que l’autre cherche à en savoir plus sans être indiscret. Il la complimente sur sa tenue et lui demande où elle l’a achetée. Elle répond qu’on lui a donné. Comme il s’étonne, elle lui explique qu’elle a posé avec cette tenue dans une publicité et que les fabricants reprennent rarement un vêtement déjà porté. Elle lui dit aussi que ses robes sont de la même source. Cela explique qu’elle en possède de très belles qu’elle ne se serait jamais payées si elle avait eu à les acheter. Zoé met aussi ces vêtements qu’elle adapte à sa conformation. Paule et elle avaient besoin d’argent pendant ses études : elles ont trouvé ce moyen pour vivre. Elle lui révèle que de temps en temps, elle continue de poser pour des collections de vêtements. C’est Paule qui gère tout cela. Elle lui laisse ce travail fastidieux que Paule aime. Recherche des publicitaires, comptabilité, classement des clichés, rendez-vous et paperasses sont son lot. Paule cherchait du travail après la mort de son mari. Elle a fini par ne plus faire que celui-là. Maintenant lui dit Marie, j’enseigne au lycée Sud, j’ai des revenus réguliers et les séances de pose sont devenues inutiles, mais je ne veux pas enlever son travail à Paule. Il lui dit qu’à sa place, il agirait de même. Il se demandait si Marie était dépensière. Comment pouvait-elle se payer ses nombreuses robes que les professeurs du lycée n’ont pas manqué de remarquer ? Il voit que seules les circonstances expliquent ce luxe d’avoir des robes très ajustées, qu’elle est seule à pouvoir porter, étant à ses mesures, d’une taille peu courante. Il voit aussi qu’elle n’a jamais de bijou. C’est une fille qui a des goûts simples, et qui est propre, comme lui. Elle lui est de plus en plus sympathique.

Pour aller à la piscine, Paule prend son maillot habituel, et Zoé un de ceux que Marie lui a donné. Marie a un choix immense, à condition d’utiliser les faux seins qui vont à l’eau. Elle cherche celui qui peut le plus faire honneur à Guy. Quel est le plus beau maillot ? Elle en trouve un qui a la marque d’un grand couturier. C’est un deux-pièces en tissu élastique non doublé qu’elle a mis une fois pour une photo. Elle l’enfile et demande son avis à Paule et à Zoé. Le slip et les bonnets moulent de très près et ils sont si transparents qu’ils révèlent tout, à peine brouillé, bien que Marie, n’étant pas brune, le contraste entre la peau et ses poils blonds ne se remarque pas. Paule lui dit qu’il n’est bon que pour faire du strip-tease. Elles choisissent donc un des maillots une pièce qu’elles préfèrent. Il pare avantageusement le corps de Marie, couvrant entièrement les faux seins.

Ils entrent ensemble à la piscine, se déshabillent dans les cabines, passent à la douche et se rejoignent sur le bord du bassin. Paule, qui aime nager, plonge dans l’eau et les laisse côte à côte, assis sur le carrelage. Zoé va barboter dans le petit bassin, avec les enfants, en évitant d’attirer l’attention des hommes sur elle. Marie observe Guy par petits coups d’œil qui cherchent à ne pas être trop insistants. C’est un beau garçon qu’elle voit presque nu pour la première fois. Il est grand et musclé sans excès. Sa présence, si près d’elle, l’impressionne. À un moment, sans le vouloir, il touche son bras avec le sien. Marie perçoit comme une décharge qui la remue au plus profond d’elle-même. Une vague paralysante, mais agréable, la traverse jusqu’aux extrémités des membres. Elle n’ose pas bouger en attendant que ce trouble, qu’elle n’a encore jamais ressenti, se dissipe. Guy n’a rien remarqué. Marie sait qu’elle est sensible au contact : elle sursaute quand un homme la touche, mais c’est la première fois qu’elle a une réaction aussi puissante et d’une nature qui dépasse le réflexe habituel. Elle est étourdie. Guy lui fait vraiment beaucoup d’effet. Celui-ci, sans soupçonner de ce qu’il a bien involontairement provoqué, la regarde et lui sourit. Marie ayant repris ses esprits, ils rejoignent Paule dans le bassin. Après avoir nagé et barboté, ils se retrouvent sur le bord pour se sécher. Elle frotte le dos de Guy. Elle palpe doucement Guy à travers la serviette, mais n’ose pas insister. Elle est perturbée par ce corps si proche et si différent du sien. Guy est aussi excité par Marie. Ils se quittent en se donnant rendez-vous pour une soirée chez lui dans son petit meublé.

Paule, qui les a observés, a remarqué le trouble de Marie et sa façon inhabituelle de se comporter. Elle a vu aussi les regards portés par Guy sur Marie. Elle dit à Marie qu’elle est amoureuse, ce que Marie conteste. Paule insiste en affirmant que Guy l’est aussi et qu’elle est bien contente. Marie s’en veut de s’être laissée aller. Elle doit mieux se maîtriser, garder ses sentiments incertains pour elle. Elle espère que Guy n’a rien vu.

* ° * ° *

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À la soirée chez Guy, Marie est seule avec lui, pour la première fois dans un lieu clos. Pas de Zoé. Bien que très méfiante, c’est sans appréhension qu’elle a accepté l’invitation au tête à tête sans témoins avec un homme. Guy n’est pas dangereux, et le risque est faible, vu le calme de celui qu’elle va rencontrer. Il ne va pas l’agresser. Elle préfère cependant se protéger, comme à l’hôtel, ce qui la décontracte. À terme, elle envisage du sexuel, mais avec beaucoup de réserve, car allant dans l’inconnu. Quinze ans plus tôt, elle se serait donnée si elle avait disposé de la même contraception, mais elle n’a plus l’insouciance de la jeunesse. Elle ne se livrera pas ; c’est trop tôt ; elle ne connaît pas assez Guy. Elle a un pantalon tout simple et un chemisier blanc, à manches courtes, très pudique, et au col fermé. Le tissu, épais et opaque, ne laisse pas transparaître de soutien-gorge. Ils sont un peu gauches. Marie sursaute quand il lui pose la main sur le bras. Il s’inquiète de sa réaction, mais elle le rassure en prenant sa main et en la maintenant sur son bras. Elle n’a pas ressenti un violent envahissement paralysant comme à la piscine. Elle contrôle la situation. La main de Guy, qui voulait la guider vers un fauteuil, reste sur le bras nu, retenue par la main de Marie. Cependant, fugitivement, elle jouit de ce contact. Guy, intrigué par la réaction qu’il a vue et non par la jouissance qui reste invisible, ostensiblement la touche de nouveau. Marie n’est pas surprise, car il approche lentement et en montrant son geste. Au moment du contact, elle sursaute malgré tout. Plusieurs fois Guy renouvelle l’expérience et elle réagit toujours. Une petite larme apparaît au coin de l’œil de Marie, et Guy, qui a vu ses yeux se mouiller, arrête les contacts. Marie est toute remuée. Elle a un peu honte de ses réactions épidermiques. Elle se contrôle quand c’est nécessaire et n’est pas surprise, mais avec lui ce n’est pas seulement épidermique. Elle a envie de s’abandonner aux amorces de plaisir qui s’y mêlent, et le contrôle perd de son efficacité. Son trouble la déconcerte, la déconcentre. Elle est tiraillée entre sa ferme détermination à se contenir et le désir de ne pas contrarier Guy. Elle lui demande de l’excuser de ses réflexes de rejets qu’elle déplore. Elle sait qu’elle est hypersensible, mais elle ne veut pas le tromper : elle lui révèle que son contact est malgré tout agréable. Elle l’incite à continuer. Guidé par la main de Marie, Guy la touche au bras plus longtemps et plusieurs fois sans grande gêne de sa part, en dehors de la petite réaction initiale. Elle est heureuse du résultat et lui dit. La soirée se poursuit sans autre contact. En le quittant, elle ose, sur une impulsion, se frotter contre lui et l’embrasser sur la joue.

Paule, qu’elle met au courant de ses réactions à la piscine et à la soirée, la trouve bien sensible. Elle la félicite d’avoir embrassé Guy et s’étonne de son comportement de petite fille. Elle vient de comprendre que Marie n’a pas l’expérience qu’elle lui prêtait, qu’elle risque de perdre Guy si elle ne l’accepte pas rapidement. Elle voudrait accélérer la soumission de Marie à Guy. Elle dit que Guy est bien patient, et qu’à sa place, elle se serait donnée. Quand on a la chance de plaire à un homme comme Guy, et qu’on se trouve avec lui à l’abri des regards, il ne faut pas hésiter. Elle aurait dû l’attirer sur le lit.

Guy est perplexe devant les réactions de Marie. Avec Denise, il n’y avait pas de problème. L’approche de Marie est délicate. Elle n’est pas comme les autres. Elle a même beaucoup de particularités qui la distinguent. Il doit s’avouer qu’il aime presque tout, sa façon de s’habiller, ses chaussures sans talons, l’absence de fard, de parfum, de rouge à lèvres, de vernis sur les ongles et de bijou, ce qui aboutit à faire ressortir son naturel, à la rendre plus proche. Sa gentillesse, pour lui et pour Paule, le touche beaucoup. Il se sent attiré vers elle. La nuit, Denise qui occupait jusque-là, ses pensées et ses rêves, est de plus en plus remplacée par Marie. Il doit bien constater qu’il l’aime, mais il se pose encore trop de questions sur elle pour s’avancer.

* ° * ° *

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Au lycée Sud, Marie est surnommée « la Miss » par les élèves. C’est un bon professeur qu’ils aiment bien. Les enseignants ont adopté aussi ce surnom quand ils en parlent. Guy, nouveau au lycée, l’a connue en premier sous ce nom. Il sait aussi que plusieurs de ses collègues masculins l’appellent entre eux « Miss Nitouche ». Pour lui, c’était un nom auquel il n’avait pas accordé de signification particulière. Il le trouve maintenant cruel. Les collègues en question avaient essayé de tâter le terrain du côté de la Miss et avaient été vite remis à leur place. Les quelques réflexes de contact de la Miss et leur déception devant la froideur affichée de Marie expliquent le surnom. Guy se doute que cette attitude n’est qu’une forme de la timidité de Marie. Il la comprend.

À l’heure où Denise téléphone, le mardi, Guy est toujours à son bureau. Serge est au lycée où il a des cours. Ils sont tranquilles pour parler. Guy raconte par le menu tout ce qu’il a fait depuis qu’il connaît Marie. Il demande son avis à Denise qui pense qu’il s’est bien comporté, que Marie doit être un bon parti et qu’elle aimerait être présentée. Au sujet des réactions cutanées de Marie, elle estime que ce n’est pas grave. Elle connaît une amie qui, jeune fille, était aussi sensible. Elle s’est mariée et cela s’est arrangé. Elle lui suggère de continuer de la caresser et de ne pas trop se presser. Elle a rédigé son cours qu’elle envoie ce jour. Elle a bien apprécié les corrections qu’elle a reçues. Elle l’embrasse par la pensée sans lui communiquer de microbes. Elle raccroche.

* ° * ° *

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Guy et Marie se rencontrent de plus en plus souvent. Ils sortent ensemble et se retrouvent le soir chez l’un ou chez l’autre. Guy se fait traduire quelques notices d’appareils qu’il a achetés pour son laboratoire du lycée, et qu’il n’est pas parvenu à comprendre. Pour Marie, c’est un jeu d’enfant. Dans ce domaine et en français, elle le bat à plates coutures. Loin d’être vexé par cette incontestable domination littéraire, Guy admire son aisance. Il souhaiterait avoir les mêmes connaissances, mais il sait qu’il est incapable d’arriver à sa cheville. Il n’a jamais pu retenir une citation et un nom d’auteur, alors que Marie, comme Denise, mémorise facilement. Avoir près de lui une personne pouvant suppléer à ses lacunes lui plairait énormément. En sciences, Marie n’a jamais brillé, par manque de rapidité dans les déductions. C’est le domaine de Guy. Il estime qu’elle est son égale, qu’elle le voit probablement de la même façon, qu’ils se complètent et peuvent s’épauler. Il ne voudrait pas d’une femme-enfant. Marie a toute son assurance quand elle traduit, cuisine ou fait les lits avec Zoé. Dans son état normal, Marie le séduit plus que quand l’amour déborde sur elle. Toute réticence vis-à-vis d’elle a disparu.

Paule se fait discrète. Elle se réfugie dans l’autre appartement avec Zoé, va voir avec Zoé, un film au cinéma pour les laisser seuls ou va chez Robert. Elle impose à Zoé de ne pas céder à Marie qui la voudrait plus souvent près d’elle. L’amour se fait à deux, et pas à trois.

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Guy dit à Marie qu’il l’aime. Elle est troublée, mais ne sait pas si elle l’aime ou non. Elle lui dit qu’elle est contente. Il se hasarde à lui caresser un bras. Elle réagit au contact et se calme quand la main se promène sur la peau. Elle lui sourit, prête à aller plus loin. Il passe à une jambe. Elle frémit et pose sa main sur la sienne pour l’immobiliser, ses réactions internes dépassant ses prévisions. Puis, elle relâche sa prise et le laisse lentement déplacer ses doigts sur le collant soyeux. Il soulève un peu le bas de la robe. Elle l’arrête de nouveau quand il passe au-dessus du genou. Elle est rouge d’émotion. Guy retire sa main et attend que Marie se remette.

 

— Suis-je allé trop loin ?

— Non, dit Marie. Tu agis comme il faut, mais je ne sais pas où j’en suis. J’ai du mal à me dominer. C’est si nouveau pour moi. Je ne sais pas me contrôler. C’est agréable, et tu es si doux... Je sursaute quand tu me touches. C’est plus fort que moi. Pourquoi suis-je ainsi ? Ne m’en veux pas. Je n’arrive pas à calmer mes appréhensions.

— Cela t’arrive-t-il avec tout le monde ?

— Des réflexes avec les hommes ? Oui, dit Marie. Je m’en protège. Avec les femmes, non, sauf quand je suis surprise. À la piscine, l’autre jour, tu m’as touché le bras sans que je m’y attende. J’ai été étourdie. D’habitude, je sursaute seulement.

— Cela doit être gênant, dit Guy.

— Je me suis habituée, dit Marie. J’évite de me faire toucher.

— J’avais remarqué ta réserve au lycée, dit Guy. C’est probablement la raison.

— C’est devenu naturel, dit Marie. Je fais instinctivement attention.

— Peux-tu te toucher toi-même ?

— Oui, dit Marie, quand même ! Je ne suis pas un homme. Zoé et Paule me touchent aussi. J’arrive à serrer les mains. Une bousculade ne me gêne pas trop. Une embrassade non plus.

— C’est sans doute une question d’accoutumance, dit Guy, un réflexe sexuel.

— Probablement, dit Marie.

— J’ai des scrupules à te toucher, dit Guy.

— Avec toi, c’est d’une profondeur qui m’étonne, dit Marie. Je ne sursaute pas seulement. Je jouis de tes caresses. À la lumière, je vois ce que tu fais et c’est plus facile, car je ne suis pas surprise. Ne me brusque pas... Tu peux recommencer.

 

Doucement, Guy pose sa main sur le genou et monte lentement. Marie frissonne, mais se domine quand il la passe entre ses cuisses. Elle le bloque à mi-cuisse. Elle a les larmes aux yeux. Ce n’est pas seulement la conséquence de ses réflexes. Elle se sent envahie par une impossibilité de se dominer, alors qu’elle a toujours su le faire. Il la prend alors dans ses bras : elle se pelotonne contre lui, bien protégée par les vêtements. Ils restent ainsi longtemps, l’un contre l’autre, sans rien dire et sans bouger. Elle se dégage enfin.

— Je suis heureuse, dit Marie. Je te sais gré de ta patience. Je me rends compte que j’ai le comportement d’une gamine, mais je suis dépassée par ce qui arrive. Ne me laisse pas tomber. Je crois que je t’aime.

 

Guy la reprend dans ses bras et lui caresse doucement le dos à travers les vêtements pendant de longs moments. Il ne tente rien d’autre ce soir-là, car il voit qu’elle est bouleversée. Marie l’est d’ailleurs réellement. Paule qu’elle retrouve après le départ de Guy a beaucoup de mal à lui faire dire ce qui s’est passé.

* ° * ° *

_

Denise se renseigne pour savoir où en est Guy avec Marie.

— Nous nous aimons, dit Guy.

— As-tu couché avec elle ?

— Pas encore, dit Guy. Elle est consentante, mais je ne veux pas la brusquer. C’est comme une petite poupée de porcelaine. Je ne veux pas la casser.

— C’est une petite poupée ? Quelle est sa taille ?

— Elle a, à peu près, la même que moi, dit Guy.

— Elle est donc très grande, dit Denise. Est-elle grosse ?

— Non, dit Guy, mais elle n’est pas maigre. Elle est bien proportionnée.

— Plus belle que moi ?

— Ne te vexe pas, dit Guy. Vous avez chacune votre charme. De la même beauté naturelle que toi.

— Je vois, dit Denise. Elle ne doit pas beaucoup se maquiller : tu n'aimes pas.

— C’est vrai, dit Guy. Pour moi, c’est un bon point.

— Tu as donc trouvé une perle, dit Denise. Fait-elle bien la cuisine ?

— Oui, dit Guy. Disons que j’aime ce qu’elle prépare, sans épices et peu salé. Elle a un goût voisin du nôtre. Elle est pour les mets simples, comme sa petite maman dont j’apprécie aussi la cuisine.

— Qui est sa petite maman ?

— C’est Paule, sa belle-mère, dit Guy. Je crois que je lui ai tapé dans l’œil.

— Bon, dit Denise. Cela ne peut qu’arranger les choses. N’est-ce pas ?

— Oui, dit Guy. Je suis très bien soigné par les deux.

— A-t-elle des frères et sœurs ?

— Non, dit Guy. Elle est fille unique, et Paule n’a pas d’enfant. Elle n’a que de la famille lointaine.

— Est-elle propre ?

— Elle l'est toujours, dit Guy, et pas seulement en surface. Chez elle, c’est très bien tenu, comme chez Nathalie. Paule aussi est propre, ainsi que la bonne qui m’a fait bonne impression. Il y a, salle de bains, avec douche et baignoire. Je crois que les trois y passent souvent. J’ai été invité à me laver les mains avec eux plusieurs fois, et toujours avant et après le repas. Elles ont des ongles propres et on peut vérifier qu’ils ne sont pas noirs, car ils ne sont pas recouverts de vernis.

— Cela doit te plaire, toi qui n’aimes pas plus serrer les mains que Pasteur, et embrasser les inconnus par soucis d’hygiène. Les cheveux ?

— Non collés. Comme les tiens.

— De quelle couleur ?

— Châtains ou blonds, je crois. Je vérifierai.

— Piètre observateur mon cher, dit Denise. Les yeux ?

— Elle en a deux, dit Guy. Je n’ai pas à vérifier.

 — Je m’en doute, dit Denise. Ce n’est pas la peine que je me renseigne sur le nez, la bouche ou les oreilles : elle en a. Dégage-t-elle une odeur ?

— Non, dit Guy. Elle ne se parfume pas plus que toi. Je ne sens rien, mais elle me semble d’odeur naturelle propre et agréable. La maison non plus n’a pas d’odeur.

— Fume-t-elle ?

— Elle ne boit ni ne fume ? Je n’aimerais pas.

— A-t-elle des infirmités ?

— Pas à ma connaissance.

— Quel âge a-t-elle ?

— Je ne sais pas au juste, dit Guy. Elle fait encore un peu gamine. Je lui donne 25 ou 26 ans. Peut-être moins. Elle a l’agrégation, comme nous. En lettres, c’est moins rapide qu’en sciences. Elle enseignait déjà avant que j’arrive. Cela doit lui donner au moins cet âge-là. Je vais me renseigner. Elle doit être à peu près de ton âge.

— Ce n’est plus une jeunette, dit Denise. C’est une vieille fille. Méfie-toi. Plus on vieillit et moins on est malléable.

— À quel âge est-on vieille fille ?

— 25 ans en principe, dit Denise, à condition de rester vierge. A-t-elle eu des aventures ?

— C’est une question que j’hésite à lui poser, dit Guy. Qu’en penses-tu ?

— Tu as raison, dit Denise. C’est d’ailleurs sans importance. J’espère que tu ne vas pas parler des tiennes. Tu m'as promis.

— Oui, dit Guy. D’accord.

— Bon, dit Denise. Si ce n’est pas trop indiscret, tu me tiens au courant de tes amours. Ils m’intéressent.

— Et ta jaunisse ? Es-tu malade ?

— Non, dit Denise. Tout se passe bien, sauf que je n’apprécie plus le chocolat.

— Ce n’est pas grave, dit Guy. Je trouve que le chocolat a un goût trop prononcé, plutôt désagréable. Je préfère un morceau de pain. Laissons-le aux autres.

— D’accord. Au revoir, je dois filer.

 

Denise raccroche le téléphone.

* ° * ° *

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Le soir, Guy et Marie se retrouvent pour souper. Au moment de partir, Guy pose la question sur le pas de la porte.

— Quel âge as-tu ?

 

Marie, instinctivement, cherche à percevoir l’importance de la réponse à donner. Elle réplique pour gagner du temps :

— Et toi ? Quel âge as-tu ?

— 23 ans, dit Guy.

 

Marie est effarée par la jeunesse de Guy. Elle se sent vieille d’un seul coup.

— Tu es déjà agrégé ?

— Oui, dit Guy. Je suis allé vite dans mes études. À l’école primaire, je peinais, car je n’étais pas bon en orthographe. Je me suis révélé avec les sciences. Plus cela allait, plus je trouvais que c’était facile, jusqu'à l’agrégation. Les autres trouvaient le contraire. J’ai une bonne logique : elle m’a beaucoup servi. Mais tu n’as pas répondu à ma question.

— Quel âge me donnes-tu ?

— Je ne sais pas, dit Guy. Je ne suis pas très doué sur l’âge des gens.

— Si je te dis : 27 ans.

— Je dirais un peu moins, dit Guy. Ou alors, tu es bien conservée.

 

C’est bien ce que Marie craignait. Guy ne l’imaginait pas aussi vieille qu’elle est. Elle est pour la vérité. Elle ne cachera rien à Guy.

— Je t’aime assez pour ne pas te tromper, dit Marie. Je ne sais pas si je suis conservée. J’ai 32 ans. Bientôt 33.

— Ce n’est pas vrai, dit Guy.

— Si, dit Marie. Je suis beaucoup plus vieille que toi. Si j’avais su que tu étais si jeune, je ne me serais pas engagée avec toi. Cela n’empêche pas que je t’aime. Je fais ce que tu veux. Si tu me repousses, je comprendrai. Mon âge me rend indigne de toi. J’aurais voulu te le cacher pour pouvoir me trouver plus longtemps avec toi. Je ne veux pas m’imposer. Je garderai le souvenir d’un homme qui m’a dit qu’il m’aimait.

— Ne dramatise pas, dit Guy. Je réfléchis. Tu as 9 ans de plus que moi. C’est beaucoup. D’un autre côté, tu me plais. Il est difficile de trouver mieux que toi. Laisse-moi un peu de temps pour bien voir la situation.

 

Ils se quittent.

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Marie qui a gardé une bonne contenance tant que Guy était là, n’arrive pas à retenir des larmes silencieuses dès que la porte est fermée. Elle est anéantie. Elle s’imaginait que Guy avait au moins la trentaine, qu’il avait à peu près le même âge qu’elle. Sa maturité d’esprit et son calme, qui ne sont pas ceux d’un jeune, l’ont mal renseignée. Elle le voyait comme André, et André est son aîné. Un fossé s’est ouvert entre elle et Guy. Si la désillusion reste, le moment de découragement est bref. Marie n’est plus une petite fille. Elle fait face, essuie ses larmes, se mouche, et en prend son parti. Elle est certaine que la rupture est définitive. Pourquoi a-t-elle dit tout de suite son âge ? En le cachant, il serait resté avec elle plus longtemps. Paule, avertie de la découverte, lui dit qu’il y a d’autres hommes qui seront bien contents de la trouver.

Marie ne peut s’empêcher de penser à Guy et se maudit d’être aussi vieille. Comme homme libre, elle ne connaît que Guy parmi ceux qui pourraient plus ou moins lui convenir. Ceux de son âge sont casés. En trouver un disponible est quasi impossible. Que faire ? Son âge avancé est un défaut majeur. L’avenir radieux s’est évaporé. Dévalorisée par rapport à une jeune, elle ne proposera pas le mariage à Guy. Faut-il rompre tout de suite, abandonner le mince espoir que Guy s’accroche à elle ? Marie retourne dans sa tête la situation. Petit à petit, elle se forge l’attitude à prendre vis-à-vis de Guy.

Marie aurait dû dire son âge dès le début et s’inquiéter du sien, ce qui aurait évité cette situation impossible. C’est le passé. Elle envisage l’avenir. La vérité, toute la vérité ; Guy doit connaître toute la vérité sur elle, et elle doit se renseigner sur lui. Surtout, ne rien cacher de ses défauts. C’est difficile de les avouer, mais c’est nécessaire. Elle a d’autres défauts que l’âge. Elle doit les mettre en évidence, ne rien cacher, ne pas tromper, se monter honnêtement, comme elle avait résolu de le faire pour sa poitrine. Ce sera désormais sa conduite avec Guy : l’informer sur ce qu’elle est, mettre tout à nu, quoi qu’il lui en coûte. Ce jeune homme ne mérite pas de perdre son temps avec une vieille fille. S’il persiste avec elle, elle ne s’y opposera pas. Elle deviendra sa maîtresse s’il le souhaite, et le laissera aller avec une femme de son âge dès qu’il l’aura trouvée. Elle l’aidera au besoin.

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Guy est embarrassé. Il aime Marie et coucherait volontiers avec elle, mais cette affaire d’âge le préoccupe. Il téléphone à Denise. Il tombe bien : Serge n’est pas là et c’est Denise qui répond.

 

— J’ai un problème à te poser, dit Guy. Je connais l’âge de Marie : elle a 32 ans. Que me conseilles-tu ?

— Comment le sais-tu ?

— Je lui ai demandé, dit Guy. Elle me l’a dit.

— Tu en es sûr ?

— Oui.

— Quelle a été sa réaction ?

— Elle était consternée de me le dire, dit Guy. Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas s’imposer. Cela a jeté un froid et nous nous sommes quittés.

— Ton problème est délicat, dit Denise. Essayons d’y voir clair. Marie doit t’aimer. Si elle ne voulait qu’une aventure, elle ne t’aurait pas dit la vérité. Elle t’aurait fait croire qu’elle avait 25 ans, puisque c’est l’âge que tu lui prêtais. C’est en sa faveur. Et toi, l'aimes-tu ?

— Oui, dit Guy, mais est-ce raisonnable ?

— Si j’ai bien compris, dit Denise, elle ne fait pas son âge. J’ai l’impression qu’elle te fait beaucoup d’effet et que tu regretteras de te séparer d’elle.

— La différence d’âge persiste, dit Guy.

— Oui, dit Denise. Est-elle insurmontable ? Si elle est en bonne santé, elle est aussi bonne qu’une autre pour faire l’amour. La question est de savoir si vous voulez des enfants. À partir d’un certain âge, il n’en est plus question, et plus on vieillit, moins on est fécondable. Tu me dis qu’elle a 32 ans, donc, elle a encore une bonne dizaine d’années. De quoi en faire quatre ou cinq. Si tu ne veux pas une douzaine d’enfants, c’est une union envisageable. Tu sais, je suis aussi plus âgée que toi. Tu faisais aussi bien l’affaire que Serge, et je n’ai pas l’impression que tu en as souffert.

— Tu as raison, dit Guy. Son âge ne m’a pas choqué. C’est plutôt sa réaction qui m’a perturbé. J’étais désolé de la voir aussi consternée après l’aveu de son âge. Je ne savais plus quoi lui dire, et je suis parti.

— Je me mets à sa place, dit Denise. Elle a un homme qui lui plaît. Il la quitte. Va donc vite la retrouver. Vous avez du bon temps à passer ensemble.

* ° * ° *

_

Guy suit le conseil de Denise. Il va voir Marie. Elle est inquiète, bien qu’elle ne le paraisse pas. Il lui dit tout de suite :

— Je reste avec toi. Cette histoire d’âge n’est pas importante. Beaucoup de couples sont dans ce cas. N’y pense plus.

 

Marie se jette dans ses bras. Il sèche les larmes de joie qui coulent de ses yeux.

 

— Je dois aussi te dire que je ne suis pas complètement libre, dit Guy.

— Es-tu marié ?

— Non.

— Vas-tu avec une autre femme ?

— Non, dit Guy, mais je suis déjà allé avec d’autres.

— C’est fini ?

— Oui.

— Alors, tu es libre !

— J’ai une fille, dit Guy.

— Où est-elle ?

— Je ne peux pas la voir, dit Guy. J’aimerais bien, mais sa mère me l’interdit et ce ne serait pas sage de le faire. Je n’ai que sa photo. C’est presque comme si elle n’existait pas. Elle est très loin.

— Montre-la-moi, dit Marie… Tu es triste. Tu as de la peine. Tu l’aimes. Je l’aimerais aussi si c’était possible. Si tu ne peux rien faire de ce côté-là, c’est comme si tu étais libre. J’ai ainsi la preuve que tu es sexuellement normal. J’ai envie de toi, mais j’ai une chose grave à t’avouer.

— Connaîtrais-tu un autre homme ?

— Non, dit Marie, mais je porte des faux seins.

— Ne serais-tu pas une femme ?

— C’est l’avis de certains hommes. Ma gynécologue dit que j’en suis une, à l’exclusion des seins. Avec les faux seins, je fais illusion. Je trompe ceux qui me regardent. Je suis gênée.

— Enlève-les, dit Guy. Ils ne te gêneront plus.

— Tous mes vêtements sont taillés pour aller avec, dit Marie.

— Alors, garde-les, dit Guy.

— Je ne suis pas belle sans eux, dit Marie. M’acceptes-tu malgré ce défaut ?

— Bien sûr, dit Guy. C’est peu important. N’as-tu que celui-là ?

— Je suis trop grande, dit Marie.

— Nous sommes à égalité, dit Guy. C’est ce que tu as dans la tête, ta santé et le sexe qui m’intéressent. Je souhaite que tu puisses faire l’amour normalement.

— Je ne suis pas malade, dit Marie, et je crois que le sexe est standard, sans plus. Ma gynécologue l’a vérifié.

— C’est parfait, dit Guy.

— J’ai des manies de vieille fille, dit Marie.

— Si tu les reconnais, dit Guy, ce n’en sont pas.

— M’acceptes-tu avec tous mes défauts ?

— Oui, dit Guy.

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Ils reprennent leur idylle. Il la caresse doucement à travers ses vêtements, sur les hanches, sur le buste. Elle le laisse faire. Elle lui dit qu’il va froisser une robe qui coûte très cher. Rapidement, elle l’enlève, la pose soigneusement et revient vers lui. Elle a encore une combinaison, ses sous-vêtements et son collant. Elle s’assied sur le canapé à côté de lui pour qu’il reprenne ses caresses. Il s’inquiète des petites réactions qu’elle a toujours dès qu’il la touche. Elle lui dit qu’elle s’habitue et qu’elle souhaite qu’il continue. Néanmoins, pour ne pas la brusquer, et en accord avec elle, ils décident de ne pas aller vite. La main de Marie guide celle de Guy.

Les jours suivants, Guy continue à l’initier aux caresses. Chaque fois qu’il atteint une nouvelle surface de peau, ils constatent des réactions qui à force s’atténuent. Petit à petit, elle enlève du tissu.

— Me trouves-tu anormale ?

— Ta conquête progressive me plaît, dit Guy. À cette allure-là, je ne suis pas près de te voir toute nue.

— Cela te fait-il plaisir de me voir ? C’est plus facile que de se faire toucher, dit Marie.

 

Marie se déshabille. Elle se montre à Guy qui admire son anatomie, y compris les vrais petits seins minuscules et mignons.

— Tu vois, dit Marie, je n’attire pas les hommes avec cette poitrine.

— Elle n’est pas classique sur une femme, dit Guy, mais la mienne n’est pas mieux. Elle me plaît.

— Je suis pire que ma mère, dit Marie. Elle n’a pas pu me nourrir. Pourtant, ses seins étaient plus gros que ceux-là.

— Tu n’es pas morte, dit Guy. Il y a des laits de substitution. Les seins ne sont plus indispensables. Les petits sont moins gênants.

— Alors, tu m’acceptes ? Je te séduis malgré tout ?

— Sans restriction, dit Guy. Je n’ai pas besoin de tes attrape-nigauds pour t’apprécier. Tu es très bien ainsi.

— Tu es gentil, dit Marie.

 

Au bout d’un moment, elle juge qu’il en a assez vu.

— Me permets-tu de me recouvrir pour continuer les caresses ?

 

Marie protège ce qui n’a pas encore été touché. Ils arrivent aux seins qu’ils débarrassent de leur carapace. Elle l’appréhende et il le sait, car elle ne lui cache pas ses réactions. Cela se passe assez bien en prenant le temps, en avançant la main à la vitesse d’un escargot. Elle parvient à la longue, à les laisser toucher, et lui permet d’agiter les minuscules petits bouts. Ils passent à la culotte. Le ventre, au début très réticent, et les fesses se laissent lentement apprivoiser au bout de plusieurs séances. Finalement, il ne reste plus que le sexe, niché au milieu de sa touffe de poils. Guy effleure le duvet soyeux. Il s’approche des lèvres et lui dit de l’arrêter s’il le faut. Il voit qu’elle se crispe. Il revient en arrière. Marie, résolue à se dominer, écarte alors largement les jambes qu’elle tenait serrées. Elle désire qu’il aille plus loin. Il s’exécute, entrouvre les lèvres avec son doigt et demande s’il peut toucher le clitoris. Elle a les yeux fermés et ne bouge plus. Elle est submergée par l’émotion qui grandit en elle. Elle est presque paralysée et aurait du mal à parler. Elle opine imperceptiblement de la tête. C’est le seul mouvement qu’elle parvient à faire sans détruire ce qu’elle sent monter en elle. Lentement, il s’approche du petit bourgeon sensible, massant au passage l’entrée du sexe. Un plaisir soudain s’empare de Marie et un orgasme lui fait pousser un cri étouffé. Elle, qui ne crie jamais, est surprise par l’intensité de la sensation qui l’envahit. C’est la première fois qu’elle éprouve cela aussi pleinement, si on exclut quelques prémices moins violentes comme celles qu’elle a eues à la piscine. Guy remarque son émoi, bien visible. Il sait ce que c’est et il continue de la caresser. Elle est complètement à sa merci. Guy la laisse enfin quand il juge qu’il vaut mieux arrêter. Marie revient progressivement sur terre. Guy pendant ce temps promène sa main sur tout son corps. Il la palpe sans se lasser. Marie a du mal à reprendre ses esprits. Elle finit par se lever et se rhabiller. Elle ne sait qu'en penser. Elle préfère partir pour retrouver ses esprits loin de lui, le calme dont elle a l’habitude. Ils se quittent en se disant à peine quelques mots.

Marie ne s’attendait pas à des émotions aussi violentes et incontrôlées de sa part. Elle a lu de nombreux romans où on décrivait l’amour. Ses copines en parlaient aussi. Elle ne le voyait pas aussi physique, aussi intense. Elle le voyait venir progressivement. Elle s’attendait même à ne pas ressentir grand-chose par une caresse externe sans acte sexuel. C’est une révélation agréable par le plaisir ressenti, mais elle s’est sentie paralysée, comme sous l’effet d’une drogue. Elle n’avait plus la situation en main. Elle a même crié. Cela la dérange. Elle a apprécié la décontraction accompagnant son premier orgasme, mais la perte de contrôle qui en découle est contre ses habitudes. La nuit, elle n’aimerait dormir que d’un œil, et pouvoir se réveiller comme un chat pour maîtriser les évènements imprévus. Elle a toujours voulu être capable de réagir au moindre changement de situation. Avec Guy, c’était impossible. Elle était obligée de s’en remettre à lui. Heureusement, elle a confiance. Il ne lui fera pas de mal, mais elle souhaite, avec l’habitude, pour l’amour, et pour les réactions cutanées, obtenir la parfaite maîtrise d’elle-même, et ne plus jamais crier. Extérioriser ses sentiments est contre sa nature.

* ° * ° *

_

Marie raconte à Paule ce qui lui arrive. Paule est étonnée. Ainsi, Marie est vraiment innocente. Une fille de cet âge ! C’est invraisemblable !

— Éprouves-tu cela pour la première fois ?

— Oui, dit Marie. C’est merveilleux. Connais-tu cela ?

— Bien sûr, dit Paule. C’est l’amour. Tu n'as encore jamais couché avec un homme ?

— Non.

— Tu ne te masturbes pas ?

— Non, dit Marie. Comment fait-on ?

— C’est simple, dit Paule. Tu te fais ce que t’a fait ton amoureux. C’est peut-être un peu plus long à déclencher toute seule, mais c’est efficace. L’amour avec un homme est préférable, mais tu es soulagée.

— C’est ce que tu fais ?

— Quand je n’ai pas d’homme sous la main, dit Paule.

— Que me conseilles-tu ?

— De prendre un homme, dit Paule. Tâche de garder celui que tu as trouvé le plus longtemps possible.

— Comment faire ?

— Tu te donnes à lui, dit Paule. C’est encore mieux que ce que tu as fait.

* ° * ° *

_

Guy et Denise commentent aussi les événements.

— T’es-tu bien amusé avec cette fille ?

— Oui et non, répond Guy. J’adore la caresser, mais j’ai envie d’elle.

— Si j’en crois mon petit doigt, dit Denise, tu vas bientôt te rattraper.

— Crois-tu qu’elle veuille se donner ?

— C’est probable, dit Denise. Elle t’a déjà entrouvert la porte. C’est très difficile de résister. Je te parle d’expérience. Je suis passée par là. Il n’y a que l’amour pour la calmer. Elle est allée trop loin.

— J’ai donc des chances, dit Guy.

— Oui, dit Denise. Ne te précipite pas. Laisse-la venir, comme tu l'as fait avec les caresses. Laisse-lui mener le jeu. À son âge, étant libre, elle a normalement déjà connu plusieurs garçons et sait ce qu’il faut faire, mais ce n’est pas certain, car elle semble bien peu sûre d’elle. Est-elle vierge ? Si c’est le cas, surtout ne va pas trop vite. Il faut la ménager beaucoup plus qu’une jeune fille. Une vieille est moins souple. La rupture de l’hymen est un passage délicat.

— Je ne sais pas si elle est vierge, dit Guy. Ses réactions ont peut-être une source dans son passé. Peut-être a-t-elle été violée ?

— Tout est possible, dit Denise.

— Je vais lui demander, dit Guy.

— Ne lui parle pas de son passé, dit Denise. Tu peux la gêner, comme tu me gênes si tu parles du nôtre. Que t’importe ce qu’elle a bien pu faire ou subir ? Si elle veut t’en parler, c’est son affaire. Celui ou celle qui a un complexe ne s’en libère qu’en y mettant du sien.

— Tu es toujours de bon conseil, dit Guy. Je te remercie.

— À ton service, dit Denise.

* ° * ° *

_

Marie accueille fort bien Guy quand ils se retrouvent. Elle est pleine d’attentions envers lui. Il lui propose de la caresser. Elle le laisse faire. Il la touche, la retouche. Elle n’a plus de réaction de rejet. Elle est aussi étonnée que lui, mais très contente d’avoir le contrôle de ses contacts, et donc d’elle-même. Elle en profite en se découvrant partout où il le souhaite. Elle est bien vite toute nue. Elle se blottit contre lui pour mieux en profiter. Elle découvre le vrai plaisir des caresses et des baisés, vécu en pleine conscience. Guy n’est pas très porté vers ces contacts qu’il ne voit que comme un substitut à l’acte sexuel. Il préfère, comme avec Denise, ne pas prolonger indéfiniment ces préliminaires qui sont nécessaires, mais font seulement monter l’excitation. Avec Marie, il s’arme de patience. Cependant, si elle livre son corps aux mains de Guy, elle préserve son sexe en limitant légèrement l’approche avec la main. Comprenant sa réserve, il n’insiste pas de ce côté. Elle ne sait pas pourquoi ses réflexes de rejet ont disparu. Elle en attribue le bénéfice à Guy qu’elle aime encore plus, mais le besoin d’abandon est là, omniprésent. Elle lutte contre.

Comme Denise lui a conseillé, Guy ne se presse pas. Chaque soir Marie se laisse caresser. La main se rapproche du sexe sans qu’elle l’en écarte autant, mais elle sert les cuisses. Guy ne la force pas. Il doit patienter. Marie redoute de se donner.

Le lendemain, elle lui demande s’il veut être caressé. Il enlève sa chemise et la laisse explorer. Elle s’attarde sur tous ses muscles, tous les recoins de sa peau, mais ne dit rien. Elle se met nue ensuite pour se faire caresser.

La scène se renouvelle, puis elle l’incite à baisser le pantalon. Il se dénude comme elle le souhaite. Elle le caresse sur tout le corps, lentement. Quand elle s’approche de la verge, il ne peut réprimer une érection. Elle observe attentivement sans rien dire et continue son exploration en tournant autour. Elle ne se fait pas caresser ce jour-là. Elle est émue par l’érection de Guy : la première qu’elle observe d’un homme à son égard.

Deux jours se répètent de la même façon, sans qu’elle approche du sexe. Puis, après avoir consciencieusement parcouru tout le reste du corps de Guy, elle demande si elle peut toucher. Il lui précise qu’elle peut appuyer, serrer, mais pas pincer, et les ongles blessent. Elle prend la verge dans sa main en respectant les consignes, faisant glisser lentement la peau, curieuse de sentir entre ses doigts ce membre qu’elle ne possède pas et qui l’intrigue tellement. Guy est rapidement au maximum de l’érection. Il ne peut se contenir. Elle reçoit une giclée de sperme qu’elle recueille précieusement au creux de la main. Il la prie de l’excuser. Ce sperme excite Marie. C’est la première fois qu’elle en recueille. Il est pour elle, ce don de l’homme qui permet d’avoir un enfant. Elle le regarde, le touche, le malaxe entre le pouce et l’index, et brusquement se lave les mains en se rappelant qu’elle ne veut pas d’enfant. Elle avait oublié, mais elle est bien protégée avec la pilule contraceptive. Elle se met nue et se serre contre lui. Il veut lui caresser le sexe. Elle arrête la main et lui désigne sa verge : « C’est pour elle », dit-elle. Flasque après l’effort, la verge en question refuse une autre érection. Ce ne sera pas pour ce jour-là. Marie écarte doucement la main qui veut prendre la relève. Pas d’orgasme aujourd’hui.

La fois suivante, ils se déshabillent tous les deux, se caressent un peu et elle s’offre à lui. Prudent, il lui demande si elle utilise un contraceptif. Elle répond qu’elle a la pilule. Marie voudrait bien pourtant faire l’amour avec une protection supplémentaire, d’autant plus qu’étant indisposée, elle risque de le souiller. Il met un préservatif qu’elle va chercher dans l’arsenal que lui a constitué Paule, et elle retire son tampon. Elle le regarde dérouler soigneusement le petit anneau glissant qu'il applique sur lui en quelques secondes. Elle est décidée à sauter le pas. Elle se doute que ses réactions aux caresses internes vont être à la démesure des externes. Elle se donne courageusement, faisant fi de ses réserves. Elle ne réagit pas tout de suite. Elle aime cette verge qui s’introduit, qui coulisse en elle, cet homme qui est contre d’elle et en elle. Son vagin prend petit à petit l’unisson de la verge qui la masse délicieusement à l’intérieur, puis c’est la vague d'un orgasme, d’une intensité extrême. Elle ne sait plus très bien ce qui se passe exactement. Il éjacule, provoquant un regain de plaisir avec cette nouvelle sensation qui déferle en elle. Il se retire, enlève le préservatif rempli de sperme et souillé d’un peu de sang, le donne à Marie qui le réclame et va se laver. Elle le suit à la salle de bains pour continuer à se frotter contre lui. Elle est souriante, enchantée par ce qu’elle a ressenti, bien qu’elle se soit livrée entièrement, sans rien conserver de sa conscience pendant un bon moment, comme elle l’avait craint. Guy est content. Il y a longtemps qu’il n’avait pas fait l’amour. Il est heureux de l’accueil qu’elle lui a réservé, du sublime bonheur d’avoir été en elle, de la décontraction qui suit la tension. Marie ne l’a pas trompé sur ses aptitudes de femme. Elle lui plaît énormément, physiquement et pour tout le reste.

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Dans les jours qui suivent, Marie se soumet à Guy, complètement et sans demi-mesure. Elle espère, avec l’habitude, parvenir à mieux se contrôler. Elle a mis longtemps à se décider, mais elle ne recule plus. Quand elle détecte en lui le désir de la prendre, l’envie symétrique est immédiate. Il suffit d’un sourire complice ou de quelques caresses, et elle s’offre. Guy a désormais tous les pouvoirs physiques sur elle. Cependant, il ne dort pas avec elle bien qu’ils passent de longs moments ensemble. Marie garde son indépendance antérieure quand elle n’est pas avec lui. Ils se séparent la nuit. Elle se donne et se redonne quand ils se rencontrent chez elle ou chez lui.

Les réactions épidermiques de Marie ayant disparu, elle pourrait continuer de se comporter en femme fragile comme elle en a donné l’apparence jusque-là. C’est le contraire qui se produit. Sa réserve naturelle a repris le dessus. Désormais, plus rien n’apparaît de ses sentiments. Avec Denise, la situation était inverse : au lieu de s’imposer, Guy répondait à des avances. Il était au courant de ce qu’elle ressentait, bien qu’elle soit aussi peu expansive que lui. Elle émettait quelques sons, échos de ses bouleversements intérieurs, et réagissait de façon visible. Avec Marie, aucun son, aucun mouvement révélateur d’émotion. Elle ne crie pas, n’a aucune frénésie, ne s’agite pas, et ne manifeste pas ce qu’elle ressent en dehors de quelques signes de satisfaction ponctuels limités. Elle pourrait être considérée comme frigide par un partenaire peu averti. Guy ne peut remarquer que quelques expressions du visage, des sourires et des battements d’yeux, une disponibilité complète, une attirance manifeste du sexe pour le sien, et l’abandon de certains moments. Il n’y a pas d’ambiguïté : Marie apprécie, même si elle est dépourvue de la surabondante lubrification d’Hélène ou de Léa qui exprimait ainsi leur excitation. Guy n’en est pas étonné, car Denise était aussi dans ce cas, et la faible sécrétion des glandes de Bartholin est suffisante. Avec un préservatif bien glissant qu’il sort au dernier moment de son emballage et qu’il évite d’essuyer avant l’usage, sous l’œil attentif de Marie, la pénétration est facile. Il le tient par l’anneau en sortant pour qu’il ne s’échappe pas de la verge et ainsi il ne souille pas Marie, à la satisfaction de celle-ci qui a l’appréhension que des spermatozoïdes s’échappent vers les profondeurs.

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— J’espère que je ne te viole pas, dit Guy.

— Je suis volontaire, dit Marie.

— Par raison ou par plaisir ?

— J’ai des orgasmes, dit Marie.

— M’aimerais-tu si tu n’en avais pas ?

— Et toi, réplique Marie ?

— Pour moi, dit Guy, il y a le plaisir physique, instinctif et bestial. Je l’apprécie, et j’en jouis, mais ce plaisir serait détruit si je te violais. Il est conditionné au niveau du cerveau par la nécessité de ne pas faire mal. J’y suis sensible au point d’hésiter à aller vers toi si je ne suis pas certain que tu le souhaites. Il n’y a que les préliminaires qui me permettent de jauger ton désir. Mon véritable plaisir, celui qui surpasse l’autre, est de sentir que tu m’accueilles, que tu es bien avec moi, en un mot, que nous nous aimons. À la limite, je me passe du plaisir bestial si j’ai l’autre. Il est beaucoup plus important.

— Je comprends dit Marie. Je suis comme toi. Je jouis plus par raison que par les orgasmes.

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Depuis l’enfance, Marie note sur un carnet ce qu’elle doit faire et les problèmes qu’elle doit étudier. C’est principalement un outil de travail, avec son emploi du temps. Guy manipule machinalement le carnet qu’elle a posé sur une table. Il ne l’ouvre pas, car ce n’est pas à lui. Il ne fouille pas dans les affaires des autres sans autorisation. Elle lui prend des mains pour inscrire une petite phrase. Puis, elle le pose devant elle, le reprend, barre la phrase, et pousse le carnet ouvert vers Guy. Il lit la dernière ligne qu’elle vient de barrer : « Montrer le carnet à Guy ? ». Beaucoup d’autres interrogations, barrées ou non, sont mêlées au reste de son pense-bête. Elle a hésité quelques secondes, le temps de bien se poser la question, mais, décidée à dire toute la vérité sur elle, à ne rien cacher de ses défauts comme elle se l’est promis, elle offre à Guy la possibilité de le lire. Au vu de quelques mots et ébauches de phrases qui lui sautent aux yeux, il constate qu’il révèle des pensées de Marie. Ce n’est pas un journal comparable à celui d’Odile, mais il contient en abrégé des remarques très personnelles. Guy a l’art de décrypter facilement ce qui est logique. Il découvre une partie de ce que Marie garde habituellement pour elle. C’est lumineux pour lui.

 

— Tu me livres tes pensées, dit Guy. C’est pour moi une preuve d’amour plus importante que le don de ton corps. Est-ce que je me trompe ?

— Non, dit Marie. C’est aussi plus important pour moi.

— M’aimes-tu donc, dit Guy ?

— Oui, dit Marie. Je commence à le croire.

 

Guy rend le carnet au bout d’un moment.

Jusque-là, Guy s’est imposé à Marie, bien qu’avec douceur. Certaines femmes cachent leurs sentiments réels. Il ne pense pas que c’est le cas de Marie, mais le changement de régime se fait-il sans heurts pour elle ? Elle est à sa disposition complète pour tout ce qu’il lui demande. Guy ne sait pas s’il abuse. Il peut se montrer moins pressant, changer de rythme, trouver le mieux adapté. Il sait se retenir. Il s’est longtemps passé de femme. Il ne veut pas que tout se passe dans l’ignorance comme avec Elsa. Marie n’est pas expansive, encore moins que lui. C’était presque le black-out jusqu’à ce qu’elle confie le carnet. Elle a seulement poussé le carnet vers lui, sans rien dire. Il a lu quelques pensées, quelques interrogations. Comment ne pas perdre sa maîtrise pendant les orgasmes ? Puis-je me passer de Guy ? Ce n’était pas barré. C’est donc encore d’actualité. Denise confiait à Guy le moindre petit souci. Elle n’avait pas la réserve de Marie, d’une insensibilité apparente extrême, dure avec elle-même au point d’accepter sans broncher les pires situations. Cette réserve, Guy la connaît. Il a dû lutter pour en sortir quand il a dû enseigner, s’obliger à parler, à interroger et à juger les élèves. La raison l’a incité à s’extérioriser. Marie l’a fait aussi de la même façon. C’était nécessaire pour devenir un bon professeur. La volonté a surmonté le naturel. Le carnet que Marie a ouvert va dans ce sens. Elle a compris qu’il fallait faire un pas vers Guy. Il estime qu’il doit aussi faire l’effort de communiquer, que Marie y aspire.

Guy se contraint à interroger Marie sur ses sentiments, pour rompre le silence dans lequel ils ont tendance à s’enfermer. Il axe ses questions sur ce qu’il a remarqué sur le carnet. Marie répond quand on l’interroge. Elle le rassure. Elle se donne sans réserve, et le trouve parfait. Mais encore ? Elle n’est pas toujours en forme. C’est vrai. Parfois, elle se force, mais si peu. Préfère-t-elle l’amour dans le noir comme la plupart des femmes ? C’est non : elle veut voir, ne pas être surprise. Ils procéderont nus, en pleine lumière, et ne joueront pas à cache-cache sous les couvertures. Guy y est aussi favorable. Elle explique qu’elle est toujours perturbée par sa tendance à perdre le contrôle pendant les relations. Elle ne sait pas si elle peut rester maître de la situation à tout moment, mais elle s’en remet à lui. Elle a confiance. Il l’interroge encore. Serait-ce mieux si elle gardait le contrôle ? Elle ne sait pas très bien où elle va, mais c’est son problème et non le sien. Son corps a des réactions qui l’étonnent, qui la déconcertent. Elle ignore ce qui se passe véritablement en elle. Pour lever des incertitudes, Guy va chercher des livres de sexualité qu’il a sélectionnés scientifiquement avec l’aide de Denise et il les feuillette avec elle, s’attardant sur les points qu’il sent incertains chez Marie. Elle ne sait pas si c’est son corps ou sa volonté qui gouverne. Guy propose qu’elle fasse l’essai de s’abstenir. Il ne se formalisera pas des désagréments qui en résulteront.

Marie réfléchit. Se donner est facile. Est-elle capable de se maîtriser pleinement, de se libérer de l’emprise de Guy ? Puisque Guy propose des essais, elle est d’accord. L’expérience va éclairer leur comportement. Sont-ils capables de résister l’un à l’autre ? Elle se souvient de Claire, qui avait du mal à se contrôler. Avec l’assentiment de Guy, elle arrête les relations pour tester leur capacité à s’en passer. Ils ne décident pas de se séparer. Ce serait trop facile. Le test n’aurait aucune valeur. Au contraire, ils continuent de se voir, se côtoient et s’excitent mutuellement comme auparavant. Qui lâchera le premier en réclamant à l’autre ce qu’ils souhaitent ? À ce jeu, ils tiennent tous les deux, des jours et des jours, pour constater que leur volonté est la plus forte. C’est possible de ne pas faire l’amour, bien que peu confortable, vu leur excitation. Marie s’effrayait de ce que l’amour puisse conduire à commettre des actions insensées ou la contraindre à s’enchaîner à un compagnon. Elle a le dessus. Elle est rassurée. Elle craignait d’être comme ces héroïnes de romans folles d’un homme. Elle tient à sa liberté, et elle vient de démontrer qu’elle est capable de la garder. Elle est satisfaite de cet essai, moins incertaine. Elle peut se séparer de Guy si c’est nécessaire. Il suffit qu’elle le veuille. Guy est content que Marie, tout comme lui, garde la tête sur les épaules.

L’abstinence étant inutile, ils la terminent, très heureux de se retrouver en libérant leurs tensions. Marie estime que l’essai n’est pas parfaitement concluant. Il reste le temps de la relation où elle n’est pas sûre d’elle-même. Elle voudrait garder son contrôle. Guy, se souvenant de ses démêlés avec Hélène, où il devait justement se contrôler, estime que c’est difficile. Lui-même n’arrivait pas à s’arrêter facilement. L’orgasme paralyse, malgré la persistance d’une forte volonté de se dégager, et un partenaire consentant. Ils analysent ensemble les résultats. Guy est très intéressé par ce qu’elle lui révèle sur ses sensations. Il lui explique les siennes, cette envie persistante d’utiliser son pénis, complémentaire de son envie de l’accaparer. Ils comparent ce qu’ils observent avec ce qu’en disent des livres. Guy explique à Marie ce qu’ils contiennent. Elle en connaissait une bonne partie, mais la lecture des romans avait jeté de la confusion, introduisant quelques idées fausses. Si elle ne comprend pas tout aussi bien que Guy, l’amour n’est plus un point d’interrogation. La théorie, jointe à l’expérience, la renseigne amplement. Elle ne va plus dans l’inconnu. Guy a atteint son but : Marie est plus sereine.

Marie accepte maintenant de perdre momentanément conscience avec Guy, n’ayant pas trouvé le moyen de la garder pendant les orgasmes, et sachant que c’est normal. C’est transitoire et tolérable, car Guy n’abuse pas de sa situation dominante, ne la brutalise pas, et la libérerait si elle le demandait préalablement. Ayant bien compris son propre comportement et celui de Guy, elle se donne décontractée, n’hésitant plus à lui faire part du moindre problème, mais elle s’extériorise peu. Pour plaire à Guy, c’est elle qui le sollicite, avec la promesse de ne pas le faire quand elle n’en a pas envie. Reconnaissants êtres hypersensibles à ne pas forcer l’autre, ils admettent en commun de mettre en lumière tout ce qu’ils ressentent, de ne rien proposer par charité ou politesse. Seulement l’équilibre, l’objectivité. Leur amour physique est un échange de bons procédés qui doit les satisfaire tous les deux. D’ailleurs, l’absence d’envie de l’un, rare il est vrai, dès qu’elle est avouée, coupe l’envie de l’autre. Marie se demande comment elle a pu se passer si longtemps de ces relations sexuelles, et pourquoi elle a fait patienter Guy, alors que c’est si facile de s’abandonner à lui. L’amour est une découverte heureuse. Marie est indéniablement adaptée à Guy. Ils s’entendent merveilleusement. Les hommes ne seront plus aussi négligés par Marie qu’au préalable. Elle sait ce qu’ils peuvent lui apporter.

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Si pour Marie, l’amour physique revêt désormais une grande importance, elle ne le met pas au-dessus de tout. Dure avec elle-même, elle l’estime secondaire. La relation sexuelle heureuse n’est pas suffisante pour dire qu’elle aime. Bien qu’elle ne le souhaite pas, elle pourrait aimer sans éprouver de plaisir physique, et elle rejetterait l’amour si elle l’estimait nuisible. Faire l’amour n’est pas faire sa vie. Le plaisir que Guy lui procure ne perturbe pas son jugement. Guy n’est encore qu’un amant, un visiteur, certes, privilégié puisqu’elle lui a livré son corps, mais elle garde la tête froide. Ils n’ont pas encore mêlé leurs existences comme elle avec Zoé. Elle n’accepterait pas un enfant de Guy qui engagerait l’avenir. Elle veille soigneusement à ne pas être fécondée. En plus de la pilule, elle réclame toujours le préservatif et une stricte hygiène sexuelle. Elle se souvient de Claire et de ce qu’elle a subi de ses compagnons qui se révélaient désagréables à la longue. Elle ne s’engage pas à la légère. Elle peut se tromper. Elle doit étudier Guy pour décider si elle va continuer à le voir et habiter avec lui. Elle peut rompre en arrêtant les visites. Elle observe soigneusement son comportement. Est bon ce qui ressemble à son idéal incarné par André, Claire et Zoé. Le reste doit être pesé et repesé. Elle n’a pas les moyens de Guy pour évaluer une personne, mais son expérience plus ou moins indirecte, ne la trompe pas : Guy est mis progressivement dans la même catégorie que les trois autres. Il ne s’impose pas à elle, il la respecte et la laisse toujours libre de venir ou non à lui. Si Guy la décevait, elle s’en dégagerait ; elle en est certaine, mais elle ne souhaite pas que cela arrive. Ce serait douloureux, physiquement bien sûr, mais surtout intellectuellement, et trouver un autre homme libre lui convenant lui semble très difficile. En cas de nécessité, elle est déterminée à casser la liaison. Son amour est encore sur la réserve.

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La jalousie dont Claire a souffert est le point le plus important que Marie tienne à élucider. Elle n’hésiterait pas à rejeter Guy s’il était jaloux. Ce serait rédhibitoire. Elle aime André, et plus que Guy dans la mesure où elle estime le connaître mieux que lui. Si c’était à refaire, elle se serait donnée à André quand elle en avait la possibilité. Comment Guy peut-il percevoir cet amour qu’elle sent toujours fort ?

 

— Es-tu jaloux, demande Marie ?

— Jaloux, dit Guy ? Jaloux d’un homme que tu aimerais ?

— Oui, dit Marie.

— Si tu aimes un homme, dit Guy, tu te mets avec lui.

— Cela ne te ferait-il rien, dit Marie, que j’aille avec toi en en aimant un autre ?

— Je suis très bien avec toi, dit Guy. J’apprécie beaucoup que tu fasses l’amour avec moi. Je t’en suis reconnaissant. Cela satisfait un besoin important pour un homme.

— Pour une femme aussi, dit Marie.

— C’est donc bénéfique, dit Guy. Si tu en préfères un autre, c’est aussi bénéfique pour toi. Va avec lui.

— Tu serais privé de moi, dit Marie.

— Oui, dit Guy. Je me résignerais à chercher ailleurs. L’amour physique n’est pas ce qui est le plus difficile à trouver. Ce n’est pas ce qui me pousse uniquement vers toi. C’est ton caractère qui me plaît, ta façon d’envisager les choses.

— Et si je reste avec toi tout en en aimant un autre, dit Marie ?

— Il faudrait au moins que tu m’aimes et que tu fasses l’amour avec moi, dit Guy.

— Oui. Alors ?

— Un amant ? Envisages-tu cela avec moi ?

— Je n’envisage rien du tout, dit Marie, mais je veux savoir ce que tu en penserais ?

— Cela va peut-être t’étonner, dit Guy, mais si tu nous aimes vraiment tous les deux, c’est envisageable. Ma position est que tu as une liberté sexuelle totale que je n’ai pas à diminuer. Ton sexe est ta propriété et tu l’utilises à ta convenance, avec qui tu veux. Je n’en suis même pas locataire, seulement un visiteur sans aucun droit sur lui. Je n’ai pas à le contrôler. Je souhaite ton bonheur, ne rien t’imposer, et que tu puisses partager avec un autre amour ancien ou futur me semble normal. Je laisse la priorité à celui que tu auras choisi. Si nous nous comportons loyalement l’un envers l’autre, nous continuerons à nous aimer, même en partageant. J’en suis persuadé. Ce n’est pas de l’indifférence envers toi. Au contraire. C’est l’acceptation totale de tes actes. Tu aimes Zoé et Paule. C’est très bien. Avec un homme, ce serait pareil. Il n’y aurait en plus que la relation sexuelle possible. Elle est légitime. Je ne l’exclus pas et tu n’as pas à la justifier. Tu n’as pas à rejeter des amours parce que je suis là, ni à te comporter différemment avec eux. J’espère gêner le moins possible en vivant avec toi et en jouissant de toi quand tu as envie de venir à moi, comme tu le fais actuellement. Je suis aussi dans une situation comparable à la tienne. Je n’aime pas que toi. J’en aime une autre. Je pourrais faire l’amour avec elle si elle en avait besoin. Si je continue avec toi, il faudrait cependant que tu sois d’accord. Pas question de le cacher. J’aimerais avoir cet accord, car je ne me sens pas la possibilité de refuser si elle me réclame. Je dirais aussi à l’autre que je t’aime. Si tu n’acceptes pas, il est préférable de nous séparer.

— Si nous sommes deux à avoir besoin de toi en même temps, qui choisis-tu ?

— Ce n’est pas à moi de choisir, dit Guy. C’est à vous de vous départager pour savoir qui passera en premier.

— En nous crêpant le chignon ?

— Ce serait immédiatement départagé, dit Guy. Je ne pourrais pas aimer celle qui voudrait se battre. L’accord doit être amiable. Cela dit, il me semble plus simple de ne pas mêler beaucoup d’autres amours au nôtre. Celle qui m’aime et que j’aime n’a pas besoin de moi. Normalement, elle n’intervient pas.

— Bon, dit Marie. Ta réponse me satisfait. Nous sommes à égalité. Je suis pour la négociation. Moi non plus je ne cacherais rien, et tu as mon accord total. Nous pensons de la même façon. Tes amours ne me gênent pas.

— Te poses-tu des questions sur moi, dit Guy ?

— Toi non, dit Marie ?

— Je ne m’en pose plus beaucoup, dit Guy. Je t’approuve de t’en poser. Je n’aime pas les écervelées.

— Si je me mets avec toi, dit Marie, je souhaite continuer à travailler, pour ne pas dépendre de toi et pouvoir reprendre ma liberté.

— Je ne t’imposerai jamais rien, dit Guy. Garde ton indépendance. Moi aussi, j’aime travailler et être indépendant, mais vivre à côté de toi me plairait.

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La méfiance de Marie disparaît progressivement. Guy est le bon choix. Elle le constate tous les jours.

* ° * ° *

 

 

20 Mariage

* ° * ° *

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Marie est de plus en plus favorable à un rapprochement, à condition que Guy l’accepte, mais cela risque de modifier ses habitudes de vieille fille. Un homme ne s’introduit pas dans une maison sans rien changer. Depuis 4 ans, Marie côtoie Zoé. Elle ne la quitte que pour ses séjours en Angleterre. Elle est plus souvent avec Zoé qu’avec Paule. Bien que Zoé soit toujours la servante accomplissant impeccablement son service, Marie la traite comme une amie, une amie très chère. Zoé a acquis vis-à-vis de Marie, l’attachement d’un chien pour son maître. C’est la personne qui l’a sorti de la misère et qui lui a offert protection et vie décente. Marie a ouvert sa bibliothèque et toutes les commodités de la maison. Le soir, elles sont souvent ensemble, à lire ou à corriger des copies. Zoé serait la fille de Marie, qu’elle n’aurait pas plus d’avantages. Se séparer de Zoé serait un déchirement.

Marie prend conseil auprès de Paule :

 

— Je fais l’amour avec Guy, dit Marie. Faut-il le faire venir ici pour vivre ensemble ?

— Il y a quelques obstacles, dit Paule.

— Je lui ai dit mon âge. Il lui faudrait dix ans de plus. Je ne peux pas lui demander de m’épouser.

— Ni l’âge, ni le mariage ne sont de gros obstacles, dit Paule.

— Il accepte mes infirmités, dit Marie.

— Pour lui, tu n’as pas d’infirmité, dit Paule.

— Alors quoi, dit Marie ?

— Ma petite, dit Paule. Tu es une vieille fille, avec tes habitudes et tes manies. Tu vis avec moi et avec Zoé. Nous sommes toutes les deux des obstacles. Ce n’est rien de prendre de temps en temps un homme dans son lit. Tu te défoules avec lui, mais rien n’en résulte. C’est autre chose de vivre avec lui.

— Te mettrais-tu entre moi et Guy ?

— Si je reste ici, je serai entre vous deux, en belle-mère qui n’a pas les mêmes idées que son beau-fils.

— Mais tu l’aimes, dit Marie. Tu me l’as dit, et il t’aime.

— Je l’admets, dit Paule. Je serais même capable de me donner à lui s’il me le demandait. Je préfère m’occuper avec Robert et mon travail, et je suis très heureuse quand il est avec toi.

— Cohabiter est facile, dit Marie. L’appartement est grand.

— Nous pouvons essayer, dit Paule. Il accepte ma cuisine. J’espère ne pas être l’obstacle principal. Tu ne vois pas ce qui t’empêche d’amener Guy ici ?

— Non, dit Marie.

— Ouvre les yeux, dit Paule. Souviens-toi de l’essai de vie commune avec Robert. Les enfants te martyrisaient, toi, ma petite Marie, ma petite fille chérie. C’était insupportable. J’ai coupé.

— Ici, ce n’est pas la même situation, dit Marie.

— Mais si, ma fille, dit Paule. Tu as Zoé. Qu’on le veille ou non, elle est devenue ta fille adoptive, ta fille chérie, dont tu ne te sépares pas. Je me trompe ?

— J’ai peut-être une fille, dit Marie, comme toi tu en as une, mais où sont les méchants enfants ?

— Il n’y en a pas, dit Paule, mais il y a la martyre.

— Zoé ?

— Oui, dit Paule : Zoé. Elle ne supporte pas les hommes. Tu veux lui en amener un à domicile.

— Attends, dit Marie. Zoé est quand même souvent avec des hommes. Elle sort, elle fait les courses, et quand Guy vient ici, elle se comporte normalement avec lui.

— Ma petite, dit Paule, tu n’observes pas bien. Tu n’as d’yeux que pour Guy quand il est là, et tu ne regardes pas Zoé. Elle fait exactement avec les hommes ce que tu faisais il n’y a pas si longtemps. Elle les évite au maximum. Vous alliez bien ensemble.

— Zoé n’a pas les réflexes de répulsion que j’avais, dit Marie. C’était plus fort que moi. Je sautais.

— Elle a pire que ça, dit Paule. Elle a peur des hommes, une peur maladive qui vient de son passé et qu’on ne peut pas lui reprocher. Il faut choisir, ma fille : vivre avec Guy ou vivre avec Zoé, en sachant que Zoé a encore besoin de ta protection. Elle n’est pas adulte vis-à-vis des hommes, ta Zoé. Imagine que tu amènes Guy ici. Avec Zoé, vous êtes nues, le matin, le soir et pendant la gymnastique, sans compter les jours de chaleur. Vous vous lavez ensemble, souvent sous la même douche, et l’une essuie l’autre. Vous vous massez et vous peignez l’une l’autre. Vous lisez le soir l’une à côté de l’autre. Vous allez au cinéma et vous vous promenez ensemble. Vous mangez sur la même table. Quand on voyage, vous prenez la même chambre d’hôtel, même s’il n’y a qu’un lit. Votre intimité est totale. Avec Guy ici, c’est fini. J’ai observé Zoé quand Guy vient te voir. Elle fait des efforts surhumains pour se comporter dignement avec lui. Tu ne peux pas imposer à Zoé des journées entières de présence d’un homme.

— Je comprends, dit Marie. Je n’abandonnerai pas Zoé.

_

Marie dit à Zoé :

— Que penses-tu de Guy ? Il m’aime. Il est possible qu’il me demande de me mettre avec lui.

— Vous êtes libre de faire ce que bon vous semble, Mademoiselle Marie.

— Ce qui est bon pour moi est que je puisse vous aimer tous les deux et que vous vous aimiez. Es-tu toujours hostile aux hommes ?

— Oui, Mademoiselle Marie, dit Zoé. C’est plus fort que moi.

— Hostile à Guy aussi ?

— Je ne suis pas à l’aise avec lui, dit Zoé.

— Tu ne souhaites donc pas que je le fasse venir, dit Marie.

— Je le souhaite pour vous, Mademoiselle Marie, dit Zoé, mais je resterai à l’écart.

— C’est comme si nous ne nous aimions plus, dit Marie. Mon amour pour Guy détruit le nôtre. Tu n’apprécies pas notre intimité ?

— Je dois respecter la vôtre avec Monsieur Guy, dit Zoé.

— Bon, dit Marie. Je souhaite rester avec toi. Il n’y aura pas de rapprochement avec Guy.

— Vous ne voulez plus faire l’amour avec Monsieur Guy ?

— Je vais faire comme Paule avec Robert. Je serai la maîtresse de Guy… tant qu’il voudra de moi. Je suis laide et plus vieille que lui. Cela ne durera pas. Il est normal que je refuse de vivre avec lui.

— Mademoiselle Marie, dit Zoé. Le faites-vous parce que je ne supporte pas les hommes ?

— Je t’aime, Zoé, dit Marie. Pas question de me séparer de toi.

— M’aimez-vous plus que Monsieur Guy ?

— Dans un sens, oui, dit Marie.

— Pour me faire plaisir, dit Zoé, mettez-vous avec lui. Je n’ai pas besoin d’être toujours avec vous.

— Mais moi j’en ai besoin, dit Marie. Guy restera chez lui.

— Mademoiselle Marie ?

— Oui, Zoé ?

— Monsieur Guy est-il méchant ?

— Tu veux dire un homme méchant, comme ton père.

— Oui, Mademoiselle Marie.

— Guy n’est pas méchant, dit Marie. De ma génération, il y a deux hommes dont je suis sûre qu’ils ne sont pas méchants, et avec qui je suis capable de faire l’amour. Le premier est André, le mari de mon amie Claire. Le second est Guy. Il ne s’impose pas ; je me donne à lui. Je ne te garantis pas les autres.

— Je vous crois, Mademoiselle Marie. Monsieur Guy n’est pas méchant. Prenez-le avec vous, et je reste avec vous, comme vous le souhaitez.

— En supportant la présence de Guy ?

— Oui, Mademoiselle Marie, s’il me supporte. J’ai confiance dans votre jugement.

— Tu sais ce que cela implique, dit Marie. Guy sera souvent près de toi.

— Oui, Mademoiselle Marie.

— Pourquoi cherches-tu à ce qu’il vienne ici ? Jure-moi que tu ne fais pas cela pour moi, en te forçant.

— Je vous le jure, Mademoiselle Marie. Je le fais pour moi. Il faut profiter des occasions qui se présentent dans la vie. Si Monsieur Guy est un homme gentil, je dois ne pas avoir peur de lui. C’est à moi de me réformer. Acceptez aussi que je vous fasse plaisir. Je serais désolée de vous éloigner de Monsieur Guy.

— Cela permet d’installer Guy ici, dit Marie. Je vais faire en sorte que tu sois le moins possible près de lui. En s’organisant bien cela doit être faisable.

— Mademoiselle Marie ?

— Oui, Zoé ?

— Ce n’est pas la bonne solution, dit Zoé. Il faut au contraire me mettre le plus près possible de Monsieur Guy. Puisqu’il n’est pas méchant, je ne crains rien. Je ne dois pas vivre en recluse. Je dois seulement surmonter mes répulsions.

— Es-tu capable de faire cela, dit Marie, de supporter l’intimité de Guy ?

— Je crois, dit Zoé. Je pense pouvoir le faire. Si je flanche, rappelez-moi à l’ordre. Si vous m’aidez, Mademoiselle Marie, je tiendrai.

— Je vais m’arranger pour que tu ne flanches pas. Nous allons y aller progressivement.

— Non, Mademoiselle Marie. Imposez-moi tout de suite Monsieur Guy autant qu’il est possible. Je vous en prie. Ce sera bon pour moi.

— D’accord, Zoé, dit Marie. Tu veux que je te mette à l’épreuve, en contact avec Guy, pour t’habituer aux hommes gentils. Je dois t’y pousser au maximum. Est-ce bien ce que tu souhaites ?

— Oui, Mademoiselle Marie. Forcez-moi.

— Alors, dit Marie. Je vais exaucer ton souhait, mais tu pourras à tout moment m’arrêter et revenir en arrière.

— Merci, Mademoiselle Marie, dit Zoé. Autant commencer avec celui-là.

— Je vais demander à Guy de t’accepter près de lui, dit Marie. Sois tranquille, je ne souhaite pas t’imposer un enfant.

— Pourquoi, Mademoiselle Marie ?

— Les hommes sont souvent méchants, dit Marie. Tu as raison de les éviter, mais les enfants aussi sont méchants. Je préfère ta compagnie. Je connais les enfants : j’en ai beaucoup dans mes classes. C’est très difficile de les tenir. Je n’y arrive qu’en m’éloignant d’eux, en les maintenant à distance, et en les dénonçant au censeur quand ils font une faute. Alors, avec un enfant à moi, il comprendra tout de suite qu’il peut me commander. Pas de censeur ici. Je suis trop faible devant un enfant méchant. Je vais me faire déborder.

— Mademoiselle Marie, vous dites que Monsieur Guy est gentil. Vous l’êtes aussi. Vous aurez des enfants gentils qui vous obéiront.

— Ce n’est pas garanti, dit Marie. Ils sont tellement nombreux à être méchants ! En plus, si j’ai un garçon, il deviendra un homme qui peut être méchant. Tu ne le supporteras pas.

— Pour moi, dit Zoé, je souhaite que vous ayez un enfant, même si c’est un garçon. Vous me ferez plaisir. Je préfère les vôtres à tous les autres. Il y a toutes les probabilités qu’ils soient gentils, beaucoup plus gentils que les autres. J’aime les enfants, mais si vous n’en voulez pas, il est normal que vous n’en ayez pas.

— Crois-tu qu’un enfant de moi peut être gentil ?

— Mais oui, Mademoiselle Marie. Comme vous. Madame Paule dit que vous avez toujours été gentille, même toute petite.

— Et comme toi ?

— Oui, Mademoiselle Marie. Comme nous.

— Et comme Claire et André, dit Marie. Cela te ferait-il plaisir si j’en fais un, malgré le risque qu'il soit méchant ?

— Oui, Mademoiselle Marie. Très plaisir. Le risque est très faible, quasi nul. Dans ce cas là, avec Monsieur Guy qui n’est pas méchant et vous qui ne l’êtes pas non plus, il faut oser. Vous êtes dans le cas le plus favorable pour le réussir.

— Un enfant gentil qu’il n’y aurait pas à punir : j’aimerais aussi, comme toi. Alors, je demanderai à Guy s’il en veut. Tu ne m’en voudras pas si je ne peux pas en avoir ou si Guy n’en veut pas ?

— Mais non, Mademoiselle Marie. Quoi que vous fassiez, je serai contente.

— C’est bien d’avoir quelqu’un comme toi près de moi, qui raisonne. Tu raisonnes comme Claire. Elle aussi voulait que j’aie des enfants pour que l’hérédité se perpétue. Ne me lâche pas quand je serai avec Guy. Si j’ai un enfant, il sera un peu à toi, car tu y auras contribué. Je te le confierai.

— Merci Mademoiselle Marie, dit Zoé. Nous nous soutiendrons mutuellement, et j’espère que Monsieur Guy nous aidera.

— Oui, dit Marie. Il sera là aussi. Je ne serai pas seule. À trois, et avec en plus ma petite maman qui sait gifler, cela est possible si nous sommes tous d’accord pour prendre le risque. Je serais heureuse d’en avoir un gentil. Explique-moi, Zoé ? Coup sur coup, tu acceptes un homme, et tu me dis de faire un enfant. Tu as changé.

— Non, Mademoiselle Marie. Je n’ai pas changé. Je profite seulement des occasions de la vie. Depuis 4 ans, je profite de votre accueil.

— Et moi de toi, dit Marie.

— Nous jouissons ensemble, dit Zoé. Avec Monsieur Guy, vous avez sélectionné un homme gentil. Votre sélection est certainement bonne, car vous ne connaissez que deux hommes bons. Il est certain qu’il y en a beaucoup plus, mais nous ne savons pas les repérer. Vous avez fait ce repérage difficile. Permettez-moi d’en profiter.

— Si tu veux faire l’amour avec lui, dit Marie, tu peux. Je ne me le réserve pas.

— J’ai des réflexes de répulsion envers les hommes, Mademoiselle Marie.

— Fais comme moi, dit Marie. J’en avais aussi. Ils ont disparu.

— Les miens sont toujours là, dit Zoé. Cela doit être plus compliqué à faire disparaître que les vôtres. Je voudrais savoir comment m’y prendre. Je n’ai pas encore trouvé. Laissez-moi seulement vivre près d’un homme gentil. C’est déjà beaucoup.

— Et l’enfant ? Pourquoi en veux-tu un ?

— J’ai lu un livre sur l’hérédité, dit Zoé. C’est mathématique. Très peu de chances d’en avoir un qui soit mauvais. Madame Paule est certaine que vos parents étaient gentils comme vous, et Monsieur Guy vous a dit que ses parents l’étaient aussi. D’après le livre qui est sérieux, l’hérédité vous donnera un enfant gentil. Je vous montrerai sur le livre.

— Si c’est mathématique, je risque de mettre beaucoup de temps à comprendre. Es-tu sûre ?

— Oui, Mademoiselle Marie. Vos enfants seront gentils. Nous avons du mal à reconnaître les gens gentils. Ce serait bête de ne pas profiter de ceux dont nous sommes certains.

— Nos méthodes de sélection ne sont pas rapides, dit Marie. J’ai mis dix ans de trop pour trouver Guy. Les enfants convenables, il faut les faire, et c’est long. Je rêve d’avoir près de moi uniquement des gens gentils, beaucoup de gens gentils. Ce serait le paradis.

— Il faut se contenter de ceux que nous savons sélectionner, dit Zoé. Vos enfants, c’est le plus facile. Il faut chercher s’il y a des méthodes de filtrage permettant de repérer les gens gentils parmi ceux que nous connaissons.

— N’as-tu pas l'envie de faire des enfants, dit Marie ?

— Mon hérédité est probablement moi bonne que la vôtre, dit Zoé. Ce qui m’arrête surtout, ce sont mes blocages. La relation sexuelle me répugne.

— Ce n’est pas mon cas, dit Marie. Avec Guy, c’est facile. Tu te donnes, et hop !, c’est fait et c’est agréable. Essaie de voir l’amour sous un beau jour.

— Je voudrais bien, dit Zoé. Je n’y arrive pas, Mademoiselle Marie.

_

Denise demande à Guy où il en est. Il lui explique.

— Je vois que tu files le parfait amour, dit Denise. Comment est-elle au lit ? Aussi bien que moi ?

— Ne sois pas jalouse, dit Guy. C’est aussi bien qu’avec toi. Elle est splendide.

— Bon... Elle est mieux que moi, dit Denise. Je ne suis pas jalouse. Pour l’amour, j’ai mon mari. J’arrive à le dégeler. Tu ne m'as pas dit si elle était vierge ?

— À vrai dire, dit Guy, je n’en sais rien.

— Une fille de 32 ans, dit Denise, si elle est vierge, a peu de chance de se marier. Ce serait une exception. A-t-elle saigné ?

— J’ai remarqué qu’il y avait du sang sur le préservatif, mais elle avait ses règles, et c’est difficile de voir la différence.

— Donc, tu ne sais pas.

— J’ai défloré Elsa, dit Guy. Pour ma verge, l’obstacle à franchir n’était pas décelable. Il aurait fallu que j’examine auparavant de visu ou avec le doigt pour être sûr ou encore y aller très doucement, comme j’ai procédé avec Hélène. Je n’ai pas eu de douleur comme vous. Le frottement qui existe plus ou moins toujours au début, tant que la lubrification n’est pas parfaite, provoque des résistances transitoires comme l’hymen. Dans l’élan, je n’ai rien senti d’anormal, ni avec Elsa, ni avec Marie. En réfléchissant, je me rappelle qu’elle a enlevé juste avant, un tampon hygiénique interne. Une vierge n’en mettrait pas.

— Les fabricants de tampons affirment que les jeunes filles peuvent enfiler les plus petits à travers l’hymen sans le rompre, dit Denise. As-tu vérifié leur taille ?

— Non, dit Guy. Je ne vais pas fureter dans ses affaires, et elle est libre d’avoir d’autres amants sans qu’elle m’en parle. Son corps est à elle, et non à moi. J’ai l’impression qu’elle n’avait pas beaucoup d’expérience.

— Ne t’y fie pas, dit Denise, certaines savent très bien jouer un rôle.

— Est-ce ton cas ?

— Tu es bête, dit Denise. Qui ne le fait pas ? On aime tirer des avantages d'une situation. Jouer un rôle, ça m'arrive comme aux autres, mais je ne vais pas jusqu'à tromper pour nuire. Toi aussi tu as joué avec Hélène, donc, regarde-toi avant de m'accuser. Qu’allez-vous faire avec Marie ?

— Je vais la demander en mariage, dit Guy. Elle me plaît.

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, dit Denise.

* ° * ° *

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Le soir de ce jour Marie et Guy se retrouvent :

— Veux-tu te marier avec moi, dit Guy ?

— Es-tu certain que tu ne commets pas une bêtise ?

— Non, dit Guy. Ce serait bête de ne pas t’épouser. Tu es la femme que je souhaite.

— Alors, dit Marie, j’y suis disposée, mais je ne suis pas seule.

— As-tu, comme moi, un enfant caché ?

— J’ai Zoé, dit Marie.

— C’est ta bonne, dit Guy. Elle est discrète. Je ne vois pas le problème.

— Je suis une vieille fille, dit Marie. Les vieilles filles sont moins souples que les jeunes. Elles ont des manies acquises avec le temps.

— J’en ai aussi dit Guy. Je suis maniaque de l’hygiène et de la propreté. Pourtant, je sais qu’il ne faut pas exagérer et s’habituer aux microbes, ce qui nous vaccine et évite les allergies. Mais j’aime les gens propres.

— Je préfère aussi la propreté à la saleté, dit Marie.

— Je n’ai pas toujours de bonnes manières, dit Guy. Quand je ne suis pas en société, je lèche mon assiette comme les chats.

— Et tu te dis propre ?

— Oui, dit Guy. Tu lèches ta fourchette et ta cuillère, et tu les remets dans ton assiette. L’hygiène est équivalente. Il n’y a que le geste qui est mal perçu, car on l’assimile à celui d’une bête qui lape. La fourchette est plus élégante. Si tu essuies avec du pain, les doigts qui le tiennent sont indirectement en contact avec ce que tu manges, et c’est moins hygiénique.

— Tu as de bons arguments. J’ai aussi léché mon assiette pour ne rien perdre quand Paule et moi avions à peine de quoi nous nourrir.

— C’était par nécessité, dit Guy. Ce n’est pas mon cas. Je pourrai laisser les restes dans l’assiette, mais sans eux elle me semble plus nette. Je répugne à rendre une assiette souillée, plus difficile à laver.

— Suis-je aussi propre qu’une assiette ? Ai-je la possibilité d’être aussi léchée ?

Guy s’approche de Marie et lui applique un long baiser sur la bouche. Elle se dégage doucement.

— Mon premier baiser d’amour, dit Marie, et sans préservatif buccal.

— As-tu apprécié ?

 — Le baiser déclenche en moi l’envie de me donner, dit Marie, mais je l’ai aussi par les paroles et les caresses que tu me prodigues. Il n’apporte rien de plus. Je sais que tu m’aimes. Tu n’es pas porté sur le baiser. Ne m’embrasse plus à l’avenir. Je n’en ai pas besoin pour me rendre compte que tu me désires.

— Je t’adore, dit Guy.

— Je ne souhaite pas éloigner Zoé de moi, dit Marie.

— Tu ne veux pas changer ton mode d’existence, dit Guy.

— Pas trop, dit Marie, et pas celui de Zoé. J’ai des devoirs envers elle. Elle vit avec moi. Je l’aime beaucoup.

— Sexuellement ?

— Non, dit Marie. Nous ne sommes pas homosexuelles. Il n’y a de sexuel qu’avec toi.

— Alors ?

— Elle n’a que moi et Paule pour la soutenir, dit Marie. J’ai des habitudes avec elle que je voudrais garder.

— Je vous perturbe tant ?

— Vois-tu, dit Marie, nous sommes très intimes.

— Dors-tu avec elle ?

— Non, dit Marie, mais je pourrais, et je le fais en voyage. Nous n’avons pas de pudeur l’une pour l’autre. Je fais ma gymnastique avec elle, et dans la salle de bains nous sommes souvent ensemble. C’est en nous lavant qu’a commencé notre amour et il nous arrive de nous savonner l’une l’autre.

— Rien ne vous empêche de continuer, dit Guy. Je t’ai dit que j’apprécie la propreté.

— Je souhaite aussi être avec toi, dit Marie.

— Quand tu souhaites être avec moi, dit Guy, tu viens avec moi, et quand c’est avec Zoé, tu vas avec Zoé. Je peux aussi te savonner.

— Si tu lui fermes la porte de la salle de bains, dit Marie, tu l’éloignes de moi. Elle ne sera plus libre d’aller et venir, et moi non plus.

— Il y a deux salles de bains, dit Guy. Nous pouvons nous en réserver une.

— Courir à l’autre bout pour un petit besoin quand l’autre se douche seulement, dit Marie. Ce n’est pas pratique. Ce n’est pas ce que je souhaite. Sa chambre est près de la mienne. Je ne vais pas l’exiler près de Paule, et je la veux avec moi.

— Tu souhaites que la porte reste ouverte, dit Guy.

— Oui, dit Marie, si cela ne te dérange pas.

— Faudrait-il que je me montre à elle, et elle à moi, comme nous le faisons ensemble, et que je la savonne ?

— Oui, dit Marie. Comme je le fais moi-même avec elle. Pas d’obstacle entre nous.

— Est-elle disposée à s’exposer avec moi, dit Guy ? N’as-tu pas peur que nos sexes s’attirent et se rencontrent ? Je sais me tenir, même si elle m’excite, mais elle peut me provoquer. C’est difficile de résister.

— Ce serait merveilleux si cela arrivait, dit Marie. Elle n’aime pas les hommes depuis qu’elle a été violée par un père indigne. Ce serait un moyen de lui redonner confiance en elle.

— Ainsi, dit Guy, si elle veut faire l’amour avec moi, tu es pour. Cela ne te gêne-t-il pas ?

— Ce qui est bon pour elle est bon pour moi, dit Marie. Il n’y a que toi qui puisses t’y opposer. Je ne t’empêcherai jamais de faire l’amour avec qui que ce soit que tu as choisi, et surtout pas avec elle. Elle mérite notre amour. Je souhaite qu’elle te demande de la savonner et faire l’amour avec elle. Je n’ai pas à lui donner l’autorisation, mais elle a mon accord.

— Quelle altruiste tu es !

— Cela te dérange-t-il ?

— Je te demande en mariage, dit Guy, et tu me réponds : va avec une autre ! Avoue que c’est inhabituel.

— Avec elle, c’est comme si tu allais avec moi, dit Marie. J’en aurais autant de plaisir. Maintiens-tu, malgré tout, ta demande en mariage pour une vieille bique qui a des exigences idiotes ?

— Je maintiens, dit Guy. Zoé pourra évoluer dans ton ombre. Si tu l’aimes autant que je le pense, elle a tous les droits.

— J’accepte de me marier avec toi, dit Marie. Paule va être contente.

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Le mariage a lieu en février 1976. Il y a peu de monde. Ils n’ont invité que les meilleurs amis et les parents qui leur restent. Denise est venue avec Serge. C’est la première fois qu’elle voit Marie. Denise est sincèrement heureuse pour Guy, et déjà entièrement acquise à Marie. Urbain est là ; il est ami de Guy, mais aussi voisin, car il habite dans un des appartements de l’immeuble de Marie. Claire et André se sont déplacés malgré un long voyage. Ils n’ont pas encore d’enfant, Claire ayant du mal à en avoir. C’est la première rencontre de Guy et Denise avec eux. Abreuvés de paroles d’amitié par Marie, ils sympathisent vite. Ils n’auront pas le loisir de se revoir souvent, vu l’éloignement. Serge dédaigne Marie, car son physique lui déplaît. Sous l’œil résigné de Denise, il cherche du côté de Claire, mais celle-ci n’est pas intéressée par un homme qui remue les mauvais souvenirs de ses compagnons passés. Elle ne lui donne pas le rendez-vous qu’il espérait.

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Guy et Marie s’installent dans une chambre près de Zoé. Paule reste à distance, dans la sienne à l’autre bout.

Guy accepte sans difficulté, et comme promis, la présence de Zoé, car il l’a vite jugée avoir un caractère qui lui convient. Par contre, Zoé voit en lui un homme et ne se débarrasse pas de sa méfiance instinctive. Si elle s’écoutait, elle ne serait jamais avec lui dans la même pièce.

Après la première nuit que Guy passe au lit avec Marie dans l’appartement, Marie appelle Zoé au petit matin pour leur séance de gymnastique habituelle. Zoé, sachant que Guy est avec elle, se présente avec le maillot qu’elle enfile quand il y a un invité. Marie qui a toujours pratiqué nue avec Zoé quand elles sont seules, fronce imperceptiblement les sourcils, car elle voit que ses craintes sont fondées. Zoé traite Guy comme un étranger. L’intimité n’y est plus.

 

— Je vais mettre un maillot pour faire comme toi, dit Marie boudeuse.

— Ce n’est pas indispensable, dit Zoé qui a observé la mimique pourtant fugitive de Marie. Vous n’êtes pas obligée de me copier, Madame Marie. Je ne veux pas gêner Monsieur Guy.

— Ta vue ne gêne pas, dit Marie. N’est-ce pas, Guy ?

— Zoé fait comme elle veut, dit Guy. Rien ne me gêne, venant de vous deux.

— Tu vois, Zoé, dit Marie. Il n’y a pas à changer nos habitudes.

— Je gêne Zoé, dit Guy. Je m’en vais.

— Je préfère que tu restes, dit Marie. Zoé va garder le maillot. C’est le plus simple.

— Zoé est très belle avec ce maillot, dit Guy.

 

Zoé a mis le maillot par réflexe. Le garder, c’est mécontenter Marie, même si celle-ci l’accepte. Zoé se ferait couper en morceaux pour Marie. Elle fait un effort sur elle-même :

— Je peux l’enlever si Monsieur Guy n’est pas choqué.

— J’accepte que tu le fasses, dit Guy. Marie le souhaite et souhaite aussi que je me dénude devant toi. Elle me l’a dit. Me permets-tu de la contenter ? Je comprends que ce ne soit pas facile de l’accepter pour toi, et je crois que tu peux refuser. Dis seulement non, mais je t’assure que tu n’as rien à craindre de moi.

— Madame Marie m’a donné la même assurance, Monsieur Guy, dit Zoé. Je le prends ainsi.

 

Zoé enlève le maillot, découvrant tous ses charmes.

— Je suis très honoré de ta confiance, dit Guy. Je n’en connais pas beaucoup qui sauraient faire cela.

— Zoé, tu es un amour, dit Marie. Tu ne pouvais pas me faire plus plaisir. Guy, n’oublie pas. Tu as promis de te montrer comme Zoé. J’y tiens. Zoé a commencé. Suis-la. Restons ensemble. La pudeur sépare. Claire me l’a appris. Il n’en faut pas entre nous. Je préfère l’amour.

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Guy les regarde pendant toute la séance de gymnastique. Cela va devenir une habitude quotidienne. Guy mesure à sa juste valeur l’effort que fait Zoé pour surmonter sa gêne. Marie sourit constamment, heureuse d’être avec Zoé. Guy découvre la souplesse extraordinaire de sa femme. Sans se désarticuler complètement, sans forcer et avec lenteur, elle se permet quelques postures dignes d’une contorsionniste ou d’une danseuse étoile. Zoé, plus normale, plus esthétique et sexy, lui donne une réplique harmonieuse et charmante en se bornant aux mouvements qu’elle est capable d’exécuter.

Guy ne s’oppose pas aux conceptions de Marie, et Zoé se force à faire plaisir à Marie. La pudeur est désormais interdite entre eux et ils s’y conforment. Ils la retrouvent seulement quand un étranger est à la maison. Paule reste un peu distante. Elle se tient éloignée du couple. Marie ne l’accapare pas comme elle le fait avec Zoé, ayant le respect de sa petite maman qu’elle laisse mener sa vie comme elle veut.

La confiance de Zoé en Marie atténue sa répulsion d’avoir à cohabiter avec Guy. Sans qu’elle cherche les occasions de se montrer, volontairement, elle ne se dérobe pas. Elle se comporte strictement comme quand elle était avec Marie. Elle utilise la salle de bains avec Guy, même quand elle est seule avec lui, comme jusque-là avec Marie, et s’applique à rester naturelle. Guy le fait aussi pour contenter Marie, mais sans se forcer, car Zoé ne le provoque pas. Sa seule gêne vient de la tension qu’il détecte chez Zoé quand elle est près de lui.

Marie se plaît dans cette vie à trois et elle le fait savoir : Zoé peut se mêler sans restriction à son intimité avec Guy. Marie considère que Zoé n’est qu’un prolongement d’elle-même qui participe à son amour. Elle ne l’empêcherait jamais par exemple d’entrer dans leur chambre, même aux moments les plus intimes de ses relations avec Guy ; elle n’en serait pas gênée ; sa confiance en Zoé est égale à celle qu’elle a en Guy. Marie a eu peur que son amour pour Guy ne détourne Zoé d’elle. Elle y est profondément attachée, et ne voulait perdre ni Zoé, ni Guy. Elle est rassurée. Elle ne souhaite aucune opposition entre eux. Comme Claire en son temps avec elle et André, elle fait tout pour les rapprocher, estimant qu’ils devraient s’aimer puisqu’elle les aime. Elle ne va pas jusqu’à conseiller à Guy de faire l’amour avec Zoé, car elle ne veut pas traumatiser Zoé, mais elle cherche à persuader celle-ci que l’amour avec lui est possible et qu’elle ne s’y opposerait pas. Elle montre ostensiblement son amour pour Guy, escomptant entraîner Zoé dans son sillage.

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Guy s’intéresse à Zoé. Comme Paule et Marie, il apprécie la puissance de travail, l’habileté et l’adaptabilité de Zoé qui s’était déjà manifestées dans le ménage et la cuisine. Il lui propose de l’assister dans un bricolage dont il n’arrive pas à se tirer seul. Zoé, après un coup d’œil à Marie qui sourit, ne refuse pas. L’aide de Zoé est si efficace que Guy n’hésite pas à renouveler l’expérience. Ainsi, pour améliorer les communications entre les pièces éloignées, Guy tire avec elle les fils d’un interphone qui se révélera pratique. Elle est douée, comme lui, et elle a du goût même pour les domaines habituellement réservés aux hommes comme la mécanique ou l’électricité. Elle étudie les plans de Guy. Elle dénude, relie, soude et fixe bientôt les fils électriques aussi facilement que lui. Ils contrôlent au début leurs sentiments, puis la neutralité devient progressivement naturelle. Voyant que Guy ne l’agresse jamais et est toujours aussi aimable avec elle qu’avec Marie, elle commence par le tolérer, puis estime que Marie avait raison de l’inciter à ne pas se méfier. Elle finit par considérer que même d’être nue près de Guy est sans conséquence. Guy fait volontairement abstraction de son sexe, même quand il l’expose dans la salle de bains. Il a quelques érections près d’elle, car Zoé a ce qu’il faut pour les provoquer, mais Zoé est respectée. Comme Guy voit que Zoé le regarde alors d’un drôle d’air, il explique, à l’aide des livres de sexualité, qu’il se domine. Ce n’est qu’un signe extérieur d’une excitation naturelle que les humains maîtrisent mieux que les animaux. Zoé constate l’autocontrôle de Guy, si différent de l’agressivité qu’elle a connue d’autres hommes. Elle peut le côtoyer sans risque. Jamais de geste déplacé. Sa confiance augmente. Certains travaux communs entraînent des contacts qu’ils ne prennent ni l’un, ni l’autre pour des avances, car seule la commodité désormais les guide. Ils se rapprochent l’un de l’autre, jusqu’à se toucher quand il est logique de l’accepter. Zoé est une assistante de bricolage idéale qui apprécie ce qu’il lui fait faire, et qui est capable d’initiative. Guy a maintenant quatre mains à sa disposition, toutes aussi habiles les unes que les autres, et deux cerveaux qui coopèrent.

Si Zoé aide Guy, Guy aide aussi les femmes. Il n’est pas le dernier à entrer ou à sortir la vaisselle de la machine. Il plie les draps et refait les lits avec l’une ou l’autre. Il n’y a pas pour lui de domaine réservé. Il donne des coups de main pour porter la poubelle, passer l’aspirateur ou éplucher les légumes, quand Zoé ne l’a pas pris de vitesse. De temps en temps, il cuisine, aimant surtout réaliser des pâtisseries, et consulte les livres de recettes. Il applique les notions qu’il a apprises en chimie pour contrôler les cuissons, réaliser des hydrolyses, des gels ou des émulsions, et explique à Zoé les raisons de ses méthodes. Zoé lui enseigne de son côté certaines recettes. Quand les trois femmes sortent ensemble et disent qu’elles rentrent tardivement, elles trouvent un repas qu’elles sont loin de dédaigner. Guy utilise rarement les plats touts préparés du commerce, estimant qu’ils sont poivrés et trop salés. Zoé constate qu’elle n’a pas à supporter de surcharge de travail par sa présence.

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Guy décide d’apprendre à conduire à Marie et à Zoé. Il leur donne des leçons avec sa voiture sur des routes désertes. Elles sont très attentives, très réfléchies, et tout se passe bien. Ce n’est pas Guy qui inciterait à commettre des imprudences. Zoé assimile le code sans difficulté et n’est pas maladroite. Marie met plus de temps, mais y arrive. Il les inscrit alors à l’auto-école et elles obtiennent leur permis le même jour. Zoé exige de payer elle-même ses frais. Guy est heureux. Il a des chauffeurs supplémentaires pour le conduire, et auxquels il donne volontiers le volant. Zoé va pouvoir aller faire les courses dans les grandes surfaces. Guy entraîne aussi Zoé à la piscine et lui apprend à nager. Il la soutient au début, sans que le contact des mains sur aucune partie du corps soit refusé. Zoé s’y met très vite. Elle peut ainsi accompagner Marie qui avait appris à l’école.

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Guy apporte avec lui une caisse de ses livres de classe, stockés depuis les premières années du lycée jusqu’en faculté. Zoé a beaucoup exploité la bibliothèque de Marie, à orientation littéraire. Elle a lu principalement des romans. Guy lui ouvre de nouveaux centres d’intérêt : géographie, histoire, sciences naturelles, mathématiques, physique, chimie, et à tous les niveaux. Zoé mord beaucoup plus aux disciplines scientifiques qu’à l’anglais. Dans la jeunesse de Zoé, avec un père incapable de comprendre les bienfaits de l’éducation, les conditions matérielles ne permettaient pas d'apprendre facilement : les résultats scolaires étaient médiocres. Elle a envie de se rattraper, maintenant qu’elle dispose des outils et du temps nécessaire. Les livres de classes sont bien faits : elle les dévore, en commençant par les plus simples. Dans les romans, elle cherchait à comprendre le monde. Elle n’en a retiré qu’une idée touffue, pleine de contradictions, avec une importance des sentiments qu’elle estime exagérée. Les livres scientifiques sont une révélation, car ils expliquent les mystères qui l’entourent. Guy l’incite à lui poser des questions sur ce qu’elle ne comprend pas. Bien qu’étant à un niveau bas, elle réagit comme lui et est accrocheuse. Guy perçoit la soif de savoir de Zoé. Il décide de consacrer une grande partie de son temps libre à la guider, à lui enseigner les bases indispensables. Il l’oriente vers les mathématiques et les sciences exactes. Elle aime. Si seulement tous ses élèves du lycée étaient comme elle ! Elle adore résoudre les exercices et les problèmes des livres, et rares sont les fautes de logique qu’elle commet. Elle rectifie même les erreurs des énoncés qui ont échappé à l’auteur. Zoé grimpe dans l’estime de Guy, à la mesure de ses progrès liés aux nombreuses heures qu’elle y consacre. Ce n’est plus la bonne servile et gentille, mais sans envergure, que Guy avait entrevue dans l’ombre de Marie. Elle est digne de toute sa considération. Il va l’aider, là où ils ont des dispositions communes. Marie donne encore des leçons d’anglais à Zoé, avec un résultat non nul mais restreint. Guy n’y est pas opposé, mais il pense que Zoé, tout comme lui, ne progressera plus beaucoup dans cette voie. Il convainc Marie que Zoé a mieux à faire en se perfectionnant dans les domaines où elle est douée. Il prend en charge l’éducation de Zoé.

Guy commence à aimer véritablement Zoé, mais il ne lui dit pas, car il ne voudrait pas la troubler. Ce n’est pas par l’attraction corporelle, le contact et la vue de Zoé nue qu’il y est arrivé, mais, comme pour Marie, par le caractère adapté et la valeur potentielle. Il avoue à Marie cet amour naissant.

Marie est enchantée de voir que Guy apprécie Zoé, et l’apprivoise par le manuel et l’intellectuel. Elle a obtenu ce qu’elle cherchait : l’harmonie étroite entre eux trois. Elle y ajouterait volontiers toujours plus d’un amour qu’elle souhaite total.

Zoé a surmonté ses appréhensions vis-à-vis de Guy. Elle a mis quelques mois à s’y faire. Vivre près de lui est possible. Il est même aussi agréable à côtoyer que Marie. Elle a eu raison de faire confiance au jugement de Marie sur Guy. Elle est sincèrement heureuse que Marie se soit mariée avec lui. Voilà un homme qu’elle ne rejette pas. Peut-être y en a-t-il d’autres ? Les hommes remontent dans son estime, mais elle est encore loin d’en accepter un volontairement dans son lit, même Guy. Si Marie lui imposait, elle ferait, mais jamais Marie n’osera.

* ° * ° *

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Paule continue de gérer les affaires de Marie. Guy a confiance. Il se décharge sur elle d’une gestion qui n’est pas simple et qu’elle connaît bien. De temps en temps, Paule demande à Marie d’aller poser et Guy les accompagne parfois. Les vêtements qu’elle récupère s’accumulent chez eux en occupant des pièces qu’ils n’utilisent pas. Guy a regardé dans le stock des photos. Certaines sont très artistiques. Il en tire et en agrandit lui-même plusieurs en noir et blanc. Il sait que Paule en envoie dans des agences.

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Marie n’a pas encore parlé à Guy de ses photos de nus ni de son passé de modèle à l’Académie. Elle y accorde peu d’importance, et Guy la questionne rarement sur sa vie antérieure. Marie demande un jour :

 

— As-tu connu beaucoup d’autres femmes avant moi.

— Oui, mais depuis que je te connais, il n’y a que toi, dit Guy.

— Les as-tu aimées ?

— Il y en a une que j’ai beaucoup aimée, dit Guy.

— Plus que moi ?

— Plus que toi, c’est difficile, dit Guy. Presque pareil.

— Faisiez-vous souvent l’amour ?

— C’était comme avec toi, dit Guy.

— Cela a-t-il duré longtemps ?

— Deux ans.

— C’est long, dit Marie. N’avez-vous pas voulu rester ensemble ?

— Nous serions restés ensemble si la vie ne nous avait pas séparés, dit Guy.

— Est-ce que je la connais ?

— Elle m’a demandé la discrétion, dit Guy. Il faudrait son accord pour pouvoir te le dire. Si tu veux, je peux le faire. Il est probable qu’elle acceptera.

— Non, dit Marie, ne fais rien. Elle sera gênée. Tu sais, j’ai confiance en toi. Ce n’est que de la curiosité. Je ne suis pas jalouse. Maintenant que je sais ce qu’est l’amour, je trouve naturel pour toi d’avoir connu d’autres femmes. Les autres étaient-elles moins bien ?

— Elles ont beaucoup moins compté pour moi, dit Guy. Ce n'était pas de l’amour abouti, même avec Elsa, la mère de ma fille. Il n’y en a qu’une ou deux qui puissent se comparer à toi. Toi, as-tu eu des aventures ?

— J’ai aimé quelques hommes avant de te connaître, dit Marie. Ceux qui parlaient bien m’attiraient quand j’étais jeune fille. Je rêvais d’eux. Il y avait un professeur que j’admirais... Mais c’est resté sans suite. L’homme que j’ai le plus aimé est André, le mari de Claire que tu as vu au mariage. Avec lui, c’était très fort, et c’est encore fort. Je l’aime toujours.

— Étais-tu vierge la première fois avec moi, dit Guy. Il me semble que tu n’as pas saigné. Était-ce avec André ?

— Non, dit Marie. Nous n’avons jamais fait l’amour.

— Savait-il que tu l’aimais ?

— Oui, dit Marie. Nous ne voulions pas tromper Claire. Pourtant, Claire nous a proposé d’aller ensemble.

— Il n’y avait donc pas d’obstacle, dit Guy.

— Aucun, dit Marie, en dehors de la morale et de mes réactions.

— Tu l’aimes beaucoup, dit Guy.

— Oui, dit Marie. Autant que toi, Zoé, Paule et Claire.

— Comment se comportait André ?

— André a vu que je n’y tenais pas et n’a pas insisté, dit Marie. Pourtant, Claire le poussait vers moi.

— Alors, dit Guy, s’il n’y a rien eu avec André, comment expliques-tu ?

— C’est vrai, dit Marie. J’aurais dû te le dire.

— Que tu n’étais pas vierge ?

— Tu ne voudrais plus de moi dans ce cas ?

— Loin de moi cette idée, dit Guy. C’est de la pure curiosité. Les filles ont autant le droit que les garçons de faire l’amour. Je n’étais pas vierge quand je t’ai connue, et les filles qui se sont données à moi ne méritent pas que je les méprise. Je ne peux pas te reprocher cela. L’amour, c’est normal. C’est même plutôt anormal, pour une fille de ton âge, de rester sans partenaire, avec les moyens contraceptifs actuels. Il n’y a pas à avoir honte de son plaisir quand il ne gêne personne, et ce n’est pas nocif comme l’alcool ou le tabac, quand on le maîtrise comme nous.

— Pourtant, dit Marie, je n’avais pas fait l’amour. Tu parles des moyens contraceptifs actuels. Ce n’était pas les mêmes, il y a 10 ou 15 ans. Il n’y avait pas la pilule et je ne voulais pas être fille mère et sans ressources. À cette époque, j’ai perdu mon hymen en commençant à mettre des tampons internes. C’est plus pratique que les serviettes, à condition qu’ils soient suffisamment absorbants pour qu’il tienne assez longtemps. En principe, l’hymen laisse passer sans se déchirer quand les tampons sont petits. J’avais choisi des gros tampons, un peu plus gros que ceux que je mets actuellement ; l’absorption n’était pas aussi bonne à cette époque, d’où leur taille imposante. J’ai saigné à ce moment-là. Tu vois, je n’étais pas plus vierge que toi quand je t’ai connu. Cela nous met à égalité.

— Pas tout à fait quand même ! Je t’adore, dit Guy. Pour moi, tu étais la femme idéale, en parfait état.

— Si c’était à refaire, dit Marie, tu ne m’aurais pas rencontrée vierge.

— C’est nouveau, dit Guy. Es-tu certaine ?

— Oui, dit Marie. Maintenant que je sais ce qu’est l’amour physique, je crois avoir eu tort de ne pas suivre les conseils de Claire. Il me semble utile de faire l’amour. J’ai moins de tensions en moi. Je regrette de ne pas l’avoir fait. L’amour est bénéfique et Claire en aurait été heureuse. Un homme peut-il aller facilement avec deux femmes ? Claire semblait le croire. Peux-tu, toi ?

— Il faudrait que j’aime les deux, dit Guy, et qu’elles ne veuillent pas en même temps.

— Aimes-tu encore la femme dont tu m’as parlé ?

— Mon amour n’a pas varié, dit Guy.

— C’est donc possible, dit Marie, si les femmes s’accordent entre elles. J’aurais dû aller avec André. Il ne s’y opposait pas et je m’entendais avec Claire.

— On va aller chercher André pour rattraper le temps perdu, dit Guy.

— C’est inutile, dit Marie, puisque tu es là et qu’André n’a pas besoin de moi. On devrait dire aux filles qu’il n’y a pas à avoir peur de l’amour. Si nous avons une fille, je lui dirai de choisir un garçon dans ton genre et de faire l’amour très tôt. C’est le choix du garçon le plus difficile.

— J’ai des idées sur la façon de procéder à ce choix, dit Guy.

— À nous deux, nous la rendrons heureuse, dit Marie, aussi heureuse que je le suis maintenant.

* ° * ° *

_

Guy téléphone à Denise :

— J’ai dit à Marie que j’avais beaucoup aimé une femme avant elle. Je n’ai pas dit que c’était toi.

— Elle a été étonnée,... indignée,… furieuse,... résignée ?

— Elle a trouvé cela normal.

— Tu as une femme vraiment bien, dit Denise.

— Je peux lui dire que c’est toi, dit Guy. Si tu n'es pas d’accord, je ne dis rien. À mon avis, elle ne t’en voudra pas.

— Ce n’est pas une femme à cancans, dit Denise. Si elle ne le chante pas sur les toits, tu peux lui dire.

— Ne crains-tu pas que notre amitié en souffre ?

— C’est à toi de juger, dit Denise. Si tu estimes que ta femme doit savoir, tu lui dis. Cela ne va pas modifier mes sentiments pour toi. La vérité a ses avantages.

* ° * ° *

_

Guy dit à Marie :

— J’ai demandé à la femme que j’ai aimée si elle m’autorise à révéler son identité. Elle m’a dit oui.

— C’est Denise ?

— T’en doutais-tu ?

— Je l’espérais, dit Marie. J’en étais même certaine. Tu ne pouvais pas mieux choisir. Je suis contente.

— Pourquoi en étais-tu certaine ?

— Dans ton portefeuille, dit Marie, à côté de ma photo et de celle de ta fille, il y a une autre photo de femme très artistique.

— C’est vrai, dit Guy, je l’ai toujours gardée. Cela te gêne-t-il qu’on se voie ? N’es-tu pas jalouse ? Nous nous aimons encore.

— Tant que tu fais l’amour avec moi, dit Marie, elle ne me gêne pas.

— Elle est mariée avec Serge, dit Guy. Tu ne crains rien de son côté.

— As-tu encore envie de coucher avec elle ?

— Pour être franc, oui, dit Guy. Elle me fait presque autant d’effet que toi. Je ne cherche pas à le faire. Le fait d’être avec toi m’inhibe.

— Comment l’expliques-tu ?

— Je ne l’explique pas bien, dit Guy. Il y a les traditions de fidélité, mais cela n’explique pas tout... Le respect de toi... Le respect de Denise... Je pense à une autre femme que j’ai aimée. J’avais envie d’elle. Elle avait envie de moi, comme Denise. En plus, elle était libre et moi aussi. Nous n’avons pas fait l’amour...

— Pourquoi ?

— Elle avait un idéal qui aurait été détruit, dit Guy. Je perturbais sa vie. Tu vois, je ne me sens pas d’aller maintenant avec Denise. Nous sommes intimes. C’est plus que de l’amitié, mais nous ne dépasserons pas certaines limites. Comprends-tu cela ? Tu me suffis. Elle n’a pas besoin de moi et moi d’elle. C’est comme avec Zoé.

— Si un jour tu aimes Denise plus que moi, dit Marie, tu me le dis. Je m’effacerai. Si tu veux seulement coucher de temps en temps avec elle, je ne m’y oppose pas. Si vous y prenez plaisir, je serais heureuse pour vous. Ton bonheur compte plus que le mien.

— Ne crains rien, dit Guy. Je ne suis pas près de te lâcher. Nous pouvons demander à Denise de ne plus venir nous voir.

— Oh non ! Tu n’as pas bien compris, dit Marie. Au contraire, invite-la. C’est notre meilleure amie. Elle va pouvoir me parler de toi sans contrainte. C’est Claire qui m’a fait comprendre. Nous nous aimons vraiment, et au-delà de l’amour physique. Être ensemble est le plus important. Tu peux aller avec nous deux ; cela ne changera rien ; nous t’aimerons toujours et elle et moi nous aimerons d’autant plus.

* ° * ° *

_

Marie dit à Denise qui est venue en visite :

— Il m’a dit pour vous deux. Je ne t’en veux pas. Guy est si merveilleux. Je comprends que tu l’aimes. Et toi, comment ne pas t’aimer ?

— Tu es bien indulgente, dit Denise. N’es-tu pas jalouse ?

— Guy m'a dit que je n’avais rien à craindre de toi, dit Marie, et je te connais. J’ai confiance. Et si cela arrive, ce sera votre volonté et aussi la mienne. Je t’ai un peu volé à lui. Ce serait un juste retour des choses que tu retournes avec lui. Tu es plus jeune que moi. Votre couple serait harmonieux.

— Tu oublies que je suis avec Serge. Je ne renie rien de ce que j’ai pu faire avec ton mari, mais j’aime aussi le mien.

— Tu aimes encore Guy, dit Marie. C’est évident.

— Oui, dit Denise, et je l’aimerai toujours, comme toi sans doute. J’ai même, si tu veux savoir, des sensations quand je suis près de lui. Je souhaite le voir de temps en temps si je ne vous gêne pas. Il me dit qu’il est comme moi et que je lui fais toujours de l’effet. Maintenant, tu sais tout. Je voudrais continuer de le voir. Je crois que c’est possible si tu nous fais confiance.

— Je ne sais pas à qui je pourrais faire confiance si je ne faisais pas confiance à vous deux, dit Marie. Je suis d’accord pour continuer comme avant. Si, de temps en temps, vous avez envie l’un de l’autre, vous pouvez faire l’amour ; je ne serai pas jalouse. Tu me parleras de Guy quand vous étiez ensemble ?

— Tu es curieuse. Bon, je te parlerai de tous les tours pendables qu’il a pu me faire.

— Il t’a fait des tours pendables ?

— Je plaisantais. C’était le plus charmant des amants. Cela, c’est vrai. Tu as dû le constater.

* ° * ° *

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Guy est confronté au problème du chauffage dès que les froids arrivent. Les radiateurs sont chauds, mais ils sont petits et les pièces restent froides. Dans la salle de bains, il faut être aussi stoïque que Marie, Zoé ou Paule pour supporter de se geler au sortir de la douche ou du bain. Guy résiste aussi bien que les trois femmes, mais n’apprécie pas de s’habiller en esquimau l’hiver et d’être obligé de se mettre nu quand le soleil tape alors que dehors il fait doux. La vie dans un four ou dans un réfrigérateur, n’est pas idéale. Il est possible d’améliorer la situation. La famille en a les moyens. L’époque de la pénurie est passée, et l’argent ne manque plus. Guy installe quelques chauffages d’appoint pour vaincre le froid. Dans le salon, la cheminée ne permet que de relever la température d’un ou deux degrés, tout en consommant des quantités phénoménales de bois. Il remet en service un poêle, laissé par un ancien locataire. C’est plus efficace, mais reste insuffisant. Les radiateurs électriques sont incapables de réchauffer le volume imposant des pièces. Seul, un radiateur soufflant se révèle agréable au bain.

Guy va voir le propriétaire pour essayer d’améliorer la situation. Celui-ci lui fait remarquer que le contrat qui est signé stipule qu’aucune réclamation n’est recevable pour un problème de température. Le loyer et le classement du logement sont en conséquence. Il tient à sa disposition, un appartement dans le bas de l’immeuble s’il veut déménager, car il apprécie la bonne tenue de ses locataires, et il leur donne priorité.

Guy se renseigne sur l’histoire de l’immeuble, que le propriétaire lui dévoile. À la construction, il y a eu des problèmes de malfaçon. L’architecte avait réalisé des pièces très larges, à la limite des possibilités des poutres. La terrasse s’est révélée fragile. Elle se fissurait de partout, l’eau la traversait et dégoulinait dans les étages. Les reprises d’étanchéité étaient inefficaces. Elle menaçait de s’effondrer sous son propre poids. L’assurance a joué pour en reconstruire une nouvelle. Les experts consultés ont découvert que l’immeuble était trop haut, non conforme à la législation, et qu’il fallait supprimer l’étage supérieur ou par dérogation, réaliser une terrasse ultramince. Impossible de trouver une entreprise pour la réaliser par les moyens traditionnels. Il a fallu aller chercher un spécialiste du béton précontraint, qui a remplacé la terrasse défectueuse par une dalle, fine et solide. Depuis, plus aucune fuite d’eau. Par contre, le dernier étage est devenu inchauffable, et le contrat d’entretien stipule qu’on ne doit pas toucher à la dalle sous peine de perdre la garantie. Elle n’est pas isolée pour gagner la hauteur correspondante. D’ailleurs, le propriétaire dit qu’il n’a pas d’argent pour entreprendre des travaux, ayant un fils qui lui revient cher. Guy veut bien le croire, car ce fils a plusieurs voitures de luxe dans lesquelles il promène des filles.

Quelle solution trouver pour le chauffage sans déménager ? Guy achète un livre technique et s’attelle au calcul du bilan thermique de l’appartement. Il a emprunté les plans, et Zoé l’aide aux applications numériques. Elle excelle à utiliser la règle à calcul et la table de logarithmes, ces ancêtres des calculatrices. Il faut plusieurs jours pour arriver au résultat, mais Guy sait maintenant par où part la chaleur. La dalle de béton est la principale responsable. Tous les murs porteurs et les dalles des planchers sont en béton cellulaire. Les fenêtres ont des joints et des doubles vitrages. Tout est bien calorifugé en dehors du plafond, ce qui explique les petits radiateurs d’origine. Le calcul montre que les autres appartements ont trois fois moins de déperdition. Ainsi, quand il gèle à l’extérieur, et que les radiateurs, pareillement réglés, maintiennent 20°C dans les appartements du bas, il n’y a que 7°C en haut. Le thermomètre est d’accord avec la température théorique. Pour que les radiateurs chauffent suffisamment, il faut impérativement isoler la terrasse. Guy observe la dalle : elle n’a pas bougé depuis la construction. Le béton et les joints de dilatation sont comme neufs. La personne qui est chargée de la garantie passe 5 minutes par an, en inspectant pour la forme. La garantie lui semble inutile.

Guy se renseigne sur le prix de l’isolation, qui surélèverait un peu la terrasse. C’est nettement moins coûteux que la modification du chauffage. Il en fait part au propriétaire, qui refuse, n’ayant pas l’argent et ne voulant pas perdre la garantie de la dalle, ayant trop souffert des fuites. Guy propose alors d’acheter l’appartement et la dalle, à charge pour lui d’en garantir l’étanchéité. Il devient propriétaire, en copropriété avec l’ancien, qui possède encore le reste de l’immeuble. Aussitôt, il veut entreprendre l’isolation extérieure. L’administration rejette une seconde dérogation de rehaussement. Ce qu’avait prévu Guy est interdit. Modifier le chauffage obligerait à tripler la surface des radiateurs, augmenter la section des tuyaux et la puissance des chaudières. Guy se creuse la tête. Isoler par-dessus la dalle n’est pas la meilleure solution, car la dalle ne serait pas isolée sur le bord, et les radiateurs resteraient insuffisants. Les coins extérieurs des pièces moisiraient, étant des points froids sujets à la condensation d’eau, et malgré une ventilation mécanique silencieuse de bonne qualité. C’est l’isolation intérieure qui s’impose. Les plafonds sont très hauts, très largement en proportion de la taille des pièces. Rogner sur la hauteur de plafond se verra à peine. Il y a assez de place pour coller des plaques isolantes. Guy calcule leur épaisseur, en achète, et, avec Zoé, il entreprend de recouvrir tous ses plafonds. La pose est relativement facile pour deux bricoleurs expérimentés. En une journée, ils isolent plusieurs pièces. Les murs porteurs et extérieurs n’étant pas conducteurs, la chaleur ne peut pas s’échapper par ce que les spécialistes appellent des ponts thermiques. Les placards ont, en haut, des cloisons qui touchent la dalle, mais elles sont peu conductrices de la chaleur. Les fenêtres deviennent le principal pourvoyeur de froid, ce qui est normal. L’isolation est parfaite, plus parfaite que ce qui était prévu à l’origine, et moins coûteuse. Le miracle est accompli. La température se stabilise à 20°C, comme dans les autres appartements. La valeur du capital a plus que doublé. En vendant un de ses deux appartements devenus habitables, Guy rentrerait largement dans ses fonds. Paule, qui a avancé les capitaux au nom de Marie, le félicite d’avoir aussi bien placé l’argent sans tromper l’ancien propriétaire, qui garde son estime pour Guy.

Quand la saison chaude arrive, la chaleur étouffante de la terrasse brûlante reste à l’extérieur. L’étanchéité de la dalle ne causera jamais aucun souci. Quand il y aura d’autres appartements à vendre, suite aux dépenses inconsidérées du fils, Guy aura encore priorité. Guy propose quelques améliorations, qu’il finance. Il fait mettre des compteurs d’eau froide et d’eau chaude pour chaque appartement, et, l’installation le permettant, des compteurs individuels de chauffage. Le résultat est spectaculaire. La consommation d’eau de l’immeuble est divisée par cinq, et la fourniture de chaleur par deux. L’eau ne coule plus inutilement sur les éviers, et les locataires apprennent vite, au vu de la facture, à fermer les radiateurs quand les fenêtres sont ouvertes. Guy installe aussi des thermostats sur tous ses radiateurs. L’appartement est désormais très confortable, et le retour sur investissement est réalisé en quelques mois. Guy renonce à modifier les sanitaires, devant des devis astronomiques, et la perte d’un matériel luxueux. Il est habitué maintenant, à côtoyer les femmes dans la salle de bains, et tous utilisent la même. Personne ne se cache et ne se plaint. La seconde salle, peu fréquentée, est réservée aux invités.

* ° * ° *

 

 

21 Vie de ménage

* ° * ° *

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Un jour, Paule dit à Marie qu’il faudrait une autre série de photos de nus. Marie est d’accord. Paule dit qu’il vaudrait mieux demander l’avis de Guy, ce qu’elle fait :

— Paule a besoin d’une série de photos de moi, dit Marie.

— Elle n’a qu’à sans occuper comme d’habitude, dit Guy. Ton travail en est-il perturbé ?

— Non, dit Marie. J’en ai à peu près pour une journée. C’est facile à trouver dans mon emploi du temps.

— Alors, c’est bon, dit Guy.

— Ce sont des nus, dit Marie. Paule n’en a pas assez.

— As-tu déjà posé nue ?

— Oui, dit Marie. Il y a assez longtemps. Une fois. Paule était avec moi, et le photographe a l’habitude.

— Il y a donc des photos de toi dans les magazines ?

— Oui, dit Marie. Pas beaucoup, et uniquement à l’étranger. C’est seulement artistique.

— Je l’espère bien, dit Guy. On doit te voir sous tous les angles.

— Oui, dit Marie. C’est ce qui est demandé. Tu ne les as jamais regardées ?

— Non, dit Guy. Je ne les ai jamais vues. Il y en a tellement.

— Je vais les chercher, dit Marie. Je sais où Paule les range...

 

Marie revient avec un magazine. Guy le feuillette, s’attardant sur chaque page.

— Ce sont des photos comme j’aurais aimé en prendre, dit Guy. Elles sont réussies, mais je ne te reconnais pas plus que sur toutes tes autres photos.

— Le photographe connaît son métier, dit Marie. J’y suis sous mon meilleur jour. On voit partout des photos de ce style. Ce n’est que visuel.

— C’est vrai, dit Guy. Tu n’es pas seule.

— Je suis en compagnie, dit Marie. Ce sont des montages. D’après Paule, j’y suis en repoussoir. Une anormale au milieu des belles. Il n’y a que comme cela que je suis utilisable. Les hommes s’excitent avec les autres. Voudrais-tu que les femmes n’excitent pas les hommes ?

— Si, dit Guy. C’est naturel, mais je croyais avoir l’exclusivité. J’ai l’impression d’une introduction dans notre intimité.

— Je l’ai fait pour exorciser ma honte de montrer ma poitrine, dit Marie. J’y suis parvenue à moitié. Si tu es contre, je ne le fais pas.

— As-tu envie de le faire ? Sincèrement ?

— Oui, dit Marie. Quand on me demande, je n’aime pas refuser.

— Même nue ?

— Oui, répète Marie. Il n’y a pas que moi à avoir une anomalie, et quand elle est dévoilée, elle cesse d’être anormale. Les gens s’habituent. Toi, tu m’en fais bien compliment. J’approuve ton objectivité. Bien sûr, ce n’est peut-être pas utile de m’exposer ainsi. Ces photos ont été un échec commercial, à part quelques vues de dos. Il n’y a pas eu de suite. Mon succès est fondé sur mes photos habillées.

— Ces photos sont très bien et me plaisent beaucoup, dit Guy. C’est difficile de faire mieux. Paule ne peut-elle pas les utiliser ?

— La demande concerne l’illustration des mouvements d’un livre de gymnastique : le pont, le grand écart, les pieds au mur, le poirier, tout ce que je fais le matin.

— Ce livre est-il destiné uniquement à des sportifs ?

— Évidemment non, dit Marie. La gymnastique est un prétexte aussi valable que l’art ou la présentation de sous-vêtements, pour exposer un modèle sous tous les angles. C’est toléré. Généralement, si on veut ménager les susceptibilités, le sujet est en collant, un collant très près du corps. C’est presque aussi sexy, d’autant plus qu’on choisit toujours une belle fille ou parfois un beau gars. Avec le tissu qui adhère au corps, c’est comme si elle était nue, à la couleur près, mais on estime que c’est habillé. Objectivement, il n’y a pas grande différence avec un nu coloré ou bronzé, mais c’est psychologiquement moins suggestif. Je préfère ne pas biaiser et me montrer nue, sans peau artificielle. Je pourrais cependant mettre les faux seins. Ils passent pour des vrais sous le tissu.

— Nue, sans eux, dit Guy, tu ne vas pas plus plaire que la première fois. Pourquoi n’avais-tu pas mis tes attrape-nigauds ?

— Je craignais que le joint soit visible, dit Marie. Paule ne se sentait pas de taille à le réaliser. Toi ou Zoé n’étiez pas là. Elle est moi habile que vous. Elle avait déjà du mal à le réussir sur le dessus. Elle s’y reprenait à plusieurs fois. En plus, sans vêtement, ils ne tiennent pas bien ; il faudrait mettre la bretelle ou coller. Et puis, ce ne serait plus des nus.

— Pour les nus, dit Guy, les cheveux colorés ou décolorés, les postiches, le rouge à lèvres, le maquillage et les faux ongles ne sont pas interdits. Ton petit machin, c’est pareil.

— Souhaites-tu que je pose ?

— Uniquement si tu t’habilles avec les attrape-nigauds, dit Guy. Avec eux, tu vas faire plaisir aux hommes qui veulent se rincer l’œil. Autrement, c’est inutile. Le premier échec l’a démontré. Comme cela, il n’y aura que moi qui aurai droit aux vrais nus de ma femme.

— Tu es donc d’accord, dit Marie.

— Oui, dit Guy. Pendant que tu y es, tu refais toutes les photos de la première série.

— Tu es gentil, dit Marie. Paule n’était pas sûre que tu accepterais. Viendras-tu avec moi ?

— Oui. Si tu veux.

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Cette fois-ci, Marie met la prothèse, celle qui est la plus belle, celle qui est faite pour être vue, plus parfaite que nature. Pour qu’elle tienne, Marie réclame l’adhésif qu’elle ne met jamais et demande à Zoé d’en étaler le maximum. Le joint doit faire le pourtour. C’est Guy qui le réussit malgré sa longueur. Il est bien invisible et tout semble naturel. Pour tester, Marie fait plusieurs cabrioles, tourne le buste dans tous les sens, et se déclare satisfaite. Tout tient bien. Le joint ne se fissure pas. Elle n’a plus qu’inutilement peur de dévoiler pour la première fois au public les pointes des seins : des aréoles et des mamelons soigneusement réalisés à l’image des plus appréciés.

Guy et Paule sont dans un coin pendant la séance de pose. Ils se sourient quand leurs regards se croisent. Le photographe ne fait que son métier. Marie prend toutes les postures qu’il suggère. C’est très professionnel. Les consignes de Paule, qui demande certaines attitudes, sont respectées. Marie a la sensation de faire du bon travail. L’adhésif et le joint résistent à toutes les contorsions de la gymnastique, au-delà de leurs espérances, la prothèse acceptant toutes les déformations. Le photographe la mitraille, fait des centaines de photos que Paule va pouvoir classer et exploiter.

Zoé et Guy doivent aider Marie à essayer de décoller ce bustier si bien posé qu’il s’accroche désespérément. Ils ont eu tort de bien nettoyer les emplacements où est l’adhésif, et Marie, toujours propre, a bien lavé la peau. Les surfaces en regard, trop bien décapées, refusent de se séparer. Ils ne peuvent utiliser le dissolvant : il ne s’introduit pas entre la peau et l’appareil. Les tiraillements que Marie subit sans résultat sont un interminable supplice qui la fait pleurer de douleur. Ils doivent se résigner à laisser la prothèse en place. Que faire ? Demander du secours aux pompiers ou à l’hôpital ? Couper la prothèse en petits morceaux ? Ils sont désemparés. Au bout d’un moment de réflexion, Guy propose d’attendre. L’épiderme, en se renouvelant, va se desquamer, se séparer de sa couche supérieure, et libérer Marie. Ils appliquent la méthode. Marie ne peut plus se doucher ou se baigner, car la prothèse, bien que lavable en surface, n’est pas faite pour être trempée dans l’eau. Marie doit se contenter du gant de toilette et de l’éponge. La nuit, elle n’a pas l’habitude de ces bosses qui la dérangent, mais qui heureusement ne gênent pas son mari. Finalement, au bout de quinze jours, les prévisions de Guy se révèlent exactes, et elle s’en tire avec des rougeurs qu’elle doit pommader encore longtemps.

Les photos ont un succès d’estime, propulsées surtout par la dynamique de Paule. Marie, toujours aussi fraîche de corps et de visage, y est belle à croquer. Son élégance tranche au milieu des photos plus sexy. Paule arrive à en placer plusieurs séries en plus du livre de gymnastique. Guy est très fier d’avoir imposé les faux seins, et Marie aussi, mais elle n’est pas près de remettre de l’adhésif.

* ° * ° *

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Urbain et Guy travaillent souvent ensemble. Ils vont chez l’un ou chez l’autre, la proximité favorisant les rencontres. Les documents qu’ils utilisent sont généralement en anglais. Guy n’est pas fort en langues et Urbain ne l’est qu’un peu plus. Marie est heureusement là pour les aider et traduire les textes les plus importants. Urbain a souvent recours à ses services.

* ° * ° *

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À la rentrée 1975, Denise donne encore des leçons à Thomas, dans les mêmes conditions que précédemment. Serge va souvent ailleurs et Denise jouit de Thomas librement. Celui-ci travaille toujours aussi bien avec l’aide de Denise. À l’approche des concours, Denise abandonne la pilule et se donne avec le vague espoir d’être fécondée. Elle est vite enceinte de Thomas, Serge s’étant occupé à l’extérieur pendant cette période. La grossesse débutante ne la rend pas malade et personne ne la remarque. Elle retient longtemps la nouvelle et ne l’annonce que plus tard à Serge, qui est heureux de devenir père. Elle ne dit rien à Thomas pour ne pas le troubler. Thomas passe les concours avec éclat et est reçu à plusieurs grandes écoles. Denise, avec regret, devra le laisser partir. Elle couve l’enfant à naître.

* ° * ° *

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Guy dit à Denise au téléphone :

— Comment ton ménage va-t-il ?

— Assez bien, dit Denise. Ce serait parfait si Serge n’avait pas toujours la même liaison avec une coiffeuse. Il la connaissait avant le mariage. Il a continué. Elle lui plaît manifestement plus que moi. Je ne fais pas souvent l’amour avec lui. Je le déplore, mais c’est ainsi.

— N’arrives-tu pas à le retenir près de toi ?

— Pour l’amour, non, dit Denise. Pour le reste, il n’y a pas de problème. Il tient à moi, et moi à lui. De l’extérieur, tout va bien.

— Supportes-tu d’être sevrée de l’amour de Serge ?

— Je fais avec, dit Denise. Je m’organise. J’ai mon amant. C’est plus que tenable avec lui. Je me passe facilement de Serge dans ces conditions.

— Est-ce Thomas que tu connaissais déjà avant de te marier ?

— Oui, dit Denise. C’est lui. Je l’aime à peu près comme toi. Je retrouve en lui ce que j’aime en toi.

— Le vois-tu souvent ?

— Trois fois par semaine, dit Denise.

— Cela va-t-il durer longtemps ?

— Thomas doit partir pour aller dans une grande école, dit Denise. Ce sera fini avec la nouvelle année scolaire. J’espère récupérer Serge. Nous avons demandé notre changement pour ton lycée. Si nous l’obtenons, la coiffeuse ne suivra pas.

— Que va devenir Thomas ? Tu ne le verras plus ?

— C’est à peu près certain, dit Denise. Il va faire sa vie de son côté, mais je vais avoir un enfant de lui. Il va m’occuper.

— Lui as-tu dit ?

— Non, dit Denise. Il n’est pas responsable. Il n’y est pour rien. C’est moi qui ai plus ou moins voulu, comme Elsa avec toi. Tu es le seul à savoir que l’enfant est de lui. Serge croira qu’il est le père. C’est la bonne solution, celle qui respecte ce que nous avons convenu en nous mariant. Il ne peut rien me reprocher. Mon enfant sera celui de Serge, et uniquement de lui. Pas de double paternité qui compliquerait tout. Thomas est libre, sans enfant.

— Elsa ne m’a pas caché qu’elle attendait Élise.

— Elle aurait mieux fait de ne rien te dire. Ma solution est la plus simple.

* ° * ° *

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Le passé ne préoccupe pas énormément Guy et Marie. De nombreux pans de leur vie antérieure n’ont jamais été évoqués. Ils se questionnent seulement à l’occasion, et s’ils critiquent volontiers, il ne leur viendrait pas à l’esprit de désapprouver ce que l’autre a bien pu faire, pas plus que sur ce qu’ils font quand l’autre n’est pas là. C’est plus qu’une confiance totale qui supposerait des engagements et des interdictions. Ils acceptent tout de l’autre, y compris ce qu’ils ne feraient pas, et sans réprobation. Guy parle objectivement de ses anciennes amours, car il n’a pas de complexe à se livrer à ses interlocutrices. Marie, qui n’a pas un passé aussi chargé, l’accepte sereinement et approuve le comportement qu’il a eu avec les femmes qu’il a connues. Elle corrige les lettres qu’il envoie à Elsa. Elle aimerait nouer des liens solides avec celles qu’il a le plus aimées et accueillir Élise et sa mère. Marie et Guy parlent devant Zoé, mais celle-ci n’évoque pas son passé douloureux. Sa vie a commencé chez Marie. Elle veut oublier ce qui a précédé.

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Pendant les vacances 1976, Guy et Marie vont à la mer. Marie est enceinte depuis peu, ce qui l’a décidée à ne pas aller en Angleterre. Un jour, ils passent près d’un camp de nudistes.

 

— Y allons-nous, dit Marie ?

— En as-tu envie ?

— Oui, dit Marie. Je n'irais pas toute seule, mais avec toi, je n’ai pas peur. Quand je pose, c’est pareil, je me montre.

— À travers les images, dit Guy. Ici, il y a du monde.

— Nous serons tous à égalité, dit Marie. Toi, n’en as-tu pas envie ?

— À vrai dire, dit Guy, je ne voyais que ton problème. Cela te fait plaisir. Pourquoi ? Aimes-tu tant te montrer sans faux seins ?

— J’aime la nudité quand il fait chaud et que c’est possible, dit Marie. Je me sens libre dans mes mouvements, sans vêtements qui collent à la peau. Les habits m’obligent à mettre les faux seins. Je me dis toujours que je ne dois pas avoir honte de me montrer. C’est l’occasion. Je ne cherche pas à séduire ici, et cela m’est égal qu’on me regarde s’il n’y a pas de conséquences. Je préfère plaire, mais tant pis si je déplais à certains. Je sais que sans seins je suis affreuse, mais tu ne me vois pas les mettre ici ; la préparation est trop longue avec le joint, et on ne l’a pas amené.

— Tu te promènes nue chez nous, dit Guy. Moi aussi d’ailleurs, et avec Zoé. L’as-tu toujours fait ? C’est ton habitude ?

— J’ai une certaine habitude, dit Marie. Les circonstances s’y sont souvent prêtées. Toute petite déjà, avec papa, c’était ainsi. Maman et lui ne se cachaient pas. Il faisait chaud chez nous. C’était chauffé. La salle de bains était ouverte. Nous ne nous enfermions pas. Cela a continué avec petite maman. Papa aimait bien m’admirer nue. Il disait que j’étais comme maman. C’est peut-être à cause de cela que j’aime bien me montrer. Je ne ratais pas une occasion de passer devant lui. Tous les prétextes étaient bons. C’est devant lui que j’ai commencé à faire de la gymnastique, le matin. Il me regardait faire le grand écart et passer les pieds derrière la tête. Il me souriait et j’étais heureuse, comme quand tu me regardes. À l’époque, je ne savais pas que j’étais affreuse.

— Ton père se montrait, dit Guy. Tu avais 18 ans quand il est mort. Tu n’étais plus une petite fille.

— Nous ne pensions pas à mal, dit Marie. Je savais que cela ne se faisait pas ailleurs, mais il ne nous venait pas à l’esprit de nous arrêter. Je n’ai jamais flirté avec lui. Nous ne nous touchions pas. Peut-être aurais-je dû, pour m’habituer aux hommes, à l’image de Claire qui elle l’a fait.

— Le sexe de ton père ne te troublait pas ?

— Non, dit Marie. Je l’ai toujours vu, au repos à vrai dire. Ce n’est que plus tard, en voyant d’autres hommes en érection, que cela m'a intéressé.

— En as-tu vu beaucoup ?

— Après la mort de papa, dit Marie. J’allais à l’Académie de peinture. Il y avait des modèles nus. C’est là que j’ai remarqué des érections. Papa n’en avait pas devant moi. C’était nouveau.

— Je ne savais pas que tu avais appris à peindre, dit Guy.

— J’y allais pour poser, dit Marie. L’argent manquait à la maison.

— Quel genre de pose ?

— Au début, en costume, dit Marie. Quand j’ai vu que je ne risquais rien, j’ai posé aussi nue.

— Tu m’en bouches un coin, dit Guy. Sans les attrape-nigauds ?

— Je ne les avais pas encore, dit Marie, et ils sont difficiles à mettre sans vêtement. Je ne les ai jamais mis à l’Académie qu’avec les vêtements. J’étais tranquille. Je n’attirais pas les hommes comme les autres filles. Un des professeurs de dessin considérait ma poitrine et ma figure comme de bons sujets d’étude.

— Cela a-t-il duré longtemps ?

— Environ deux ans, dit Marie. Nous avions trouvé une autre source de revenus.

— Quelle source était-ce ?

— Je faisais, avec Paule et Claire, les concours de beauté, dit Marie. Cela rapportait surtout des vêtements. Nous gagnions de temps en temps.

— Était-ce Paule la beauté ?

— Non, dit Marie, c’était Claire et moi, mais sans Paule qui préparait tout, cela aurait été difficile. Je gagnais grâce à elle.

— J’ignorais que j’avais épousé une reine de beauté, dit Guy.

— Une toute petite reine, dit Marie, sauf par la taille. Ce n’était pas de grands concours. Je gagnais parfois grâce aux faux seins, et quand les jurys étaient en majorité féminins. Sans faux seins, c’était perdu d’avance, même en me maquillant. Je suis belle avec et affreuse sans. Une partie de mes robes et maillots vient de là.

— Tu étais plus ou moins habillée, dit Guy. As-tu eu d’autres occasions de te montrer nue ? Il y a eu les photos. Est-ce tout ?

— Presque, dit Marie.

— Il y a encore quelque chose ?... Tu as hésité, dit Guy. Je ne pose plus de question. Tu ne dis plus rien.

— Je ne t’en ai jamais parlé, dit Marie, mais je vais te le dire. Il n’y a pas de raison que je le garde pour moi. J’ai été à deux doigts de faire l’amour. Pendant mes études supérieures, il y avait un professeur très séduisant. Au bout de deux ans avec lui, j’ai estimé que je l’aimais suffisamment pour me donner à lui. Sa séduction a joué sur moi. Il me sollicitait. Ce n’était pas le grand amour, mais j’avais décidé de lui céder. Il n’a pas voulu de moi. Cela m’a vexée sur le moment.

— Je ne comprends pas, dit Guy. Il t’invite, tu acceptes, et rien ne se passe ? Vous étiez tous les deux d’accord. Es-tu certaine que tu te proposais bien ? Comment as-tu procédé ?

— Je me suis proposée à lui quand il m’a invitée, dit Marie. J’étais consentante et j’utilisais un contraceptif. Je ne voulais pas d’enfant, mais j’étais décidée à connaître l’amour avec un véritable coït. C’était un bel homme. Il n’avait pas de mauvaises manières. Il présentait bien et nous buvions ses paroles. C’était le genre d’homme que toutes les filles admirent. Il n’y avait qu’à les écouter papoter sur lui. Elles auraient toutes voulu se marier avec lui. Je suis certaine qu’il pouvait les avoir presque toutes. Je le trouvais intéressant. J’étais flattée d’avoir ses faveurs. Je m’attendais à ce qu’il me prenne puisqu’il me sollicitait. Non. Une fois nue, il m’a fait rhabiller. Il ne supportait pas ma poitrine. Un homme normal ne veut pas de moi. Celui-là en faisait partie, mais j’étais aveugle ; j'ai compris ensuite. Claire m’a fait apprécier André. C’est l’idéal que j’ai retrouvé en toi et qui me satisfait. Il faut que j’arrive à convaincre Zoé que c’est aussi son idéal.

— Zoé parfait son éducation actuellement, dit Guy. Laisse-la se forger elle-même son idéal.

— Oui, dit Marie. Regarde Denise. Elle aime Serge. Ce professeur était comme lui, tout aussi séduisant. À cette époque-là, j’étais gourde, je l’avoue. Il était inutile de me proposer et je m’y prenais mal. Regardons la réalité en face. La vérité se résume ainsi. Cet homme me cherchait. Je l’aimais un peu. Je n’ai pas résisté. Ma poitrine l’a dissuadé. C’est tout. Prendre ou se donner tient à peu de chose : à l’idéal qu’on s’est construit. Ce professeur n’était pas exactement mon idéal, car mon idéal était déjà fixé avec Claire et André. Il était un pis-aller. Je garde mon amour pour lui, car c’est lui qui m’a permis d’arriver à l’Agrégation et à ce que je suis actuellement. Avec lui, je cherchais à me prouver que je pouvais supporter le contact d’un homme, et j’ai échoué. Il n’y a qu’avec toi que j’ai réussi.

— Je comprends, dit Guy, et c’est courageux, ce que tu as fait là. Tu as surmonté tes répulsions.

— Sans ma poitrine, dit Marie, il m’aurait prise. Il me l’a dit. Si je l’avais laissée couverte en le trompant sur sa forme, j’étais à lui, et je n’aurais plus été vierge. Plusieurs fois j’ai failli aller volontairement avec des hommes. Je ne suis pas prude. Quand j’étais toute jeune, je me serais offerte au premier garçon un peu intéressant qui aurait voulu de moi. J’ai toujours voulu me comporter en femme libérée. Les circonstances ne s’y sont pas prêtées, mais tu as épousé une femme très légère et virtuellement déflorée.

— Je garde ma chère femme virtuellement déflorée, dit Guy, et même si elle l’avait été réellement. Je suis plus coupable que toi. Avec Hélène, un professeur d’anglais comme toi que tu rencontreras probablement un jour, j’ai fait plusieurs fois l’amour, alors que je ne l’aimais plus. Il y avait une raison, comme pour toi, mais certainement moins valable que la tienne. J’ai réellement fait l’amour, alors qu’Hélène le niait. Elle avait une envie folle de moi. Je suis allé plus loin que toi, en me prostituant avec elle. Au moins, toi, tu aimais le professeur.

— Tu es gentil de vouloir te rabaisser au-dessous de moi, dit Marie. Tu n’es pas coupable d’avoir fait l’amour avec une personne qui le souhaitait, et je ne me sens pas coupable de m’être proposée au professeur.

— Avec les violentes réactions de contact que tu avais au début, dit Guy, je ne vois pas ce qui se serait passé. S’il t’avait touchée, tu aurais explosé.

— Je ne pense pas, dit Marie. Je l’aimais, donc mes répulsions n’étaient que réflexes. Je pouvais maîtriser ces réactions dans une certaine mesure. C’est certain que je les aurais eues, mais cela se serait vite passé. Tu l’as aussi constaté : après avoir fait l’amour avec toi, elles ont disparu. En procédant rapidement et avec de la volonté, elles ne m’auraient pas trop gênée. Il paraît qu’il allait vite. Dans le mouvement, il n’aurait rien vu. C’est parce que tu as été doux, lent et attentif avec moi qu’elles se sont manifestées avec autant d’ampleur. Tu les as un peu recherchées et je me suis laissé aller sans les cacher. Il n’y a qu’avec toi que je ne cherche pas à me contrôler complètement. Il faut une confiance absolue, un amour total. Je ne regrette pas ta méthode. Cela s’est déroulé comme dans un rêve. Je suis heureuse d’avoir commencé avec toi.

— Et pas avec lui ?

— J’aurais dû m’y prendre plutôt avec André, dit Marie, et flirter avec lui. C’était possible. Claire me l’offrait. J’ai mis trop de temps à te rencontrer. Regarde le nombre d’années que j’ai passées sans amour, à rejeter des hommes comme Zoé. À l’usage, je considère que l’amour est nécessaire à un bon équilibre, équilibre que je n’ai pas eu jusqu’à toi. Si on trouve un partenaire qui convient, il ne faut pas hésiter. C’est le comportement le plus naturel.

— J’ai la même opinion pour les hommes, dit Guy. Dans cette histoire, la chance ne t’a pas servie. Tu as dû patienter jusqu’à moi.

— C’est vrai, dit Marie, mais ma poitrine a l’avantage d’éloigner les hommes dont je ne veux pas.

— Ta poitrine n’est pas un repoussoir aussi efficace que tu le crois, dit Guy. En te dénudant, tu prends des risques. Les hommes peuvent supposer que tu t’offres à eux. Il y a des limites. J’ai l’impression que tu flirtes un peu trop avec elles. Tu risques d’être violée.

— Si je me dévoile, je suis inviolable, dit Marie. Je peux me faire violer si je suis habillée avec mes faux seins. Avec eux, j’attire, et c’est dangereux. J’ai suffisamment expérimenté pour le savoir. Le sexe est à disposition sous la jupe. L’habit est une fausse sécurité dans mon cas. Sans faux seins, je constate que je n’ai jamais de problème. À l’inverse des autres femmes, je repousse les hommes en me dénudant.

— Pas moi, dit Guy.

— Toi, dit Marie, ce n’est pas pareil. Tu es l’exception. Tu ne me vois pas avec tes yeux. Tu me connais. L’idée que tu as de moi est le résultat d’une longue approche. Le professeur ne me connaissait pas assez pour éventuellement me vouloir. Ceux qui se jettent sur une fille inconnue ne réfléchissent pas beaucoup. Ils ne jugent que l’aspect extérieur. Toi-même, tu m’as fait lire que l’attraction pour une fille est en premier lieu liée à l’aspect physique, et dans une moindre mesure au timbre de la voix. Le niveau social, la richesse et tout le reste ne comptent pratiquement pas pour la majorité, et pas du tout pour ceux que je croise pour la première fois. Mon aspect immédiat quand je suis nue est repoussant, donc, je me promène ici sans risque.

— Il faudrait que tu sois toujours nue.

 — Ce n’est pas possible. Je fais comme toi. Je me couvre toujours quand je risque de choquer.

— Et tes photos de nus ?

— Ce n’est pas moi qui suis regardée quand on regarde mes photos de nus, seulement mon image, une image déformée. Les risques sont pour l’image. Je ne choque pas mon photographe. À l’Académie, le nu était normal. Ici, nous allons être nus et tout le monde sera libre de nous prendre en photo, sans risque. Je n’excite pas les hommes sans les faux seins. Je ne suis pas sexy. C’est ma protection, et elle a fonctionné avec le professeur contre ma volonté. J’ai avantage à montrer ma poitrine pour éloigner les indésirables. Je t’assure qu’avec mon amie Claire, les réactions des hommes étaient différentes : elle les excitait ; jamais moi. Ici, on est libre de se montrer, comme à l’Académie. Pas un homme ne me regardera, si ce n’est pour se détourner de moi. C’est sans danger. Je t’assure.

— Je ne pense pas que, dans ce camp, il y ait de grands risques à faire l’expérience, dit Guy.

— Faisons l’expérience, dit Marie. Tu vas voir que les hommes réagissent avec moi comme à l’Académie, en me rejetant. Je ne me suis jamais baignée dans la mer sans maillot. Quand il est mouillé, ce n’est pas agréable. C’est absurde d’en mettre un qui empêche de se doucher et de s’essuyer convenablement. C’est plus pratique ici, comme dans la salle de bains. Les douches sont sur la plage : pas de sel qui reste sous le maillot. C’est l’occasion d’essayer.

— Je t’approuve pour le côté pratique, dit Guy. Je ne me suis jamais promené comme cela, à l’air du large. Pourquoi pas ? Je crois que je ne serai pas seul.

— J’aime bien regarder les hommes nus, dit Marie.

— Serais-tu perverse ?

— C’est toi que je regarde le plus ! Cela ne te fait-il pas plaisir de regarder des femmes nues ? Tu ne te prives pas de regarder Zoé quand elle fait sa gymnastique avec moi. N’est-ce pas, Zoé ? Il doit aimer tes seins, moi qui n’en ai pas.

— J’avoue que j’aime tout de Zoé, dit Guy. Je te regarde aussi. Le fait d’être enceinte ne te gêne-t-il pas ?

— Pas du tout, dit Marie. Il n’y a rien de plus normal. J’ai encore le ventre plat. On ne voit rien.

— Alors, allons-y, dit Guy. Viens-tu avec nous, Zoé ?

— Est-ce que je peux y aller habillée ?

— Pas ici.

— Alors, je préfère rester à vous attendre, dit Zoé.

— Pourtant, à la maison, tu te montres comme nous, dit Guy.

— À la maison, il n’y a pas d’homme méchant, dit Zoé.

— Tu ne crains rien, dit Guy. Tu seras avec nous.

— Si vous avez besoin de moi, je vais avec vous, dit Zoé. Je préfère garder la voiture et lire le livre de mathématiques que vous m’avez donné.

— Tu es trop sérieuse, dit Marie. Guy ne devrait pas t’inciter à lire ce genre de livre. Tu vas bientôt tout calculer comme lui. Nous ne te forçons pas. Il est certain que nue, tu n’es pas comme moi. Toi, tu excites les hommes. Il vaut mieux que tu restes ici.

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Guy et Marie enlèvent leurs vêtements au vestiaire du camp, comme on les y invite, et emportent un sac pour mettre des serviettes. Ils se dirigent vers la plage en croisant quelques nudistes.

 

— Tu as gardé tes sandales, dit Guy. Ne veux-tu pas montrer tes pieds ? Ils sont pourtant plus jolis que ceux qu’on peut voir. C’est étonnant le nombre de pieds déformés chez les femmes.

— Je mets des chaussures à ma taille, dit Marie, assez larges et sans talons hauts. Il me semble que Denise fait pareil. Elle n’a pas non plus les pieds déformés. Je sais bien que nous sommes grandes. Je suis à ta hauteur. Je n’ai pas besoin de me rehausser pour te regarder les yeux dans les yeux. Je garde les sandales parce que j’ai la plante des pieds sensible.

— Tu poses parfois avec des talons hauts, dit Guy.

— Le moins souvent possible, dit Marie. Avec eux, j’ai mal aux pieds. Ils butent au bout. Paule est maligne ; dans les concours, elle s’arrangeait avec les organisateurs pour qu’une épreuve se fasse pieds nus. La forme des pieds en éliminait beaucoup. Regardes-tu les femmes ?

— Je ne suis pas aveugle, dit Guy. Regarde cette brune. Elle n’a pas des seins très gros, mais un peu plus que les tiens.

— Ce n’est pas difficile, dit Marie. Ils ne sont pas plats comme les miens : un charmant petit cône. M’aimerais-tu avec de plus gros seins ? Dis-le-moi sincèrement. Je peux me faire opérer si tu les trouves trop petits.

— Ne te fais surtout pas opérer, dit Guy. Je préfère ta poitrine naturelle. Elle est très petite et ferme, et tu n’as pas besoin de soutien-gorge, car elle ne ballote pas, ce qui est pratique. La mienne est aussi pratique. Pour moi, c’est l’idéal. Mais les seins des femmes sont tous différents. Ici, il y en a une collection. Tu es le début de cette collection quand on classe par taille.

— Il y en a de plus en plus, dit Marie, visibles sur toutes les plages pour compléter ta collection. Regarde ce bel homme. Je vais passer près de lui.

— Je crois que tu lui as fait de l’effet, dit Guy. Il ne te quitte pas des yeux. Il vaut mieux s’éloigner. J’ai l’impression que tu ne passes pas inaperçue. Ta blondeur tranche au milieu des autres. Elle attire les regards. Tu t’es trompée. Tu l’excites.

— Il nous a abordés par-derrière, dit Marie. Il s’est écarté quand il m’a vue par-devant. Les femmes aussi nous regardent.

— Elles doivent se comparer à toi, dit Guy.

— Elles te regardent, dit Marie. J’ai un beau mari !

— Pour savoir, dit Guy, il faut se séparer.

— D’accord, dit Marie, nous faisons un petit tour, chacun de notre côté et nous nous asseyons. Je vais me montrer aux hommes de près, en les provoquant et sans toi, et en profiter pour mettre de la crème antisolaire. Passe-moi un des deux flacons. Il faut en mettre partout. Le soleil est méchant pour la peau. Cela donne envie de se rhabiller. Fais comme moi de ton côté. Mets-en beaucoup. Rendez-vous près de l’arbre qui est là-bas. Je passe à gauche, près de ces hommes et toi à droite.

 

Ils se retrouvent près de l’arbre.

 

— Une femme m’a demandé l’heure, dit Guy.

— J’ai vu, dit Marie. Elle est jeune et jolie et tu l’as bien regardée. Elle s’est bien exposée et tu as eu le temps de tout voir.

— Elle m’a fait des propositions, dit Guy. Elle m’a dit de la retrouver dans un coin discret qu’elle m’a indiqué.

— Vas-tu y aller ?

— Voudrais-tu que j’y aille ?

— C’est à toi de savoir, dit Marie. Tu es libre d’aller avec qui tu veux.

— Ne serais-tu pas jalouse de te voir délaissée ?

— Je t’aime assez pour savoir que mon plaisir passe par le tien, dit Marie. Je ne serai jamais jalouse.

— Me pousses-tu vers cette femme ?

— Je ne te pousse pas, dit Marie. C’est à toi de juger, mais je ne veux en rien être un obstacle. Si je connaissais cette femme, si elle était comme Denise, qui t’aime et que tu aimes, je te conseillerais d’y aller puisqu’elle aurait besoin de toi. Je ne connais que son physique. Je le juge agréable et elle est plus jeune que moi. Elle a des seins incomparablement plus beaux que les miens. Tu peux faire l’expérience. Ne t’excite-t-elle pas ?

— Un peu pour être honnête, dit Guy. Je ne suis pas parvenu à réprimer une érection intempestive qu’elle n’a pas manqué de remarquer. Avec les vêtements, cela reste invisible. Les femmes sont avantagées. Rien ne transparaît de leurs émotions. Ce sont les reines ici.

— Elle avait aussi des émotions puisqu’elle t’a fait des propositions, dit Marie. Vous êtes attirés l’un vers l’autre.

— Un rien peut m’exciter ou me désexciter, dit Guy. Zoé m’excite de façon plus justifiée que cette femme, mais je la respecte. L’excitation n’est pas une preuve d’amour. Cette femme qui avait envie de moi, j’aurais peut-être répondu à son appel quand j’étais célibataire, mais le minimum aurait été le préservatif. Cela aurait été tout juste un défoulement animal sans intérêt. Comme je me défoule avec toi, j’ai décliné poliment son offre. Sa réaction ne m’a pas plu. Elle m’a traité de pédé. Je l’aurais certainement vite quittée si j’avais répondu favorablement.

— Qu’est-ce qu’un pédé ?

— Un pédéraste, dit Guy.

— Tu n’es pas homosexuel, dit Marie. Elle s’est trompée sur ton compte.

— Dans sa bouche, dit Guy, c’était une injure de dépit. Cette femme ne me convenait pas. Je ne vais pas aller chercher ailleurs ce que j’ai chez moi et qui est d’une qualité bien supérieure.

— Tu me flattes, dit Marie.

— Tu t’es assise près d’un homme, dit Guy. Qu’avez-vous fait ?

— Je me suis placée devant lui pour voir ses réactions pendant que je mettais de la crème solaire.

— T’a-t-il bien observée ?

— Oui, dit Marie. Je l’ai testé de près, bien dans sa ligne de mire. C’est ce que nous avions convenu.

— C’était une sorte d’avance, dit Guy. Était-il excité ?

— Non, dit Marie. C’est comme à l’Académie. Je n’y suis jamais parvenu. Il fallait le secours d’une autre fille. Il n’y a qu’avec toi que j’y arrive. Tu es le seul à aimer ma poitrine.

— Ne l’as-tu pas invité à te retrouver dans un petit coin pour parfaire le test ?

— C’était un aussi beau garçon que toi, dit Marie. Je l’ai invité implicitement à donner son avis en m’offrant à son regard, et c’est suffisant. Il a fait une moue très explicite. Ce n’était pas la peine que je m’avance plus. La femme que tu as rencontrée est passée. Elle lui a fait un petit signe. Elle s’est rabattue sur lui puisque tu l’avais négligée, et elle a eu plus de succès, car il l’a suivie. Moi, je l’avais refroidi. Les autres hommes à qui je me suis exposée n’ont pas bougé. Je n’existais pas pour eux. Ma démonstration est éloquente. Nue, les hommes m’ignorent. En es-tu persuadé ? Pour eux, une femme sans seins n’est pas une femme. J’ai fini par le comprendre.

— Qu’aurais-tu fait s’il t’avait recherchée ?

— C’était tellement improbable, que je n’y ai pas réfléchi, mais je me serais défilée. Je me suis trouvée dans des situations comparables à l’Académie. Jamais rien. Veux-tu que j’aille m’exposer à d’autres pour te persuader qu’ils sont tous pareils et ne veulent pas de ma poitrine ? Bon. N’insistons pas. Ensemble, nous sommes tranquilles. Pourtant, c’est captivant, les réactions des hommes. J’aimais bien les voir à l’Académie quand Claire était là. Zoé aurait dû nous accompagner pour que je puisse observer. Allons nous baigner et rejoignons vite Zoé. Je ne dois pas bronzer. J’ai mis beaucoup de crème, mais le soleil risque de m’abîmer la peau. Je n’ai pas envie que le photographe soit obligé de faire des retouches à cause d’une petite tache.

— Il retouche ?

— Sur les autres, souvent les petits défauts, dit Marie. Elles s’exposent, sans se rendre compte que ça abîme la peau. Il passe des heures sur les clichés qui sont choisis. Sur ma peau, il dit qu’il peut faire des gros plans. C’est une des raisons qui font qu’il m’aime bien. Je lui donne moins de travail. Il retouche seulement le visage, en copiant les peintures que je lui ai fournies. Avec presque rien, je deviens jolie. C’est plus simple que de me maquiller.

— Je comprends pourquoi j’ai toujours du mal à te reconnaître sur tes photos.

— Oui, dit Marie. Les gens ne savent pas que c’est moi. Je ne me baigne pas souvent dans la mer. Sais-tu pourquoi ?

— Non, dit Guy. Tu ne vas qu’à la piscine, même ici où elle est à ta disposition. La mer est-elle trop salée ?

— La mer n’est pas couverte, dit Marie. Je ne mets pas ce que je veux à cause du soleil. C’est le plus grand ennemi d’un modèle. Si j’ai sur moi l’ombre blanche d’un maillot ou d’une bretelle de soutien-gorge, il n’est plus question de photos sans grosses retouches. Il n’y a qu’ici que je peux me bronzer légèrement sans avoir ces ombres perverses. As-tu remarqué que je me couvre les bras et les épaules quand je sors ? Le nudisme a l’avantage de l’uniformité. Je vais essayer d’enlever les sandales pour éviter les striures et me mettre le plus souvent possible à l’ombre.

— Tes attrape-nigauds ne bronzent pas !

— Raison de plus pour se dépêcher, dit Marie. Je ne souhaite pas les maquiller. Je ne reviendrai pas ici si tu ne le réclames pas.

— Je te croyais nudiste, dit Guy, dans ton élément ici.

— À l’ombre, chez nous ou sur les photos, entre nous, tant que tu veux, dit Marie. Pas au soleil et pas dans la foule. As-tu vu toutes ces peaux cuites et recuites ? C’est affreux. Des crocodiles.

— Je préfère ta peau, dit Guy, douce à souhait.

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— Zoé aurait pu venir avec nous, dit Guy.

— Elle n’a pas voulu, dit Marie. C’est à elle de savoir ce qu’elle veut. Elle n’aime pas s’exposer. Elle a raison. Quand on est belle nue, c’est difficile. Tu dois faire comme moi : ne rien imposer.

— Tu lui imposes de se dénuder à la maison, dit Guy.

— Cela lui fait plaisir de me faire plaisir, dit Marie. Maintenant, elle est habituée. Cela ne lui coûte plus rien. Ne revenons pas en arrière. Allons plutôt de l’avant. Elle a des problèmes avec les hommes. Il faut arriver à lui montrer que l’amour est possible avec eux. Elle te supporte. C’est qu’elle doit t’aimer, même si elle ne veut pas se l’avouer. Il faut tout faire pour qu’elle t’aime encore plus et se libère de ses craintes. Je ne suis pas jalouse. Fais l’amour avec elle si elle te le demande.

— Je te préfère, dit Guy, mais je ferais éventuellement un effort pour elle. Tu l’aimes bien, mais moi aussi.

— Ne lui impose surtout rien, dit Marie. Elle est capable de nous faire plaisir, comme elle l’a peut-être fait pour se dénuder, sans que cela vienne d’elle. Il faut seulement montrer l’exemple. Nous nous aimons, et nous sommes heureux. Ne le gardons pas uniquement pour nous. Profitons de ce qu’elle vit avec nous pour ne rien lui cacher. Elle finira par penser qu’elle peut se comporter comme moi.

* ° * ° *

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Guy et Marie s’invitent souvent avec Denise et Serge. Ils vont chez l’un ou chez l’autre. Seule la distance limite les visites.

Une solide amitié lie bientôt les deux femmes, qui ont des goûts communs. Marie offre des robes à Denise. Elles fouillent et les choisissent ensemble. Elles sont faites pour Marie qui est plus grande que Denise et a une taille plus fine. Denise a des seins de taille moyenne qui ne s’introduisent pas exactement dans l’emplacement destiné à la prothèse. Il faut éliminer les vêtements qui sont trop ajustés. Heureusement, quelques-uns conviennent : ils sont un peu élastiques, un peu plus larges ou à retoucher facilement. Avec les maillots de bain, il y a moins de difficulté. Marie donne à Denise un splendide manteau. Denise est ravie d’avoir un aussi beau trousseau. Marie est contente de lui faire plaisir.

De temps en temps, Denise se renseigne pour savoir si Marie à telle ou telle pièce. Il est rare qu’elle ne puisse la satisfaire.

Denise reçoit parfois son amie Françoise. Elle montre les vêtements de Marie. Françoise est emballée. Elle veut tout voir et demande à les essayer. Elle est plus petite que Denise et certaines choses ne lui vont pas. Elle les fait mettre à Denise. Elle ne se lasse pas de ce jeu. Elle trouve une robe sublime. Denise l’a prise sans bien se rendre compte chez Marie avec d’autres. Elle ne la porte pas, car elle ne la juge pas mettable. Elle a des transparences et des fentes placées pour aguicher les hommes qui ravissent Françoise. Denise lui donne. Françoise est folle de joie. Denise le dit à Marie :

 

— J’ai donné une de tes robes à Françoise. Celle qui a des transparences et des fentes. Je ne la mettais pas.

— Lui plaît-elle ? Je ne l’ai jamais mise, dit Marie. Elle doit être trop petite pour moi et même pour toi.

— Elle ne vient pas de tes poses ?

— Si, dit Marie, on me l’a donnée en plus. C’était une robe qui leur restait sur les bras. Paule voulait la transformer. Je n’ai pas fait attention quand tu l'as prise. Elle ne devait pas t’aller. C’est bien qu’elle ait trouvé preneur. Je vois le genre de ce que cherche ton amie. Je vais te donner de quoi lui plaire.

— Ton stock va diminuer, dit Denise.

— Il est trop gros, dit Marie. Il suffit que j’en garde un peu pour les deux ou trois ans à venir. Ensuite, je serai une vieille femme, grosse et ridée.

— Je suis sûre que tu ne vas pas vieillir aussi vite, dit Denise. Ne donne pas tout.

— Je vais te donner un maillot de bain d’un grand couturier, qui est bien dans le style de la robe, dit Marie. Tu me diras s’il l’intéresse. Tu peux le jeter si elle n’en veut pas.

* ° * ° *

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Quelques jours plus tard, Denise téléphone le résultat à Marie :

 

— Ton maillot a fait un tabac. Françoise ne voulait plus le quitter. Elle s’est retournée pendant des heures devant sa glace. Le contraste entre sa peau qui transparaît sous le brun de ses poils, la ravit. Tu ne pouvais pas lui faire un plus beau cadeau. Elle ne jure plus que par ce couturier, mais je ne sais pas si elle a les moyens de lui acheter autre chose du même genre.

— Je dois avoir encore des choses pour elle, dit Marie. J’ai des trucs qui font de l’effet sur les hommes.

— Ce qui se vend dans les boutiques de sexe ?

— En nettement mieux, dit Marie. C’est la gamme au-dessus. Il y en a qui viennent de ce grand couturier.

— Cela ne plaît pas à Guy ?

— J’ai essayé un jour d’en mettre, dit Marie.

— Alors ?

— Aucun effet, dit Marie. Il m’a à peine regardée.

— Tu ne m’étonnes pas, dit Denise. Il ne doit pas nous voir.

— Crois-tu qu’il ne soit pas normal ?

— Il n’est pas comme les autres, dit Denise. Il n’est pas sensible à ce qui se voit. Un peu comme Thomas.

— Pourtant, dit Marie, il aime bien les femmes nues.

— Pas celles des spectacles ou des photos, dit Denise. Il les faut en chair et en os. Pour lui, c’est parce qu’on se livre à lui en faisant cela. C’est une question de confiance.

— J’ai confiance en lui, dit Marie.

— Alors, dit Denise, les bijoux, les parfums ou les colifichets ne servent à rien avec lui. Tu as tout ce qu’il demande.

— J’ai des faux seins à cause de Paule qui veut que je les mette, dit Marie. Cela ne doit pas lui plaire.

— À mon avis, dit Denise, il s’en moque.

— Il n’est pas exigeant, dit Marie.

— En tout cas, dit Denise, il ne choisit pas n’importe qui. S’il ne voit pas, il détecte ce qui est bon.

— Est-ce qu’il voit mes robes ?

— Tu voudrais bien savoir... Il les voit, à mon avis, par les yeux des autres, dit Denise.

— Alors, je peux les mettre, dit Marie. Je te fais un paquet de mes colifichets. Tu les donneras à Françoise ?

— D’accord, dit Denise, cela va lui faire plaisir.

— Tu peux en garder pour toi, dit Marie. Serge doit aimer.

— Moi, je n’aime pas, dit Denise. Je lui donnerai tout.

* ° * ° *

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Guy, en remplissant ses feuilles d’impôts, est surpris de constater que sa femme gagne énormément plus que lui. Les décomptes fournis par Paule l’étonnent. Leurs salaires de professeurs agrégés sont bien au-dessous de ce que rapportent les photos de Marie.

* ° * ° *

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Le temps passe. En 1977, Denise accouche de Damien, petit garçon de Thomas. Serge est content de son enfant ; il reste plus souvent à la maison. Marie, deux semaines plus tard, en a un aussi : le petit Marc. À la rentrée scolaire 1977, Serge et Denise obtiennent un changement de poste et s’installent dans la ville de Guy et Marie. Serge est nommé au lycée Sud. Denise est nommée au lycée Ouest, à un peu plus de 2 km. Serge et Marie vont partager le même laboratoire de langue, car ils enseignent tous les deux l’anglais. Les deux ménages s’invitent plus souvent chez l’un ou chez l’autre.

Après la naissance de Marc, Marie se rétablit rapidement. Les exercices physiques, la gymnastique assouplissante qu’elle pratique depuis toujours pendant plusieurs minutes au lever, et sa bonne nature, lui redonnent sa ligne. Elle peut se permettre de reprendre des séances de pose qu’elle a interrompues à mi-grossesse. Elle entre dans toutes ses robes. Denise, qui a du mal à retrouver la ligne, se demande comment elle fait. Marie ne semble pas vieillir. Elle a toujours l’allure d’une jeune fille.

* ° * ° *

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Denise, dans son nouvel appartement, a très vite besoin d’une bonne. Elle en trouve une jeune qui débute. C’est une jolie fille d’un style voisin de la coiffeuse que Serge a bien été obligé de quitter. Elle n’est pas très maligne et a arrêté très tôt ses études, mais elle travaille bien et le bébé l’a adoptée. Au bout de quelques jours, elle tombe amoureuse de Serge. Denise le détecte tout de suite. C’est un amour immature, sincère, désintéressé, avec une admiration sans bornes pour Serge. Elle a deux solutions : mettre la bonne à la porte ou la garder. Pendant quelques jours, elle tergiverse. Après mûre réflexion, elle la garde. Elle la mène en urgence chez le médecin pour se faire examiner et lui faire prescrire des pilules contraceptives. La fille est vierge et saine. Serge ne récoltera pas de mauvais microbes de ce côté. Denise préfère avoir chez elle la femme qui va canaliser les besoins sexuels de Serge. La bonne serait malheureuse si elle était privée de son amour. Elle l’installe dans une chambre à proximité, lui enseigne la propreté corporelle et intime, et se charge de lui donner les pilules les bons jours. Comme prévu, Serge s’intéresse à la beauté quelques jours plus tard, mais Denise constate qu’il hésite à l’aborder, car il n’est pas invité. Serge n’est pas un violeur : il a besoin d’être sollicité au moins implicitement, ce que ne fait pas la bonne, servile et muette avec lui. Ne sachant pas comment il risque d’être reçu, il ne s’avance pas. L’observation réciproque dure encore quelques jours jusqu’à ce que Serge soit persuadé qu’il est aimé. Cette fille se plie volontiers aux consignes de Denise sans bien savoir à quoi cela correspond. Elle se soumet entièrement à Serge et lui accorde tout ce qu’il désire. À partir de là, il sollicite peu sa femme, mais est plus souvent avec elle, sans doute parce qu’il a plus de facilité pour passer d’un lit à l’autre. Au début, Denise est inquiète pour la bonne, mais celle-ci est si manifestement heureuse de ce que Serge lui apporte, qu’elle juge que la solution qu’elle a choisie est un moindre mal, même pour la bonne.

* ° * ° *

 

 

22 La fin de Paule

* ° * ° *

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Au début de 1978, Paule se sent décliner. Son médecin n’est pas optimiste. Elle demande à Guy de venir la voir pour l’informer des affaires de Marie.

Paule montre à Guy les cahiers où elle note les rendez-vous de Marie, les faits du jour et les comptes. Elle lui ouvre les boîtes où elle range les copies des lettres qu’elle envoie et des lettres qu’elle reçoit. Elle lui dévoile sa façon de classer les milliers de clichés de Marie. Elle lui montre tous les renseignements qu’elle a accumulés, sur chaque photographe, sur chaque agence, sur chaque personne en relation avec elle. Elle lui dit qu’elle a des procurations sur les comptes de Marie. Elle va faire signer à Marie des papiers pour que Guy y accède. Marie en a dans plusieurs pays. Elle lui explique comment elle fait pour placer l’argent et le rapatrier sans être matraquée par le fisc. Elle lui montre combien Marie possède, le revenu annuel, les prévisions. Guy prend conscience du travail énorme réalisé par Paule pour rentabiliser Marie qui a maintenant une fortune parfaitement gérée, ce qui permettrait de décupler leur train de vie sans l’écorner. Il ne se doutait pas en l’épousant qu’elle était aussi riche. Marie n’en est d’ailleurs pas consciente, Paule ne l’ayant pas informé de l’énormité de certaines recettes. Marie est attachée à son travail d’enseignante. Elle ne dépense qu’une partie de son salaire, et exploite sa montagne de vêtements. Elle n’a pas besoin du surplus. Elle laisse Paule s’en occuper à sa guise. Guy décide de gérer de la même façon que Paule : avec prudence. De temps en temps, il va la voir et regarde ce qu'elle fait. Ils décident ensemble et sont généralement du même avis. Paule lui fait part de sa satisfaction. Elle peut partir. Elle le fait quelques mois plus tard en avril 1978, assistée par Robert.

Avant de mourir, Paule donne une lettre à ouvrir après sa mort et contenant ses dernières volontés.

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Mes chers enfants.

Je vais vous quitter. Je suis heureuse de voir que ma petite Marie a trouvé le bonheur auprès de son mari. J’aurais aimé voir grandir votre petit Marc. Il est si mignon. J’ai eu beaucoup de chance dans la vie en épousant ton père. C’est l’homme que j’ai le plus aimé. Que Robert ne m’en veuille pas. Il était merveilleux. Il m’a apporté une autre merveille : ma petite Marie. J’avais peur en me mariant que tu me rejettes. Tu m’as accueillie comme une seconde maman. Tu as été pour moi, l’enfant que je n’ai jamais pu avoir et que je désirais tant. J’ai fait de mon mieux quand ton père est parti. J’ai essayé de protéger ma petite Marie, si fragile, qui m’a fait peur quand elle est rentrée à l’Académie de peinture. Je me suis désespérée de te voir vieillir et le miracle est arrivé avec ton mari. Je l’aime autant que toi. Il est en mesure de poursuivre mon petit travail sur les photos. Continuez de guider Zoé ; donnez-lui des enfants : c’est ce qu’elle aime le plus. En ce qui concerne ma mort, je souhaite faire comme ton père : être incinérée discrètement sans cérémonie et mes cendres dispersées. Je n’aime pas les cimetières et je considère qu’il faut s’occuper des vivants et pas des morts. Le deuil est inutile.

* ° * ° *

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Quand ils lisent cette lettre, Marie et Guy sont très émus.

— Elle t’aimait vraiment beaucoup, dit Guy. Je l’aimais bien. Sans elle, je ne t’aurais pas épousée. Elle a tout fait pour nous rapprocher. C’est une grande perte.

— Je n’arrive pas à contenir mes larmes, dit Marie. Il faudra faire comme elle dit. Je suis de son avis en ce qui concerne les cimetières. Le souvenir suffit. Si je meurs, il faut faire comme elle dit. On va l’incinérer et disperser les cendres, comme pour papa et maman.

— C’est une bonne façon de faire, dit Guy, mais je crois que la religion s’y oppose.

— Tu retardes, dit Marie. Elle ne s’y oppose plus. Ce ne serait pas une raison pour ne pas respecter les volontés de petite maman.

* ° * ° *

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Urbain est souvent chez Guy. Ils s’apprécient beaucoup.

Guy dit à Marie :

— Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais c’est la deuxième fois qu’Urbain te voit passer en costume d’Ève. Tu ne devais pas savoir qu’il était là.

— Non, je ne l’ai pas remarqué, dit Marie. J’aurais dû mettre mon peignoir.

— Il a vu aussi l’autre jour Zoé emmener Marc au bain, dit Guy.

— Il va falloir qu’on fasse plus attention, dit Marie. Il ne faut pas le choquer. Tu lui diras que cela ne se reproduira plus.

— Il n’a pas été choqué, dit Guy. Je lui ai dit que vous êtes toutes les deux nudistes. Il m’a dit que ce n’était pas plus mal et qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que vous exposiez votre anatomie. Je crois qu’au contraire, il souhaite vous voir, comme moi.

— Ce n’est donc pas trop grave, dit Marie.

— Vas-tu le faire volontairement, maintenant ?

— Je ne souhaite pas qu’il le prenne pour une avance, dit Marie. Cela ne me déplaît pas de me montrer, mais je ne souhaite pas me faire toucher par un homme dont je ne veux pas.

— Te déplaît-il ?

— Tu sais, dit Marie, depuis que je suis avec toi, je vois les hommes autrement.

— En mieux ou en moins bien ?

— C’est l’amour que je ne vois pas de la même façon, dit Marie. Mes réactions sexuelles sont beaucoup plus précises. Des hommes que je rejetais auparavant m’intéressent maintenant.

— Urbain est de ceux-là, dit Guy.

— Oui, dit Marie. Je l’estime.

— As-tu envie de faire l’amour avec lui ?

— Cela ne va pas jusque-là, dit Marie, mais il m’est très sympathique. J’aime travailler pour lui, mais je me rends compte que c’est aussi sexuel.

— L’aimes-tu ?

— Un peu, dit Marie. Tu ne serais pas là, ce serait certainement plus.

— Si tu as envie de lui, dit Guy, je te laisse libre. Je lui fais confiance. Il ne cherchera pas à m’éloigner de toi.

— Je n’en ai pas envie à ce point, dit Marie.

— Depuis que Camille est partie, dit Guy, il n’a personne. J’ai reçu un faire-part. Elle se marie dans l’intimité.

— Elle est frigide, dit Marie. Crois-tu qu’elle est faite pour le mariage ?

— Pourquoi non ? Si elle veut des enfants, dit Guy, c’est le plus simple. Elle est capable de faire l’amour, même si elle n’apprécie pas. Elle l’a prouvé. Elle a aimé Urbain et moi au second degré. Elle est généreuse. L’amour physique n’est pas le seul ; tu le dis toi-même. Pour Urbain, elle est perdue, mais je crois que toi et Zoé, vous lui donnez des sensations. Bien entendu, il ne fera rien sans votre accord. J’en suis certain.

— Cela te plairait-il que je couche avec lui ?

— Oui et non, dit Guy. Pour lui, oui, mais pour toi, il faudrait que tu en aies vraiment envie.

— Ce n’est pas encore le cas, dit Marie. Ce n’est qu’une toute petite envie qui ne se compare pas à l’envie que j’ai de toi… Cela me pèse un peu de toujours mettre mon peignoir quand il vient. Demande-lui s’il serait gêné par ma présence, pas trop près et sans qu’il y voie une avance. Zoé est dans le même cas. Elle accepterait de se montrer à lui s’il reste neutre, car elle le range dans les hommes qui ne sont pas méchants. Surtout, ne lui dit pas que je suis un peu attirée par lui ; je ne le connais pas assez.

— Je vais le faire, dit Guy. Vous serez plus libres d’exercer vos talents de nudistes.

— Toi, dit Marie, as-tu envie d’autres femmes ?

— Un peu, dit Guy, comme toi d’Urbain. J’aime beaucoup Denise en particulier.

* ° * ° *

 

 

23 Les problèmes de Marie

* ° * ° *

Pendant les grandes vacances scolaires 1978, Marie désire partir en séjour linguistique. Depuis qu’elle est mariée, elle ne s’est plus exercée. Partir en Angleterre la tente. Voyant le programme que lui communique Serge, elle décide d’aller avec lui. C’est une série de conférences et de débats dans un lieu pittoresque qui dure six semaines, une sorte d’université d’été. C’est cher, mais elle en a les moyens. Denise, Zoé et Guy n’accompagnent pas, car il faut s’occuper des enfants et le calendrier ne leur convient pas, Guy devant entretenir le chalet à la montagne et Denise aller à la mer avec son fils. Depuis longtemps, Serge a réservé par l’intermédiaire d’une ancienne camarade de faculté, qui est maintenant professeur comme lui, dans un lycée d’une autre ville. Il la retrouve chaque année à l’occasion de ces séjours.

Serge charge Marie de confirmer sa réservation prise par la camarade. Quand Marie demande une place, il n’y a plus, sauf s’il y a un désistement. Or, la camarade de Serge vient justement d’annuler pour raison médicale. Marie accepte de la remplacer. Le nom de Marie se substitue à celui d’une Maria. La correction est immédiate : une lettre à surcharger. Elle donne un chèque pour honorer la facture commune qui est au nom de Serge. Elle le prévient de la défection de sa camarade. Il avait choisi d’aller là à cause d’elle, pour la retrouver comme d’habitude. Il est déçu, mais il est engagé. Il ne dit rien.

Serge et Marie partent ensemble. Ils arrivent à destination, tard le soir, en autobus. Dans le hall d’une vieille bâtisse rénovée, une personne distribue les clés des chambres. Ils sont dans un ancien grand monastère isolé au milieu d’un beau site et aménagé pour des congrès. Tout le séjour se passe là, agrémenté de visites touristiques aux environs. Marie constate, quand ils arrivent devant la chambre, qu'ils ont bien chacun une clé, mais avec le même numéro. Sur la feuille de service, ils sont enregistrés sous le même nom. Toutes les chambres sont occupées. Il n’y a, bien sûr, pas d’autre hôtel ou de chambre d’hôte à proximité, et Marie devrait emprunter pour payer. La camarade de Serge avait réservé une chambre à deux. Marie déplore qu’on ne lui ait pas donné cette information quand elle s’est substituée à Maria. Elle avait bien constaté que la facture à payer était moins élevée que celle qu’elle avait calculée, mais elle ne s’en était pas inquiétée. Ne voulant pas évoquer les relations privées de Serge avec sa camarade, elle fait comme s’il était naturel qu’elle soit avec lui.

Marie est prisonnière du choix de celle qu’elle remplace. Jusqu’à quel point doit-elle l’imiter. Doit-elle aller dans le lit de Serge ? C’est est un bel homme, au physique agréable. Quand elle avait 18 ans, elle y aurait été très sensible. À la réserve près qu’elle avait ses répulsions, elle aurait apprécié la situation et elle se serait volontiers proposée, encore plus facilement qu’avec le professeur. Elle pense qu'elle aurait été capable de les surmonter. Depuis, elle a mûri. La prestance et la voix envoûtante ne suffisent plus. Elle a comme référence l’avis de Denise, qui est favorable, car elle aime beaucoup Serge. Ce serait une raison de l’aimer aussi, d’autant plus que personne n’empêche Marie de le faire, et Serge est dans le même cas. Par contre, Guy est plus réservé sur le caractère de Serge. Marie n’en a pas bien compris les raisons, et Guy peut se tromper. Ce qui la gêne en Serge est qu’il sent le tabac, et qu’elle n’a pas la vivacité intellectuelle de réaction de Denise. Elle aurait du mal à le suivre, à vivre avec lui, alors que le calme de Guy et de Zoé lui convient. Elle décide de rester neutre et d’aviser à mesure que les problèmes se présentent. Serge n’a jamais été attiré par elle. La cohabitation au lycée est froide, uniquement professionnelle. Il ne l’aime pas, ce qui est évident, et elle ne va pas se proposer pour le faire changer d’avis. Si contre toute attente, Serge la sollicite, elle ne sait pas ce qu’elle fera, mais elle doute que cela arrive. Avec un préservatif, elle accepterait, pour ne pas faire d'histoire.

Ils vont explorer leur chambre. Bonne surprise. Elle est spacieuse, avec deux armoires, deux tables de travail et deux lits. Deux lits : Marie en est heureuse. Comment auraient-ils fait avec un seul ? Il y a même un grand paravent déployé entre les lits. La salle de bains est grande, propre, lumineuse, avec des glaces qui renvoient les images de partout. Sur les deux lavabos et dans les armoires attenantes, ils installent leurs affaires de toilette. Chacun à son coin et peut avoir ses affaires et son intimité. Ils ont payé cher, mais le confort y est et c’est très propre. Il n’y a pas à chercher ailleurs.

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— Nous sommes ensemble, dit Serge.

— Oui, dit Marie.

— Organisons-nous, dit Serge. Choisissez votre lit.

— Celui qui est près de la salle de bains, dit Marie.

— Je prends l’autre, dit Serge.

— Je vais me laver, dit Marie.

 

Marie s’isole dans la salle de bains, se déshabille et s’assied sur le siège du WC qui jouxte la baignoire. Elle a préféré se retenir toute la fin du voyage, n’utilisant pas les sanitaires repoussants mis à leur disposition. Elle prend son temps. Quand elle a fini, elle déclenche la chasse d’eau, monte dans la baignoire, ferme les protections vitrées contre les éclaboussures, et fait couler l’eau de la douche.

Dans la chambre, Serge est fatigué et a sommeil. Il se prépare en enlevant ses vêtements. Il reste en slip par pudeur. Il se demande combien de temps il devra attendre. Comme Marie, il a évité les toilettes. Le bruit de l’eau réveille des envies. Son ventre et sa vessie s’insurgent à en avoir mal, et Marie le bloque. Certaines femmes sont expéditives, mais d’autres mettent un temps infini. La mallette qu’elle a amenée pour la toilette ne lui dit rien qui vaille. Combien peut-elle avoir d’ingrédients à utiliser avant qu’elle revienne ?

Serge perd patience. Il ne peut attendre. Il se décide à aller frapper pour se faire ouvrir. Marie n’a pas verrouillé. La porte s’ouvre immédiatement en grand, offrant Marie à son regard en pleine lumière. Serge est surpris, mais il entre, se précipite sur le siège de WC, abandonnant le slip à terre. Il est à côté de Marie qui l’observe de sa cage de verre. Serge en se soulageant regarde aussi Marie. Il trouve une excuse.

— Je me suis permis d’entrer. Vous pratiquez le nudisme m’a dit Denise.

— Du nudisme en famille, dit Marie. Par simplicité. Jamais avec des inconnus. C’est souvent mal vu. Tout le monde ne supporte pas. Je ne souhaite pas choquer.

— Je ne suis pas un inconnu. Vous ne me choquez pas.

— Vrai ? Vous m’excusez ? Je n’ai pas fermé la porte. J’aurais dû.

— C’est sans importance, dit Serge. Denise m’a tout dit de vous.

 

Sans se gêner désormais, Serge s’installe pour se brosser les dents, et ne se prive pas de regarder Marie. Elle n’apprécie pas l’intrusion, mais se gendarme, pensant qu’elle est fautive de ne pas avoir fermé. S’il était resté derrière la porte, elle aurait ceint une serviette, et serait allée ouvrir. Elle continue à se comporter comme si c’était normal, prolongeant la douche. Elle n’a pas les yeux dans sa poche. Elle regarde aussi, derrière sa barrière de verre, cherchant à savoir ce que pense cet homme à femmes. Il est nu comme elle, car le nudisme revendiqué le permet, et devant une femme, en privé, il a l’habitude. Cet Adonis a une beauté à laquelle elle est sensible, mais qui ne suffit pas à la séduire. Guy, même absent, occulte Serge, le rejette vers ce qui est sans intérêt. Elle a observé soigneusement Serge quand il l’a regardée. Il a eu l’air dégoûté. Il réagit comme la plupart des hommes, donc, il la laissera tranquille. Elle sait aussi reconnaître un homme excité. Guy l’est souvent près de Zoé. Il lui a expliqué en détail ce qu’il ressent. Serge ne l’est pas, manifestement. Elle reste donc calme, et réfléchit derrière sa barrière vitrée. Sa poitrine a l’effet classique. Elle est la cause majeure de rejet. Un homme qui ne la connaît pas peut la désirer habillée. Nue, elle repousse. Ce qu’elle a constaté à l’Académie, à l’hôtel, presque partout, se vérifie avec Serge. Sa nudité la protège, contrairement à ce qui se produit pour les autres femmes. Elle considère que la situation n’est pas si mauvaise. Serge l’a vue. Ce n’est pas grave, car il ne s’en offusque pas. Comment faciliter une cohabitation sans histoire ? Elle va continuer de montrer sa poitrine, car ce n’est pas à son avantage. Serge demande si elle garde le paravent. Il le trouve encombrant. Elle acquiesce puisqu’il a tout vu d’elle et elle de lui. Pas de paravent pour entretenir le mystère et le désir de voir. Pour aller se coucher, elle ne prendra pas de drap de bain pour se couvrir. Elle s’exposera naturellement, sans insister. Elle s’habillera et se déshabillera rapidement comme d’habitude, et sans manières. Elle ne jouera pas de rôle. Elle restera naturelle, faisant comme s’il n’était pas là. En amie véritable, elle ne doit pas le tromper sur ce qu’elle est réellement. Elle n’éteindra pas prématurément pour se fondre dans l’obscurité et procéder à tâtons. Elle n’arborera pas de vêtement de nuit improvisé. La nudité est réclamée par Serge. Elle l’accepte complètement, mais de loin.

Le matin, Marie est la première à se lever. Elle exécute sa gymnastique matinale comme elle l’a toujours pratiquée. Elle aurait du mal à s’en passer. Elle conditionne une souplesse à laquelle elle tient. Elle n’a pas prévu de maillot pour cet exercice. Elle s’expose ainsi de nouveau, longuement. Serge, curieux, la regarde de son lit se désarticuler dans tous les sens. Marie obtient le résultat classique : Serge n’a aucune attirance sexuelle pour elle.

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Serge et Marie se côtoient sans interférer. Ils n’ont pas les mêmes affinités et les rapports sont froids. Serge ne recueille pas avec elle l’accord habituel à ce qu’il dit. Elle le gèle. Ils n’abordent pas les problèmes de la même façon. Ils n’ont rien à se dire. Ils ont renoncé depuis longtemps à se parler en dehors de ce qui est nécessaire. Comme au lycée, les relations sont réduites au minimum. Dès le second soir, leurs horaires divergent. Marie se couche tôt, alors que Serge termine la soirée au bar, à fumer, discuter et boire. Elle dort parfois quand il arrive, sous la couette, ou souvent découverte, car il fait chaud. Le matin, il assiste à la gymnastique, et se prélasse jusqu’à ce qu’elle parte déjeuner. Auprès des autres personnes, ils ont le même nom et passent pour mari et femme. Ils ne jugent pas utile de le contester.

Marie et Guy, souhaitant un enfant, elle ne prend plus la pilule depuis un certain temps. Paule ne lui a rien mis dans ses bagages. Comme Serge reste neutre, elle n’en fait pas une montagne, et s’il la sollicite, elle refusera en expliquant la situation.

* ° * ° *

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Serge n’est pas aussi assidu que Marie, qui ne rate rien du programme. Il ne va qu’à ce qui l’intéresse, mais alors, dans les débats, il est brillant, ayant une opinion sur tout et prenant la direction de l’assemblée. Pendant les intermèdes, il se réfugie au bar, se promène ou continue de discourir avec quelques personnes. Comme d’habitude, il a vite une petite cour d’admirateurs et d’admiratrices. Certaines femmes se mettraient facilement à sa disposition, mais avec le temps, il est de plus en plus difficile. Il cherche la perle rare, une de ces délicieuses actives qui lui conviennent si bien, qui viennent à lui, seulement à lui, se donnent à volonté, et qu’il suffit de cueillir quand il en a envie. Sa camarade était de celles-là. Marie ne la vaut pas.

Deux femmes abordent Serge. La première est à la recherche d’un compagnon. Il est sollicité parmi d’autres. N’ayant pas l’exclusivité, il s’en détourne. Elle est trop facile et n’a pas assez de tenue. Serge n’est pas homme à afficher son intimité à des inconnus, une vie que trop de gens pourraient réprouver. Il tient à garder sa réputation d’homme convenable, même auprès de ceux dont il ne partage pas les idées.

La deuxième lui convient mieux. Elle assez avenante pour qu’elle traîne des hommes esseulés dans son sillage, mais elle n’a pas la beauté particulière que Serge recherche. Séduite par Serge, elle lui fait quelques avances. Il la met en réserve. S’il ne rencontre pas mieux, il s’adressera à elle, discrètement, mais pas en présence des autres.

Serge repère, parmi ses admiratrices, une jeune collègue ayant comme lui de grandes plages de liberté grâce à la sélection des conférences. Il lui est difficile de bien juger sans relations approfondies, mais elle a un physique auquel il est beaucoup plus sensible qu’à celui de la deuxième. Toujours en retrait, elle se tient dans le second cercle de ceux qui observent en gardant leur distance. Comment l’aborder sans se faire remarquer ? Il est derrière d’elle quand elle se renseigne auprès du barman pour savoir où trouver un objet qu’elle désire acheter. L’explication du chemin à suivre n’est pas claire. Serge se propose de la guider, ayant déjà exploré les lieux. Il a ainsi le moyen d’engager la conversation et d’être seul avec elle pendant toute la promenade qui conduit au petit bourg voisin. Le trajet qu’ils suivent n’est pas le meilleur, mais il ne fait qu’allonger le temps, ce dont ils ne se plaignent pas.

Serge a l’art de mettre son interlocutrice en confiance. Tout en parlant beaucoup lui-même, il la fait aussi parler et écoute. Avec la plupart des personnes, il arrive habilement à obtenir des confidences qu’elles n’exposent pas d’habitude. C’est souvent anodin, mais parfois révélateur d’une partie de la personnalité. Il apprend ainsi, qu’avant son mariage, elle a passé ses vacances dans une maison de ses futurs beaux-parents, un couple de médecins. Elle était invitée en même temps que la sœur de son fiancé et ses amis. Toute la famille allait à la piscine privée. Elle avait du mal à supporter les familiarités corporelles, et elle évitait d’y aller avec les autres, mais c’était difficile. Les garçons ne se privaient pas de la mettre en boîte, de la pousser à l’eau, de chahuter avec elle. On ne devrait pas se comporter de cette façon peu respectueuse, car il y a des règles de convenance à respecter. Cependant, elle a pris goût à cette piscine où elle pouvait se rafraîchir et nager à loisir. Elle a vu, tout près des chambres, qu’il y en a une autre couverte. Elle ira avec son mari. Ce sera certainement plus calme. Elle est venue à ces conférences en voiture avec lui, et il en profite pour visiter le pays. Il explore l’Écosse pour quelques jours, une semaine peut-être.

Serge est séduit. Il a une grande envie d’elle et il espère qu’elle est vulnérable. Les confidences qu’il a obtenues sont un bon signe. À lui de se savoir s’y prendre, de se rendre désirable. Ce doit être aussi facile qu’avec ses précédentes conquêtes. Il déploie toute sa science de séduction pour la préparer à fléchir. Elle l’écoute. Elle est sous le charme, ce qu’il perçoit, mais elle évite la manifestation de son intérêt. La parole suffit souvent pour qu’une femme s’accroche à lui et se déclare, mais elle bute sur la fidélité de celle-ci, aucun signe révélateur ne permettant de savoir si elle va succomber. Elle se maîtrise. Elle est plus coriace que ce qu’il prévoyait. Voyant son maigre succès, Serge est prêt à abandonner, le déplorant alors qu’il se faisait une fête de l’avoir à lui. Il doit trouver une méthode plus efficace ou se rabattre sur une autre.

Elle, considère Serge comme un homme très bien, qui la courtise un peu comme beaucoup d’autres, et qu’elle aurait cherché à séduire quelques années plus tôt. Il est certainement le plus intéressant de ceux qui sont là, mais le temps des aventures est passé. En plus, elle ne parle jamais d’amour en public et n’accepterait pas de geste déplacé. Mais Serge, compagnon de promenade idéal, ne dépasse pas les limites du convenable et il ne la compromet pas. Ils passent devant les chambres en revenant. Elle se prépare à le quitter pour refaire une coiffure dérangée par le vent. Elle le remercie de l’avoir accompagnée. Elle engage sa clé dans la serrure.

Sautant sur l’occasion, jouant son va-tout, Serge décide de se lancer, n’ayant rien à perdre.

— Me permettez-vous d’entrer avec vous ?

 

Elle est interdite, regarde un instant Serge pour s’assurer qu’il a bien posé cette question, puis, d’un coup d’œil circulaire observe les environs pour voir si quelqu’un est présent : personne. Elle s’efface pour laisser passer Serge et verrouille la porte derrière lui.

— Je vous fais entrer, mais ne croyez pas que c’est pour me donner à vous.

— Pourtant, dit Serge, vous êtes avec moi, livrée à mon bon vouloir.

— Je connais les hommes. Vous n’êtes pas de ceux qui forcent les femmes.

— Je force les femmes qui le désirent, dit Serge.

— Ce n’est pas mon cas. Y en a-t-il qui aiment être forcées ?

— Oui, dit Serge. J’ai connu une camarade de faculté qui réclamait la manière forte. Elle appréciait la bagarre et voulait être matée. Cela l’amusait. Je ne suis pas contre. La lutte a son charme. Le corps-à-corps est agréable. C’est excitant.

— Je n’aime pas la brutalité, dit-elle.

— Nous ne nous faisions pas mal, dit Serge. Ce n’était pas vraiment brutal, seulement musclé. Elle était très nerveuse, pas facile du tout, mais c’est ce qu’elle voulait. Je n’ai pas l’intention de lutter avec vous. Je respecte les personnalités et ne m’impose pas.

— Que voulez-vous, en venant chez moi ?

— Vous séduire, dit Serge.

— N’y comptez pas. Vous auriez mieux fait de ne pas entrer. Ne perdez pas votre temps avec moi.

— Vous ne voulez pas que j’essaye ?

— Essayez, si vous y tenez, mais sans espoir.

— Personne n’a réussi à vous séduire ?

— Mais si. Avant de me marier, je vous aurais donné une chance. J’ai connu assez d’hommes pour savoir ce qu’est l’amour.

— Le grand amour ?

— Tous les amours. De l’amour fou à la déception.

— En avez-vous souffert ?

— J’ai connu l’amour avec ses joies et ses peines. Maintenant, je suis blasée. J’ai fait aussi souffrir quelques garçons quand je les ai quittés. Je ne vais pas avoir la cruauté de vous séduire pour vous laisser tomber ensuite.

— Ayez cette cruauté, dit Serge. Séduisez-moi.

— Vous le voulez vraiment ? Méfiez-vous. Ce jeu peut vous faire mal. Vous avez déjà constaté que vous êtes sensible à mes charmes.

— Oui, dit Serge, très sensible. Jouons ensemble. Je ne crains pas de perdre.

— Alors, jouons loyalement. Je vous provoque pour vous séduire, mais je reste libre.

— Oui, dit Serge. Je ne vous forcerai pas. Vous pouvez à tout moment me demander de sortir. Je promets de vous obéir.

 

Tous deux savent qu’ils se désirent. Elle a pratiquement avoué qu’avant le mariage, elle se permettait certaines choses. Il n’y a plus qu’à la convaincre de se laisser aller à son instinct, à lui faire oublier le mari ou plutôt se substituer à lui. Pour séduire, Serge joue la sincérité. C’est une méthode efficace, qui peut choquer, mais réussit souvent. Elle a l’avantage de la spontanéité et d’éviter les mensonges dans lesquels on s’enferre. Il persuade, et s’il échoue, il n’insiste pas, quitte à revenir à la charge autrement.

Pendant toute la promenade, elle a joui de la compagnie de Serge. Sa vertu n’est pas en danger puisqu’il ne l’agresse pas. Elle cherche à prolonger sa chaste jouissance. La bienséance n’interdit pas de discuter. À l’extérieur, elle se sentait bridée, n’osait pas aborder certains sujets personnels pouvant parvenir à des oreilles indiscrètes. Elle est plus libre sans témoins. Se faire courtiser est plaisant, surtout là, à l’abri des regards. Elle est décontractée. Ici, elle peut jouer de sa féminité impériale, des charmes qu’elle sait distiller, et qui ont un effet certain sur Serge. La perspective de titiller un homme manifestement amoureux lui plaît. Elle a déjà exercé ses pouvoirs autrefois. Elle n’est pas novice. Dans le jeu d’amour, elle était souveraine. Elle ne l’a pas toujours refusé. Elle a su séduire et asservir des hommes. Sa beauté n’agissait pas que sur Serge. Elle était sollicitée. Elle n’accordait pas souvent ce qu’ils cherchaient, se réservant à ceux qui lui plaisaient. Celui-là a eu l’imprudence de s’introduire chez elle. Elle ne l’a pas attiré. Il est venu de lui-même et il souhaite se mesurer à elle malgré ses avertissements. Il n’y a pas à avoir de scrupules. C’est l’occasion de s’amuser comme autrefois. Elle a assez d’expérience pour être persuadée qu’elle le mènera comme elle veut. Il ne l’agressera pas. Ce serait déjà fait. Il cherche seulement à la séduire en respectant les règles. Il n’est pas dangereux, car il ne force pas. Elle lui parlera d’amour pour le chauffer à blanc avant de le rejeter, comme c’est convenu. Elle peut n’en faire qu’une bouchée. Elle va le provoquer progressivement en y mettant les formes, l’amener à faire croire qu’elle peut se donner malgré son mari, lui donner l’impression qu’elle est très libre et vulnérable. Elle va jouer de son physique. Les hommes n’y résistent pas.

— Nous sommes ici au calme. Êtes-vous opposé à parler un peu ? Installez-vous dans ce fauteuil. J’ai fermé la porte pour que personne ne cherche à ouvrir. Je préfère qu’on ne nous dérange pas. Si mon mari nous trouvait ensemble, je ne sais pas ce qui arriverait. Il pourrait imaginer le pire.

— Est-il jaloux ?

Serge se renseigne. Il n’est pas téméraire. Il se méfie des gens jaloux.

 

— Je n’ai jamais cherché à le savoir, dit-elle, et je ne lui en ai pas donné l’occasion. Il faut quelqu’un comme vous pour poser la question. Si ça peut vous tranquilliser, je ne lui dirai pas que vous êtes venu jouer ici.

 

Elle le protège en étant discrète. Si le mari n’a jamais manifesté sa jalousie, il ne l’est pas beaucoup. Serge est en terrain favorable, mais cherche des repères.

— Quand vous étiez célibataire, le faisiez-vous souvent ?

— Vous voulez dire, m’isoler avec un homme ?

— C’est cela, dit Serge.

— Cela m’est arrivé. J’ai un sexe et je pense être normale. J’étais libre de l’utiliser à ma guise, plus libre que maintenant.

— Est-ce votre mari qui l’interdit maintenant ?

— Tout ce qui était possible avant le mariage n’est plus permis. Cela va de soi. Sinon, pourquoi se marier ? Je n’en ai jamais discuté avec mon mari.

— Avez-vous connu beaucoup d’hommes ?

— Vous voulez savoir comment je me suis comportée avant le mariage. Je vais satisfaire votre curiosité, mais c’est très classique. J’avais 25 ans quand j’ai rencontré mon mari. Je ne l’ai pas attendu pour faire l’amour. Il m’a acceptée telle que j’étais, et il a cohabité avec des filles, comme moi avec des garçons pendant les études. Voulez-vous en savoir plus ? Je vous rencontre ici comme j’ai rencontré des étudiants avec lesquels je travaillais. Ils étaient sérieux, comme je pense que vous l’êtes. Ceux que j’ai acceptés dans mon lit ne sont pas nombreux, car je suis exigeante, mais j’ai commis quelques erreurs de choix. Je ne changeais pas volontiers de partenaire, mais je gardais ma liberté de les quitter. Je ne me suis pas restreinte, comme certaines filles le font. Mon équilibre l’exigeait et ce genre de relations entre garçons et filles est devenu courant. C’est instructif. Je suis renseignée. Depuis le mariage, les essais sont terminés. J’espère que vous me respecterez, comme vous l’avez promis. J’accepte seulement de parler avec vous, très librement, parce que personne ne peut nous écouter. Je pense que c’est ce que vous voulez. Prenez la porte si cela ne vous convient pas. Ne me décevez pas.

— Je m’y efforcerai, dit Serge. Je suis malgré tout inquiet de ce que votre mari peut penser. Je ne voudrais pas être une cause de perturbation. Près de la piscine dont vous m’avez parlé, quelle était son attitude quand les hommes vous chahutaient ? Vous protégeait-il ?

— Pas beaucoup. Il m’incitait à me laisser faire.

— Jusqu’à quel point ?

— Trop loin à mon goût. Les garçons étaient plus agressifs avec moi qu’avec ma belle-sœur. Ils se défoulaient sur moi. J’ai beaucoup protesté. Il faisait chaud. Les vêtements étaient difficiles à supporter, mais je n’allais pas me dénuder devant tout le monde, ni me laisser faire. Je me méfie de ce qu’on accepte en public. Les langues sont perfides.

— Vous avez raison, dit Serge. Je me méfie aussi.

— Mon fiancé tolérait les gestes obscènes, les attouchements, et que je reçoive des propositions. Il voulait que je me comporte comme sa sœur, sans pudeur. Elle se baignait nue. Il l’admire. Elle le mènerait par le bout du nez.

— Quelle influence avait sa sœur ?

— Vous allez comprendre. J’étais invité avec lui, comme sa sœur qui avait invité ses prétendants à passer les vacances avec elle.

— Combien étaient-ils ?

— Cinq prétendants. Tous avec elle en même temps, et sachant qu’elle les sélectionnait. Elle voulait les connaître avant d’en choisir un, vivre avec eux intimement pendant cette période. Elle les avait réunis là dans ce but, pour les étudier.

— Ils étaient en compétition.

— Oui, mais elle les tenait. Ils filaient doux. Ils savaient que s’ils se comportaient mal, elle les éliminerait. De temps en temps, elle accordait à un garçon de faire l’amour avec elle sans se cacher, sans se mettre vraiment à l’écart. Elle s’éloignait tout juste un peu, mais on pouvait les voir. Je vous laisse deviner l’effet que cela faisait sur les autres. Ils étaient sevrés, les pauvres. Mon fiancé me disait de l’imiter, de ne pas avoir peur. J’ai refusé.

— Les garçons ne vous plaisaient pas ?

— Individuellement, ils étaient bien. Il y en avait un qui me plaisait beaucoup. Il était dans votre genre. C’était le plus réservé. Le seul que je n’ai pas vu faire l’amour avec elle. Il était comme moi. Il n’était pas exhibitionnisme. Elle n’allait qu’avec les quatre autres.

— Votre mari vous poussait à faire l’amour comme elle.

— Il aurait aimé se montrer avec moi. Sa sœur fait tout bien. Il n’a pas insisté quand il a vu que j’étais contre.

— Pas un de ces garçons pour vous ?

— J’étais sa fiancée. Il m’a proposé de le faire avec lui. Pour contre, sa sœur m’a expliqué que je pouvais aller avec ses prétendants, qu'ils étaient tous de bons partis, de futurs médecins comme elle, qu’ils étaient excités, et que si je participais, ce serait pour le bien général. Elle se faisait fort de convaincre son frère, et que n’étant pas encore mariée, je pouvais suivre son exemple, que les femmes devaient afficher leur liberté.

— Alors, c’était possible avec ce garçon qui vous plaisait ?

— Pas devant tout le monde en tout cas. J’étais dans une période où je trouvais que mon fiancé prenait trop d’emprise sur moi. J’hésitais à rester avec lui. Ce garçon avait la même opinion que moi. Je l’ai attiré à moi pour me libérer de cette emprise. Il se permettait de me contenter à condition que je reste discrète et que ce ne soit pas un engagement, car il tenait à ma belle-sœur et ne voulait pas que je fasse obstacle à un éventuel mariage avec elle. Il ne s’offusquait pas qu’elle se donne en spectacle, et pensait qu’elle était libre de le faire avec ceux qui le voulaient bien. Lui aussi s’estimait libre, et acceptait mon offre, mais en privé. Je n’avais pas de raison de me limiter. La sœur me l’autorisait. Je n’étais pas encore mariée. Je prenais la pilule pour satisfaire mon fiancé, et j’avais envie de lui. J’aurais été bête de le rater. J’ai cédé naturellement dès qu’il s’est décidé. Je pensais que ce serait anodin, une passade banale et sans suite de célibataires. J’ai été immédiatement très amoureuse. J’étais folle de lui. Les autres que j’ai connus n’étaient rien à côté. J’aurais tout fait pour lui. J’aurais rompu pour celui-là.

— Et vous êtes cependant revenu vers votre mari sagement.

— Sagement : oui, mais forcée. Ma belle-sœur a choisi le garçon. Ce n’est pas parce qu’elle s’était affichée avec les quatre autres qu’elle les préférait. Je crois même qu’elle n’allait pas avec le mien. Lui n’a plus voulu de moi. Il m’avait fait plaisir en attendant, mais c’était fini. Il m’avait prévenue. Objectivement, je le comprends, mais cela m’a fait très mal. Il s’est marié avec elle. Entre parenthèses, elle m’a testée en même temps, au moins pour l’exhibitionnisme, et je ne l’ai jamais revue se montrer ainsi en spectacle par la suite. Il a dû la convaincre.

— Votre mari n’est pas très jaloux, dit Serge. Il vous a laissé la liberté d’aller avec ce garçon. J’en suis heureux, car ainsi vous êtes disponible.

— Je n’en suis pas aussi certaine que vous.

— Pourtant, il a accepté ce garçon.

— Non. J’ai enterré ma vie de jeune fille avec ce garçon, mon beau-frère désormais. Il m’avait demandé de me comporter comme si de rien n’était. Il ne voulait pas que je rompe pour lui. Je me suis affichée avec mon fiancé, qui n’y a vu que du feu. Je ne l’aimais plus, mais je continuais avec lui, modérément, sans passion, pour obéir à mon amour du moment. Ensuite, j’ai appris à l’aimer de nouveau. Lui, au moins, il ne m’a pas laissée tomber. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. Je n’en ai jamais parlé à personne.

— Se confesser est utile, dit Serge. On a besoin de vider son cœur de temps en temps. Soyez sûre que rien ne filtrera de ce que vous me dites. Mais je vous comprends. J’aurais fait comme vous. L’expérience vous a montré qu’il faut être prudent, ne rien casser avant que ce soit nécessaire.

— J’ai peur de ne pas être assez prudente avec vous.

— Soyez tranquille. Revoyez-vous votre beau-frère ?

— Évidemment. Mais c’est fini. Nous n’en parlons jamais. C’est comme si rien ne s’était passé, et ça continuera ainsi. Il est marié, et moi aussi. Ma belle–sœur le tient. Elle a su choisir. Moi, je tiens à mon mari.

— C’était votre amour fou. Avez-vous encore envie de lui ?

— Envie ou pas envie, il n’est plus pour moi. Je m’en passe.

— Pensez-vous que votre mari le sait ?

— À quoi bon remuer le passé ? Je ne lui en ai jamais parlé.

— Et par votre beau-frère ou votre belle-sœur ?

— Peut-être, mais quelle importance ? Il est au courant de mon comportement de jeune fille. Avant de me marier, j’ai dit à mon mari que j’avais connu des garçons, et fait des centaines de fois l’amour. Ils étaient convenables, et je les avais testés comme sa sœur. Puisque j’ai fait comme elle, il l’a accepté. J’aurais pu lui préciser que mon beau-frère était dans la liste de mes partenaires. Je n’ai pas eu à fournir ce détail. J’ai choisi mon mari entre tous. C’est ce qui compte. Je ne le regrette pas.

_

Ce qu’elle a dit sur elle, semble suffisant à Serge pour montrer qu’elle est assez libérée. Elle passe à l’attrait physique pour l’exciter.

— Je vais changer de chemisier et de jupe. J’en ai pour un instant. Vous pouvez rester. Si vous voulez sortir, prévenez-moi. Je regarderai si vous pouvez le faire sans être vu. Tournez-vous, maintenant.

— Vous voulez me séduire, dit Serge. Je souhaite ne pas me tourner.

— Y tenez-vous ?… À la rigueur, si vous n’approchez pas, vous pouvez regarder. Quand je suis en maillot de bain, j’en montre bien plus. Je vous inviterai à venir à la piscine quand j’y serai.

_

Elle est flattée qu’il veuille la regarder. Elle savait qu’il ne se tournerait pas, mais elle lui a demandé comme par réflexe, pour le contenir dans ce jeu qu’elle a accepté. Elle le mène à sa guise en parlant d’amour, mais en se découvrant, elle constate qu’il est béat d’admiration. Il est sensible à ses formes. Elle peut le travailler par la vue. Elle ne va pas s’en priver. Elle prolonge son manège déshabillé et passe sous son nez.

Serge sent qu’elle cède petit à petit. Elle en a trop dit pour qu’elle soit insensible. Elle se complaît dans les sujets qui roulent sur le sexe. Il est direct :

— Avez-vous envie de moi ?

_

Elle a envie de lui, mais n’ose pas le dire à cet homme qui la courtise. C’est dangereux d’avouer une faiblesse, alors qu’elle est opposée à se livrer. Elle va le faire parler de lui. Il en sait assez sur elle. Elle détourne la conversation :

— Vous êtes marié, je crois. Aimez-vous votre femme ?

— Oui, dit Serge. Beaucoup.

— Plus que moi ?

— Oui, dit Serge, mais pas de la même manière. Elle n’a pas votre beauté, mais c’est une épouse parfaite.

— Alors, pour me faire plaisir, allez faire l’amour avec elle.

_

Serge est renvoyé vers Denise, mais il comprend surtout qu’elle n’est pas jalouse. Si elle l’était, il hésiterait à la séduire, car il ne voudrait pas que cette jeune femme s’accroche à lui et lui fasse courir des dangers inutiles. Pas de problème de ce côté. Avec elle, cela se présente bien. Il est reçu comme il le souhaite et elle n’est pas novice, donc plus facile que ce qu’il pensait. C’est parfait. Désormais, il est décidé : il va essayer d’en faire sa compagne de séjour. Elle remplacera sa camarade.

— Je ne peux pas faire l’amour avec ma femme, dit Serge. Elle ne m’a pas accompagné. Voulez-vous la remplacer ?

— Je croyais que la femme qui est avec vous était votre épouse. Est-ce votre maîtresse ?

— Vous parlez de Marie. Elle n’est rien pour moi.

— Mais vous êtes ensemble, dans la même chambre. Vous ne me ferez pas croire que vous n’êtes pas intimes ?

— Je vous explique, dit Serge. J’ai souvent des admiratrices qui cherchent à s’isoler avec moi par tous les moyens.

_

Elle sourit, car Serge a eu ce même comportement en forçant sa porte. Elle le fait remarquer :

— Comme vous avec moi.

— Oui, dit Serge qui accepte la pique sans sourciller. Je ne leur en veux pas. Marie est une collègue, une de mes admiratrices. En réservant, elle s’est débrouillée à mon insu pour que je sois avec elle dans sa chambre, mais nous avons chacun notre lit. Heureusement, elle est timide et n’est pas agressive. Elle s’offre nue, mais n’ose pas me forcer. Elle cherche à m’attirer en faisant du spectacle.

— Quel genre de spectacle ?

— Celui des boîtes de nuit : les femmes qui se tortillent pour aguicher les hommes. Il ne manque que la musique. J’y ai droit tous les matins. Je reste dans mon lit sans bouger en attendant la fin.

— Danse érotique ?

— J’aimerais bien si elle était comme vous. Elle est malheureusement très laide sans ses vêtements. Érotisme nul. Elle est plate comme une limande. Elle en sera pour ses frais. Je la laisse se démener dans son coin.

— Elle vous aime et vous ne l’aimez pas.

— Je n’ai rien contre elle, dit Serge. Je comprends qu’elle ait envie de moi. C’est humain. Ce n’est pas la première, mais je ne fais pas l’amour avec toutes les femmes qui me cherchent. Celle-là n’est pas gênante, mais entre vous et elle, c’est tout de suite choisi. Vous êtes très belle.

— Je trouve que votre Marie a du charme. J’aimerais connaître la marque des vêtements qu’elle porte. Vous ne devriez pas la négliger. Est-elle mariée ?

— Oui, dit Serge. Mais elle mène son mari à sa guise. Elle est libre, très libre. Ma femme qui la connaît bien m’a affirmé qu’elle a le droit de s’afficher comme elle veut, avec qui elle veut, et a vendu ses photos de nus. Je ne l’accepterais pas de ma femme, car il y a un minimum de tenue à respecter avec le public, ce que vous faites d’ailleurs, je l’ai remarqué. Cependant, je la tolère. Je ne vais pas la chasser de ma chambre, car toutes les chambres sont occupées. C’est une collègue avec qui je travaille. Bien forcé, je la supporte. Je passe ici pour son mari, mais ce n’est pas gênant. Le contraire le serait. Si nous nous séparions maintenant, les gens jaseraient. Si son mari apprend qu’elle s’est mise avec moi, elle ne risque rien.

— Son mari n’est pas venu avec elle ?

— Non, dit Serge. Il est avec Zoé, la bonne, amie de Marie.

— La bonne ou la bonne amie ?

— Les deux, dit Serge. Quand il s’est marié, Marie l’a obligé à prendre aussi Zoé. Elle vivait avec elle depuis des années, et ne voulait s’en séparer sous aucun prétexte. C’était épouser les deux ou personne. Il a choisi les deux.

— Des lesbiennes ?

— En quelque sorte, dit Serge. Zoé, comme Marie, avait des répulsions pour les hommes. Il les a séduites en même temps. Elles le partagent.

— Comment cela se passe-t-il avec les répulsions ?

— Je ne connais pas les détails, dit Serge. Leur vie ne m’intéresse pas énormément. Ils font ce qu’ils veulent. Ils ne gênent personne. Je n’ai ni à m’en mêler ni à critiquer. Officiellement, rien ne se voit. C’est par ma femme que j’ai des échos indiscrets. C’est comme si Marie et Zoé ne formaient qu’un. Elles s’aiment. Ce qui est accepté par l’une est accepté par l’autre. Guy, le mari de Marie, les a apprivoisées en même temps. Pour lui, c’est certainement agréable d’avoir deux femmes qui se complètent sans se chamailler et le chouchoutent. Une épouse convenable qui tient bien sa maison, et une bonne qui a un joli physique voisin du vôtre : quoi de mieux ? Actuellement, il ne doit pas s’ennuyer avec Zoé. Il n’est pas à plaindre. Si c’était Zoé qui se mettait à ma disposition à la place de Marie, je ne me ferais pas prier.

— Si Marie vous cherche, Zoé va suivre.

— Cela me plairait, dit Serge. Malheureusement, c’est Marie qui s’offre, et pas Zoé. Si Zoé ne vient pas à moi, je n’irai pas la chercher. J’ai du respect pour toutes les femmes. Elles doivent venir à moi librement. Ce n’est pas elle qui se déshabille devant moi.

— Marie devrait logiquement aller dans votre lit puisqu’elle a fait tout le travail d’approche.

— Oui, dit Serge. C’est ce que je prévoyais, mais ce n’est pas le cas. Elle reste à distance. Je doute qu’elle se jette sur moi, car ce serait déjà fait. J’explique son indécision par des répulsions vis-à-vis des hommes en général. Au lycée, on l’appelle Miss Nitouche, ce qui veut tout dire. Personne ne s’y frotte. Elle saute quand on la touche. Elle est restée longtemps vieille fille, rebelle aux avances. De toute façon, si elle s’approche de moi, je l’éloignerai.

— Comment fait-elle avec son mari ?

— Je me suis posé la question, dit Serge. Il a surmonté les répulsions d’après ma femme.

— Comment ?

— Il paraît, qu’une fois engagée, elle a du plaisir, dit Serge, et qu’elle n’est pas du tout frigide. Même si elle est lesbienne, elle aime aussi les hommes, et elle a un enfant. Il faut probablement un peu forcer ou la prendre par surprise, pour dépasser les répulsions. Le moyen existe. Son mari en a trouvé un. Elle est certainement plus facile depuis qu’elle a commencé avec lui. C’est général chez les femmes. Elles se réservent puis se défoulent. La preuve qu’elle évolue est qu’elle me cherche. Elle ne sait pas bien s’y prendre, mais son attitude est indubitablement celle d’une femme qui s’offre. C’est sa manière. Son lit m’est ouvert. Aucune barrière. Elle est à ma disposition.

— Avec la pilule, c’est plus facile qu’autrefois. Elle a fichtrement raison de vous chercher. Je la comprends. Vous êtes très séduisant. Elle ne pouvait pas en choisir d’autre. Et votre femme, si elle apprend qu’elle dort avec vous ?

— Ma femme est exceptionnelle. Elle accepte mes amours. Je ne l’aurais pas épousée si elle ne l’avait pas supporté. Marie ne risque rien quoi que je fasse, même si je fais l’amour avec elle et que cela se sache. Ma femme restera son amie et continuera avec moi. Elle m’approuve, et m’aime comme je suis.

— C’est étonnant, mais je vous crois. Je risque plus avec vous. Je ne sais pas comment mon mari réagirait. Personne ne doit savoir que vous êtes ici.

— Soyez tranquille, dit Serge. Personne ne m’a vu entrer. Vous avez fait très attention et moi aussi. Double sécurité. Je m’en voudrais de vous compromettre.

— Vous êtes gentil.

— Vous êtes la femme de mes rêves, celle que je regarderais des heures entières, sans me lasser.

— Seulement regarder ?

— Toucher aussi, mais regarder est le principal. Tout me plaît en vous. Je suis très sensible à votre beauté. Être près de vous me transporte.

— Gardez vos distances. Me regarder vous intéresse-t-il ? Je vais vous montrer des photographies de moi. Regardez ! En voilà une qui doit vous plaire. J’y suis avec ma belle-sœur en gros plan devant la piscine de mes beaux-parents. Avec moi en petit maillot et ma belle-sœur en prime, vous devriez être satisfait.

— Votre belle-sœur est belle, dit Serge, mais elle ne m’intéresse pas, même nue. L’image ne me suffit pas. Je ne collectionne pas les photos de femmes. Cette photo n’est qu’un instant. Bien sûr, vous y êtes admirable. Je découvre des charmes qui sont dissimulés ici, mais c’est vivante que je vous aime, et dans toutes les attitudes. Vos formes m’obsèdent. Si vous pouviez les découvrir un peu, au moins comme sur la photo, j’en serais heureux.

— C’est seulement me voir que vous voulez ?

— Si vous m’en accordez plus, je le prendrai.

— Et si je ne veux pas ?

— Je me résignerai, dit Serge. Je ne vous force pas.

— Bon ! Vous n’êtes pas trop gourmand, ce qui me permet d’être conciliante. Est-ce vraiment ma beauté qui vous fait chavirer ? Le reste ne dépend-il que de moi ? Vous contenterez-vous de regarder ?

— Oui, dit Serge. Vous avez ma parole. Vous n’accordez que ce que vous voulez. La beauté est si rare. C’est mon désir esthétique qui prime. Vous faite comme vous voulez, bien sûr. Je ne vous impose rien. Ne vous montez-vous pas au médecin ?

— Si, dit-elle. C’est innocent avec lui. Mon mari aussi aime me voir. Vous n’êtes pas le premier que ça intéresse, mais il y a peu d’élus. Je suis gentille. Je vais prendre une douche. Vous restez dans votre coin et regardez sans bouger. On est bien d’accord. Je fais cet effort pour vous.

— Si vous permettez, j’aimerais vous déshabiller moi-même.

— Vous êtes exigeant. Plus j’en accorde, plus vous en demandez, mais c’est le jeu. Vous n’abuserez pas ? Certain ?

— Certain, dit Serge. Je vous le promets. Vous m’arrêtez à volonté.

— Je vous crois. C’est possible à une condition.

— Laquelle ?

— Restez discret surtout, comme jusqu’à maintenant. Sorti de cette chambre, je ne vous connais pas et vous m’ignorez. N’affichez pas votre admiration. Gardez-la pour vous. Ne dites jamais ce que j’ai pu vous montrer. Promettez-moi aussi d’aller avec cette Marie. Avec une lesbienne qui se convertit à la normalité, ce sera une bonne action. Aidez-la. Il ne faut pas la laisser se morfondre près d’un bel homme comme vous. Je pense que ça vous permettra de patienter, de limiter vos ardeurs, et elle en sera heureuse.

— Bon, dit Serge. J’accepte les conditions. C’est une expérience à tenter. Je m’efforcerai de trouver la méthode qui conduise Marie au plaisir. J’aimerais jouir progressivement de votre beauté.

— Pas de blague ! Je ne marche pas non plus si vous ne respectez pas mes vêtements.

— Je n’ai pas envie d’aller vite, dit Serge. La beauté doit se savourer. Si vous êtes pressée, il faut me le dire.

— J’ai tout mon temps. Prenez le vôtre pour ne rien déchirer.

_

Lentement, Serge opère. Ce n’est pas la première fois qu’il déshabille une femme. Il a l’habileté que lui donne l’expérience. Il connaît les subtilités des vêtements féminins. Il la regarde, appréciant ses formes à mesure qu’elles apparaissent. Il est respectueux. Il dégrafe soigneusement le soutien-gorge et le décolle lentement du buste. Il ne cache pas son admiration, sous l’œil amusé d’une femme fière de son pouvoir séducteur. Elle voit qu’il est à point, qu’il est à ses ordres. Il l’est effectivement.

Le collant est plus délicat à ôter, serré contre la peau. Il s’y reprend en plusieurs fois, mais il s’en tire bien. Il ne l’éraille pas, déplaçant le mince voile sans le rompre. Il passe ses doigts sous le tissu élastique pour le saisir. Elle ne se formalise pas des contacts nécessaires, vu la fragilité du tissu. Elle est désormais en slip.

Il a été doux. Elle a confiance.

— Le plus délicat est encore caché, dit Serge. Acceptez-vous le strip-tease complet, comme avec le médecin ?

— Au point où j’en suis, si vous voulez voir ce que vous avez amplement touché à travers le tissu…

 

Elle a réagi intérieurement aux attouchements, ce qui explique son « amplement ». Serge comprend qu’il approche de son but. Cette femme a besoin de douceur, et enfin de lui.

— Je suis heureux que vous ayez accepté que je vous effleure. J’étais obligé pour respecter le collant.

— Je vous l’accorde, dit-elle. Vous n’êtes pas brutal. Le collant est réutilisable. Je m’attendais à ce qu’il soit déchiré. Vos ongles accrochent moins que les miens. Sans gants, c’est un exploit. Je vous félicite.

_

Serge entreprend d’ôter le slip, délicatement, en hésitant, car il a très envie d’elle, mais elle s’y prête et il en profite pour la caresser légèrement. Il arrive à se contenir. Pas de précipitation, juste ce qui est admissible.

— Je peux, dit-il en approchant les doigts du sexe ?

— Vous pouvez, dit-elle.

_

Elle ferme les yeux à un moment où il effleure un endroit sensible. Il observe son trouble éloquent.

— Vous réagissez, dit-il. C’est sexuel. C’est inévitable. J’ai abusé de votre gentillesse. J’arrête.

— C’est sexuel depuis longtemps, dit-elle. Continuez.

_

C’est sexuel pour Serge et pour elle, mais du doux sexuel qui l’envahit progressivement et qui la pousse à s’abandonner. C’est plus puissant qu’avec le mari, car elle cède après s’être longtemps retenue. Elle ne se maîtrise plus, ne réfléchit plus, ne sait plus où elle est, et Serge est en extase.

— Permettez-vous que je touche ? C’est si beau.

— Oui, dit-elle, à moitié inconsciente.

_

Elle est nue. Serge la palpe et la contemple. Elle frémit, sensible aux frôlements de plus en plus appuyés. La tension monte en elle, désormais incapable de lui échapper. Il l’a en main. Il la caresse délicatement, sans la bousculer, sur tout le corps, dans une admiration manuelle proche de celle d’un sculpteur évaluant une belle pièce. Il a la chance inouïe qu’elle correspond exactement à ce qu’il aime. Il ne s’est jamais approché aussi près de son idéal. Les formes sont celles dont il rêve. Elle combine le plus magnifique de sa coiffeuse et de sa bonne. Elle est splendide. Le toucher est aussi agréable que la vue. Double bonheur des sens. Il se délecte. Il ferait tout pour elle. Il a craqué. Il est conquis. Elle pourrait s’écarter, libre de ses mouvements. Il ne la retiendrait pas, et elle pourrait même se rhabiller : les vêtements sont à sa disposition. Liberté totale. Il la laisserait si elle le souhaitait. C’est elle qui décide. Il est esclave à sa disposition. À elle de commander. Elle a atteint son but, qui était de le mener à sa guise, mais son but vient de changer : elle le désire maintenant. Il s’attarde sur un sexe hypersensible, et qui ne se dérobe pas, s’ouvre à lui, prêt à fonctionner. Tous deux sont maintenant fous l’un de l’autre. Il quête des yeux un accord. Ses yeux à elle le supplient d’agir. Elle est aussi son esclave. Elle reste avec lui et ne le rejette pas. Elle est maintenant tendue, offerte, l’appelant par son attitude à calmer son émoi grandissant. Il répond. Elle est submergée par un plaisir dont elle est privée par l’absence du mari et qui est d’autant plus fort qu’elle l’a anticipé. Ils montent tous deux au septième ciel.

Physiquement satisfaits, ils reprennent progressivement leurs esprits. La réalité qui resurgit ne trouble pas Serge pour qui ce genre d’amour est normal. Elle, par contre, pendant qu’elle se douche, réfléchit au nombre d’admiratrices de Serge : c’est un Don Juan. Elle ne sait pas ce qui l’a poussée vers lui. Tout s’est enchaîné pour y aboutir. Au début, elle était attirée, mais farouchement déterminée à ne rien céder. Petit à petit, le jeu s’est transformé. La quête esthétique de Serge l’a flattée. Elle a voulu montrer qu’elle était belle, qu’elle répondait à ses critères. Elle a toléré qu’il l’interroge, qu’il la regarde, puis la touche. Elle voyait ce qui allait suivre, et avançait vers l’inéluctable, fascinée. Elle se croyait plus forte, capable d’arrêter à temps, mais elle reculait toujours le moment de la rupture. Pourtant, Serge lui a permis plusieurs fois de reculer. Sa fidélité en a pris un coup, mais si elle peut le déplorer, ce n’est pas réparable. Elle ne réprimande pas, consciente d’avoir été respectée, et de s’être donnée librement. Elle a été séduite pendant la promenade. Elle ne voulait pas, mais voulait quand même. Elle estime qu’elle est entièrement fautive et Serge pas du tout, car il ne l’a pas prise en traître.

Pensant à son mari auquel elle réservait l’exclusivité, elle est triste une fois rhabillée, mais ne le montre pas. Ils se quittent en bons termes. Elle surveille pour que personne ne voie Serge sortir de la chambre. Dès lors, elle maintient les distances, comme si elle le connaissait à peine, et lui demande de s’éloigner d’elle. Elle a repris le contrôle d’elle-même. Elle est redevenue une irréprochable épouse soucieuse de sa réputation. Elle ne dira rien au mari, pour ne pas le peiner et éviter des réactions inconnues. Cet écart de conduite exceptionnel n’est qu’un accident qu’elle déplore. Pas d’autre promenade, pas de familiarités avec Serge, pas de repas à la même table. Ce serait compromettant, trop visible. Cette affaire terminée est un moment délicieux à garder pour soi dans un coin de la mémoire à côté du souvenir du beau-frère. Elle n’oubliera pas, mais il n’y aura aucune conséquence : elle y veillera. Un moment de faiblesse. Elle a été imprudente. Elle s’est laissée entraîner, mais cela n’arrivera plus.

_

Le lendemain, Serge l’aborde de nouveau, ayant envie d’elle. Vu de l’extérieur, c’est une rencontre fortuite avec échange de renseignements polis sur les conférences. Quand il l’invite sans se faire remarquer à aller dans la chambre, elle accepte immédiatement pour ne pas faire d’histoire. Elle le précède et le fait entrer discrètement un peu plus tard. Elle se livre dignement, sans se faire prier, pour ne pas prolonger la rencontre, de façon que personne n’ait le temps de remarquer leur absence. Serge ne sabote pas l’amour, surtout avec elle dont il savoure la beauté. Il soigne les préliminaires et, sans hâte, prend soin de satisfaire complètement sa partenaire en même temps que lui-même. Même si elle est pressée, elle ne peut faire autrement que de suivre le rythme de son amant. Ensuite seulement, ils ne s’attardent pas. En dehors de la première approche laborieuse, et d’une réserve de façade, elle est facile. Serge obtient d’elle le summum du plaisir, ce qui l’attache à lui. Elle va désormais le solliciter dès qu’elle sera seule. Elle a le comportement de la plupart des femmes qu’il connaît, et il vérifie qu’elles sont incapables de s’arrêter quand elles ont commencé. Leur plaisir les domine dès qu’elles y ont goûté. Elles sont bien des putains, et ces putains lui conviennent, celle-là en particulier, qu’il place au sommet de toutes celles qu’il a connues. Il n’a jamais autant craqué.

_

Serge va avec elle quand elle est disponible, répondant rapidement à son appel. Pour plus de discrétion, sachant qu’il surveille les départs du mari, elle prévient quand il part, de façon que Serge n’ait pas à se renseigner par ailleurs. Avec intelligence, elle lui ouvre sa porte, et tout se déroule aimablement. Comme elle n’envisage pas de continuer après la fin du séjour, la méthode est sûre pour terminer l’aventure en douceur. Serge n’a pas à la solliciter, et il est à ses pieds quand elle se dénude, subjugué par sa beauté. Il est à ses ordres. Elle ne met aucune réserve à se donner. C’est facile à accorder. Elle retrouve des sensations qu’elle a éprouvées avec son beau-frère. Elle les recherche de plus en plus, et s’abandonne à un Serge qui la sert parfaitement, exécutant tout ce qu’elle désire. Elle a une estime grandissante pour un amant avec qui sa jouissance est extrême. Elle ne regrette pas de l’avoir rencontré. Il est à son service. Il procède comme elle le souhaite. Ces relations lui suffiraient, et elle ne souffre pas des défaillances du conjoint. Le mari ne veut pas souvent d’elle, suite à la fatigue des visites touristiques qu’il multiplie. Elle se propose en bonne épouse, et n’insiste pas. Pour qu’il ne perde pas de temps en vaines recherches, elle sélectionne pour lui dans les guides ce qu’il faut visiter.

Personne ne remarque le manège. Ils ne sont que des habitués du bar. Leur liaison reste secrète. Les consignes de prudence qu’elle prodigue sont respectées. En particulier, quand le mari est là, Serge ne se manifeste pas. Il est d’une discrétion sans faille. Elle lui en est reconnaissante, ne perdant pas la face. Son comportement n’est pas perturbé. Elle est et restera une femme fidèle aux yeux de tous. C’est le principal. Elle va garder le souvenir d’une aventure sans conséquences néfastes pour sa réputation et son amour pour son mari. Il n’est pas lésé, ayant encore plus que d’habitude sa femme à sa disposition, dès qu’il est là. Elle est aux petits soins, en compensation du plaisir qui ne vient pas de lui. Il n’en profite pas, mais sage, elle n’envisage pas pour cela de prendre un amant. Elle est capable de se passer de son mari comme de son amant accidentel, et aussi du beau-frère. Elle a la chance d’avoir rencontré deux hommes exceptionnels, qui ne sont pas pour elle, mais dont elle a su obtenir les faveurs. Elle reste maîtresse de son destin.

_

La deuxième journée du séjour est bien remplie pour Marie. Entre deux conférences, elle téléphone à Guy :

— Bonjour mon chéri. Nous sommes arrivés. Comment va la maison ?

— Bien, dit Guy. Marc est en forme. Il est près de moi. L’entends-tu ?

— Pas beaucoup, dit Marie. J’aimerais le voir. Te débrouilles-tu ?

— Pas trop mal, dit Guy. Zoé fait tout. Est-ce bien là-bas ?

— Nous sommes très occupés, dit Marie. J’ai parcouru le programme. Il est très chargé. Je vais être bientôt obligée d’y aller si je ne veux rien rater.

— Cela te plaît-il ?

— Beaucoup, dit Marie. C’est comme quand j’étais étudiante. Je te quitte. Je t’aime.

— Je t’aime aussi, dit Guy.

— Embrasse Marc et Zoé de ma part !

_

Le soir arrive sans que la situation soit changée. Marie et Serge s’organisent de la même façon. Et ainsi de jour en jour. Ils s’habituent à dormir l’un à côté de l’autre. Le rythme est pris. Tout le monde sait qu’ils sont ensemble. Ils n’y font pas attention.

_

Le quatrième jour Marie téléphone à Guy :

— Me voilà mon chéri. Tu te demandais sans doute si ta petite femme t'avait oubliée ?

— Non, dit Guy. Pas encore.

— Ici, je ne chaume pas, dit Marie. Je n’ai pas trouvé un moment depuis deux jours pour te contacter. Le téléphone est très occupé.

— Est-ce intéressant ?

— J’apprends beaucoup de choses, dit Marie. C’est passionnant. Je vais pouvoir améliorer mes cours.

— Je vois, dit Guy. Serge est-il avec toi ? Tu lui transmets mes amitiés.

— Il n’est pas aussi assidu que moi, dit Marie. Il ne suit pas tout. Il parle beaucoup à droite, à gauche. Je transmettrai. Marc va bien ? Toi et Zoé aussi ?

— Ne te fais pas de soucis, dit Guy. Tout va bien. Marc est adorable.

— Tu me manques, dit Marie. J’ai rêvé de toi cette nuit.

— Qu’est-ce que je faisais ?

— Ce que tu fais souvent, dit Marie. C’est la première fois que cela m’arrive.

— Tu as fait l’amour avec mon ombre, dit Guy. Cela t’a-t-il plu ?

— J’ai même eu du plaisir... J’en ai un peu honte, dit Marie. Il faut que j’essaye de ne plus recommencer.

— Moi, je trouve cela bien, dit Guy. Je ne suis pas jaloux de mon substitut. Il va t’aider à tenir le coup. Tu sais, si tu as envie d’un homme en chair et en os, si tu trouves un anglais qui te convienne, tu peux aller avec lui. Tu es libre. Ce sera plus efficace que mon double.

— Tu es bien gentil, dit Marie, mais tu sais que je ne prends plus la pilule depuis que nous avons décidé d’avoir un autre enfant, et je les ai oubliées à la maison.

— C’est vrai, je n’y pensais plus, dit Guy. Regarde dans ta trousse de toilette. J’ai dû y mettre, l’année dernière, des préservatifs dans la petite poche. Si tu ne les as pas sortis, ils y sont encore.

— Le préservatif n’est pas sûr à cent pour cent s’il se déchire, dit Marie. Tu me l’as dit toi-même.

— Si tu utilises ta crème comme d’habitude, il n’y a pas grand risque, dit Guy. Et même s’il y en a, je te fais confiance. Tu ne peux choisir qu’un homme convenable.

— Laisse, dit Marie. C’est toi qui me manques. J’aimerais que tu sois là. Ce matin, j’avais envie de tout plaquer et de rentrer. Mais il me faudrait une raison médicale pour qu’on me rapatrie. Je suis coincée ici, sans l’argent du retour.

— Tu aurais dû le prévoir, dit Guy. Tu as visé trop juste. Tu me manques aussi, mais je tiendrai, et Marc est là pour m’aider. Zoé ne m’excite pas trop. Elle me supporte. Quand je la regarde, je pense à toi.

— Si tu as besoin de moi, j’en suis désolée, dit Marie. Je ne demanderais qu’à être près de toi.

— Tu as prouvé que tu pouvais te passer de moi, dit Guy. L’aurais-tu oublié ?

— Non, mon amour, dit Marie. Je dois te quitter. À bientôt.

— À bientôt, dit Guy. J’envie mon double.

* ° * ° *

_

Un jour, au bar, le mari de la jeune femme étant présent, Serge doit chercher ailleurs.

Marie dîne avec une dame qui dort mal. À la fin du repas, il est déjà tard. La dame met un cachet pour dormir dans son verre de jus de fruits. Par inadvertance, il y a échange entre deux verres et c’est Marie qui avale le cachet. Elle prend le parti d’en sourire devant la confusion de la dame. Elle se retire rapidement, et comme le sommeil arrive, elle se met au lit.

Serge reste longtemps au bar, seul, ce même soir. L’alcool lui fait du bien et le console de l’indisponibilité de la jeune femme. Il ne boit pas devant Denise, qui lui interdit, estimant qu’il ne tient pas bien. Lui estime au contraire qu’il n’est pas comme ces mauviettes incapables d’absorber quelques verres sans tourner. Il n’est jamais saoul. Il se rattrape loin d’elle. Il a dédaigné celles qui auraient pu remplacer la jeune femme, croyant jusqu’au bout qu’elle allait se libérer. Il est morose. La bonne ou Denise ne sont pas là pour le soulager de la tension qui monte en lui, la camarade non plus. Marie est endormie quand il arrive dans la chambre. Il passe au pied du lit de Marie qui est étendue sur le dos, écrasée de sommeil. La couette a glissé sur le côté. Elle est partiellement découverte. Il s’arrête pour la regarder, s’approche. Denise la dit belle, mais sans faux seins, Marie est loin de son idéal féminin. Il aime les corps rebondis que n’a pas cette femme plate. Quelle différence avec la jeune femme ! Il est cependant fasciné par cette forme abandonnée, malgré tout féminine, qui s’offre ostensiblement à son regard. Marie le dégoutterait presque, mais elle est là, à sa disposition. C’est inhabituel, pour lui de rester seul, sans activité sexuelle. En dehors de la jeune femme, inaccessible par cause de mari, les femmes qui aujourd’hui s’offraient plus ou moins à lui ne l’inspiraient pas. Marie est encore moins prisée : elle n’est pas son genre. Elle n’est bonne que pour tenir une maison. Elle est encore plus froide que Denise, et il ne comprend pas que des hommes puissent aimer un glaçon, sauf par devoir. Son envie le domine, lancinante. Il est en manque. À défaut de grives, on mange des merles. Il se souvient aussi de sa promesse de satisfaire Marie. Il a ce devoir à accomplir. Il ne se parjure pas. Voilà le moment. Comment s’y prendre ? Comment vont se manifester les répulsions ? Il opte pour la surprise, possible avec une femme qui dort.

Serge s’approche par le pied du lit, se met à genoux entre les jambes de Marie qui ne bronche pas quand il les écarte. Il la bouscule pour s’installer, mais elle reste presque inerte. Il avance le corps au-dessus d’elle et pose ses mains sur le lit de chaque côté. Marie se réveille plusieurs fois à moitié, et replonge sous l’empire du somnifère. Il en profite pour préparer son action. Il doit réussir du premier coup. Le sexe de Serge se tend vers celui de Marie, innocemment offert, et s’y glisse avec facilité. Confusément, elle pense que Guy est en train de la prendre. Elle murmure quelques paroles incompréhensibles et se donne par réflexe, son corps accueillant très favorablement l’action de Serge. Les sexes font leur travail, consciencieusement et jusqu’au bout. Serge se retire d’elle, soulagé. Pas de répulsion : c’est parfait. Il la recouvre, car elle dort de nouveau. Il ne s’en inquiète pas : c’est une dormeuse. Elle était trop passive. Ce n’est pas ce qu’il aurait voulu, mais il y avait urgence. Il fallait éteindre le feu intérieur. Il a détecté qu’elle a eu du plaisir. Il a l’habitude. Ce n’est pas toujours très apparent chez certaines femmes, mais il est certain de ne pas se tromper. Ce n’était pas de la simulation et il a été très bien reçu. Les répulsions de Marie ne se sont pas manifestées ; uniquement du plaisir : la surprise est probablement une bonne méthode. Il se couche et s’endort, serein. Au réveil, Marie ne réalise pas ce qui lui est arrivé. Elle a un vague souvenir, analogue à celui qu’elle a d’une de ses nuits précédentes où elle se donnait en rêve à Guy. Se lavant comme d’habitude soigneusement, elle efface avec le savon, sans les remarquer, des traces qui se sont agglutinées puis séchées sur ses poils et sa peau. Reposée, d'humeur guillerette, elle se sent moins tendue que les jours précédents, ce dont elle remercie le cachet. Serge, de son lit, s’attend à une réaction de Marie, le félicitant pour sa bonne prestation, pour le plaisir qu’elle a eu. Comme rien ne vient, il en déduit qu’elle considère que c’est normal et qu’il n’y a pas à en parler. Avec une muette, il est muet. Elle exécute sa gymnastique silencieusement, s’habille rapidement et quitte la chambre pour aller déjeuner.

* ° * ° *

 

Marie téléphone à Guy :

— Mon chéri. Comment vas-tu ?

— Bien, dit Guy. Marc tousse un peu.

— Tu m’inquiètes, dit Marie. Je vais rentrer. Avec une ordonnance, il est possible de me rapatrier.

— Non, dit Guy. Ce n’est rien. Le médecin est venu. Rien du tout.

— Tu me rassures, dit Marie. Ici, je travaille beaucoup.

— Mon double t'a-t-il rendu visite ?

— Oui, dit Marie. Il m’a fait beaucoup d’effet. Je me croyais avec toi. Et toi, arrives-tu à te passer de moi ?

— J’avoue que ce n’est pas facile, dit Guy. Il m’est déjà arrivé de ne pas pouvoir me retenir en pensant à toi. C’est normal. Cela permet de tenir jusqu'à ton retour. C’est la même chose pour toi avec mon double. C’est le moyen de se défouler... C’est naturel.

— Je pense comme toi, dit Marie. Je compte les jours qui nous restent avant de se revoir.

— La séparation permet de se rendre compte du bonheur que nous allons avoir de se retrouver, dit Guy.

— Tu es philosophe, dit Marie.

— Ce genre de séjour est nécessaire à ton travail, dit Guy. Il ne faut pas l’oublier. Tu serais la première à t’en vouloir de ne pas le faire. Je partirai demain avec Marc et Zoé. Denise a accepté de venir chez nous. Elle est à la mer. Elle trouve qu’il fait chaud. Elle vient avec nous à la montagne avec son fils pour avoir un peu de fraîcheur. Elle nous rejoindra la semaine prochaine et restera, comme nous, jusqu'à votre retour. Les enfants vont se retrouver.

— Denise dit que Serge la laisse libre. Si vous voulez coucher ensemble, je ne m’y oppose pas, au contraire. Tu m’as toujours dit que vous vous aimiez. C’est l’occasion à saisir. C’est plus sain que de se masturber, et j’ai confiance en Denise. Elle est plus sérieuse que Serge.

— Nous allons être libres chacun de notre côté, dit Guy.

— Je ne pourrai plus te téléphoner et le courrier ne fonctionne pas bien ici, dit Marie. Le chalet n’a toujours pas de téléphone. C’est dommage. Soignez-vous bien.

— Ne te tracasse pas, dit Guy. Tout est prévu. Mangez-vous bien ?

— J’aime les gelées, dit Marie. Il y en a de toutes les couleurs. Je m’habitue plutôt bien. Serge a l’air de moins apprécier. Il se rattrape sur la bière. Je trouve qu’il boit beaucoup. Avant-hier, il était gai avant d’aller se coucher. Il a aussi acheté de l’alcool sur le bateau en venant. N’en parle pas à Denise. Elle ne serait pas contente. Je m’inquiète pour lui, car il en avale de grandes quantités. Je n’ose pas lui dire de se modérer.

— Il faudra voir s’il continue à son retour ici, dit Guy.

— Je l’ai vu aussi fumer, dit Marie.

— Denise a remarqué qu’il a le bout de l’index jaune, dit Guy. Il doit fumer quand elle n’est pas là. Fume-t-il devant toi ?

— Non, dit Marie. Je l’ai vu de loin. Il faut se quitter. Je penserai à toi tous les jours.

— Moi aussi, dit Guy.

— Zoé est-elle là ? Passe-la-moi trente secondes.

— La voici.

— Allô, Madame Marie ?

— Allô Zoé ! Tu vas te trouver avec Denise et son fils au chalet. Ne fais pas de différence entre Marc et Damien. Traite-les de la même façon. Pas de favoritisme. Considère que Denise est la maîtresse de maison. Je souhaite qu’elle aille dans le lit de Guy s’ils en ont envie. Ne t’offusque pas. Denise aime plus Guy que Serge, et Serge la délaisse. Facilite au maximum leur rapprochement.

— Bien, Madame Marie. J’ai compris.

— Tu es merveilleuse. Je pourrai te demander n’importe quoi. Soigne-les tous bien. S’il y a un problème, tu en parles à Guy. À bientôt.

* ° * ° *

_

Rentrant du bar, pendant le premier sommeil de Marie, Serge utilise la même méthode que la première fois. Il s’installe facilement, la position de Marie étant favorable. Sans la bousculer, il commence à la prendre, n’ayant aucun mal à la pénétrer, le chemin étant lubrifié par la crème. Bien réveillée cette fois-ci, et malgré la pénombre, elle réalise que c’est Serge. Elle a mis du temps à sortir du sommeil et ses mouvements sont désordonnés. Maladroitement, elle tente de le repousser. Pour lui, ce n’est pas un refus de sa part, et les bras qui s’agitent autour de lui sont interprétés comme une manifestation de son excitation ou un début de rejet. Il est déjà en elle depuis un bon moment. Il s’accroche et la travaille de son sexe. Elle est vaincue. Elle ne résiste plus, ses glandes sexuelles ayant pris le contrôle en répandant des sécrétions inhibitives dans le sang. Son corps se tend de plaisir, ses jambes et son bassin se synchronisent pour s’accorder et solliciter les mouvements ensorcelants de Serge. Elle est gratifiée d’un orgasme qui la paralyse. La sentant à lui, Serge s’attarde, s’acharnant à prolonger le plaisir. Il estime cependant qu’elle est loin de valoir les autres qu’il connaît, sa bonne, et même Denise. C’est mieux que la première fois, mais elle a à faire des progrès. La jeune femme est cent fois supérieure. Il la laisse pantelante, effondrée.

Marie vient de se faire violer par Serge, son collègue, son ami, le mari de Denise ! Que faire ? Il est trop tard pour revenir en arrière et trouver une solution. Elle est loin de chez elle et le retour n’est prévu qu’à la fin du séjour hors raison médicale. Elle ne connaît personne en dehors de Serge. Impossible de se loger ailleurs même si elle avait l’argent. Découragée, elle ne fait rien, si ce n’est d’aller se doucher. Elle regrette de ne pas avoir à sa disposition cette poire en caoutchouc prolongée d’une canule avec jet rotatif, que Paule utilise parfois pour s’asperger l’intérieur. Elle n’a même pas de spermicide. Elle s’introduit un tampon hygiénique le plus profond qu’elle peut et le retire quand elle juge qu’il est imprégné pour essayer d’extraire le sperme, mais c’est certainement inefficace. Elle sort les préservatifs de sa trousse et s’apprête à les mettre en évidence pour que Serge s’en serve la fois suivante, mais elle se ravise et les remet à leur place. Il ne faut pas inciter Serge à refaire ce qu’elle vient de subir. Elle ne veut pas de Serge, plus de Serge. L’amitié est finie. Elle n’a pas crié. Elle est restée muette. Instinctivement, elle n’a pas voulu que d’autres interviennent, et à la réflexion, que pourraient faire ces autres dans la mesure où ils la considèrent comme la femme de Serge. Elle est silencieuse et seule avec Serge. Le silence pesant qui va régner entre eux est une façon d’exprimer sa réprobation, sa révolte contre un homme qui l’a assaillie par surprise, sans se préoccuper de ce qu’elle ressent. Ce n’est pas de l’amour. C’est du viol. Pour Serge, ce qu’il a fait est normal et il trouve pratique qu’elle soit là. Il est certain que Marie a eu du plaisir, ce qui lui enlève toute crainte d’avoir été mal reçu. Il ne lui parle pas non plus, car il s’en veut de se laisser aller avec une sous-femme indigne de lui. Le matin, Marie n’a que sa gymnastique et les conférences pour la remettre en forme et oublier.

* ° * ° *

_

Serge est sous pression, à cause du mari de la jeune femme qui persiste à être là. Il a bu. Il s’approche de Marie. Elle est éveillée et le voit venir. Elle se dresse et recule jusqu’au mur. Elle tend les bras, les deux mains ouvertes en barrage pour l’éloigner. Elle a mis une culotte pour dormir. Pourquoi Marie se refuse-t-elle maintenant à lui et pourquoi a-t-elle mis cela ? Elle l’a accepté les autres fois. Il doit y mettre bon ordre.

 

— N’approche pas, murmure Marie… Non. Non... souffle-t-elle, inaudible.

 

Serge écarte ce fragile barrage que sont les mains de Marie :

— Enlève ça !

— Non. Non... souffle-t-elle toujours plus bas.

 

Serge cherche la méthode pour vaincre les répulsions. Il la gifle légèrement, pour la réveiller, la ramener à la réalité. Marie n’arrive pas à trouver une contenance.

 

— Enlève ça !

— Non. Non...

 

Il n’entend pas ce qu’elle marmonne. Pour lui, elle a une répulsion qui va disparaître s’il saute l’obstacle. Il doit s’imposer. Il la gifle encore pour la soumettre. Il ne veut pas faire mal, mais l’alcool ne lui permet pas de doser convenablement. Les doigts marquent la joue. Marie, désorientée, incapable de résister à cette brutalité qui progresse, obéit. Les larmes aux yeux, elle baisse la culotte et la laisse tomber à ses pieds. Il la pousse sur le lit. Elle se laisse pénétrer, résignée. Contre sa volonté, au bout d’un moment, son sexe répond favorablement aux sollicitations de celui de Serge et l’entraîne dans le feu d’artifice d’une succession d’orgasmes terminés par un bouquet final. Serge triomphe en détectant le plaisir de Marie. Il est certain d’avoir eu raison de la forcer. Avec elle, c’est la méthode à utiliser quand il ne l’a pas par surprise. Avec délectation, il se répand en elle. Quand il se retire, elle va dans la salle de bains, utilise un tampon pour tenter d’aspirer le sperme, se douche et se lave longtemps, très longtemps. Elle est anéantie. Elle sait qu’elle n’a pas les moyens de neutraliser les centaines de millions de spermatozoïdes qui s’agitent au plus profond d’elle-même, qui montent à l’assaut du col de l’utérus, et cherchent le chemin des trompes qui les conduit vers un ovule incapable de se défendre. Le tampon n’est qu’un pis-aller certainement inefficace. Le sperme doit se coller au fond, là où le tampon ne peut pas aller le chercher, et il agit vite. En quelques minutes il est hors d’atteinte s’il n’a pas rencontré une barrière ou a été tué. L’angoisse la gagne. Elle n’aurait jamais dû enlever la culotte. Que va dire Guy si elle a un enfant de Serge ? Certes, elle sait que Guy l’excuse de tout, mais elle ne veut pas de cet enfant, qui ne serait pas celui de Guy, un enfant incontrôlable s’il est comme Serge. Elle est décidée à repousser Serge à l’avenir coûte que coûte. Elle se ferme encore plus vis-à-vis de Serge, ne lui parlant toujours pas. Elle met la culotte, même pour la gymnastique.

* ° * ° *

_

Dans les jours qui suivent la jeune femme est rarement disponible, car le mari s’incruste. La prudence prend le pas sur le plaisir. Pas de rencontre hasardeuse risquant d’être découverte. Quand il ne peut trouver un créneau dans l’emploi du temps, Serge se retourne vers Marie et cherche régulièrement à s’imposer jusqu'à la fin du séjour, d’autant plus qu’il boit. Marie met toujours sa culotte et il la malmène, mais elle refuse de l’enlever et préfère recevoir des coups. Elle le repousse du mieux qu’elle peut. Elle parvient à éviter le viol dès la première fois.

La détermination de Marie est entière. Dès qu’elle est attaquée par Serge, elle lutte contre lui pour maintenir la culotte en place. Elle la remet toujours, bien qu’il s’acharne à vouloir l’enlever. Il faudrait qu’il l’assomme pour y parvenir, ce qu’il ne fait pas. Il veut seulement surmonter les répulsions et la mettre en état de plaisir. Elle ne cherche pas à faire mal, mais résiste autant qu’elle peut. Il est plus fort qu’elle. Il la maintient par les épaules sur le lit en l’écrasant de son corps et s’insinue entre ses jambes quand il arrive à les écarter. Elle se tortille, se débat pour échapper à son emprise avec un résultat restreint. L’excitation de Serge grandit au contact de Marie et la verge cherche un passage que le tissu défend. Pour préserver son sexe des malaxations à travers la toile, Marie saisit à pleine main cette verge qui est alors au maximum de l’érection et cherche à l’écarter. Ce mouvement provoque l’éjaculation et très vite Serge s’effondre, s’éloigne et se recouche. Ce subterfuge la débarrasse cette nuit de Serge. Elle va l’utiliser autant qu’elle pourra par la suite avec un certain succès, aidée en cela par l’alcool qui diminue grandement la lucidité de Serge, mais ne l’empêche pas de revenir à la charge les nuits suivantes. Elle acquiert petit à petit une technique suffisante pour arriver à le désactiver après une période de lutte nécessaire pendant laquelle il s’excite à son contact, car elle a remarqué qu’au début il n’est pas à point. Malgré sa peur, elle acquiert une certaine confiance dans ses capacités. Elle est bien aspergée par cette glu qui sourd de Serge et dont elle ne veut pas en elle, mais se laver est un moindre mal.

* ° * ° *

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Une fois cependant, Marie a mis un slip plus fragile que la culotte. L’usure, le temps, et de multiples lavages l’ayant érodé, il a un large accroc dissimulé dans la dentelle du tissu. Elle se débat. Elle juge qu’il est trop tôt pour saisir la verge. Elle attend qu’il soit suffisamment excité. Il arrive à lui écarter les jambes et à se positionner sur elle. Elle n’y fait pas attention, car cela est déjà arrivé et la culotte a montré son efficacité. Elle s’attend seulement aux attouchements maintenant habituels, atténués par la barrière du tissu. Ils la perturbent, y étant sensible, mais ils sont supportables et ils permettent de juger de l’excitation de Serge. C’est dans cette position qu’elle attrape le mieux la verge. Marie est saisie par la vigoureuse pénétration. Emporté par son élan, rien n’arrête Serge avant que les corps buttent l’un contre l’autre, les touffes poilues et la dentelle amortissant à peine le choc. Elle accuse le coup de ce poignard qui s’est enfoncé en elle jusqu’à la garde. La surprise totale la laisse suffoquée, sans réaction immédiate. L’intervention de son corps se manifeste rapidement par un violent désir de prolongation. Le plaisir se déclenche annihilant toute défense. Malgré sa volonté, elle se livre, incapable de résister. Serge s’active, fier d’avoir surmonté les répulsions. Il prolonge au maximum son action, en mâle exemplaire cherchant à se satisfaire en même temps que sa compagne. Il adore ces moments où la femme ne peut que subir sa domination. Marie, désemparée, submergée par son plaisir instinctif, n’échappe pas à cette relation sexuelle complète menée par un expert. Elle ne peut s’empêcher de coopérer, à la satisfaction de Serge qui prolonge son action, sentant qu’elle part dans un orgasme. Il termine sereinement, et elle n’a pas encore trouvé la parade quand elle ressent les délicieuses saccades de l’éjaculation et le doux écoulement du sperme sur ses muqueuses affamées. Elle repousse enfin Serge, dans un sursaut de volonté. Comme il est dans le relâchement après l’extase, elle parvient à lui faire lâcher prise. Il se serait retiré de lui-même quelques secondes plus tard. Elle n’a pas été assez rapide pour éviter de recevoir les giclées fécondantes. Le sperme de Serge est arrivé à son but, projeté dans le fond du vagin. Seuls, quelques restes de gel blanchâtre se perdent sur la dentelle et ses cuisses quand elle expulse la verge qui s’essore en sortant. En un jour où elle se sait fécondable, ce qu’elle craint le plus est arrivé : toute la semence est en elle cette fois-ci, et ce n’est pas celle de Guy. Pas de spermicide dans le vagin pour la neutraliser. Serge la laisse partir après cette réussite complète, satisfait d’avoir vaincu les répulsions. Immédiatement, elle court à la salle de bains, bousculant Serge pour aller plus vite. Marie doit agir vite, très vite, car elle se souvient des conseils de Claire : une ou deux minutes seulement de répit. Elle n’a toujours pas de spermicide disponible. Elle n’utilise plus la méthode du tampon. Elle plonge sur les ciseaux de sa mallette, sectionne en urgence le tuyau de la pomme de douche et s’asperge copieusement l’intérieur, insistant pour évacuer le dangereux cadeau de Serge. Pourquoi n’y a-t-elle pas pensé les autres fois ? Elle espère avoir évacué les spermatozoïdes à temps. Un peu plus tard, l’échange du tuyau sectionné contre un neuf ne demandera que quelques minutes. Marie garde le vieux par prudence.

Serge n’apprécie que modérément le subterfuge qu’elle emploie systématiquement. Il préfère une femme à laquelle il a accès, comme il le fait habituellement. Il n’a pas le choix, et la main de Marie le calme jusqu’à ce qu’il se rejette sur elle une autre nuit. Ce n’est pas pour lui un échec. Il y trouve du plaisir. La bagarre qu’elle lui impose au début lui plaît beaucoup. C’est un intermède, un jeu stimulant, une relation musclée qui lui procure beaucoup de jouissance. La souplesse d’anguille de Marie s’oppose à la puissance de taureau de Serge. Elle ne fait pas mal, et il le perçoit. Il n’y a pas échange de coups violents. Ce n’est que par hasard, que dans le feu de l’action il en arrive un : une griffure ou un bleu par-ci par-là. Il aime faire sentir sa force virile à une femme rétive, ce qui l’excite plus que lorsqu’elle se soumet. C’est de bonne guerre quand elle le désactive, bien qu’il aime arriver à ses fins. Cela est dans les règles de la lutte. Elle utilise ses moyens de femme pour le neutraliser. Il admire sa science du combat. Maintenant, elle l’intéresse beaucoup plus qu’au début, lorsqu’elle était passive. Il ne la prend plus par surprise : il la réveille au besoin pour démarrer la bagarre. Si Marie ne s’était pas défendue, il s’en serait lassé et aurait fini par se retourner vers une autre, quitte à se contenter d’une assez quelconque. Il ne cherche plus. Il a trouvé en elle une partenaire à sa taille. Il serait déçu s’il n’y avait pas cette lutte au corps-à-corps. Il la recherche ; il en a besoin. Elle, de son côté, s’en veut de s’être laissée aller les premières fois et d’avoir mis un slip en dentelle au lieu d’une culotte solide. Pendant la journée et dans la chambre, ils ne se parlent pas. Ils s’ignorent, mais dorment la nuit dans la même pièce.

Marie a quelques répits. Elle est en seconde place. Le mari de la jeune femme part de temps en temps, et une fois pendant plusieurs jours de suite. Serge en profite. Il se consacre à sa conquête éphémère pendant les absences du mari qui garde la priorité qu’il a toujours eue, sans se douter des infidélités transitoires de sa femme.

Marie est indisposée pendant le grand répit. L’angoisse de la possible fécondation prend fin. Elle est soulagée, et, déterminée à ne plus courir de risque, continue de se battre jusqu’au dernier jour du séjour, alors que Serge, s’acharne sur elle, ne parvenant à assouvir ses besoins que sur elle et non en elle. Il comprend qu’elle mette cette culotte, car sans ce handicap, il serait toujours vainqueur. Il ne se rend pas compte du traumatisme qu’il lui inflige. Pour lui, les petites passes d’armes qu’il a avec elle sont sans importance et, dans l’avenir, il n’exclut pas de continuer. Pour Marie, la peur d’avoir un enfant ne reviendra pas, car il est de moins en moins capable de s’imposer à cause de l’alcool dont il abuse. Il ne parviendra plus à la pénétrer.

* ° * ° *

_

Au retour, Guy trouve que Marie a mauvaise mine. Elle a les yeux cernés. Il appelle le médecin qui ne détecte rien en dehors de la fatigue générale et de quelques ecchymoses bénignes. Il prescrit un congé et la dispense ainsi de quelques jours de travail à la rentrée 1978 du lycée. C’est son premier congé de maladie en dehors des congés de maternité. Guy et Zoé sont aux petits soins.

 

— Comment t’es-tu fait ces bleus ?

— J’ai été attaqué par un triste sire qui avait bu, dit Marie.

— T'a-t-il fait mal ?

— J’ai fini par m’en débarrasser, dit Marie. Maintenant, je suis avec toi. C’est tout ce qui compte. Il faut que j’apprenne à mieux me défendre. Cela s’est-il bien passé avec Denise ?

— Avec Denise, cela se passe toujours bien, dit Guy.

— Avez-vous couché ensemble ? Tu avais l’autorisation, dit Marie.

— Non, dit Guy. L’envie ne manquait pas des deux côtés. Nous avons préféré nous abstenir.

* ° * ° *

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Son aventure avec Serge fait réfléchir Marie. Elle aurait dû écouter Guy qui lui avait toujours dit qu’elle manquait de prudence envers les hommes. Habituée à Guy, elle ne s’imaginait pas qu’ils soient si agressifs, qu’un ami civilisé comme Serge puisse la prendre en force. Le principal est qu’elle s’en tire sans suites graves et en aimant toujours Guy. Elle comprend mieux les réactions de Zoé. Elle déplore cependant que sa bonne n’arrive pas à aimer Guy autant qu’elle-même. Que Zoé ne puisse supporter un être dangereux comme Serge est normal, mais elle devrait se rendre compte que le calme de Guy est sans danger. Il lui a assez démonté, en vivant avec elle, en ne l’agressant jamais. Elle estime que le judo leur sera utile à toutes deux. Elle va s’y mettre, car elle est maintenant décidée à ne plus seulement se défendre en limitant l’approche. Sa faible force de femme ne suffit pas ; il faut y joindre de la technique pour être efficace.

Marie a sans doute eu tort avec Serge de ne pas attaquer, de ne pas donner des coups. Elle a été trop tendre, étant naturellement portée à la douceur. Ce n’est qu’involontairement, en se débattant qu’elle lui a infligé quelques griffures. Faut-il au contraire griffer pour faire mal ? Elle a eu l’occasion de saisir le sexe de Serge qu'elle l’a seulement malaxé. Elle pouvait le tordre, enfoncer ses ongles et le faire saigner. Guy lui a dit que cela fait très mal. En est-elle capable ? C’est pourtant tout ce que méritait Serge. Il a dû se rendre compte qu’elle ne voulait pas de lui, mais en est-elle si sûre ? Ils ne se sont rien dit, et maintenant, elle commence à interpréter son attitude. C’était comme un jeu. Il s’amusait avec elle comme un chat avec une souris. Serait-il possible qu’il n’ait pas compris qu’il la violait ? Elle n’a pas réussi à lui cacher son plaisir ; c’est une erreur, une grave erreur ; elle s’en rend bien compte. Guy lui avait dit de se laisser aller, d’avoir confiance. Elle regrette d’avoir pris une habitude qui se révèle mauvaise avec Serge. Elle n’avait pas prévu l’arrivée du plaisir dans ce cas. Il est préférable de rester impassible, de ne rien révéler de ce qu’on ressent, de ne pas montrer ses faiblesses quand on est attaqué. Elle doit l’apprendre. Avec Guy, elle s’exercera. Si elle se maîtrise avec Guy, ce sera possible avec tous les autres. Elle n’en parlera pas à Guy, car il voudrait savoir pourquoi. Elle est capable de se tester elle-même. Elle y arrivera. Elle est aussi fautive de ne pas avoir crié son dégoût. Elle doit le dire à Serge ou plutôt lui écrire.

Marie se dit qu’elle n’a pas été bien maligne. Dormir avec un homme, dans la même chambre, et en plus sans vêtement de nuit, ne pouvait que lui donner des idées, d’autant plus qu’elle se souvient d’une couette glissante qu’elle rattrapait souvent, et qu’elle retrouvait parfois le matin au bas du lit. Il a dû la regarder à loisir, ce qui l’a excité. Il devait l’être : il n’avait jamais découché pour aller avec une autre femme. Guy lui dit qu’au bout de quelques jours, il est sous pression. Il était si simple de garder quelques sous-vêtements. Elle commence à douter que se montrer soit bon. Elle aurait dû trouver le moyen de dormir ailleurs. Il n’y avait pas de chambre libre, mais elle aurait pu demander à la dame qui dormait mal de partager sa chambre ou à une autre qui aurait accepté. Elle n’avait pas de spermicide. En fin de semaine, pendant les visites touristiques, elle a vu une pharmacie. Il devait être possible d’y acheter des diaphragmes pour se protéger. Il est vrai qu’elle n’avait pas beaucoup d’argent. Elle n’a jamais eu besoin de se payer des suppléments comme ceux qui boivent ou fument. La brutalité de Serge l’a surprise. Elle se rappelle qu’il avait une haleine chargée. C’était sans doute l’alcool qui l’avait rendu aussi agressif. Elle a la chance d’avoir un mari qui ne boit pas.

Ce qui déconcerte le plus Marie est qu'elle n'ait pas pu s’empêcher, trois fois, de s’abandonner à Serge, une fois le processus enclenché. Elle ne compte pas la première fois, avec le somnifère, qui lui échappe toujours. Elle croyait qu’il fallait aimer pour avoir du plaisir, que c’était elle qui commandait ce plaisir. Non : elle est comme ces machines à laver dont on ne peut pas désactiver l’essorage : pas de bouton d’option. Son absence d’amour, sa volonté de se refuser n’a pas suffi. Son corps ne lui obéissait plus. Il participait même activement à l’action, jouissant de ce que lui donnait Serge, comme avec Guy. Elle est allée jusqu’à l’orgasme. Pourtant, elle ne voulait rien donner à Serge, mais elle a été submergée par le réflexe d’amour que Guy a si bien conditionné en elle. Jusque-là, elle avait attribué à Guy tout le plaisir qu’elle éprouvait, sans chercher à dissocier ce qui pouvait venir d’elle ou de lui. Elle a la révélation que son plaisir, s’il est bien déclenché par Guy, vient d’elle-même, et que d’autres peuvent le déclencher. La maîtrise qu’elle croyait avoir obtenue en amour n’est pas aussi grande qu’elle le pensait. Avec Serge, elle aurait préféré être frigide, mais, à tout prendre, il vaut mieux éprouver du plaisir que d’être frigide avec tout le monde. Guy lui avait expliqué ce qu’est ce réflexe conditionné de l’amour. Elle n’y avait pas fait attention, se contentant de jouir sans analyser. Maintenant, elle sait. D’ailleurs, c’est un peu comme la masturbation. Quand on insiste dans les profondeurs, et même à la surface, on sent que le plaisir arrive. Elle ne l’a jamais pratiquée volontairement. Elle a cependant senti plusieurs fois le début du plaisir, en particulier quand, jeune fille, un jour elle a utilisé une bicyclette d’homme dont la selle, un peu trop étroite et relevée, s’était placée à un endroit sensible. Ce n’était pas désagréable du tout, mais, étourdie, elle s’est retrouvée dans le fossé. Cela ne vaut cependant pas ce que lui procure Guy, et même, c’est une horreur, ce qu’elle a ressenti avec Serge. Elle aime Guy, mais peut-elle aimer un autre homme ? Son corps répond oui, indiscutablement. C’est normal. Les femmes sont faites pour aller avec les hommes et il y en a beaucoup qui vont avec plusieurs hommes : Denise la première, et c’est une femme qu’elle aime et respecte. En a-t-elle envie ? À vrai dire, non. Guy la comble, mais il lui dit qu’elle peut aller avec d’autres si elle en a envie. Elle n’en a jamais envie, sauf peut-être quand Guy n’est pas là. Avec Serge, elle avait des envies de Guy. C’est sans doute pour cela qu’il n’a eu aucun mal à la pénétrer, et aussi, elle y pense seulement maintenant, parce qu’elle a l’habitude de mettre une crème lubrifiante ! Elle n’aurait pas dû continuer à l’appliquer pendant le séjour. Elle n’a pas réfléchi à ce détail en s’enduisant chaque soir machinalement et délicatement avant d’aller se coucher, suivant en cela les conseils de Denise qui lui a procuré cette crème. La pénétration était trop facile. D’un autre côté, sans la crème, vu la rapidité de Serge, il aurait pu y avoir un grippage douloureux. Denise lui en a parlé. Comment prévoir ce qui lui est arrivé ? À la réservation, elle avait cru payer pour une chambre séparée. Elle ne pouvait pas non plus prévoir que Serge pourrait s’attaquer à une femme comme elle, à la poitrine plate qui repousse les hommes. Elle aurait tant aimé que Guy soit là, à la place de Serge. C’est pour Guy qu’elle s’enduisait et Serge en a profité. Un autre aurait-il fait l’affaire ? C’est bien difficile à dire. Serge n’était pas ce qu’il fallait. En dehors de Guy et d’André, elle n’en voit pas beaucoup, sauf Urbain peut-être. C’est un homme charmant avec qui, il est agréable de travailler, et qui plaît beaucoup à Guy. Il est préférable de ne pas le déranger et elle ne doit pas avoir le physique pour le séduire. Avec André, elle se laisserait aller, maintenant qu’elle a une idée plus précise de l’amour. La pensée de Marie s’égare. Elle n’a besoin ni d'Urbain ni d’André. Elle a Guy.

* ° * ° *

_

Marie reprend rapidement du poil de la bête. Elle est résolue à ne plus se laisser faire à l’avenir. Elle achète un aérosol pour neutraliser les chiens et s’inscrit avec Zoé dans un cercle de judo. Tout de suite, elle commence à s’initier à cet art. Sa souplesse la fait progresser très vite et tous les jours, elle s’exerce. Guy va les admirer souvent dans la salle de judo. Il a été étonné de ce choix, mais il reconnaît que sa femme est douée. Elle n’a pas le gabarit voulu ; elle est trop grande et trop légère, mais sa souplesse compense largement. Elle écrit une lettre au lycée Sud, dans laquelle elle menace Serge.

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Je te maudis de m’avoir plusieurs fois violée en profitant abusivement des circonstances. Ta seule excuse est que tu ne t’en es peut-être pas rendu compte. J’aime mon mari plus que tout. Je suis déshonorée.

Marie est soulagée. Elle a conscience que son attitude était peu claire jusque-là. Ce malaise disparaît. Désormais, Serge sait ce qu’elle pense sans ambiguïté. Il ne peut plus ignorer qu’il l’a violée s’il ne s’en est pas rendu compte.

L’effet de la lettre sur Serge n’est pas ce que Marie espérait : « Elle veut me faire croire qu’elle n’a pas apprécié mes services ! Elle m’a bien obligé à partager une chambre avec elle ! Elle s’est offerte et ne s’est jamais refusée. Je ne suis pas allé la chercher. Elles sont toutes pareilles, à récriminer injustement, à vouloir se faire prier, alors qu’elles raffolent de nous et ne se privent pas de plaisir. Maintenant qu’elle a retrouvé son mari, elle se souvient de lui. Des girouettes. Dans 8 jours, elle va me réclamer.»

* ° * ° *

_

Marie est résolue à enterrer l’affaire de son viol. Elle se sent assez forte pour surmonter ses viols, comme Claire en son temps. Elle n’en parlera à personne. Avec Serge, elle fera mine d’ignorer sa conduite. Elle dit à Denise :

 

— Quand tu es restée au chalet avec Guy, pourquoi n'as-tu pas profité de faire l’amour avec lui ?

— Il aurait suffi d’un rien pour que nous le fassions, dit Denise. Nous nous frottions instinctivement l’un contre l’autre, mais nous ne l’avons pas fait.

— Et ni l’un ni l’autre n’a demandé à le faire ?

— Non, car nous pensions à toi, dit Denise. Nous n’avons pas voulu profiter de ton absence pour faire ce que nous ne faisons pas quand tu es là.

— Est-ce uniquement par considération pour moi ?

— Bien sûr, dit Denise. Rien ne nous aurait retenus sans cela.

— J’avais dit à Guy qu’il pouvait aller avec toi, dit Marie.

— Il me l’a dit, dit Denise.

— Cela n’a pas suffi pour vous décider ?

— Nous t’aimons trop pour risquer de tout casser, dit Denise.

— Je suis heureuse de voir que vous m’aimez bien, dit Marie, mais en même temps je suis désolée de vous empêcher de vous aimer quand rien ne s’y oppose.

— Tu n’es pas rien, dit Denise. Nous tenons à ton bonheur.

— Mon bonheur n’est pas complet sans le vôtre, dit Marie. Je ne risquais rien en disant à Guy d’aller avec toi. Il t’aime de toute façon et ne l’a jamais caché. Est-ce parce que tu aimes Serge et que tu as du respect pour lui que tu ne veux pas aller avec Guy ?

— Serge n’est pas un obstacle, dit Denise. Ce n’est pas l’homme idéal, mais il a des qualités. Il n’est pas jaloux. J’apprécie qu’il me laisse libre. Je peux aller avec qui je veux. Il s’en moque, à condition que ce soit discret.

— Guy aussi me laisse très libre, dit Marie. Je n’ai jamais de compte à lui rendre.

— Oui, dit Denise. Avec moi c’était pareil. Serge et Guy sont très bien sur ce point, mais Serge possède un brillant que n’a pas Guy.

— Il court les femmes.

— C’est le point faible. Les femmes le sollicitent. C’est facile pour lui. Il se laisse faire. Je ne lui reproche pas : j’étais avertie avant de me marier. Tous les hommes ont un point faible.

— Je suis mariée avec Guy et toi avec Serge. Ils ont de commun qu’ils nous laissent libres, et ils sont libres aussi. Pourquoi n’en avez-vous pas profité ?

— Je te l’ai dit, nous pensions que cela ne te ferait pas plaisir de partager ton homme avec moi, dit Denise.

— Partager ? Je l’ai déjà partagé avec toi, dit Marie. Tu le connais intimement aussi bien que moi et il connaît tout de toi. Tu l’apprécies comme moi. Nous sommes à égalité par le plaisir qu’il nous donne et il nous met au même niveau. Tu le connaissais avant moi et j’ai profité de ce que tu étais mariée pour l’attirer à moi. Si tu n’avais pas Serge, il faudrait venir vivre avec nous et l’aimer librement toutes les deux.

— Tu es pour le partage ?

— Cela me semble la meilleure solution puisque nous nous aimons tous les trois, dit Marie.

— En attendant, dit Denise, je suis avec Serge. Je l’aime. Je ne vais pas aller vivre avec vous en vous l’amenant.

— C’est dommage, dit Marie. N’envisages-tu pas de quitter Serge ?

— Non, dit Denise. Nous nous aimons. Il aime mon fils Damien, et s’il m’apprécie moins que ma bonne sur le plan sexuel, il m’apporte une vie normale et agréable par ailleurs. Je suis mariée ; je dois me comporter en femme mariée.

— Je suis mariée, dit Marie, mais tu aurais autant le droit que moi d’être à ma place. Tu peux venir nous rejoindre quand tu veux et disposer de Guy à ta guise. Je vous fais confiance à tous les deux. Je trouve naturel que vous ayez envie l’un de l’autre. En tout cas, quand je ne suis pas là, je souhaite que tu aides Guy à patienter en attendant mon retour. C’est mieux que la masturbation. Promets-moi de le faire. Ce sera bien pour lui : il dit qu’il est sous pression.

— Bon, je te le promets, dit Denise, si Guy est d’accord.

— Si Serge s’en va, dit Marie, je demanderai à Guy de t’aider. Ne souffres-tu pas d’être séparée de Serge ?

— Si, dit Denise. Je ne m’habitue pas aux longues périodes de séparation. Et il m’en impose même quand il est là.

— Ne couche-t-il pas avec toi ?

— Il dort toujours avec moi, dit Denise, contre moi, mais quand il a des envies dans la nuit, il va à côté réveiller la bonne, puis revient avec moi.

— Tu ne fais pas l’amour avec lui ?

— J’arrive à l’exciter de temps en temps, dit Denise, mais si je m’y prends mal, il m’écarte. J’hésite souvent.

— Il ne te sollicite pas ?

— Quand la bonne est indisposée, dit Denise, cela lui arrive, et de temps en temps sans que je m’y attende. Il ne demande pas mon avis, mais je l’accepte volontiers.

— Tu n’es pas bien servie dit Marie.

— N’exagérons rien, dit Denise. Il y a pire. Quand je le veux, je l’ai, mais je n’aime pas m’imposer. Quand Thomas était avec moi, c’était plus facile.

— Demande le secours de Guy, dit Marie. Je vais tâcher de le convaincre.

— Moi, dit Denise, je suis gênée. Avec Thomas, je me laisse aller parce qu’il est libre. Avec Guy, je penserais toujours que je te vole.

— Je suis sincère quand je dis que je souhaite partager avec toi, dit Marie. Je ne le ferais pas avec d’autres femmes inconnues. Tu ne cherches pas à nuire, ni à moi, ni à Guy, ni à quiconque. Je sais que tu ne me l’enlèveras pas, car ton amour n’est pas égoïste. Guy restera avec nous deux. Il te dirait que c’est une question de caractère. Il ne nous aimerait pas si nous ne lui convenions pas. Nous sommes faits pour nous entendre.

— Guy n’est pas comme moi, dit Denise. Il sait mieux choisir ses amours. Il n’y a qu’à te regarder : c’était impossible de trouver une fille mieux que toi.

— Il aurait pu en trouver une plus jeune, plus jolie et sans faux seins, comme toi, dit Marie. Ma poitrine plate n’est pas du tout séduisante. Il a eu du mérite à me prendre. J’aimerais te voir avec nous.

— J’hésite encore, dit Denise. Vous seriez perturbés par ma présence et je ne dois pas m’afficher avec Guy. Cela nuirait à Serge. Je me connais ; j’aurais aussi la forte tentation de faire un enfant avec lui.

— Ce serait loin d’être une catastrophe, dit Marie. C’est le fruit normal de l’amour. Un enfant de toi et Guy. Pourquoi pas ? Cela ferait un enfant que je pourrais aimer, un mélange de vous deux. Comment as-tu pu faire un enfant avec Serge ?

— Je peux te le dire, dit Denise, comme je l’ai dit à Guy. Je vous le dis parce qu’il faut que des personnes soient au courant si je disparaissais. Damien n’est pas de Serge. Il est de Thomas. Il ne doit pas le savoir, et Serge non plus. Je compte sur votre discrétion. Je me demande avec qui j’aurai le prochain, même si c’est Serge qui restera le père officiel. C’est un choix à faire. Je n’arrive pas à me décider. Il faut que j’aime beaucoup pour vouloir un enfant. J’aime Serge, mais pas plus que Thomas ou Guy.

— Pourquoi t’es-tu mariée avec lui ? Je ne vois pas la raison.

— Je vais t’expliquer, dit Denise. Il y a plusieurs choses qui m’attirent chez un homme. Avec Guy et Thomas, c’est le calme, la sécurité, l’intelligence. Chez Serge, j’admire son aisance, la facilité qu’il a de s’imposer partout, et moi avec. Je suis son assistante, celle qui lui permet de vivre sans souci matériel, en gérant son quotidien. En retour, j’ai accès à une société qui me serait fermée sans lui. Cela me bouscule, mais je suis assez heureuse. Quand je me suis décidée à me marier, seul Serge était disponible.

— Je n’aimerais pas être bousculée, dit Marie.

— Moi, j’aime vivre avec lui.

— C’est Thomas et Guy que tu aimes.

— J’aime Thomas, mais même si j’étais libre, je ne serais jamais sa femme. C’est encore un enfant. Il n’est pas adulte.

— Tu as un enfant de lui, et pas de Serge.

— Thomas m’a fécondée parce que Serge s’est dispersé avec d’autres. Je l’ai discrètement favorisé, mais quand je l’ai conçu j’aurai accepté un enfant de Serge. Thomas est aussi valable que Serge dans ce rôle, et Serge a accepté que je puisse aller avec d’autres que lui, à la condition que ça reste secret. Je respecte strictement ce que nous avons convenu en nous mariant. Je suis assez discrète pour ne pas lui révéler qui est le concepteur. J’ai bien réfléchi. Damien ne pouvait être qu’à Serge. Il est dans la maison de Serge, et c’est Serge qui s’en occupe. Il est le père, un bon père. Il le restera.

— Ni Thomas, ni Damien, ne doivent êtres au courant.

— Je compte sur vous deux pour que tout se passe bien.

— D’accord, dit Marie. C’est une affaire entendue. L’enfant n’en souffrira pas. Thomas non plus. Tu as raison.

— Je te remercie de ta compréhension.

— Je ne pourrais faire un enfant qu’avec un homme que j’aime beaucoup, dit Marie. Je t’approuve d’avoir choisi Thomas. Il n’y a de problèmes que du côté de Serge. Tu peux aussi choisir Guy puisque tu l’aimes plus que Serge.

— Je vais réfléchir, dit Denise. Je dois m’occuper de Serge et de Damien.

— Tiendras-tu ta promesse ? ... pour me faire plaisir, et même si tu veux un enfant, dit Marie.

— Je la tiendrai, dit Denise, si tu pars longtemps en voyage en me laissant Guy. Tu peux faire la même chose avec Serge si tu en as envie.

— Je n’en ai pas envie. Serge n’était mon genre d’homme que quand j’étais jeune. Ce n’était pas facile, car la contraception n’était pas aussi efficace que maintenant. Je comprends que tu puisses l’aimer. Il est très séduisant, ton mari. Il a tout pour être aimé des femmes, mais Claire m’a vaccinée. Maintenant, je suis indifférente à ce genre d’homme. Je préfère Guy.

— Je doute que Serge te sollicite. Ferais-tu l’amour avec un autre du genre de Guy ?

— Il y a quelque temps, je t’aurais dit non, dit Marie. Je ne voyais que Guy. J’ai évolué. Il faudrait que ce soit un homme que j’aime et qu’il m’aime. Si cet homme est comme Guy et s'il me laisse libre comme lui et que cela ne gêne personne, c’est possible de faire l’amour. Je pense que l’amour est utile entre gens qui s’aiment, et qu’il ne faut pas le refuser sans raison. Je le ferais alors volontiers avec l’accord de Guy. Tu connais bien plusieurs hommes et Guy plusieurs femmes ; pour l’égalité, je suis tentée de le faire. D’ailleurs, j’ai connu avant Guy des hommes avec qui j’aurais aimé le faire.

— Qui, en dehors de Guy ?

— Je ne cherche pas, dit Marie, mais Guy dit qu’on peut aimer des personnes dont les caractères s’accordent sans qu’il y ait conflit entre elles. Guy dit que c’est le cas pour moi avec lui, avec toi et avec Zoé. J’aime vivre avec ces personnes. Ce serait merveilleux de se retrouver ensemble dans la même maison, et de tout partager, sans conflit entre nous. Mais ce qui compte le plus pour moi, c’est vivre près de gens qui s’aiment comme nous, hommes ou femmes. Guy a accepté que je ne me sépare pas de Zoé. C’est formidable. Nous faisons tout en commun.

— Les ménages à trois ou plus ne durent pas très longtemps, dit Denise.

— La raison est qu'ils ne s'aiment pas comme nous, dit Marie. Je suis heureuse de te voir faire l’amour avec Guy, tout comme toi, tu es heureuse quand je le fais avec lui. N’ai-je pas raison ?

— Si, dit Denise, mais cela exclut beaucoup de monde. Il ne faut pas introduire un égoïste au milieu de tout cela.

— Oui, dit Marie, mais je rêve d’agrandir ce monde où je me sens bien. C’est Claire qui m’a donné cet idéal et Guy me dit que ce serait possible en sélectionnant convenablement les partenaires.

— Moi, dit Denise, j’en vois un qui conviendrait : Thomas. Et toi ?

— En dehors de toi et de Zoé, dit Marie, je vois André et Claire, que tu as vus au mariage, et qui sont malheureusement très loin. Peut-être Urbain, mais je ne suis pas certaine. Je ne le connais pas assez. Il ne faut surtout pas se précipiter. Il y a trop de risques.

— Tu as raison, dit Denise. C’est mon plus gros défaut. Je me mords souvent les doigts en choisissant trop rapidement. Guy en connaît sans doute ?

— Il dit qu’il y en a dans ses anciennes connaissances, dit Marie. Tu en es un exemple. Il appréciait beaucoup Blanche, et la trouvait à son goût, mais elle est loin et a sa vie à elle, avec ses parents. Il faudrait qu’elle nous aime et aime vivre avec nous. Cela fait beaucoup de conditions à remplir. Pour Thomas, c’est pareil, il faudrait bien le connaître. Nous l’amèneras-tu un jour ? As-tu peur que je le prenne dans mon lit ?

— Je serais heureuse de le voir se détacher de moi, dit Denise. Cela ouvrirait la porte à une plus jeune.

— Tu penses plus à lui qu’à toi, dit Marie. L’aimes-tu tant ?

— Comme nous aimons Guy, dit Denise. Nous sommes faites du même bois.

* ° * ° *

_

Marie dit à Guy et à Denise :

 

— Claire m’a téléphoné. Elle a l’intention d’adopter un enfant.

— Elle n’en a pas, dit Guy. Vous avez fait mieux qu’elle. Pourtant, il y a longtemps qu’elle est mariée avec André. Ne peut-elle toujours pas en avoir ?

— Elle s’est fait examiner, dit Marie. Il n’y a rien d’anormal. André est certainement en cause. Elle en a assez d’attendre.

— Cela peut effectivement durer longtemps, dit Denise. Elle a raison de s’en préoccuper, mais je ne suis pas persuadée que l’adoption est une bonne méthode. Combien de parents sont déçus par l’enfant qu’ils adoptent !

— Effectivement, dit Guy. Cela tient au caractère de l’enfant qui n’est pas celui des parents. Il y a des conflits potentiels.

— Ne peut-on pas choisir le caractère ?

— C’est impossible, dit Guy. Les services qui s’en occupent n’utilisent pas ce critère. Ils ignorent ce qu’est le caractère, d’autant plus qu’il n’apparaît que progressivement pour se fixer à l’âge adulte. Il est difficile à déterminer chez un bébé dont on ne connaît pas les parents.

— Il faut donc que Claire s’en remette au hasard, dit Marie.

— Le hasard est toujours mauvais, dit Denise. Je serais à sa place, je chercherais un homme qui me plaise et je ferais un enfant avec lui.

— Comme tu as fait avec Thomas, dit Guy.

— Oui, dit Denise. C’est la bonne solution quand le mari n’est pas capable de donner l’enfant qu’on souhaite. C’est sans problème.

— Pour toi, dit Marie. Peut-être pas pour Claire.

— Elle a connu plusieurs hommes, dit Denise. Cela ne doit pas être bien difficile pour elle.

— Elle est comme une sœur pour moi, dit Marie, presque une sœur jumelle. Je pense comme elle et je réagis comme elle. Je l’ai vérifié de nombreuses fois. Il n’y a que l’aspect physique qui nous sépare. Elle a fait le vœu de ne pas tromper André. Elle le tient depuis des années. C’est le premier obstacle.

— Y en a-t-il un autre ?

— Ils n’ont pas d’amis, là-bas, dit Marie. Ils sont dans leur coin, seuls. Elle ne trouvera pas l’homme qu’il faudrait.

— Dans ce cas, dit Denise, Guy me semble tout désigné. Si tu as les mêmes goûts qu’elle, il doit lui convenir. N’est-ce pas, Guy ?

— Je n’ai pas envie de tromper Marie, dit Guy.

— Fais-le pour moi, dit Marie. Claire est ma jumelle. C’est comme si tu étais avec moi.

— Il reste qu’elle ne veut pas tromper André, dit Guy.

— Là, dit Marie, je ne sais quoi faire.

— Elle peut avoir un enfant sans tromper André, dit Denise.

— Comment ?

— Par fécondation artificielle, dit Denise.

— On retombe sur le problème du donneur, dit Guy. On va lui offrir n’importe qui. Ils ne se préoccupent que de la couleur des poils et de l’aspect extérieur du donneur qui devra être comparable à celui d’André. C’est sans importance pour nous. Le caractère n’est pas assuré.

— C’est déjà mieux que l’adoption, avec un parent assuré, dit Marie.

— Insuffisant, dit Denise. Je ne me vois pas avec un enfant de Serge. Il faut absolument choisir le donneur. Cela doit être Guy.

— Par les moyens normaux, dit Guy, c’est impossible. Le donneur est anonyme.

— Alors, utilisons les moyens de notre cru, dit Denise. J’ai vu à la ferme des inséminations artificielles. Il suffit de faire pareil.

— Ils ont des appareils adaptés, dit Guy.

— Ils n’ont qu’une grande et fine seringue à bout rond, dit Denise. J’en ai au laboratoire de chimie du lycée. Nous avons tout ce qu’il faut.

— Saurons-nous l’utiliser ?

— C’est simple, dit Denise. Guy donne son sperme. On le met dedans. On enfile et on pousse le piston.

— Claire n’est pas là, dit Marie. Il faudra lui envoyer.

— Je doute que le sperme se conserve sans le congeler dans l’azote liquide, dit Guy. Nous ne sommes pas équipés pour le faire voyager.

— Il faut demander à Claire de venir ici ou Guy doit aller là-bas, dit Denise. On utilise le sperme immédiatement à la sortie.

— C’est donc faisable, dit Marie. Guy, tu devras te masturber pour qu’on puisse recueillir ton sperme. Je sais que cela ne te plaît pas, mais il n’est pas possible de l’éviter.

— Si tu permets, dit Guy, je ferai l’amour avec toi en mettant un préservatif sans spermicide. Nous recueillerons le sperme dans le fond.

— C’est ingénieux, dit Denise. Le plaisir pour Marie, et la fécondation pour Claire.

— Je vais sans tarder téléphoner à Claire, dit Marie, et lui proposer.

_

Claire écoute Marie qui insiste sur l’avantage du choix des parents. Elle lui dit qu’elle va en parler à André. Elle lui téléphone alors sa décision :

— J’ai dit à André que Guy se propose pour me faire un enfant. Ce que tu m’as dit sur les caractères emporte notre décision. Si j’avais su que l’on pouvait ainsi savoir si on peut s’accorder avec un autre, j’aurais évité tous ces garçons qui ont gâché une partie de ma vie. J’espère être plus heureuse avec l’enfant idéal que tu proposes. Je suis gênée de vous imposer quelque temps ma présence et les tracas qui vont en résulter, mais je sens que votre offre est généreuse. J’ai des vacances à prendre. Je peux être chez vous quand vous le voulez. Malheureusement, André est très pris par ses affaires. Il ne m’accompagnera pas.

— Tu viens quand tu veux, dit Marie. Je serai très heureuse de te recevoir. André ne peut-il vraiment pas se libérer aussi ?

— Non. Je vais le quitter pendant plusieurs semaines. Cela me peine. Je ne l’ai jamais fait depuis que nous sommes mariés.

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Denise donne la seringue à Marie. Elle lui dit qu’elle l’a essayée sur elle, qu’elle s’enfile comme un tampon et que c’est facile. Marie essaye aussi, mais n’y arrive pas, ne trouvant pas la bonne direction et se faisant mal. Elle appelle Guy à son secours. Celui-ci constate qu’effectivement, il est facile de dévier. Le bout est bien sphérique, mais le corps de la seringue est fin. Il est difficile de ne pas planter dans la chair si l’angle n’est pas bon et on ne voit pas ce que l’on fait. Ils n’ont pas l’habileté de Denise.

Marie juge qu’il n’est pas possible de s’en tirer, jusqu’à ce que Guy se souvienne de la méthode utilisée par les vétérinaires avec les vaches. Ils enfoncent leur bras et glissent la seringue le long de celui-ci. De la même manière, Guy enfonce deux doigts et glisse la seringue entre ceux-ci. Ils ont trouvé le mode opératoire.

Marie voudrait que ce soit elle qui le fasse à Claire, et pas Guy, de façon à préserver Claire d’être touchée par un homme. Comme elle ne peut s’exercer sur elle-même, elle fait appel à Zoé, prête à aider Marie en tout. Marie ne va pas jusqu’à demander à Zoé de s’exercer sur elle. Elle préfère que ce soit Zoé qui procède, et elle sait que Zoé est habile. Elle demande à Guy de montrer à Zoé comment il fait. Guy vérifie que les mains sont propres, que les ongles ne griffent pas, ne sont pas coupants, et il guide les mains de Zoé après avoir lui-même opéré deux fois devant elle. Zoé, en bonne élève, comprend rapidement.

Pour la profondeur à ne pas dépasser, Guy la mesure sur lui. Il la repère sur le corps de la seringue. Toutes ces dispositions étant prises, Marie estime qu’il faut une répétition générale. Elle appelle Zoé. Ils stérilisent la seringue. Marie invite Guy à mettre le préservatif, se donne à lui, et Guy récupère immédiatement le tube branlant de fin caoutchouc sans perdre une goutte de son précieux chargement. Le faisant tenir à Zoé par le bord, il introduit la seringue jusqu’au fond. Tout le sperme est aspiré. Rien n’est perdu. Il passe alors l’objet à Zoé qui termine prestement avec Marie. Ils recommencent quelques jours plus tard. Tout est bien rodé. Ils ont bien assimilé leur rôle. Claire peut venir.

_

Quand Claire est là, elle se prête sans broncher à ce qu’ils ont prévu. C’est Zoé qui lui injecte ce qu’on lui a préparé sous l’œil vigilant de Marie, et de Guy qu’elle a prié de rester, ne voulant pas le rejeter parce qu’il est un homme. Claire est étonnée par la dextérité de Zoé.

 

— Avez-vous une formation d’infirmière ? On dirait que vous avez fait cela toute votre vie, dit Claire.

— Non, dit Zoé. C’est ici que j’ai presque tout appris, Madame Claire.

— Zoé est très douée, dit Marie. Il suffit de lui monter une ou deux fois et elle sait faire. Je serai incapable de faire aussi bien qu’elle.

— Alors, qui vous a appris ?

— C’est Monsieur Guy. Il est très doué pour trouver les méthodes à utiliser. Il a mis au point celle-là spécialement à votre attention, Madame Claire.

— Sur toi, Marie, je suppose, dit Claire.

— Oui. Il fallait bien.

— Que de tracas pour moi !

— Nous te devons bien cela, dit Marie. Tu es notre amie.

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Ne sachant pas exactement à quel moment la fécondation de Claire est possible, ils utilisent au maximum les possibilités de Guy, répétant les manœuvres sans se lasser.

Si le premier jour, Claire et Guy ne se connaissent pas encore bien, ils ont tout le temps de se côtoyer et de se jauger. Claire sait par Marie, qui lui a développé toute la théorie des caractères à propos des enfants, qu’ils ont tous le même, et par là de fortes affinités. Elle trouve chez Guy de grandes analogies avec André, et Marie n’a pas manqué de faire le parallèle entre leurs deux hommes. Elle se sent à l’aise avec Guy. Elle n’a plus la réserve du début. Celle de Guy s’est également amoindrie. Claire est pour lui vraiment une jumelle de Marie qui l’enchante comme elle.

Guy n’a pas toujours des envies à heure fixe. Elles se déclarent souvent la nuit. Marie est persuadée qu’il ne faut perdre aucune des possibilités de fécondation. Cela oblige à réveiller Claire qui va réveiller Zoé pendant que Marie et Guy préparent la seringue. Claire est gênée de réveiller Zoé. Après l’avoir fait deux fois sans difficulté, elle tombe sur un premier sommeil de Zoé. Claire l’appelle, et même la secoue légèrement. En vain. Elle n’ose insister et revient sans Zoé.

Il n’est pas question de laisser traîner longtemps la seringue. Claire se retourne vers Guy qu’elle sait compétent. Marie regarde Guy s’occuper de Claire. Plusieurs fois Guy remplace Zoé.

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Claire passe entre les mains de Zoé et de Guy. Avec Zoé, elle le vit comme un acte médical neutre, rapide et précis. Guy est moins expéditif. Tout en ayant des gestes comparables à ceux de Zoé, il va plus lentement, avec une douceur que Claire ressent. La première fois, elle le vit comme un acte médical, exactement comme avec Zoé. Ensuite, la neutralité disparaît. Elle aime se livrer à Guy, et plusieurs fois, elle ne cherche plus à réveiller Zoé, même quand cela est facile. Elle est heureuse de recevoir le don de Guy par Guy. Une fois, elle va jusqu’au plaisir, jusqu’à l’orgasme. Marie le remarque, et l’évoque plus tard.

 

— Tu as du plaisir avec Guy, dit Marie.

— Oui, dit Claire.

— Cherches-tu à l’exciter avec tes doigts, demande Marie à Guy ?

— Non, dit Guy. Je procède comme avec toi.

— Zoé procède comme toi, dit Marie. Pourquoi, Claire, as-tu des orgasmes avec Guy, et pas avec Zoé ?

— C’est probablement parce que je suis un homme, dit Guy. Tu avais choisi Zoé, pour éviter ces réactions.

— Mais au début, dit Marie, Claire, tu n’avais pas plus de réactions que moi.

— Je dois vous avouer, dit Claire, que maintenant, j’aime Guy. Les réactions sont automatiques. Impossible de contrôler.

— Tu gardes le contrôle avec Zoé, dit Marie. Donc, avec une femme, la sensation que tu as n’est pas la même.

— Ma sensation évolue aussi avec Zoé, dit Claire. Je suis bien près de l’orgasme.

— Cela prouve, dit Guy, qu’une bonne partie de l’amour est psychologique. Ce n’est pas uniquement un réflexe mécanique. C’est un cocktail complexe. Mes doigts et mes yeux sont également sensibles à l’amour de Claire. J’ai des bouffées d’amour quand je la sens s’abandonner.

— Et toi, Zoé, que ressens-tu ?

— J’ai de l’émotion à utiliser le sperme de Monsieur Guy pour féconder, dit Zoé. Je suis heureuse d’être utile.

— C’est un début d’amour, dit Marie. Personne n’est neutre. Vous vous aimez, et vous faites l’amour. C’est contraire à ton vœu, Claire. Tu ne voulais plus faire l’amour qu’avec André.

— Il n’y a pas de coït, dit Guy. Je ne l’ai qu’avec toi. Le vœu tient toujours. Le plaisir psychologique n’est pas l’acte sexuel, même s’il va jusqu’à l’orgasme.

— Je ne sais plus en quels termes j’ai prononcé mon vœu, dit Claire. Je voulais simplement me consacrer à André.

— Tu te consacres à lui en lui préparant un enfant qu’il désire, dit Marie. Il n’y a pas de raison pour que tu évites d’en tirer du plaisir. Je propose que ce soit toujours Guy qui t’insémine puisque c’est avec lui que ça marche le mieux. Es-tu d’accord, Guy ?

— Si vous ne voyez pas d’inconvénient à mes réactions, dit Guy, c’est possible, mais c’est à Claire de choisir.

— Que ferais-tu, Marie, à ma place ? Je suis incertaine. Je ne cherche pas particulièrement le plaisir.

— Je prendrais Guy, dit Marie. Ton amour pour Guy ne jette pas d’ombre sur celui que tu as pour André.

— C’est vrai, dit Guy. Nous n’avons pas de passions dévorantes. La raison reprend très vite le contrôle après les orgasmes. Ce serait dangereux pour l’amour d’André si le plaisir devenait le principal. Si nous cherchions le plaisir pour le plaisir, il faudrait se méfier. Trop de gens y sont sujets. L’amour devient aveugle et est alors aussi dangereux que la drogue. Tous les excès deviennent possibles. Porter l’amour aux nues, comme le font les poètes, est le signe d’un abandon total au plaisir. Nous en sommes protégés par notre caractère peu émotif et porté sur la réflexion. Claire, tu n’as aucun risque avec nous. Le plaisir n’est pas dangereux dans ton cas.

— Madame Claire doit être capable de s’injecter elle-même, dit Zoé.

— Toi, peut-être en es-tu capable, dit Guy. Il ne faut pas trop jouer avec une seringue en verre. Marie en a eu un début d’expérience. De toute façon, il peut y avoir encore du plaisir. La masturbation existe.

— J’en suis consciente, dit Claire. C’est toujours le même sperme. J’ai du plaisir à recevoir celui-là quelle que soit la méthode. Je fais comme vous voulez. J’aime toujours André, même si j’aime Guy.

_

C’est avec consternation qu’ils constatent que Claire est indisposée une première fois. Il reste trois semaines avant la fin de vacances de Claire. Consciencieusement, ils continuent, jusqu’à ce que Claire rentre chez elle. Quand elle annonce la semaine suivante qu’elle est encore indisposée, ils sont déçus.

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Claire rejoint André avec joie. Elle décrit les manipulations qu’elle a subies. Elle avoue les quasi-séances d’amour qu’elle a ressenti avec le sperme de Guy. Quand ils apprennent par le retour des règles, l’échec de la tentative, ils sont abattus, mais le courage revient quand Marie leur dit qu’elle viendra avec Guy et Zoé, les retrouver pendant leurs vacances pour continuer les inséminations. Guy et Marie sacrifient tous leurs autres projets : séjours linguistiques et chalet à la montagne, au profit de Claire.

André trouve absurde l’insémination artificielle. La seringue naturelle est adaptée à son usage, et on ne fait pas mieux. Il estime que la seringue en verre est dangereuse, même si les manipulations ne sont pas jusque-là critiquables. Claire n’a qu’à coucher avec Guy puisque Guy lui plaît. Le vœu de Claire de ne pas le tromper n’a plus de sens. Pour lui, injections directe ou indirecte conduisent au même résultat. Il tient à ce que Claire se donne à Guy sans fausse pudeur.

Claire téléphone l’avis d’André à Marie, qui n’y voit pas d’obstacle majeur. Quand elle en parle à Guy, il est plus réservé. Coucher avec Claire ne lui fait pas peur. Il est du même avis qu’André en ce qui concerne la méthode d’injection, mais il est gêné de ne plus donner de plaisir à Marie puisqu’il va le donner à Claire. Marie n’y avait pas pensé, mais elle est prête à se sacrifier. Elle arrache l’accord de Guy. Marie peut téléphoner et annoncer que tout est arrangé. Claire lui dit qu’elle n’a pas à sacrifier son plaisir, André étant disponible pour la satisfaire. Elle serait heureuse de les voir enfin ensemble, comme elle lui avait proposé autrefois. Marie ne s’avance pas. Comme Guy, elle n’est pas échangiste. Elle dit qu’ils aviseront sur place.

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Ils se préparent pour les futures vacances quand une nouvelle vient les perturber. André a fait analyser son sperme. Il est normal. Ce n’est pas lui qui est infécond, c’est Claire. Les échecs sont dus à elle et non à lui. Tous les projets tombent à l’eau. Claire et André reparlent d’adoption.

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Marie n’arrive pas à admettre que Claire ne puisse pas avoir d’enfant avec le bon caractère. Elle a trop souffert des enfants de Robert. Elle ne veut pas voir Claire avec un indésirable. Comment faire ? C’était si simple de faire un enfant à Claire avec Guy. Comment lui faire un enfant acceptable ? Elle est indisponible. Marie retourne le problème dans sa tête sans voir de solution. Elle le pose à Denise :

 

— Avoir un enfant du bon caractère ? Tu lui en fais un, dit Denise, et tu lui donnes. Guy et toi, c’est comme Claire et André.

— Ce sera mon enfant, dit Marie, notre enfant, à Guy et à moi !

— Si tu le donnes, dit Denise, ce sera le leur. Remarque que tu peux le faire avec André. Il sera encore plus à eux. Quand Claire voulait faire son enfant avec Guy, c’était la même situation. Un parent de l’un, un parent de l’autre.

— C’est moi qui serai enceinte !

— Je ne vois pas de différence pour l’enfant, dit Denise. Moitié, moitié.

— Tu as raison, dit Marie. Tu as trouvé la solution.

— Vas-tu faire un enfant pour Claire ?

— C’est ce qu’il est logique de faire, dit Marie.

— Tu veux aussi des enfants à toi ?

— Oui, dit Marie. J’en ferai pour elle et pour moi.

— Tu te sens capable de le faire ? De te séparer de l’enfant que tu auras porté ? Toi, une mère porteuse ?

— J’ai pleine confiance en Claire et en André, dit Marie. Ils l’élèveront aussi bien que nous. Je n’interviendrais pas. Je les laisserais faire.

— Es-tu prête à aller jusque-là ?

— Il faut bien s’entraider, dit Marie. C’est la meilleure solution.

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Marie dit à Guy :

 

— Pour l’enfant, l’insémination artificielle est possible sur moi.

— Tu m’as toujours dit que tu aimes André, dit Guy. Pourquoi pas la fécondation naturelle ? Es-tu contre ? C’est le plus simple et c’est ce qui est le plus efficace.

— Je n’osais pas l’envisager, dit Marie.

— Tu me jettes dans les bras de Denise, dit Guy. Tu me jettes dans les bras de Claire. Je peux bien t’envoyer dans ceux d’André. As-tu une objection ?

— Non, dit Marie. Pas vraiment, mais cela va me changer. J’ai l’habitude de toi. Cela fera plaisir à Claire, et à moi aussi sans doute, bien que je ne sois sûre de rien. Ce n’est pas pour te tromper.

— Je l’entends bien ainsi, dit Guy. Je suis d’accord sur tout. Tu pourras leur dire.

— Nous avons encore le temps de réfléchir à ce qu’il faut faire, dit Marie. Ne nous précipitons pas. Claire suit un traitement. S’il ne donne rien, mon troisième ou quatrième enfant sera pour eux.

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Pendant plusieurs jours, Guy et Marie réfléchissent à ce don d’enfant. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Il faut d’abord l’accord de Claire et André. Marie se fait fort de l’obtenir, se souvenant d’une ancienne offre de Claire. Il faut ensuite concevoir l’enfant. Avec Guy, elle a mis plusieurs mois avant d’être enceinte de Marc, sans se restreindre et en insistant pendant les bonnes périodes. Il faut donc envisager un bon nombre de copulations pour obtenir un résultat. La séparation géographique ne les facilite pas. Pour se rapprocher, il y a les vacances des uns et des autres. Ce ne sera peut-être pas suffisant. Un arrêt de travail peut se révéler nécessaire pour l’un ou pour l’autre. Il faudra aussi que Marie se protège sérieusement quand elle sera avec Guy pour que l’enfant soit bien d’André. S’il était de Guy, ce ne serait pas une catastrophe : elle le donnerait quand même. Ce cap passé, Marie sera enceinte et le problème de l’enfant apparaît.

Marie étant mariée avec Guy, l’enfant est en principe de Guy. Pour qu’il puisse être déclaré d’André, il faudrait qu’elle ne soit pas mariée. Divorcer pour se remarier ensuite n’est pas envisageable, la synchronisation avec la justice étant à peu près impossible, sans compter les complications et les frais encourus. Il reste que l’enfant sera celui de Marie et non celui de Claire. Il faudrait abandonner l’enfant pour que Claire puisse l’adopter, mais si Marie l’abandonne, les services sociaux ne le donneront pas à Claire. Il ira ailleurs. Il n’y a donc pas de bonne solution officielle pour le nom de l’enfant et l’adoption.

En cherchant, ils trouvent une autre méthode. Guy estimant que sa fille Élise passe fort bien pour la fille de ses grands-parents, ils peuvent faire passer l’enfant pour celui de Claire. Il suffit que Marie emprunte l’identité de Claire pour tout ce qui concerne l’enfant, des visites prénatales à celles qui sont postnatales, avec des médecins qui ne les connaissent pas, dans une autre ville. Cette méthode est celle que les immigrés clandestins sans identité officielle utilisent pour se faire rembourser les frais médicaux en empruntant l’identité d’un compère. Alors, l’enfant étant déclaré comme étant à Claire et à André, il sera tout naturellement celui de leur couple. Pour l’allaitement, Marie n’ayant pas de lait, la substitution de mère est possible dès la sortie de la maternité. En ce qui concerne les congés de maternité, Claire en prendra, naturellement, et mettra un petit coussin sur le ventre. Marie sera obligée d’arrêter son travail sous un autre prétexte. Ils ne savent pas encore lequel, mais ce point mineur du programme devrait pouvoir être résolu, au besoin par un arrêt de travail non rémunéré. Si quelqu’un a remarqué la grossesse de Marie, elle dira qu’elle a fait une fausse-couche pour expliquer la disparition de l’enfant. La maternité devra être bien choisie, loin des connaissances de Marie et de Claire, et il faudra éviter les amis qui viennent vous voir.

Guy ne fait aucune objection au projet de Marie. Il est même émerveillé par son altruisme. Il comprend sa motivation, et Marie, de son côté, est profondément touchée du soutient inconditionnel de Guy. Elle ne peut être accusée d’être une mauvaise mère, car il voit son comportement avec le petit Marc. La bonne solution serait pour lui de vivre avec André et Claire. Les enfants seraient élevés ensemble. Malheureusement, les métiers ne s’y prêtent pas et la séparation est à prévoir pour longtemps. Guy estime que le nom de l’enfant n’a aucune importance, alors que pour Marie, qui souhaite un don total, sans retour en arrière possible, c’est fondamental. Elle ne veut pas que la responsabilité sur l’enfant soit partagée. Guy cherche sincèrement à améliorer les plans de Marie, tout en les trouvant à la limite du faisable. Il ne voudrait pas que l’enfant pâtisse de la situation, mais il est certain que les futurs parents seront à la hauteur. Comme c’est Marie qui paye de sa personne, il la laissera décider. Elle est libre. Il respecte l’amour que sa femme a pour eux et Marie apprécie à sa juste valeur le sacrifice que Guy est prêt à faire pour elle.

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Le projet de Marie étant à peu près mis au point, elle téléphone à Claire et lui expose. Celle-ci écoute jusqu’au bout sans rien dire. Marie est persuasive. Elle lui rappelle ce qu’elle lui a dit autrefois sur les enfants. Claire dit simplement qu’elle va en parler avec André et qu’elle décidera la semaine suivante.

Claire et d’André sont gênés par la proposition de Marie. Ils ne se font pas d’illusion sur la difficulté de le réaliser. C’est surtout le sacrifice que veut faire Marie qu’ils évaluent, eux qui souhaitent tant un enfant. Ils pèsent le pour et le contre. Finalement, c’est l’argument du caractère, longuement et toujours développé par Marie qui les décide à prendre cette solution plutôt que l’adoption en aveugle. Claire sait aussi que Marie en sera heureuse. Ils acceptent, en disant qu’ils ne s’opposeront jamais à ce que Marie reprenne son enfant. En ce qui concerne la conception, André ne veut pas gêner Marie. Il se souvient de ses répulsions et donc préfère que Guy soit le père.

Marie rétorque que ses répulsions ont disparu et qu’elle tient à la paternité d’André. C’est seulement si sa semence n’était pas bonne qu’elle se rabattrait sur Guy. Comme elle a été analysée propre à la conception, elle la prend. Elle lui dit aussi qu’elle l’aime encore et que s’il l’aime aussi comme autrefois, cela devrait faciliter les choses. Le seul problème sérieux qu’elle voit est qu’il sera obligé de délaisser Claire pour utiliser le maximum de sa semence avec elle. André dit qu’il n’a l’habitude que de Claire et qu’il ne sait pas s’il plaira. Marie lui dit que c’est analogue pour elle, mais que d’après ce que lui a dit Claire, il a un comportement comparable à celui de Guy. Claire accepte d’être délaissée. Marie peut lui laisser une petite place quand elle sera indisposée. Quant à Guy, elle le verrait bien avec Claire pendant qu’elle sera occupée avec André si celui-ci ne s’y oppose pas.

Ainsi, ils sont d’accord. Claire estime que son couple passe en second : Marie doit d’abord faire ses propres enfants avec Guy. Marie décide de se dépêcher de façon à ne pas être prise de court par le retour d’âge. Sur elle repose la descendance des deux couples. Elle est prête à l’assumer. Elle va d’abord faire un deuxième enfant avec Guy et ensuite, elle servira Claire.

* ° * ° *

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Le ressentiment de Marie contre Serge s’atténue avec le temps. Elle repasse dans sa mémoire les instants qu’elle a vécus avec lui. Pourquoi s’est-elle braquée contre Serge ? Il avait besoin d’elle, loin de Denise. Elle le comprend. Pour un homme, ce n’est pas agréable d’être sans femme. Elle se met à la place de Serge : il avait des envies, et une femme était là, à sa disposition, sous son nez, pouvant satisfaire ses besoins. Elle aurait dû surmonter son aversion de Serge qui n’était pas totalement justifiée. Denise le supporte bien. S’il lui avait demandé, qu’aurait-elle fait ? Aucun obstacle, ni du côté de Guy, ni du côté de Denise. Ils étaient libres tous les deux. Elle n’en a pas voulu. Pourquoi ? S’il lui avait proposé gentiment, aurait-elle accepté ? Serge était un ami, aimé de Denise. Ce n’était plus son genre d’homme depuis André, mais il n’était pas repoussant. Il présentait bien. Qui sait ? Elle n’en voulait pas à cause de l’enfant possible, mais avec un préservatif, il se serait soulagé, et le risque de déchirement était réduit avec la lubrification. Elle aurait eu le sentiment de faire une bonne action et d’entretenir une camaraderie qu’elle n’avait pas refusée en dormant dans la même chambre que lui. Pourquoi a-t-elle lutté pour essayer de l’éviter ? Si elle avait accepté, elle serait parvenue à lui dire de mettre le préservatif. Elle n’aurait pas cherché à y prendre du plaisir. Il lui aurait peut-être été imposé par la nature, ce qui n’est pas une raison pour refuser. Son comportement à elle a été illogique. Elle pouvait rester maître de la situation, canaliser les impulsions de Serge, et ne pas avoir à se défendre. Comment n’y a-t-elle pas songé ? Elle trouve qu’elle a réagi maladroitement, en ne voyant pas plus loin que le bout de son nez, en essayant seulement de préserver mécaniquement son sexe de l’arrivée du sperme. Elle aurait dû parler, l’orienter vers la solution de compromis. Elle n’a rien dit, lui laissant l’initiative et subissant ses assauts. Elle aurait couru moins de risque d’avoir un enfant de lui. Faut-il être bête de ne trouver la solution qu’après coup. Elle s’est montrée égoïste, refusant de prêter son corps à ce pour quoi il est fait, alors qu’elle avait l’occasion d’être une bonne camarade. Pour Denise, elle l’aurait supporté. Quand elle allait travailler à l’hôtel, elle se serait soumise en cas d’accrochage. Elle l’avait accepté. C’était plus logique de céder à Serge. Marie n’est pas sûre de son raisonnement, mais elle pense qu’elle aurait été capable de se comporter de cette façon, ayant une maîtrise d’elle-même suffisante pour s’imposer ce qu’elle n’a jamais souhaité. Elle déplore d’avoir eu à s’opposer à Serge. Elle s’en est tirée sans conséquence grave. Ce genre de situation ne se produira plus. Elle fera très attention de ne plus jamais dormir avec Serge. Elle a eu tort de lui envoyer une lettre de menace. Elle va réparer cela en lui en envoyant une autre.

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Mon ami,

J’ai été trop dure avec vous dans la lettre que je vous ai envoyée dernièrement. Vous avez des excuses pour ce que vous m’avez fait. Vous buviez, ce qui troublait votre jugement. Vous pensiez qu’une amie pourrait comprendre vos désirs. Je n’ai pas été à la hauteur de notre amitié. J’aurais dû faire l’amour avec vous, comme vous le souhaitiez, sans résister. Guy me l’autorisait, mais c’était plus fort que moi : je ne pouvais pas. Je ne vous aime pas assez, et j’ai tort. Ne m’en voulez pas de mes répulsions.

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Serge reçoit la lettre au lycée. Sa réaction est simple : «C’est bien ce que je pensais : elle m’aime comme toutes les femmes ; je vais être gentil avec elle. »

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Serge et Marie travaillent ensemble au laboratoire de langues du lycée. Serge essaye de l’approcher dans le petit bureau qu’ils partagent. Il la coince contre le mur, soulève la jupe et applique sa main, allant directement au point faible de Marie. Elle se débat, sans crier, car elle n’ose pas ameuter le lycée. Elle ne prend pas la pilule, car elle souhaite un autre enfant de Guy. Elle ne peut céder à Serge. Elle est prise de court. Pour se dégager, elle lui donne un violent coup de genou entre les jambes. Il s’effondre à ses pieds. Il est plié en deux de douleur. Elle savait que cette action était capable de neutraliser un homme, mais elle ne s’attendait pas à le voir souffrir. Elle en est consternée. Elle ne voulait pas faire mal, seulement neutraliser. Elle n’avait encore jamais fait cela. Elle se promet, une autre fois, si un homme l’attaque, de taper moins fort ou plutôt de procéder autrement. Elle aurait pu, avec Serge, le laisser faire au début, puis le désactiver comme elle avait appris à procéder. Il n’aurait pas eu mal. Elle connaît aussi des prises de judo qui auraient pu s’appliquer. Elle a mal réagi et s’en veut. Elle s’en tire avec les cheveux ébouriffés, une robe froissée et un collant déchiré. La solide culotte, qu’elle met désormais, la rassure. Elle ne se fait pas d’illusion. Elle sait qu’elle est fragile, mais elle est déterminée à ne pas se laisser faire par surprise. Elle n’arrive pas à dialoguer avec Serge. Pourquoi lui saute-t-il dessus sans prévenir ? Le compromis auquel elle avait pensé n’est décidément pas possible. Elle doute désormais d’avoir pu s’entendre avec lui.

Par la suite, Serge ne renouvellera plus ses attaques. Il a été sérieusement refroidi. Il ne s’attendait pas à une aussi efficace réaction de Marie. D’après sa lettre, elle l’aimait : il voulait être gentil. Il ne la comprend pas. Elle est anormale. C’est bien la Miss Nitouche, celle qu’il faut éviter de toucher. Pour lui, elle retourne à ce qu’elle était au début : une femme sans intérêt, et il va la négliger, l’ignorer. Elle est versatile, incapable de savoir ce qu’elle veut, changeant d’idée comme de chemise. Il ne se laissera plus prendre à vouloir prolonger une bonne action. Plus jamais, il ne promettra de s’occuper d’une femme qu’il n’a pas sélectionnée par ses propres critères. Il savait qu’il ne devait pas s’occuper Marie. Elle peut lui raconter ou écrire ce qu’elle veut. C’est fini. Maintenant qu’il connaît sa poitrine repoussante, elle n’est même plus belle. Il préfère les femmes normales, et il en a plusieurs à sa disposition.

Quelque temps après, Marie annonce à Guy qu’elle est enceinte. Il lui fait arrêter le judo.

* ° * ° *

_

Zoé dit à Marie :

 

— Monsieur Serge s’en est pris à moi. Je suis tenue de vous en avertir.

— Que t’a-t-il fait ?

— Il est venu quand vous n’étiez pas là, dit Zoé. Il a sonné. Étant près de la porte, j’ai regardé à travers le judas. Comme le ménage donne chaud, j’étais habillée légèrement, avec seulement un slip et un soutien-gorge. J’aurais dû mettre mon peignoir que j’avais laissé dans ma chambre. C’est ce que je fais d’habitude. Je vais le chercher avant de répondre à la porte. J’ai jugé que je pouvais ouvrir sans le faire attendre, et qu’il ne se formaliserait pas de me voir ainsi. Quand on va à la piscine avec lui et Madame Denise, il en voit autant. Je lui ai dit qu’il n’y avait personne. D’après son haleine, il avait bu. Cela l’a probablement excité. Il m’a regardée fixement un instant, puis poussée sur le canapé. Il a commencé à m’embrasser et me forcer.

— L’as-tu laissé faire ?

— Je lui ai dit d’arrêter, dit Zoé. Il ne m’a pas écoutée. Il a déchiré mon slip. J’ai vu qu’il ouvrait sa braguette, défaisait sa ceinture et baissait le pantalon. Je lui ai crié de s’arrêter.

— T’a-t-il violée ?

— Non, dit Zoé. Il a compris à mes cris que je ne voulais vraiment pas de lui. Il est parti.

— As-tu crié spontanément ?

— Je me suis forcée, dit Zoé, comme nous devons nous forcer pour nous battre au judo. Le cri est une méthode de persuasion que j'ai essayée.

— Il n’a pas réussi à te violer, dit Marie. C’est le principal. S’il recommence, tu m’avertis. Fais comme moi : mets des culottes solides. Je vais t’en donner de mon stock qui sont à toute épreuve. Ne porte plus les fines. Elles se déchirent trop facilement.

— J’aime bien ces slips en dentelle dont vous ne voulez plus parce que vous les trouvez fragiles, dit Zoé. J’ai réparé à la machine celui qu’il a déchiré. Ils sont agréables à porter. Je vais continuer à les mettre. Le judo est plus efficace. Faut-il en parler à Madame Denise et à Monsieur Guy ? Ce n’est pas bien.

— As-tu eu peur ?

— Non, Madame Marie, dit Zoé. J’avais la situation en main. Je pouvais lui faire une prise, comme je l’ai déjà fait avec un garçon entreprenant.

— Bon, dit Marie. Tu réagis bien. Méfions-nous de Serge quand il a bu. Je préfère garder le silence. Si nous en parlons, il ne viendra plus ici, mais Denise non plus. J’aime bien Denise. Guy et toi l’aimez aussi. Il vaut mieux ne rien dire, même à Guy qui serait tenté de le répéter à Denise. À mon avis, il ne se frottera plus à toi. C’est l’alcool qui le transforme. Il a un penchant pour les femmes, celles de ton genre, nous le savons. Tu as un physique voisin de celui de sa bonne. Qu’il te fasse des avances est normal s’il n’exagère pas. Se déclarer n’est pas une faute. Tu l’as rejeté nettement. C’est seulement s’il continue qu’il faut s’inquiéter. Ne jugeons pas à la légère. Tu as un bon niveau en judo. Je suis heureuse que cela te permette de te défendre. Si Denise l’apprend, elle va se faire du souci et je ne sais pas ce qui en résultera. Ne compliquons pas sa vie. Elle a déjà assez de problèmes avec lui. Elle a une bonne influence : elle le modère. On lui en parlera s’il recommence.

_

Marie est frappée par la façon dont Zoé s’est débarrassée de Serge. Elle a crié qu’elle n’en voulait pas. Cela a suffi. Elle n’a pas eu à se battre, comme elle. Pourquoi a-t-elle été violée, et pas Zoé ? C’est simple. Elle le comprend maintenant. Elle n’a jamais rien dit à Serge, jamais dit non fermement, comme Zoé. Si elle avait réagi comme Zoé, elle n’aurait pas été violée. Elle en est persuadée. Claire lui avait dit autrefois qu’André disait d’engager le dialogue, et elle s’est murée dans le silence. Elle est fautive. Serge n’est pas un violeur. Il est innocent. Il ne l’a jamais beaucoup malmenée. Le viol n’est que dans son imagination à elle. Il s’est mépris. Il a cru qu’elle était consentante. Comment aurait-il su qu’elle ne voulait pas ? Il a tellement l’habitude que les femmes lui cèdent ! Elle se remémore les scènes avec Serge. Il jouait avec elle, cherchait la relation sexuelle, mais n’utilisait pas toute sa force. Quand elle le désactivait, il prenait le parti d’en sourire. Elle ne le blessait pas, comme une femme qui accepte. Serge n’est pas un violeur. Elle a cru être violée. Que peut penser Serge d’elle ? Au lieu de lui dire de s’arrêter, comme a fait Zoé, elle lui a fait mal avec son coup de genou. Elle ne voulait pas de relation sexuelle dans ces conditions, mais elle a été injuste avec lui. Ils ne se sont pas compris. Serge est son ami. Il ne mérite pas qu’on dise du mal de lui. Désormais, elle en dira beaucoup de bien.

_

— Quand Serge a voulu de toi, dit Marie à Zoé, tu étais bien presque nue pour le recevoir.

— Oui, Madame Marie. Je n’avais pas grand-chose sur moi. Je m’étais mise à l’aise pour travailler.

— Il a dû penser que tu étais d’accord. Il est naturel qu’il ait eu envie de toi. Tu es belle, jeune, désirable. Tu as tout pour exciter un homme.

— Oui, Madame Marie. Il n’y a pas que lui pour me désirer. Beaucoup d’hommes me cherchent.

— Quand tu lui as dit non, il t’a respectée. Un violeur aurait continué. Serge n’est pas un violeur. Sa tentative de viol n’en est pas une. Il ne faut pas calomnier Serge.

* ° * ° *

_

Marie a l’habitude d’aller aux réunions des professeurs d’anglais, quand elles n’ont pas lieu trop loin. Elle y rencontre Hélène.

 

— Je suis Marie, la femme de Guy que vous avez connu avant moi. J’ai reconnu votre nom à votre badge. Vous n’êtes plus en relation avec lui.

— C’est exact, dit Hélène. Nous n’avons plus de relations.

— Vous pourriez les reprendre, dit Marie.

— Jamais, dit Hélène. Après ce qu’il m’a fait, c’est impossible.

— Ah ?

— Ma petite Dame, dit Hélène, quand un homme essaye de vous discréditer auprès de son mari en disant qu’il est votre amant, alors que ce n’est pas vrai et que le mari a la preuve que sa femme est pure, vous voudriez que j’aie des relations avec cet individu ? J’ai cru que Guy était quelqu’un de bien, comme vous le croyez peut-être encore. Je sais maintenant qu’il ne vaut pas tripette et je vous plains d’être avec lui. Séparez-vous de lui avant qu’il ne soit trop tard. N’importe quel autre homme vaut mieux que lui. Je vous ai dit ce que je pense. Vous pouvez passer votre chemin. Tant que vous restez avec lui, je ne vous fréquente pas.

* ° * ° *

 

 

24 Le drame

* ° * ° *

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Avant les vacances 1979, Marie accouche d’une petite fille, Marguerite. Pendant la fin de la grossesse et les congés qui suivent, Serge remplace Marie au lycée Sud. Guy est heureux d’avoir un fils et une fille. Il s’en occupe beaucoup.

Comme pour le petit Marc, Marie se remet très vite et peut de nouveau rentrer dans ses robes. Y ayant pris goût, elle se remet au judo. Elle monte rapidement dans la hiérarchie et obtient plusieurs ceintures. Elle s’entraîne avec Zoé qui n’est pas aussi douée, mais n’est pas mauvaise non plus, car elle a continué à progresser pendant la grossesse de Marie, ce qui la met presque au même niveau.

Les vacances se passent sans heurts et débute une nouvelle année scolaire. Guy fabrique des logiciels informatiques, explique à Zoé les mathématiques et la physique, et travaille avec Denise à la rédaction de cours communs. Les deux couples sont souvent l’un chez l’autre. Marie et Serge se côtoient, mais se parlent peu.

Claire est toujours sans enfant. Marie, bien remise de l’accouchement de Marguerite est prête à aller rencontrer André pendant les vacances d’été.

En mai 1980, Marie doit aller à une réunion pédagogique, qui a lieu à 2 ou 3 heures de route. Elle pense prendre la vieille voiture. Elle en parle à Denise au téléphone :

 

— Demain, je ne serai pas là, dit Marie. Je laisse les enfants à Guy et à Zoé.

— C’est Zoé qui va s’en occuper ?

— Guy sait donner à manger à la petite et changer les couches, dit Marie. Il sait tout faire.

— Ce n’est pas Serge qui saurait, dit Denise. Où vas-tu ?

— À la réunion annuelle des anglicistes, dit Marie. Je prends la voiture. Guy n’en a pas besoin. Je partirai en début de matinée pour être là-bas à 10 h. Je serai de retour en fin de soirée. Ce ne sera pas trop long pour Guy.

— Il me semble que Serge y va aussi, dit Denise. Je lui demande... Il y va. Il va te conduire. Ce n’est pas la peine de prendre ta voiture. Serge aime les femmes, mais il ne les viole pas.

— Je sais, dit Marie. Il a le désir de ne pas violer. Même quand il a bu et qu’il est brusque, il arrive à se tenir. Il ne va qu’avec les femmes qui le laissent faire. Ses amours sont innocentes. Guy a tort d’avoir de la réserve sur son caractère. Je ne le critique pas. C’est sa nature, celle d’un homme actif, et je suis sûre que les femmes qu’il fréquente sont heureuses avec lui. Tu as un bon mari et beaucoup de femmes t’envient. Il t’est attaché. Il dit du bien de toi. Tu lui conviens bien. Tu as la rapidité qui me manque, nécessaire pour le suivre. Vous êtes bien appariés. Tu préfères Guy, mais Serge a d’immenses qualités. Pendant mes maternités, Serge a très bien fait progresser mes élèves. C’est un très bon professeur, même s’il trouble un peu les filles. J’en ai qui se sont mises à travailler pour lui faire plaisir. C’était inespéré. Il a eu une bonne influence sur elles. Quelqu’un qui sait se faire aimer est utile.

— Serge arrive toujours à obtenir ce qu’il veut, dit Denise, surtout des femmes, évidemment. Il sait faire travailler les autres.

— Toi aussi ?

— Moi et la bonne, dit Denise. Elle réagit comme tes élèves.

Denise s’imaginait que Marie avait du mal à comprendre Serge. Au contraire, elle voit Serge comme elle, et ne le dénigre pas. Elle est touchée par le compliment adressé à Serge. Marie culmine dans son estime.

— Tu es gentille, dit Denise. Je pense que tu juges bien Serge. Je ne peux pas être seule à l’aimer : il est tellement brillant. Il faut savoir partager. Je ne crains que les femmes jalouses qui ne supportent pas le partage. Ce n’est pas ton cas. Demain, tu n’auras pas à te fatiguer, et tu vas être dans une voiture presque neuve. Quand je suis avec lui, il ne me laisse jamais le volant. Guy te laisse conduire.

— Et même, il préfère que je conduise, dit Marie ou que ce soit Zoé. Il dit qu’il peut voir le paysage et que les femmes conduisent bien. Je ne veux pas déranger Serge.

— Penses-tu ! Il passe chez toi vers 7 heures, dit Denise. Cela te va-t-il ?

— Très bien, dit Marie. Chacun son tour. À la prochaine occasion, je prendrai ma voiture.

 

Marie a assimilé la leçon de Zoé. Elle sait maintenant qu’il faut exprimer clairement son refus, parler pour ne pas être violée par Serge. Elle n’a aucune raison de se méfier. Il suffit de se faire comprendre, de suivre l’exemple de Zoé. Elle est aussi capable que sa bonne d’écarter le danger. Elle ne commettra plus l’erreur de laisser Serge dans l’incertitude sur ce qu’elle pense. Elle accepte sans aucune réticence de l’accompagner. Elle irait plus loin. Si un jour, Serge lui demande gentiment, elle est disposée à ne rien lui refuser, car elle prend la pilule en attendant d’aller voir André. Elle fera son possible pour qu’il mette un préservatif, et elle ne le provoquera pas.

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Marie part avec Serge. La voiture s’écrase sur un mur. Ils sont tous les deux tués net dans l’accident. La presse locale en fait état. D’après des témoins, la voiture roulait très vite. Un pneu était dégonflé, ce qui a pu déséquilibrer la voiture.

Denise et Guy sont très affectés par ce drame. Ils ont les enfants et leurs métiers pour oublier. Selon la volonté de Marie, elle est incinérée sans cérémonie et ses cendres dispersées.

* ° * ° *

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Au lycée Sud, ce drame est le sujet de toutes les conversations. Tous ont un bon souvenir de Marie. Guy reçoit les condoléances sincères de ses collègues. Les langues se délient aussi sur Serge. On évoque des frasques qui finissent par parvenir aux oreilles de Guy. Serge allait chez la femme du censeur. On les voyait parfois ensemble. Elle était en pleurs à l’enterrement de Serge. Guy s’en fait l’écho auprès de Denise :

 

— Je vais te faire de la peine. On parle de Serge au lycée Sud.

— Que dit-on ?

— Il paraît que Serge avait une liaison au lycée, dit Guy.

— Une liaison ?

— Avec la femme du censeur, dit Guy. Elle est inconsolable et le pleure ouvertement.

— Je croyais que la bonne lui suffisait en plus de moi et qu’il ne s’affichait pas, dit Denise. Qu’est-il allé chercher là ? Je le croyais plus discret.

— Il avait envie d’aventure, dit Guy. La femme du censeur est une écervelée, mais elle a un physique attirant. Serge savait parler. Elle a dû lui tomber dans les bras. Si son chagrin n’avait pas explosé, personne ne serait au courant.

— Je suis bien obligée d’en prendre mon parti, dit Denise. Tu as bien fait de m’en parler. J’ai reçu une fois ton censeur et sa femme. Nous sommes allés chez eux. Serge parlait et elle regardait. Elle était belle. Je n’ai rien vu d’autre. S’ils s’aimaient, il était normal qu’ils aillent ensemble.

— Il paraît qu’il allait chez elle dans la journée, dit Guy, quand son mari était au bureau. Il le faisait discrètement, mais c’est difficile de se cacher dans un lycée où il y a des yeux partout. Il a été vu plusieurs fois, et la relation avec les pleurs a été faite. Les gens parlent.

— J’ai la chance de ne pas travailler dans ton lycée, dit Denise. Espérons que les vagues n’iront pas jusqu'à moi. Personne n’a fait de remarque sur le fait que Marie était avec Serge ?

— Non, dit Guy. Il était logique qu’ils prennent la même voiture.

— Moi, je n’ai pas la conscience tranquille, dit Denise. C’est moi qui ai arrangé le voyage. Pourras-tu me pardonner ?

— Tu es folle de te culpabiliser, dit Guy. Tu n’y es pour rien. Marie a librement choisi d’aller avec Serge. Tu ne pouvais pas savoir.

* ° * ° *

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Le lendemain, le drame se poursuit au lycée Sud. La femme du censeur se suicide. Elle laisse un mot. Il est trouvé par la femme de ménage qui, affolée, s’enfuit à la salle des professeurs pour demander du secours. Elle y abandonne le mot qu’un professeur s’empresse de photocopier pour le donner à tout le monde.

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Je suis responsable de la mort de Serge. C’est moi qui ai dégonflé le pneu de sa voiture. J’étais furieuse. Il venait de me dire que cette garce de secrétaire était plus désirable que moi. Je demande à Dieu de me pardonner.

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Guy en obtient un exemplaire et le montre à Denise.

 

— La femme du censeur s’est suicidée, dit Guy. Regarde le mot qu’elle a laissé. Tout le monde ne parle que de cela au lycée.

— Elle a dégonflé un pneu ! Ma voiture était sabotée ? J’ai fait une course avec elle, le soir précédant, avant que Serge la prenne, dit Denise. Je n’ai rien remarqué d’anormal.

— Si le pneu est bien dégonflé, dit Guy, il chauffe et se dégrade vite. Il y a crevaison. Si le pneu n’est qu’un peu dégonflé, il chauffe, s’use plus vite, mais on ne remarque rien. C’était sans doute le cas.

— Elle se croyait coupable, dit Denise, mais ne l’était pas.

— C’est probable, dit Guy. Elle n’était pas tout à fait normale.

— Qui est l’autre conquête de Serge ?

— La secrétaire ? Celle du proviseur, dit Guy. Elle est belle, mais n’est pas maligne. Il n’est pas certain qu’il allait avec elle.

— Il aimait les débiles, dit Denise. Je suis en bonne compagnie. Je me remettrai d’avoir perdu Serge. Il sera difficile à remplacer, mais tu es plus à plaindre que moi. Marie était si gentille. Elle était comme moi : elle pardonnait à Serge ses amours extérieurs. Elle l’aimait.

* ° * ° *

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La police fait son enquête. Les experts estiment que la voiture roulait bien au-dessus de la vitesse limite, que le seul pneu dégonflé était en roue de secours, les quatre autres étant en bon état. Le conducteur a perdu le contrôle de la voiture en terminant une manœuvre de dépassement à trop vive allure. Ils rejettent toute la responsabilité de l’accident sur celui-ci. La femme du censeur était dépressive. L’affaire est classée.

* ° * ° *

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En juin 1980, le proviseur du lycée Sud demande à Denise de passer prendre les affaires de Serge qui restent au lycée. Elle rapporte le tout chez elle dans les sacoches de son vélo.

Le lendemain, Denise appelle Guy au téléphone.

 

— J’ai quelque chose à te montrer, dit Denise.

— Me dis-tu ce que c’est ?

— Je préfère que tu voies, dit Denise.

— Viens chez moi, dit Guy.

— Il pleut et je suis à vélo, dit Denise. C’est plus facile pour toi avec ta voiture. Viens ici.

— Avec les enfants ?

— Non, dit Denise. C’est mieux sans eux.

— Je les confie à Zoé et j’arrive, dit Guy. Je ne peux pas savoir ?

— Non. Viens, dit Denise.

Un quart d’heure suffit à Guy pour arriver chez Denise.

— Je suis passée hier à ton lycée, dit Denise. Voilà la lettre que j’ai trouvée au milieu des affaires de Serge, entre des bouteilles d’alcool et des cigarettes, dans une boîte remplie de lettres d’amour de ses conquêtes. Il y en a beaucoup, de femmes que je connais et d’autres dont j’ignorais l’existence. Lis. Elle est de la rentrée des classes 1978. Elle n’est pas signée, mais c’est l’écriture de Marie. Depuis hier, j’hésite à te la montrer. Elle met en cause mon mari, toi et moi indirectement. Elle va te causer du chagrin. Je crois que connaître la vérité est préférable.

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Je te maudis de m’avoir plusieurs fois violée en profitant abusivement des circonstances. Ta seule excuse est que tu ne t’en es peut-être pas rendu compte. J’aime mon mari plus que tout. Je suis déshonorée.

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— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Tous simplement que Serge a violé ta femme sous l’effet de l’alcool, dit Denise.

— C’est incroyable, dit Guy. Quand ?

— D’après la date de l’enveloppe, dit Denise, cela correspond au séjour en Angleterre avec lui.

— J’ai du mal à le croire, dit Guy. Je suis effondré. Je n’ai jamais pensé qu’elle pouvait être violée par Serge.

— Il faut bien l’admettre, dit Denise. C’est une tragédie. Le grand fautif est l’alcool. S’il ne s’est rendu compte de rien, c’est qu’il avait bu.

— Ne t’es-tu jamais douté qu’il allait avec toutes ces femmes ?

— Oui et non, dit Denise. Il a connu des femmes avant et après moi. Je ne me suis jamais refusée. Il se dispersait un peu, mais je ne pensais pas qu’il irait du côté de Marie. Ce n’était pas son genre. Tel que je le connaissais, cela ne me semblait pas possible, sauf s’il avait bu, ce qui était le cas. Manifestement, Marie ne l’a pas accepté s’il était saoul. Il a dû la forcer. La lettre de ta femme est la seule qui ne soit pas d’amour, la seule qui détonne dans l’ensemble. Comme Marie n’était manifestement pas consentante, je ne l’excuse pas. Qu’il aille avec celles qui le voulaient bien : d’accord ; mais qu’il viole : non ! Marie était la gentillesse même. Elle n’a pas su ou pas pu lui résister. Il devenait brutal avec l’alcool. Je comprends pourquoi elle s’est mise au judo.

— Marie m’avait dit justement qu’il buvait quand ils étaient en Angleterre, dit Guy. Étais-tu au courant ?

— Oui, dit Denise. Il savait que je n'aimais pas le voir boire. Il ne buvait pas quand il était avec moi. Il devait boire quand je n’étais pas là. Il avait des bouteilles au lycée. Il devenait agressif quand il avait bu. C’est dans l’excitation qu'il s'est attaqué à Marie. Je ne vois pas d’autre explication.

— Marie m’avait parlé d’un triste sire qui l’avait attaquée, dit Guy. Elle s’était défendue.

— Quand Serge est revenu, il avait des griffures, dit Denise. C’est lui le triste sire.

— Et le triste sire avait bu, dit Guy. C’est certainement lui.

— Serge était convenable en temps normal, dit Denise. Pourquoi s’est-il mis à boire ? Qui l’a poussé à la boisson ? Pourquoi les gens nous offrent-ils toujours à boire ? Il prenait les verres qu’on lui tendait. J’aurais dû lui interdire fermement. Il les remplissait exagérément.

— Tu n’es pas responsable de son penchant, dit Guy.

— J’aurais dû le faire désintoxiquer, dit Denise. J’ai hésité avant de te montrer cette lettre. J’avais peur que le souvenir de Marie soit terni, et je ne tiens pas à ce que cette affaire s’ébruite, car Damien ne doit pas savoir et garder une bonne image de son père. Je pense à détruire cette lettre. Il y a une autre de Marie, postérieure, qui tempère la première.

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Mon ami,

J’ai été trop dure avec vous dans la lettre que je vous ai envoyée dernièrement. Vous avez des excuses pour ce que vous m’avez fait. Vous buviez, ce qui troublait votre jugement. Vous pensiez qu’une amie pourrait comprendre vos désirs. Je n’ai pas été à la hauteur de notre amitié. J’aurais dû faire l’amour avec vous, comme vous le souhaitiez, sans résister. Guy me l’autorisait, mais c’était plus fort que moi : je ne pouvais pas. Je ne vous aime pas assez, et j’ai tort. Ne m’en voulez pas de mes répulsions.

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— C’est Marie, dit Guy. Elle pardonne à Serge.

— Oui, dit Denise. Elle est même allée plus loin. Elle m’a dit dernièrement que Serge n’était pas un violeur. Elle ne serait pas partie avec lui si elle avait eu peur de lui.

 — Marie n’aurait pas donné son avis favorable sur Serge sans l’avoir jugé. Au bout de 4 ans de vie commune, je commençais à la connaître. La raison la guidait. Elle ne se trompait pas facilement. Elle a dû réfléchir longtemps, car l’affaire remonte à plus d’un an, mais Serge était pardonné. Pas de doute là-dessus. Marie était une femme exceptionnelle. Elle affrontait les difficultés sans mesurer sa peine. Léa était dure pour elle-même par amour. Marie l’était par raison. Elle payait de sa personne quand elle avait à accomplir une de ses idées. Elle était prête à soulever des montagnes pour donner un enfant à Claire, à se sacrifier pour garder Zoé, à défendre un élève contre l’injustice. Elle me disait, comme à toi, du bien de Serge, sachant que j’étais réservé. Pour elle, c’était une injustice de maltraiter Serge. Je l’avais senti. Ces derniers temps elle me disait qu’elle jouissait de la vie, qu’elle était heureuse, sereine, comme jamais. Elle avait surmonté ses viols et entièrement pardonné à Serge. J’admire Marie d’avoir su pardonner, d’avoir appris le judo pour renforcer son courage, d’avoir retrouvé son équilibre après une dure épreuve. Elle savait réagir, ne pas s’enfermer dans des coutumes ou des lamentations stériles. Il n’empêche que sa première lettre atteste qu’elle a été violée. Je la plains d’avoir subi cela. Si elle me l’avait dit, je ne sais pas ce que j’aurais fait. J’aurais interdit ma maison à Serge.

— Elle a préféré tout assumer elle-même, dit Denise. Cela ne devait pas être facile. Si elle n’a rien dit, c’est en pensant à moi, pour ne pas m’interdire ta maison.

— C’est probable, dit Guy. Elle a voulu te ménager. Dire du mal de Serge rejaillissait sur toi. Comme Marie a pardonné à Serge par la suite, je le pardonne aussi. Nous ne connaissons pas ses raisons, mais elles sont certainement bonnes. Son jugement me suffit. Pardonne-le aussi. Marie l’aurait souhaité.

— Oui, dit Denise. J’ai aimé Serge. Je l’aime encore pour ses qualités. Il m’aimait à sa façon, parce que je tenais sa maison. Sans l’alcool, il n’aurait pas fait de mal. Beaucoup de femmes l’aimaient. C’est normal. En dehors de Marie, personne ne s’est jamais plaint de lui. Les lettres d’amour qu’il a reçues sont attendrissantes. Que des louanges ! Il a répandu le bonheur autour de lui en évitant les maris jaloux. Il était si merveilleux en société. Tu ne bois pas, toi. Tu n’as pas cette faiblesse. C’est cela qui a tué Marie.

— Il ne voulait pas se tuer, ni tuer Marie, dit Guy. Nous avons tous des faiblesses. Je suis sûr que Marie pardonne cela aussi. C’était un accident involontaire.

— J’aurais dû me marier avec quelqu’un comme toi, dit Denise. Tu brilles moins, tu es effacé, mais tu es solide. Je t’ai toujours aimé au moins autant que Serge, même si je l’ai plus recherché que toi.

— J’étais disponible quand tu t’es mariée, dit Guy. Tu ne m’as pas demandé.

— Tu étais loin, dit Denise. Tu m’as déjà dit que tu aurais dit oui.

— Oui, dit Guy. Avant de connaître Marie.

— Tu la mets au-dessus de tout.

— Oui, dit Guy. Je n’ai rien à lui reprocher. Mais je t’aimais bien et je t’aime encore.

— Je ne t’en veux pas de l’aimer plus que moi, dit Denise. Je l’aimais aussi beaucoup. J’étais heureuse de vous voir ensemble.

— Je reconnais là ta gentillesse, dit Guy. Je t’admire de ne pas être jalouse. Être avec toi me réconforte. Je pense à toi quand je ne pense pas à Marie, quelquefois à Claire, mais elle est loin.

— N’oublie pas les enfants, dit Denise.

— Je n’oublie pas, dit Guy. J’en ai deux en plus d’Élise, et toi un. Le petit Damien va-t-il bien ?

— Oui, dit Denise. Il ne réclame plus son père. Il se porte bien. Et les tiens ?

— Marc est assez perturbé de ne plus avoir sa mère, dit Guy. Il me demande toujours pourquoi elle n’est pas là. Zoé le console. La petite Marguerite se rend moins compte... Comment vont tes beaux-parents ?

— Mon beau-père est triste, dit Denise. Ma belle-mère est devenue hystérique avec moi. Elle dit que c’est moi la responsable de l’accident.

— C’est invraisemblable, dit Guy. Tu n’y es pour rien.

— J’ai poussé Marie à aller avec Serge, dit Denise. Je suis responsable de sa mort.

— Tu n’es pas responsable, dit Guy. Tu ne vas pas suivre l’exemple de la femme du censeur. J’aurais fait comme toi. Ta belle-mère te reproche-t-elle cela ?

— Pour elle, dit Denise, il n'était pas heureux avec moi, ce qui le poussait à boire.

— L’accident est-il dû à la boisson ?

— La police a donné les résultats de l’autopsie, dit Denise. Ne les as-tu pas eus ?

— Seulement pour Marie, dit Guy.

— Il y avait de l’alcool dans le sang de Serge, dit Denise.

— L’alcool a dégradé la raison de Serge et a tué Marie, dit Guy. Ta belle-mère va-t-elle se calmer ?

— Je l’espère sans y croire, dit Denise. Elle ne m’a jamais pardonné de lui avoir pris son fils. Serge faisait tout bien et moi tout mal. J’évite de la rencontrer. Mon beau-père est plus gentil. Il essaye d’arrondir les angles.

— As-tu assez d’argent ?

— Je tire le diable par la queue à cause des frais d’enterrement, dit Denise. Serge ne voulait pas être incinéré. Ma belle-mère a exigé un grand tralala et un nombre phénoménal d’invités. Ils ont fait la fête dès qu’ils se sont mis à boire. Toutes mes économies y sont passées. Je préfère disparaître comme Marie, discrètement.

— Nous n’avons pas le culte des ancêtres, dit Guy, et nous nous débarrassons des morts. C’est pourtant un paramètre qui distingue l’homme des animaux. Nous ne sommes pas dans la norme.

— La norme m’a ruinée, dit Denise. La voiture était pratique pour aller au lycée Ouest. L’assurance ne me donne rien, mais je me débrouille. Je roule à bicyclette.

— Je ne vais pas te laisser tomber, dit Guy. J’ai promis à Marie de t’aider en cas de besoin. Je te fais un chèque pour t’acheter une voiture.

— Si tu te prives pour moi, dit Denise, cela me gêne. Ta voiture n’est plus toute neuve.

— Elle roule très bien, dit Guy. Je ne me prive pas du tout. J’ai de l’argent à ne pas savoir qu’en faire.

— Tu m’en diras tant, dit Denise. Es-tu vraiment riche ? Quand je t’ai connu, tu n’avais pas un sou. As-tu fait un héritage ?

— C’est l’héritage de Marie et de Paule, dit Guy.

— En dehors des vêtements de Marie et de votre grand appartement loué à bas prix, dit Denise, vous n’aviez pas l’air de rouler sur l’or.

— Marie ne dépensait pas la moitié de son traitement de professeur, dit Guy. Elle n’avait pas de besoins. Elle était encore plus économe que toi. Elle ne voulait jamais rien, ni fleur, ni bijou, ni fard, ni parfum.

— Une perle, dit Denise.

— Oui, sans perle sur elle, dit Guy. Ne s’occupant que de son travail et de ses proches. Elle a des revenus énormes qui me reviennent maintenant.

— D’où ces revenus viennent-ils ?

— De ses photos, dit Guy.

— Les photos rapportent tellement ? Je trouve Marie assez belle sur ses photos, avec son visage retouché, mais il y a de nombreuses filles très belles, et à mon avis plus belles qu’elle : ne serait-ce qu’Odile dont tu m’as montré la photo prise par Joël. Elle a de la poitrine non artificielle. Pourquoi la choisir, elle, et pas les autres ?

— C’est Paule qui a tout organisé, dit Guy. Sans elle, les photos n’auraient rien rapporté. J’ai étudié ce que m’a laissé Paule. Elle a fait un travail énorme de promotion. Elle a fourni des photos dont les magazines avaient besoin. Le travail était tout mâché. C’est elle qui s’est placée. Elle a joué sur le fait que ceux qui choisissent prennent ce qu’ils ont sous la main plutôt que de chercher ailleurs quelque chose d’équivalent. Elle a doublé tout le monde avec sa façon de faire. Les premières séries en ont appelé d’autres et de pays à pays on s’est copié. Paule était toujours là pour fournir ce qu’on cherchait. Cela dure encore. Paule m’a montré comment faire.

— Marie n’est plus là, dit Denise. Tout va s’arrêter. Elle ne va plus poser.

— Cela peut encore durer, dit Guy. Paule a gardé toutes les photos et n’a jamais donné d’exclusivité. En plus, le stock est énorme. Directement, les poses pour les vêtements sont de petites sources de revenus, car les photos qu’on en tire sont exploitées pour des publicités ordinaires. Souvent, le mannequin n’est là que pour porter. On lui coupe la tête, les jambes ou les deux à la fois au moment des tirages et la publicité ne dure qu’une saison ou une semaine. Avec un bon photographe, cela fait aussi de belles photos, avec de beaux vêtements et de belles poses qui rentrent dans des séries. Cela se vend cher, car ce n’est plus de la publicité. C’est de l’art, en grand format sur papier glacé. Paule a tout classé et sélectionné ce qui se vend. Je peux fournir très longtemps et la demande ne faiblit pas. Le mélange des photos de toutes les années est possible. Marie n’a pas changé de look. Certains magazines remplissent un numéro avec uniquement une série de Marie. Une photo se vend déjà cher et la série vaut une fortune quand on arrive à la placer.

— Fais-tu aussi bien que Paule ?

— Presque, dit Guy. Elle m’a montré le chemin. C’est elle qui a eu l’idée et qui a réalisé. C’était une vraie femme d’affaires. Je continue seulement sur sa lancée et ce que j’ai étudié avec Blanche me sers beaucoup.

— Quelle formation avait-elle ?

— Elle était comptable avant de se marier avec le père de Marie, dit Guy. Il ne voulait pas qu’elle travaille. Elle s’est arrêtée à ce moment-là.

— C’était quelqu’un de remarquable, dit Denise.

— Oui, dit Guy. Je n’ai pas tout dit. Le revenu direct des photos est important, mais le revenu indirect l’est encore plus.

— Explique, dit Denise.

— L’argent a été placé par Paule, dit Guy, et bien placé d’après moi. Elle a augmenté son capital de près de 10% chaque année en moyenne et en francs constants. En 8 ans, on multiplie par 2.

— Francs constants ?

— C’est simplement pour dire que l’inflation est déduite, dit Guy. Il y en a aussi en autres devises. J’hérite avec les enfants. Paule a fait encore mieux. Je viens seulement de m’en rendre compte ces jours-ci. J’ai eu la visite de plusieurs enquêteurs. Ils cherchent à savoir si Marie s’est suicidée ou si c’est un meurtre. Ce n’est pas le cas, ce qui me semble manifeste.

— J’écoute la suite, dit Denise.

— Paule a pris des assurances sur la vie sur ma tête et celle de Marie avec des capitaux difficiles à rapatrier à cause du fisc, dit Guy. Cela permettait de disposer d’un capital détaxé au bout d’une dizaine d'années. Marie et moi avions passé des visites médicales pour évaluer notre santé. La mort par accident de Marie me met à la tête d’un capital énorme, disponible dès que l’enquête sera close. Paule n’avait lésiné ni sur les primes, ni sur le nombre d’assurances qu’elle avait souscrites pour nous. Je suis très riche.

— Tu peux t’acheter plusieurs voitures ?

— Je peux m’acheter plusieurs grandes maisons, dit Guy.

— Ce n'est pas mal ! Tout cela est-il légal ?

— Parfaitement légal, dit Guy. Je n’ai rien trouvé d’anormal. Tout a été payé au fisc. Je vais placer tout cela.

— Ici, dit Denise, personne ne parle des photos de Marie. Personne ne les voit.

— Elles sont noyées au milieu de tas d’autres choses, dit Guy. On ne fait pas attention que le modèle qu’on voit sur un prospectus est une personne qu’on connaît. Moi-même, je ne la vois pas toujours. Les couleurs et les reproductions des publicités ne sont pas fidèles. Les photos sont allongées ou raccourcies, ce qui déforme les corps. Avec les retouches du visage, elle est méconnaissable.

— Tu dis que tu me paies une voiture, dit Denise.

— Pour moi, dit Guy, c’est une broutille. Je te fais un chèque.

— Pourquoi me fais-tu un si beau cadeau ? Je ne le mérite pas, dit Denise.

— Je t’aime encore, dit Guy. Veux-tu m’épouser ?

— Veux-tu m’acheter ?

— Je veux réparer une erreur du passé, dit Guy. Tu aurais dû te marier avec moi. Nous pouvons le faire maintenant.

— Malgré l’ombre de Marie ?

— Si Marie nous voit, dit Guy, je suis certain qu’elle est d’accord.

— C’est probable, dit Denise. Je me mets avec toi. J’y perds la voiture neuve.

— La nôtre n’est qu’à peine rouillée, dit Guy. J’ai vérifié la mécanique.

— Si c’est toi qui fais les réparations, dit Denise, j’ai confiance.

— Si je la donne dans un garage, dit Guy, je ne sais pas si c’est bien fait. Marie ne jurait que par cette voiture. Elle n’est plus cotée, mais elle va durer encore un an ou deux. Je suis à deux pas du travail et des magasins. Prends-la quand tu en as besoin.

— À ta vieille voiture, dit Denise, tu ajoutes une femme d’occasion.

— Une très bonne occasion, dit Guy. Je suis certain que les enfants vont être heureux avec toi. Ils vont avoir deux mères avec Zoé. Tu t’entends bien avec elle.

— Le mien aura un vrai père, dit Denise, comme il n’en aura jamais d’aussi bon. N’attendons pas pour nous mettre ensemble. Je m’installe chez toi et je liquide mon appartement. Ma bonne n’est plus bonne à rien depuis que Serge est mort. Elle l’aimait énormément et ne supporte pas la séparation. Elle fait peine à voir. Je ne peux rien pour elle. Elle m’a demandé si elle pouvait partir ; elle a trop de souvenirs chez moi. Elle s’en va. Zoé est d’une autre classe. C’est presque une amie. Je prends la place de Marie et je mets mon fils avec le tien. D’accord ?

— Oui, dit Guy.

— Veux-tu que nous le fêtions ?

— Je ne suis pas un fêtard, dit Guy.

— C’était façon de parler, dit Denise. J’ai envie de quelque chose depuis des années. J’ai promis à Marie. Je dois le faire impérativement.

— Quoi donc ?

— Faire l’amour avec toi, dit Denise. Marie le voulait si elle partait.

* ° * ° *

_

À la fin de l’année scolaire, Thomas contacte Denise et lui demande s’il peut passer la voir. Denise prend l’avis de Guy :

 

— Thomas veut venir passer quelques jours ici. Es-tu d’accord pour qu’il vienne ?

— Tu vois qui tu veux, dit Guy. J’aimerais faire sa connaissance. Il y a de quoi le loger. Tu as le choix de la chambre.

— Tu sais qu’il est mon amant, dit Denise. M’autorises-tu à coucher avec lui ?

— Tu n’as pas besoin de mon autorisation. Je ne suis pas jaloux. Si tu m’accordes encore tes faveurs après lui, je patienterai.

— Je t’aime, dit Denise. Je t’aimerai encore plus après cela.

— Tu vois, j’y gagne. J’ai hâte de voir ce garçon qui d’après toi me ressemble. Maintenant que Serge est mort, vas-tu lui dire qu’il est le père de ton garçon ?

— Non, dit Denise, ce n’est pas possible. La vie de l’enfant en serait bouleversée, et Thomas ne serait plus libre de faire sa vie comme il l’entend. Je lui ai volé sa semence. Je suis une voleuse, mais je garde mon larcin. La solution actuelle est la meilleure. Maintenant, c’est toi qui joues le rôle de père et je vous confonds un peu.

— Serge se doutait-il qu’il n’était pas le père ?

— Il ne m’a jamais posé la question, dit Denise. Pour lui, c’était son fils, et il l’est devenu. C’était un bon père. Il n’a pas dû remarquer qu’il n’allait pas avec moi quand il a été conçu. Je lui ai dit assez tard que j’étais enceinte. Il ne devait pas comptabiliser les dates de ses relations avec moi.

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Quand Thomas est là, Guy sympathise vite avec lui. Ils ont des goûts communs et des formations voisines qui facilitent les rapports. Ils sont tous les deux enchantés de cette visite. Denise les met sur un plan d’égalité en ne cachant ni à l’un ni à l’autre qu’elle se partage entre eux deux. Elle est heureuse de la nouvelle amitié des deux hommes.

Une autre fois, pendant les vacances, Thomas est reçu une quinzaine de jours dans le chalet à la montagne. Le partage se fait de la même façon.

 

Fin de la première partie du roman : « Sans jalousie aucune. » par Jean Morly.

 

 

 

Sans jalousie aucune

 

 

Deuxième partie

 

Chapitres 25 à 47

 

Amour et partage

 

 

Roman

 

 

Jean Morly

<

 

 

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Introduction

 

Ce tome est la suite du roman « Sans jalousie aucune.», dont les 24 chapitres du premier tome se déroulent dans les années 1960 à 1980 environ, avec les personnages que l’on retrouve ici. Leur liste est en fin de roman.

 

Résumé de la première partie :

 

Paule belle-mère de Marie est morte depuis 2 ans. Marie, première femme de Guy, vient de mourir avec Serge, le mari de Denise, dans un accident d’automobile. Le veuf Guy et la veuve Denise, tous deux professeurs de lycée, se sont mis ensemble avec leurs enfants, dans le vaste appartement de Guy. Ils sont accompagnés par Zoé, la bonne, mais aussi amie très chère de Marie, sortie de la misère par celle-ci, et dont Guy est en train de parfaire l’éducation. Zoé a subi des violences dans sa jeunesse, ce qui l’éloigne des hommes, mais elle a été apprivoisée par Guy, avec qui elle est devenue intime, comme Marie le souhaitait. Très jeune, en 1968, avec Elsa, une copine connue sur les bancs du lycée, Guy a eu une fille : Élise, qui vit avec Emma, la mère d’Elsa, car le mari d’Elsa ne l’a pas acceptée. Denise aime Guy, mais aussi Thomas, et Guy n’a jamais renié ses amours anciennes, dont Emma, Renée, Léa, Blanche, Hélène, Odile et Camille font partie. On retrouvera aussi Urbain, un ami de Guy, et le couple de Claire et André, amis de Marie, qui ont du mal à avoir des enfants, même pas insémination artificielle. Yvonne vit isolée dans sa province avec son fils Yves, enfant non reconnu de Pierre et filleul de Guy.

La lecture de la première partie du roman n’est pas indispensable pour lire la seconde, bien qu’elle favorise la compréhension de points de détail.

 

 

 

25 Guy, Denise, Léa et Blanche

* ° * ° *

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À la rentrée 1980, Denise est dans la salle des professeurs quand elle remarque un nouveau professeur qui inscrit son nom sur un casier. Elle s’approche et voit : « Léa Trine, professeur d’allemand ».

 

— N’êtes-vous pas Léa qui a habité chez Nathalie ?

— C’est moi, dit Léa. Je viens de chez Nathalie. J’y étais hier, et je cherche à me loger ici. Savez-vous à qui s’adresser ?

— Le concierge centralise les bonnes adresses, dit Denise. Quel genre de logement cherchez-vous ?

— Il me faudrait un deux ou trois-pièces, calme et pas trop cher, dit Léa.

— Dans quel coin ?

— Pas très loin du lycée Ouest, avec un garage pour la voiture, dit Léa.

— Il y a dans mon immeuble un quatre-pièces de mon propriétaire, dit Denise. Il ne loue que sur recommandation, mais pas très cher. Je peux vous l’indiquer. Venir de chez Nathalie est un bon gage. Il est peut-être un peu loin. Je mets 15 minutes à pied.

— Pour moi, ce n’est pas loin, dit Léa. Comment avez-vous connu Nathalie ?

— Parce que je vis avec Guy et que je suis souvent allée, avant vous, dans sa chambre chez Nathalie, dit Denise. Il m’a tout dit de vous. Il sera content de vous retrouver. Avez-vous fini ici ? Allons-nous voir mon propriétaire ?

— Je suis en voiture, dit Léa. Êtes-vous à pied ? Montez avec moi. Vous me guiderez.

— Vous avez une belle petite voiture, dit Denise. Je n’en ai qu’une grosse. Vous avez dû la connaître. Guy l’avait déjà quand il était avec vous : celle de son oncle.

— Oui, dit Léa. Ma voiture aussi est une occasion. C’est mon frère qui me l’a vendue. Il en voulait une plus grosse. Il m’a fait un prix. Je n’ai pas encore tout payé, mais elle roule bien. Mon amie Blanche m’a appris à conduire.

— Guy se fera un plaisir de vous l’entretenir, dit Denise.

— Va-t-il bien ? Je ne l’ai pas vu depuis longtemps, dit Léa.

— Il va très bien, dit Denise. Vous mangez avec nous ce midi. Nous serons peut-être un peu bousculées avec les enfants. Cela ne vous dérange-t-il pas ?

— Je ne veux pas abuser, dit Léa.

— Ce sera en toute simplicité, dit Denise. Guy sera là. Je vous conduis chez le propriétaire. Quand vous avez fini, vous prenez l’ascenseur pour monter au dernier étage. Nous habitons là-haut. Nous avons tout l’étage. J’entre avec vous pour vous présenter.

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Le propriétaire, connaissant Guy et Denise, ne fait aucune difficulté pour accepter Léa. L’appartement a des pièces très vastes et est beaucoup plus grand que ce qu’elle cherchait, une salle de bains disproportionnée, mais il lui convient par le loyer, moins élevé que ce qu’elle escomptait et par la proximité de Guy. Elle peut déjà mettre sa voiture au garage. Elle monte ensuite chez Guy qui vient lui ouvrir.

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— Bonjour, dit Guy à Léa. C’est une surprise. Entre donc. Tu n’as pas changé. Il paraît que tu t’installes ici ? Les beaux jours de chez Nathalie vont recommencer.

— Je m’installe, dit Léa. J’ai besoin d’acheter de quoi me meubler. Il faudra m’indiquer où se trouvent les magasins et la salle des ventes.

— Passez donc à table et servez-vous, dit Denise. Si j’ai bien compris, vous entrez dans un appartement vide.

— Je n’ai que ma télévision dans le coffre de ma voiture qu’il faudra m’aider à transporter, et mes affaires personnelles, dit Léa. Tout était fourni chez Nathalie. Je vais aller à l’hôtel.

— Le mieux est que vous vous installiez ici en attentant, dit Denise. La chambre d’amis est prête. Il y a un bon lit.

— Je ne veux pas vous gêner, dit Léa.

— Il n’y a pas de gêne pour nous, dit Denise. C’est grand ici. Vous pouvez vous isoler. Vous ne serez pas dépaysée ; Guy a repris les habitudes de chez Nathalie : propreté rigoureuse et pas de pollueurs. La gêne qui n’existait pas chez Nathalie est celle des enfants. Ils vont partout. Fermez la porte de votre chambre si vous voulez être tranquille.

— Tes meubles encombrent un garage, dit Guy. Tu peux en donner à Léa.

— C’est une bonne idée, dit Denise. J’ai de quoi vous meubler. Ce n’est pas la peine d’aller en acheter si ceux que j’ai vous conviennent. Je vous montrerai tout à l’heure.

— Je paye les meubles, dit Léa.

— Ils sont d’occasion. Je vous les donne, dit Denise.

— Je ne veux pas vous voler, dit Léa.

 

Guy intervient.

 

— Pour ne léser personne, je les ferai évaluer. Denise est généreuse, mais pas très riche.

— Je suis reçue comme une reine, dit Léa.

— Vous êtes une amie, dit Denise. Il est normal de vous aider.

— As-tu des nouvelles des membres de notre groupe, demande Guy ? Je sais qu’Hélène s’est mariée. J’avais envoyé un faire-part à Joël pour mon mariage. Il n’a pas répondu. Qu'est-il devenu ?

— Joël a semblé très fâché de te voir marié, dit Léa. Il a pesté contre toi en disant que tu l’avais abandonné. À la fin de l’année, il est parti sans laisser d’adresse.

— Et Vincent ?

— Il a envoyé une carte à la salle des professeurs, dit Léa. Il s’est marié en orient et il y est resté. Le proviseur a été content de ne plus avoir un professeur qui faisait de la propagande politique pendant ses cours. Renée a disparu, nommée ailleurs. Odile n’a pas bougé. Elle reste seule. Blanche est maintenant ma plus grande amie. C’est avec elle que je choisis maintenant mes vêtements. Elle a été formidable avec moi. J’avais un problème de discipline dans mes classes. Elle m’a conseillé et je ne suis plus chahutée.

— Quelle est sa méthode, dit Denise ?

— Il faut prévenir le chahut, dit Léa. Il faut punir des individus quand ils se laissent prendre et ne pas punir toute une classe d’un seul coup pour ne pas se la mettre à dos. Quand on remarque une anomalie sans trouver le coupable, il faut avertir que si on retrouve la même anomalie avec le coupable, il sera très sévèrement puni. Par exemple, si on reçoit de la craie ou une boule de papier, il faut informer que si on voit un lanceur, il ira en retenue. En ne laissant rien passer et en étant ferme au début, ils ne bougent plus. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire quand j’ai commencé à enseigner. Blanche a eu le courage de m’en parler, alors que tout le monde faisait le mort.

— Je reconnais que je faisais partie de ce monde, concède Guy. Sa méthode est celle que j’utilise.

— Je ne la connaissais pas, dit Léa. Blanche m’a aussi entraînée à la conduite automobile, comme elle a fait pour toi. Nous nous voyons souvent. Elle a demandé à être nommée ici. Cela m’a décidée à le faire aussi.

— Comment vont ses parents ?

— Ils étaient de plus en plus invalides, dit Léa. Ils sont morts tous les deux à la fin de l’année dernière. Blanche est beaucoup plus libre.

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À la fin du repas, Guy devant aller au lycée, Denise est seule avec Léa.

 

— Vous avez de beaux enfants, dit Léa. Quel âge ont-ils ?

— La petite a un an et les aînés ont trois ans, dit Denise.

— J’aime les enfants, dit Léa. Pendant que vous m’hébergez, je voudrais m’occuper un peu d’eux. Est-ce possible ?

— Bien sûr… Pourquoi Blanche a-t-elle demandé son changement pour ici ? Vous étiez amoureuse de Guy. Blanche devait l’être aussi. Ne serait-ce pas la raison de votre venue ici ? Êtes-vous toutes les deux encore amoureuses ?

— Nous ne voulons pas vous déranger, dit Léa. Voir Guy de temps en temps nous suffit. Guy a sa vie familiale. Nous ne voulons pas la perturber.

— Vous n’avez pas cessé de l’aimer pendant tout ce temps ?

— Non, dit Léa.

— Toujours autant, dit Denise, depuis le début ?

— Oui.

— Blanche aussi ?

— Oui, dit Léa. Il faut vivre avec.

— Cela donne à réfléchir, dit Denise. Nous sommes trois à aimer Guy.

— Vous avez tous les droits, dit Léa. Vous êtes sa femme. Nous ne comptons pas.

— Je ne suis pas sa femme, dit Denise.

— Les enfants vous appellent papa et maman, dit Léa. Je ne comprends plus.

— Les deux blonds sont les enfants de sa femme, qui est morte, il y a quelques mois dans un accident, en même temps que mon mari, dit Denise. Le brun est à moi. Guy est veuf et moi veuve. Comme nous nous aimons, nous vivons ensemble.

— Je comprends mieux, dit Léa. Les aînés ne sont pas des jumeaux. Pourquoi vous appellent-ils papa et maman ?

— C’est bien simple, dit Denise. Le mien m’appelle maman, et le sien l’appelle papa. Ils sont ensemble. Ils se sont passé les mots et nous n’avons rien fait contre. Je suis de ce fait la maman des trois et lui le papa. C’est plus simple pour eux et je trouve cela charmant.

— Comptez-vous vous marier ?

— Guy est plutôt pour, et moi contre, dit Denise. Je préfère garder ma liberté.

— Pourtant, vous avez un enfant, dit Léa, et vous étiez mariée ?

— Je l’étais, dit Denise. J’ai épousé Serge dans une période où je manquais de ressort. Je ne recommencerais pas.

— Votre mariage n’était pas heureux ?

— De son vivant, je n’ai jamais été malheureuse avec Serge. Il avait des qualités. Il m’entraînait vers l’extérieur, vers le mouvement. Je suivais. Je me donnais à lui sans aucune réticence, et je l’aurais volontiers fait plus souvent. J’aimais Serge. Il m’aimait aussi, à sa façon. Il ne m’a jamais critiquée. Ce n’est qu’avec le temps que j’ai constaté qu’il n’était pas aussi bien que je le pensais au début. Mon estime a baissé quand j’ai su qu’il s’était attaqué à Marie après avoir bu. C’était son seul gros défaut. Il est mort. Je ne vais pas l’accabler. Marie l’avait pardonné. Le destin me l’a enlevé et m'a poussée vers Guy. Je suis très bien avec lui. Je n’ai pas à me plaindre.

— Raison de plus pour vous remarier, dit Léa.

— J’aurais maintenant du mal à rester avec Serge, dit Denise. Le mariage n’est bon que pour les enfants. Il est si facile de se tromper sur la valeur de celui qu’on épouse.

— Seriez-vous allée jusqu’au divorce ?

— Je l’aimais trop pour divorcer, dit Denise, et j’étais engagée ; je devais aller jusqu’au bout. Serge s’adonnait aux drogues : le tabac, l’alcool. Il prenait aussi l’amour comme une drogue. Il devenait dur quand il avait bu. Mon rôle était de lutter contre cette tendance.

— Vous battait-il ?

— Non, dit Denise, mais il a forcé Marie et peut-être d’autres sous l’effet de l’alcool. C’est insupportable. En lui montrant qu’il dérivait, j’aurais pu le réformer, le convaincre de ne plus boire. Cela devait être possible. Il avait un bon fond.

— Pensez-vous vous tromper sur la valeur de Guy ?

— Non, dit Denise. Serge était fragile ; Guy est solide. Avec lui, il est inutile de renforcer des liens qui sont déjà les plus forts. Les promesses et les engagements ne servent à rien. Nous nous aimerons toujours.

— Vous savez que j’aime Guy, dit Léa. En bonne logique vous devriez m’éloigner pour préserver votre amour.

— Non, dit Denise. Ce n’est pas ma logique. Je ne serais pas allée vous chercher au lycée Ouest, ni offert un appartement dans l’immeuble. Je comprends que vous aimiez Guy et que je ne sois pas la seule.

— Que cherchez-vous ?

— La même chose que vous : le bonheur de Guy et de ceux qui l'aiment, dit Denise. Je voudrais vérifier les idées de Marie sur le partage. Si vous êtes venue ici, ce n’est pas pour faire du mal. Vous l’aimez sincèrement comme moi, et sans jalousie envers quiconque. Il n’y a pas de conflit potentiel entre nous. L’amour n’est pas toujours exclusif. J’ai aimé d’autres hommes et j’en aime encore un en dehors de Guy. Guy m’aime et a aimé plusieurs autres femmes. Nous avons toutes les trois les mêmes droits. Mon seul avantage est d’être dans la place et d’avoir eu quelques relations sexuelles avec lui. Si Guy veut vous aimer, c’est son droit. Nous devons nous aider.

— Je suis d’accord, dit Léa.

— Je souhaite devenir votre amie, dit Denise. Guy m’a dit qu’un cousin vous a violée quand vous aviez 15 ans et que vous avez connu d’autres hommes. Depuis que Guy est parti, en avez-vous connu beaucoup ?

— Pas un seul si on exclut un viol, dit Léa.

— Vous devez bien l’aimer, dit Denise. Que vous est-il arrivé auparavant ?

— Vous voulez savoir ? J’avais donc un cousin qui voulait toujours se battre avec moi, mais j’étais plus forte que lui. Je le repoussais. Il a réussi un jour en m’attachant. Avec son ami, on se battait encore. Je les excitais sans le vouloir. Les deux me provoquaient toujours, probablement pour sentir mon corps. Ma tête a heurté une fois le sol et j’ai été étourdie. Quand j’ai repris complètement mes esprits, l’ami m’avait violée et le cousin s’apprêtait à le faire. Je me suis dégagée.

— Il y en a eu d’autres ?

— Un seul avec qui j’ai fait l’amour sans qu’il me viole, dit Léa. Chez Nathalie, j’ai commis l’imprudence de confier un double de ma clé à Kurt, un jeune allemand sympathique, pour lui éviter de faire le pied de grue devant ma porte. On travaillait des leçons. Il a cru que c’était une avance. Il est venu chez moi le soir quand j’étais dans la salle de bains. Je ne m’y attendais pas. Je me suis retrouvée devant lui qui attendait ma sortie. J’ai tout de suite réalisé mon erreur, mais c’était trop tard. J’ai compris pourquoi il était là et il était gentil. Je ne l’ai pas renvoyé. J’ai fait l’amour avec lui. Je l’aimais un peu, pas beaucoup. Il est revenu plusieurs fois. Je n’y tenais pas, mais je l’ai laissé faire. Chez Nathalie, il ne faut pas faire de bruit et je devais assumer mon erreur. Je crois qu’il m’aimait. J’y prenais un peu de plaisir, mais je trompais Guy, ce qui me chagrinait.

— Guy vous aurait donné son accord, dit Denise. Il n’est pas jaloux. Au fond, vous ne vouliez pas. Pour moi, c’est un viol.

— Je ne sais pas, dit Léa. Refuser à un ami, c’est difficile. Je n’ai pas parlé de Kurt à Guy. J’aurais dû le faire.

— Si Guy vous avait dit d’aller avec Kurt, auriez-vous eu moins de réticences ?

— Je n’en aurais pas eu, dit Léa. Je l’aurais fait pour Guy. Kurt est heureusement parti assez vite. J’étais libérée. Ensuite, jusqu’à l’année dernière : rien. Guy était parti aussi. Puis il y a eu ce viol. J’allais de temps en temps au cinéma, dans la journée surtout, et rarement seule. Je demandais à Blanche de m’accompagner quand elle le pouvait. Ce jour-là, je voulais voir un film, et elle n’était pas libre. J’y suis allée à la dernière séance, la seule où il y avait de la place. En sortant, un type m’a suivie, m’a rattrapée, m’a poussée dans un coin et m’a violée. Il était deux fois plus lourd que moi. Il m’écrasait. Je n’ai pas pu résister.

— Finalement, vous avez eu très peu d’expériences heureuses, dit Denise. Quel est votre âge ?

— 29 ans, dit Léa.

— Un an de plus que Guy, dit Denise. Moi, j’ai 31 ans et j’ai eu des centaines de relations sexuelles avec 5 ou 6 hommes. Il est temps de vous y mettre. Je vous donne un conseil. Guy n’aime pas les fards. Si vous voulez lui plaire, ne mettez rien. Pas de rouge à lèvres, pas de noir sur les yeux, pas de fond de teint, pas de vernis sur les ongles et pas de faux cils.

— Sans maquillage, je me sentirais toute nue, dit Léa.

— Il aime les femmes nues, dit Denise. Je vais vous montrer votre chambre. Guy y a monté vos affaires. La salle de bains et la douche sont là, dans le couloir. Si vous voulez vous y plier, la tradition dans la maison est de ne pas fermer quand on se lave. Quand on a un besoin pressant, on aime bien que ce soit ouvert. Ne vous effrayez pas si quelqu’un se présente à la porte. On n’a pas l’habitude de frapper. Marie, la femme de Guy, que vous voyez sur les murs, nous a habitués. Elle avait des affinités nudistes. Elle, et les particularités des sanitaires d’ici, nous ont partiellement convertis. Même Zoé, la bonne qui ne jure que par elle, l’est devenue aussi.

— Aujourd’hui, dit Léa, elle est habillée.

— Si vous voulez la voir, dit Denise, venez en saison chaude. Moi, je l’ai vu passer l’aspirateur avec uniquement un petit maillot de bain. Il paraît qu’il y a quelques années, avant que la terrasse soit isolée pour les économies de chauffage, ils étaient souvent nus quand le soleil tapait. Il n’était pas question de pudeur : c’était nécessaire. Il fait moins chaud ici l’été, et aller jusqu’au nu n’est plus indispensable. Mais, j’y pense, Zoé baigne souvent les enfants dans notre grande baignoire qui est presque une piscine. Elle se baigne avec eux. Il n’y a qu’à entrer. Elle fait aussi sa gymnastique le matin, à côté de votre chambre ou parfois sous l’auvent de la terrasse. Elle y est nue quand il n’y a pas d’étranger. Bientôt, vous ne serez plus une étrangère. Je vais lui dire qu’elle peut se montrer à vous.

— Guy peut la voir ?

— Elle ne se cache ni à lui, ni à moi, ni aux enfants, et Guy aime bien la regarder, dit Denise. Elle a un physique différent du mien et du vôtre, et qui a son charme. Guy se montre aussi à elle et ils sont souvent nus ensemble. Marie y tenait. Ils continuent.

— N’y a-t-il rien entre elle et lui ?

— Non, dit Denise. Je ne crois pas. C’est neutre. Zoé est bloquée sexuellement. Elle n’aime pas les hommes, bien qu’elle puisse se jeter dans le feu pour Guy ou les enfants. De toute façon, il est libre de faire comme il veut, et elle aussi dans la mesure où nous n’y voyons pas d’inconvénient majeur. Je n’ai pas à intervenir. Je trouve pratique de pouvoir aller et venir au saut du lit sans me cacher, sans avoir à penser à m’habiller. Nous ne sommes pas nudistes. Nous exposer n’est pas notre but, mais nous n’avons pas de pudeur entre nous et Zoé. C’est commode de pouvoir utiliser ensemble cette salle de bain où on peut tenir à dix sans se gêner. S’il fallait faire attention à la nudité quand on y va, ce ne serait pas pratique.

— Guy m’aime-t-il ?

— Il ne vous l’a jamais dit ? À moi, il ne m’a pas caché qu’il vous aime.

— Quand je me suis offerte à lui, dit Léa, il a refusé.

— Je vais vous dire pourquoi, dit Denise. Votre amour est si profond, qu’il a eu peur de ne plus pouvoir s’en dégager. Il n’y avait pas que vous qu’il aimait. Blanche aussi.

— Je n’ai jamais cherché à accaparer complètement Guy, dit Léa. Je l’approuve d’aimer Blanche. Elle est mieux que moi. Je ne savais pas qu’il l’aimait. Elle non plus. Nous n’imaginions pas que c’était possible. Blanche est très attachée à Guy. Elle souffre de ne jamais le voir. Il faudrait que vous l’invitiez de temps en temps. Elle vient ici en espérant l’entrevoir. Je ne lui dirai pas que Guy l’aime. Cela lui donnerait de faux espoirs.

— Nous l’inviterons, dit Denise. Faites-moi confiance. Mais Guy vous aime toutes les deux. S’il veut de vous deux, comment allez-vous faire ?

— À lui de choisir, dit Léa. Entre Blanche et moi, il est normal qu’il prenne Blanche. Mais logiquement, c’est vous.

— Et il y en a deux qui continuent à aimer sans espoir, dit Denise. Je crois que Guy est capable de nous prendre les trois.

— Est-ce possible ?

— Jusqu’à ce que je rencontre Marie, dit Denise, cela me semblait impossible. Elle m’a fait changer d’opinion. Les conditions qu’elle donnait me semblent respectées. Seriez-vous jalouse de Blanche et elle de vous ?

— Non, dit Léa.

— Alors, nous allons tenter l’expérience, dit Denise.

* ° * ° *

_

— Je trouve que Léa est très bien, dit Denise à Guy le lendemain. Je crois que tu l’as mal jugée. Ce n’est pas une prostituée. Elle a été violée trois fois et n’a fait l’amour qu’avec Kurt, et que quelques fois en pensant à toi. C’est maigre pour une femme de 29 ans. Les enfants se pressent autour d’elle. Elle t’aime beaucoup. Tu devrais faire l’amour avec elle.

— À la place de le faire avec toi ?

— Je suis prête à partager, dit Denise.

— Tu ne me demandes pas si je l’aime ?

— Tu me l’as déjà dit. Tu n’as pas changé.

— Je l’aime un peu, dit Guy. Tiens-tu vraiment à ce que j'aille avec elle ? Si elle ne va pas beaucoup avec les hommes, c’est possible.

— Tu es gentil, dit Denise. Tu verras que j’ai raison. Si Marie était là, elle te dirait comme moi. N’oublie pas qu’elle voulait que je fasse l’amour avec toi. Léa est comme moi. Elle t’aime énormément, et en plus toi exclusivement. Avec Kurt, c’était par bonté. Tu as déjà montré que tu peux aimer plusieurs femmes, moi et Marie en particulier. Léa t’attend depuis des années. Elle mérite ton amour.

— Tu arranges cela ainsi, dit Guy.

— Ce sont toujours les femmes qui vont te chercher, dit Denise.

— Pas avec Marie, dit Guy.

— Si, dit Denise. Sans Paule et moi, tu ne te serais jamais marié. Laisse-moi faire. Prends Léa. Ne repousse pas une femme qui t’aime sincèrement.

— Bon, dit Guy. Je peux faire un essai. Quand veux-tu que je commence ?

— Je te ferai signe, dit Denise. Laissons Blanche arriver. Maintenant, c’est certain, Léa m’a dit qu’elle est amoureuse de toi. Blanche mérite que tu fasses le même effort avec elle. Tu m’as dit que tu l’aimes.

— Plus que Léa, dit Guy. Je l’ai toujours appréciée.

— Ce sont les deux ensembles, dit Denise. Tu ne vas pas les séparer. Elles sont amies.

— Te rends-tu compte que tu veux me mettre avec trois femmes ? C’est presque un harem. Comment cela s’organise-t-il ? Vous allez vous chamailler.

— Tu laisses les femmes s’organiser entre elles, dit Denise. Si aucune ne tire la couverture à elle, cela se passera bien. Je crois qu’il est aisé de contenter tout le monde. Nous ne nous chamaillerons pas. Avec Léa, c’est impossible, et avec Blanche, d’après ce que tu m’as dit sur elle, c’est improbable.

— Bon, dit Guy. Je connais Blanche. C’est possible si vous restez à égalité. Cela dépend surtout de toi. N’engage rien sans mon accord. Laisse-moi le temps de la réflexion. En attendant, ai-je encore le droit d’aller avec toi ?

— À volonté, dit Denise. Thomas n’est pas là.

* ° * ° *

_

Léa s’installe dans son appartement avec les meubles de Denise. Tous les jours, elle passe chez Guy et se rend utile avec les enfants ou à la cuisine. L’amitié avec Denise grandit. Guy la trouve presque jolie depuis qu’elle offre un visage plus naturel. L’idée de coucher avec Léa le gêne moins. Elle fait partie de son environnement. Il la trouve de plus en plus sympathique. Il est ému par cet amour latent pour lui qui n’a jamais cessé depuis qu’elle le connaît. Il se reproche de l’avoir négligée.

* ° * ° *

_

Blanche arrive au lycée Sud. Elle est intendante et occupe un appartement de fonction. Guy l’invite chez lui.

 

— Léa nous avait annoncé ton arrivée, dit Guy. Je suis heureux de te voir. Tu n’as pas changé. Tu as toujours la même silhouette et la même élégance discrète.

— Je te retrouve aussi comme avant, dit Blanche.

— Je te présente ma compagne : Denise et nos trois enfants, dit Guy.

— C’est une belle famille, dit Blanche.

— Léa vient nous voir de temps en temps, dit Guy. C’est une amie que nous avons plaisir à accueillir. Elle nous a dit beaucoup de bien de toi. J’ai appris que tes parents sont morts. Cela n’a-t-il pas été trop pénible ?

— Grâce à Léa, j’ai pu tenir le coup, dit Blanche. Il fallait s’occuper d’eux constamment. Léa a été admirable. La dernière année a été épouvantable, mais Léa était là pour m’aider. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Sans elle, je ne sais pas comment j’aurais pu m’en tirer. Elle m’a même avancé de l’argent en se serrant la ceinture, et a dû emprunter à son frère pour garder sa voiture. Léa m’a téléphoné de longs moments pour me parler de vous et de l’accueil qu’elle a eu. Elle vous aime bien tous les deux et a été conquise par les enfants.

— Léa ne fait pas de bruit, dit Denise, mais elle est efficace. Avec les enfants, elle se débrouille remarquablement. Elle est séduite par leur calme, qu’elle dit ne pas trouver chez les autres enfants.

— Ton travail au lycée te convient-il, demande Guy ?

— Oui, c’est dans ma partie, répond Blanche. Il y a beaucoup de choses à faire. J’ai visité l’internat. Il y a encore des lits courts. Les élèves sont de plus en plus grands, et les lits doivent avoir au moins 20 cm de plus que leur taille. Je vais commander d’autres lits.

— De quelle longueur ?

— Deux mètres, et une dizaine de plus longs, dit Blanche.

— Dans un lit de quelle longueur couches-tu d’habitude ?

— 2,10 m, dit Blanche. Il n’est pas encore arrivé. Mes meubles n’arriveront que la semaine prochaine.

— Où as-tu dormi cette nuit ?

— Dans mon appartement, dans un lit de l’internat.

— Un petit lit ?

— Il n’y en a pas d’autres, dit Blanche. J’ai dormi en chien de fusil.

— Venez vous installer chez nous en attendant, dit Denise. Tous les lits sont longs : ils ont été rallongés. Pour le matelas, on ajoute un traversin ou un bout de mousse à la tête, pour combler le vide du grand matelas standard de 160x200. C’est Guy qui en a eu l’idée. C’est mieux qu’un matelas aux dimensions du lit, car pour les draps-housses, c’est pratique ; ce sont ceux des matelas standard.

— Je ne veux pas vous gêner, dit Blanche.

— Nous venons d’héberger Léa, dit Denise. Vous prenez sa place. La bonne se plaint de ne pas avoir assez de travail.

— Dans ce cas, je m’installe ici. Tout ce que j’ai aujourd’hui est à peu près sur mon dos. Votre bonne recherche-t- elle vraiment le travail ? Ce n’est pas le cas de tous les ouvriers du lycée.

— Elle est avec nous depuis plusieurs années, dit Guy. Elle fait partie de la famille. Elle est très active et très franche. Il faut la croire.

— Je vous passe une chemise ou un pyjama pour la nuit, propose Denise. J’en ai tout un stock qui ne sert pas.

— Je ne mets rien, répond Blanche. Je m’entortille si je mets un vêtement de nuit.

— Vous avez les habitudes de la maison, dit Denise. Personne ne met rien ici. Léa non plus. C’est important de dormir à l’aise. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas. Je vous montrerai la chambre et je vous ferai tout visiter.

— Bien entendu, dit Guy, tu manges aussi ici.

— L’auberge a l’air bonne, dit Blanche, si j’en crois Léa. Nous préférons comme vous la nourriture peu épicée. Pour le lycée Sud, au niveau technique, tu dois pouvoir m’aider. Le chauffage des salles contre la rue et la protection contre le bruit sont à revoir avant l’hiver. Peux-tu voir le problème rapidement avant que je convoque les spécialistes ?

— Je vais m’en occuper, répond Guy. A priori, il faut mettre des doubles vitres épaisses contre la rue et fermer les ouvertures de ce côté. Sur les radiateurs, la pose de robinets thermostatiques réglés vers 20°C devrait suffire, car le chauffage est irrégulier, mais assez fort. Il faudrait aussi un pare-soleil statique au-dessus des fenêtres au Sud.

— Je vois que tu ne manques pas d’idées, dit Blanche.

— C’est facile pour moi, dit Guy. J’ai étudié la thermique quand j’ai dû résoudre le problème du chauffage de cet appartement. Il faudra que je te montre ma gestion de photos, dit Guy.

— Je ne sais pas ce que c’est, mais je regarderai volontiers.

 

Denise a aussi à proposer quelque chose.

 

— J’ai à vous montrer une collection de vêtements qui doivent vous aller.

— Je suis trop grande, dit Blanche. Il n’y en a pas beaucoup à ma taille. Je réalise ceux que je porte.

— D’après vous, dit Denise, la femme qui est sur cette photo, sur le mur, a quelle taille ?

— Je dirais, à peu près comme vous, dit Blanche. Je suis plus grande. C’est une femme élégante.

— Venez, dit Denise. J’ai plus l’œil que vous. Elle a votre taille. Allons voir la robe qu’elle porte. Elle doit vous aller.

 

Denise entraîne Blanche vers la pièce où elle la trouve et l’aide à l’enfiler. La robe s’adapte idéalement à la poitrine de Blanche qui a une conformation voisine de celle de Marie quand elle met les faux seins. Elles reviennent vers Guy.

 

— Guy, dit Denise, regarde si elle est belle dans cette robe !

— Elle te va comme un gant, dit Guy. Tu as la même taille et la même forme de corps que Marie. Tu es très jolie.

— Qui est Marie, demande Blanche ?

— C’est la femme de Guy qu’il a perdue, il y a quelques mois, dit Denise.

— Oh ! Oui. J’en ai entendu parler au lycée Sud, et par Léa aussi. C’est elle qui est sur la photo. Elle avait un très beau visage.

— Il est amélioré sur la photo.

— Elle mettait des faux seins ?

— Eh oui ! Vous voyez ! Vous vous ressemblez par le corps, dit Denise. Vous avez la même taille, les mêmes jambes, le même ventre, la même poitrine, à la rectification près. Tout pareil, à part bien sûr la figure et la couleur des cheveux qui était, ne vous en froissez pas, un peu mieux chez Marie et encore plus sur la photo. Vous ne chaussez pas du 42 par hasard ?

— Si, dit Blanche.

— Comme Marie, dit Denise. Je ne peux pas mettre ses chaussures. J’ai les pieds trop courts. Vous allez hériter d'une belle collection de chaussures neuves. Gardez la robe. Cela vous va à ravir. Je vais pouvoir vous passer quantité de vêtements de Marie. Ce n’est pas ce qui manque.

— Il ne faut pas vous démunir, dit Blanche. Je peux retoucher la robe à vos mesures.

— Ce n’est pas la peine et mes seins ne s’enfilent pas comme les vôtres dans les habits de Marie, dit Denise. J’ai assez de robes. Je crois que Guy aime les grandes femmes comme Marie et vous. Il l’aimait plus que moi, malgré sa poitrine plate. Il m’a dit qu’il vous a aimée sans oser le dire. Vous ne l’aimez pas non plus ?

— Tu exagères, intervient Guy. Tu la fais rougir. Laisse-la tranquille.

— Je suis pour la vérité, rétorque Denise. Vous vous aimez tous les deux. Ce n’est pas la peine de le nier. Léa me l’a dit. Vous aimez Guy et Léa aussi.

— Je ne savais pas que Guy m’aimait, dit Blanche.

— J’ai donc eu raison de le dire, dit Denise. À votre âge à tous deux, vous n’avez pas honte de ne pas savoir vous rapprocher ?

— Je ne suis plus toute jeune, dit Blanche. J’ai 36 ans. Je crois que c’est fini pour moi.

— Pourquoi êtes-vous venue ici, dit Denise, si ce n’est pour répondre à votre amour ?

— C’est sans doute une erreur, dit Blanche. Nous nous sommes monté la tête avec Léa, en regardant la photo de Guy. Il vaut mieux vous laisser en paix.

— Vous avez une photo de moi, s’exclame Guy ! Seul Joël faisait des photos, et rarement. Où l'avez-vous trouvée ? Est-ce Joël qui vous l’a donnée ? J’ai seulement la photo d’Odile venant de lui.

— C’est Léa qui l’a récupérée dit Blanche. Un jour, sur la place, un photographe des rues t’a pris en photo et t’a donné le ticket pour aller la chercher. Tu l’as mis dans ta poche et en rentrant, tu l’as jeté dans la corbeille à papiers. Léa l’a vu, a pris le ticket, et a acheté la photo. Je l’ai remarquée un jour dans son sac. Je voulais souvent voir ta photo. Nous nous sommes avouées toutes les deux que nous t’aimions et le projet de venir ici a germé petit à petit. Nous voulions simplement nous rapprocher de toi. Nous ne voulons pas vous perturber.

— Vous oubliez que Guy vous aime, dit Denise. Dis-moi, Guy ? Souhaites-tu qu’elles restent ou qu’elles s’en aillent ?

— Vous êtes toutes libres de faire ce que vous voulez, dit Guy. J’aime bien être avec vous. Cela me gênerait de vous perdre.

— Tu veux donc qu’elles restent ?

— Oui, si c’est possible, dit Guy.

— Es-tu capable de te partager entre nous trois, dit Denise, Léa, Blanche et moi ?

— Il ne faut pas m’en demander trop, dit Guy.

— Vous voyez, dit Blanche. Nous sommes trop. Vous restez avec Guy et nous nous éclipsons.

— Ce n’est pas ce que j’ai compris, dit Denise. Guy nous dit qu’il n’a pas les moyens physiques de nous satisfaire pleinement. Je me trompe ?

— Non, dit Guy.

— Je suis prête à diminuer le nombre de mes relations avec Guy, dit Denise. Si vous et Léa êtes raisonnables, c’est envisageable.

— Vous ne serez pas jalouses de nous ?

— Non, dit Denise. J’espère que vous ne le serez pas non plus de moi.

— Soyez tranquille de ce côté, pour moi et pour Léa, dit Blanche. Et si Guy se met à préférer ne plus rester qu’avec l’une de nous ?

— Il me semble normal que dans ce cas les autres s’effacent, répond Denise.

— Vous êtes très généreuse, dit Blanche. Qu’est-ce qui vous pousse à faire cela ?

— J’aime assez Guy pour que mon amour ne soit pas exclusif, dit Denise. Guy est capable d’aimer plusieurs femmes en même temps, tout comme moi qui aime Guy et aussi d’autres hommes. Vous et Léa êtes plutôt des femmes à un seul amour. Ce serait du gâchis de vous éliminer. Guy sait aussi que Marie aurait approuvé cette réunion, et je le fais en pensant à elle. Si vous êtes d’accord, il faut l’organiser avec Léa.

* ° * ° *

_

Blanche s’installe chez Guy, et devient vite, comme Léa, l’amie de Denise. Quelques jours plus tard, ils se réunissent à quatre. Denise préside.

 

— Nous voilà réunis pour parler de l’avenir. Si vous permettez, je vais vous tutoyer et vous de même avec moi. Ce sera plus intime.

— J’allais le proposer, dit Léa.

— Je résume la situation, reprend Denise. Nous aimons toutes les trois Guy et il nous aime toutes. Actuellement, je suis la seule à faire l’amour avec Guy. Nous allons le partager en nous entendant sur un calendrier. Je propose de nous mettre à égalité.

— Ce ne serait pas juste, dit Blanche. Vous avez plus de droits que nous.

— Ce n’est pas mon avis et tutoie-moi, dit Denise. Je propose que Guy puisse déroger à cette loi d’égalité s’il le souhaite.

— Je suis d’accord, dit Blanche.

— Moi aussi, dit Léa.

— Êtes-vous prêtes à commencer ? Prenez-vous la pilule ?

— Non, dit Blanche.

— Moi non plus, dit Léa.

— C’est la première chose à faire, dit Denise. Vous allez vous en faire prescrire par votre médecin. Je vais vous donner le numéro de téléphone et l’adresse du mien. Il n’habite pas très loin et donne un rendez-vous le jour même ou le jour qui suit. Blanche, as-tu déjà fait l’amour ?

— Jamais.

— Je crois que tu devrais aller consulter un gynécologue, dit Denise.

— Penses-tu qu’il faut le faire ?

— C’est plus prudent, dit Denise. Je te donne l’adresse.

— Tu me la donnes, dit Léa. Je vais aussi y aller.

— On commence dès qu’on a le feu vert du gynécologue, dit Denise. Nous alternons de soir en soir. Quand Guy a fait l’amour avec l’une, elle laisse la place à l’autre le soir suivant.

Blanche questionne :

— Si Guy n’a pas envie ?

— On attend ou on laisse sa place, dit Denise. Es-tu d’accord, Guy ?

 

Guy n’a encore rien dit :

 

— Il vaut mieux ne pas trop discuter. J’exécute. S’il y a des difficultés, vous me permettrez de me retirer.

* ° * ° *

_

L’installation provisoire de Blanche devient définitive, son appartement de fonction restant annexe. Léa garde son appartement, mais s’installe aussi chez Guy. Il va servir pour les personnes qu’ils invitent. Guy y met un interphone qu’il relie à ceux qu’il a déjà chez lui. C’est une installation privée qui en principe relève du monopole du téléphone public, mais c’est si commode et facile à réaliser pour lui, qu’il n’hésite pas à passer quelques fils dans les gaines de l’immeuble, avec Zoé qui ne se fait pas prier pour l’aider.

 

Quand Léa est la première fois avec Guy, elle est un peu tendue. Ils se déshabillent et il la caresse. La peau est encore un peu molle, mais moins que dans son souvenir. Elle n’est presque plus moite, car elle n’a plus l’attente qui la faisait transpirer du temps où Guy se contentait de l’exciter. Ils font l’amour sans difficulté. Léa éprouve de si intenses sensations qu’elle en suffoque presque. Quand il la laisse enfin, elle met longtemps avant de reprendre ses esprits. Elle se blottit contre lui et se laisse caresser.

* ° * ° *

_

Denise est curieuse :

 

— Comment cela s’est-il passé ?

— C’est merveilleux l’amour, dit Léa. Je ne pensais pas avoir un jour ce bonheur. C’est à toi que je le dois. C’est le plus beau jour de ma vie.

— Et toi, dit Denise, Guy, tu ne dis rien ?

— J’ai eu plus de plaisir que je n’espérais. C’est toi qui as raison. Léa est un amour.

* ° * ° *

_

Le médecin conseille fortement à Blanche de se faire inciser un hymen particulièrement résistant, probablement épaissi par l’âge. C’est une intervention mineure qu’il pratique lui-même. Il lui demande de revenir pour contrôler la cicatrisation et le bon état des organes. Elle est alors disponible et prend son tour avec Guy.

C’est la première fois qu’elle est avec un homme. Elle a encore beaucoup de pudeur et ne sait pas quel comportement adopter. Guy la met à l’aise et ne la brusque pas. Il trouve en elle beaucoup de points communs avec Marie, comme la peau qui a le même velouté. Elle a des seins différents, plus classiques, qui ne sont pour lui ni un plus, ni un moins. Elle est moins musclée et certainement moins souple, mais il les associe vite dans sa pensée. Tout en sachant qu’il n’est pas avec Marie, il se comporte comme avec elle. Il utilise la même douceur. Il n’a pas à patienter longtemps comme avec Marie, car l’approche est facile et Blanche se laisser tout de suite toucher sans aucune réaction de rejet. Elle se donne comme Marie. Ils sont heureux, tous les deux, du résultat.

* ° * ° *

_

Le matin, Denise questionne :

 

— Alors ?

— Si vous voulez savoir, dit Guy, j’ai dormi comme un loir et Blanche n’a pas les pieds froids.

— Je ne me suis jamais sentie aussi bien, dit Blanche. J’ai déjà envie de recommencer. C’est dommage qu’il faille prendre son tour.

— Je te passe le mien ce soir, dit Denise.

— Non, ce serait déloyal, proteste Blanche. Tu as plus que moi droit au bonheur.

— C’est de bon cœur, dit Denise. Tu es comme une jeune mariée. Je te laisse mon tour. Tu me le revaudras une autre fois.

— Je t’aime bien, tu sais, dit Blanche.

 

Denise s’informe :

— Es-tu d’accord Guy ?

— Oui. J’ai une drôle impression. Je crois avec Blanche que je suis avec Marie.

— C’est certainement agréable, dit Denise. Tu sais, je fais le même genre d’association entre Thomas et toi. À mon avis, c’est bon signe. Blanche, tu vas être une rivale très dangereuse. C’est toi qu’il va préférer.

— Je te laisserai toujours ta place, dit Blanche.

— Pas cette fois-ci. Je t’en fais cadeau, dit Denise.

— Et demain soir, ce sera encore Blanche, dit Léa qui n’a pas encore parlé. Elle a du retard à rattraper. Trois fois de suite, ce n’est pas beaucoup.

— Si je compte bien, dit Denise, c’est plutôt quatre si nous donnons toutes les deux.

— Vous me comblez, dit Blanche.

* ° * ° *

_

Petit à petit, le rythme est pris. Il n’y a pas de heurt entre les femmes. Elles s’apprécient de plus en plus. Elles se respectent et abandonnent volontiers leur tour auprès de Guy, tout en y tenant énormément. Toutes contribuent à la bonne marche de la maison en s’occupant des enfants, du ménage et des repas qu’ils prennent très souvent en commun. À Noël 1980, Thomas vient quelques jours. Denise cède sa place pour aller avec lui. Blanche, de semaine en semaine, voit son plaisir augmenter puis se stabiliser à haut niveau. Léa, chaque fois, se retrouve au septième ciel. Guy les aime toutes et est heureux de la bonne entente générale. Passer de l’une à l’autre n’est pas naturel pour lui. Une seule femme lui suffirait amplement, mais il voit que tout s’arrange bien et l’effort pour s’habituer au carrousel de ses femmes dans son lit est compensé par l’enrichissement qu’il trouve dans la vie courante à leur contact. Si elles n’étaient pas heureuses, il chercherait une autre solution, mais l’harmonie qui règne très vite le persuade que Denise n’a pas eu tort de lui imposer cette nouvelle façon de vivre. Blanche, avec sa culture économique et ses manières qui rappellent Marie, lui plaît beaucoup. Léa, pleine de bons sentiments et faisant tout ce qu’elle peut pour s’intégrer, l’émeut profondément. Denise, partiellement privée de Guy, contrebalance cet inconvénient par l’amour qu’elle porte vite à Blanche et à Léa, celles-ci lui rendant bien. Rapidement, les trois femmes et Guy forment un bloc soudé, au point que, lorsque au bout de quelques semaines ils font le bilan, d’un commun accord, ils pérennisent la situation.

* ° * ° *

_

Guy montre à Blanche la façon de gérer qu’il utilise pour ses capitaux et les photos de Marie. Elle étudie longtemps le problème. La gestion de Guy, issue de celle de Paule est cohérente. Elle ne trouve pas de grosses failles. Elle suggère à Guy quelques modifications de détail qui allègent le travail et trouve quelques points faibles, mais dans l’ensemble, elle considère que c’est très bon. Par la suite, c’est elle qui prend en main la gestion, avec l’aide de Guy.

* ° * ° *

_

Urbain et Guy continuent leur collaboration. Marie leur manque pour les traductions. Heureusement, Léa connaît aussi assez bien l’anglais et vient à leur secours. Sans avoir l’aisance de Marie, elle est utile. Il est rare qu’ils ne la sollicitent pas et elle les aide volontiers.

_

— Urbain a décidé de se marier, dit Guy à Blanche.

— C’est une bonne nouvelle. Est-ce la fille que j’ai vue passer à son bras, en bas, hier matin ?

— C’est certainement elle, dit Guy.

— Il a bien choisi, dit Blanche. Elle est splendide. J’ai rarement vu une fille aussi belle. Elle a beaucoup de charme. Je me suis arrêtée pour bien la regarder. Urbain va avoir une femme exceptionnelle.

— Tu trouves ? Elle ne vous vaut pas, dit Guy.

— Tu n’es pas sensible à sa beauté ?

— Elle est comme toi, dit Guy.

— Si tu me mets à son niveau, dit Blanche, je suis flattée. Elle est plus belle que l’était Marie. Elle est même franchement au-dessus.

— Vous êtes toutes belles, dit Guy.

— Marie n’était pas pour toi plus belle que les autres ?

— Vous me dites toujours cela, dit Guy, mais honnêtement, je l’aimais beaucoup, mais sa beauté ne m’a jamais frappé, pas plus que celle de cette fille.

— Tu es de temps en temps aveugle, dit Blanche. Marie vendait pourtant cette beauté. Elle avait un beau visage.

— Sur les photos, dit Guy. Je la préférais au naturel, mais sa beauté, si beauté il y a, n’était pas ce qui m’attirait, tout comme les vôtres.

— Il n’empêche que cette fille est une vraie beauté, dit Blanche. Tout est harmonieux en elle. Tu peux l’engager pour poser à la place de Marie. Il n’y en a pas une qui la vaut dans toutes celles que je connais. Ses yeux sont d’un vert fascinant. Elle n’a pratiquement pas de fards. Elle devrait te plaire.

— Ne pas avoir de fards est un plus pour moi, dit Guy, mais je ne voudrais pas être l’employeur d’une telle fille. C’est une secrétaire que je connais pour lui avoir donné un peu de travail. Elle ne travaille pas bien.

— Si elle est secrétaire, dit Blanche, elle a raté son métier. Elle est faite pour être photographiée, et pas seulement pour porter des vêtements comme Marie. Elle a un corps magnifique, qui me fait penser à Odile, avec des seins qui doivent plaire aux hommes. Si nous la dirigeons, comme Paule a fait avec Marie, nous pouvons lui faire gagner une fortune. Je suis sûre que ses nus peuvent se vendre comme des petits pains. Elle a tout pour elle. Elle n’est pas plate comme une limande. Les nus de Marie ont été un échec à cause de cela, car le visage ne suffit pas. Odile est trop vieille pour poser. Avec celle-là, tu n’as aucun risque, et nous sommes capables de la promouvoir.

— Je reconnais là ta formation financière et ton esprit pratique, dit Guy. Elle a un tas d’hommes qui lui tournent autour.

— Ce n’est pas une tare, dit Blanche. Cela prouve qu’elle est vendable. Tu as bien un tas de femmes autour de toi.

— Elle les aguiche, dit Guy. Elle a des bagues, des colliers, des bracelets en quantité, et pas du toc. Elle en change tous les jours.

— Elle est peut-être riche, dit Blanche.

— Cela m’étonnerait, dit Guy. Elle se paye tout ce qui est cher, mais en se le faisant offrir. Elle a aussi des robes qui valent celles de Marie. Elle ne doit pas faire beaucoup d’économies.

— Comment sais-tu que ses robes sont chères ? Tu n’es pas capable d’évaluer les nôtres, dit Blanche.

— Il y a des étiquettes de grands couturiers qu’elle ne cache pas comme vous, dit Guy.

— Ce sont les hommes qui lui payent tout ?

— Oui, dit Guy. Elle offre son sourire en échange, et ses charmes aux plus réticents.

— Elle t’a fait des propositions ?

— Mêmes pas voilées, dit Guy. Elle voulait une broche.

— Chère et contre un sourire ?

— Oui, très chère, et j’ai refusé, dit Guy. Elle m’a alors exposé innocemment ses dessous, puis enfin, proposé à demi-mot de coucher avec moi. J’ai encore refusé. Nous sommes en froid.

— Je comprends mieux ton attitude, dit Blanche. Le fait-elle avec beaucoup d’hommes ?

— À en juger par le nombre de ses bijoux et le nombre de ses satellites, dit Guy, elle ne doit pas chômer.

— Elle vend ce qu’elle a, comme nous tous, dit Blanche. Tu vends ton savoir et ta logique à ton employeur.

— Nous ne faisons pas comme elle, dit Guy. Elle vend ses charmes. C’est une prostituée.

— Marie aussi vendait ses charmes, dit Blanche. Elle s’exposait à tout le monde.

— Ce n’est pas pareil, dit Guy.

— Si, dit Blanche, au moins pour les sourires. Cette fille est plus généreuse si elle va plus loin.

— Ce n’est pas logique, dit Guy. Je ne peux pas mettre Marie et elle dans le même sac.

— Il faut pourtant l’admettre, dit Blanche.

— Non, dit Guy. Marie ne se montrait pas uniquement pour avoir de l’argent ou des bijoux. Elle voulait faire plaisir, et c’est le plaisir que les autres avaient de la voir qui la motivait. Son plaisir était de faire plaisir aux autres. Elle les aimait avant tout. Demande à Zoé ce qu’elle pense de Marie. Par contre, cette fille qu’Urbain veut épouser ne l’aime pas plus qu’elle ne m’aime. C’est une égoïste. Elle n’aime que son argent et elle a surtout un caractère qui ne s’accorde pas au sien.

— Donc, avis défavorable de ta part, dit Blanche.

— Oui, dit Guy.

— Lui as-tu dit ?

— Il a fait la sourde oreille, dit Guy. Elle couche avec lui, et il ne raisonne plus.

— Tu auras fait ton possible, dit Blanche. Il aurait mieux fait de se marier avec Camille.

* ° * ° *

 

 

26 Monique

* ° * ° *

_

Emma a engagé quelques années auparavant Monique, une secrétaire pour le compte de son mari. Au bureau, Monique fait partie du pool des secrétaires, mais Emma l'utilise à temps partiel, de préférence à toute autre, pour la partie administrative de son propre travail de recruteuse, car Monique est capable de prendre des initiatives dont Emma ne peut que la louer. Les deux femmes s'entendent bien. Monique, au début de sa carrière, a été secrétaire dans le bureau d'Albert pendant trois ans avant qu'elle l'épouse. Quand ses enfants ont été en bas âge, elle s'est arrêtée de travailler, puis elle a repris, embauchée par Emma. Un jour, Emma l'interroge :

 

— Vous êtes seule, maintenant que votre mari est mort. Comment voyez-vous l'avenir ?

— J'ai quelques soucis, dit Monique. J'ai à payer les échéances de l'emprunt contracté pour la maison que nous avons achetée juste avant que mon mari Albert tombe malade. J'ai un petit capital, mais il s'effrite. Je vais être acculée à vendre ma maison. Avec les enfants, je souhaiterais la garder le plus longtemps possible. J'ai examiné ma situation. Je ne teindrai qu'un an ou deux.

— Je suis très contente de votre travail, dit Emma. Depuis que nous sommes ensemble, je vous considère presque comme ma fille, et vos deux enfants qui viennent ici quand vous n'avez pas trouvé à les caser ailleurs, j'aime bien quand ils sont là. Je vous avance la somme qui vous est nécessaire sans intérêt, et ne vous pressez pas pour me rembourser.

— Non, Madame Emma. L'erreur que j'ai faite avec Albert en ne prenant pas d'assurance, doit être payée par moi, et pas par un autre. Je vends ma maison si je ne trouve pas d'autres ressources.

— Je vais vous augmenter, dit Emma.

— Non, Madame Emma. Je suis déjà au maximum de ma catégorie. Pas de favoritisme entre secrétaires.

— Alors, votre maison est perdue.

— Peut-être, dit Monique. J'ai encore un peu de temps pour me retourner.

— Si Albert était encore là, dit Emma, le problème ne se poserait pas. Remariez-vous. Les hommes qui tournent autour de vous sont nombreux. Vous avez le choix.

— J'y ai pensé, dit Monique, mais je me méfie des hommes, et je ne suis pas comme vous. Je ne sais pas comment distinguer un bon d'un vicieux. Comment faites-vous ?

— C'est très simple, dit Emma. On les essaye et on rejette les mauvais. J'ai fait ça quand j'étais jeune. J'ai appris de cette façon.

— Comment les essaye-t-on ?

— Il faut évidemment coucher ensemble et vivre un peu avec.

— Je m'en doutais. Je ne ferai pas ça. Je préfère vendre.

— Ce sont pourtant des expériences utiles que je conseille à une jeune fille, dit Emma. Les essais renseignent beaucoup. J'admets qu'il y a plus d'échecs que de réussites, et on a souvent des surprises, mais ça vaut le coup d'essayer. C'est merveilleux d'en rencontrer un bon.

— Je préfère observer suffisamment les hommes sans m'engager avant de me décider, dit Monique.

 — Vous vous êtes bien mariée quand même, dit Emma, et vous avez choisi.

— J'étais assise au bureau pendant trois ans avec Albert en vis-à-vis. J'ai eu le temps de l'étudier sur toutes les coutures, de me rendre compte qu'il pensait comme moi. Quand j'ai été certaine qu'il me convenait, je lui ai demandé s'il voulait se marier. Il a dit oui.

— Vous avez eu la chance que celui qui était en face de vous soit bon. Pendant trois ans avec lui, sans que rien ne se passe ?

— Rien en surface, dit Monique. Nous nous respections. Nous étions amis. Nous allions ensemble au restaurant d'entreprise et nous avions quelques activités communes. Nous nous rendions service, et faisions parfois des courses ensemble. Nous nous sommes invités quelques fois avant de nous décider.

— Même pas un baiser ou quelques attouchements ?

— Jamais avec Albert, dit Monique, et pourtant il aurait eu l'occasion de le faire avec les invitations, mais il n'avait pas la permission. Il n'était pas comme des hommes qui me cherchaient. Certains ont essayé en forçant. Je les ai contrés et contenus dans des limites raisonnables. Je fais attention à ne pas m'exposer comme les filles qui se plaignent abusivement alors qu'elles provoquent les ennuis.

 — Albert vous aimait-il ?

 — Oui, et je m'en doutais, car il était volontiers avec moi, mais il ne m'a jamais touchée pendant ces trois ans. Il faut me comprendre. Je ne le connaissais pas encore à fond. Je n'étais pas encore sûre de mon amour. Je n'allais pas lui donner prématurément de fausses espérances. Il n'y a eu que lui ensuite. C'était un homme bien.

— Mais trois ans, c'est beaucoup.

— Nous étions jeunes. Les trois ans, nous les avons occupés en lisant en dehors du travail. Je lis toujours. Nous avons épuisé une bibliothèque. Nous échangions nos livres et nos idées. Je lis encore quand j'ai du temps libre.

— Des romans ?

— Des romans entre autres, avec un peu de tout, de l'histoire, des récits de voyages, des livres de peintures ou d'expositions, et même des livres techniques, scolaires ou réputés difficiles. Par exemple, j'ai appris de la mécanique automobile avec Albert. J'étais bonne en sciences au lycée. Je l'ai comprise.

— Moi, dit Emma, j'aurais préféré faire l'amour avec lui pour le comparer aux autres. Vous l'aviez trouvé. Il était inutile d'attendre si longtemps. La mécanique était secondaire.

— La mécanique n'est pas secondaire, dit Monique. Elle permet de comprendre ce qui ne va pas dans un moteur, et d'éviter les pannes. J'entretiens moi-même mon auto, comme Albert le faisait, et je la loue à un voisin. Nous nous sommes cultivés pendant cette période. Nous avions le temps, sans enfants. Nous discutions après le travail.

— Aux dépens de l'amour.

— L'amour était présent. Il se développait sournoisement en nous, mais la culture a du bon. C'est par elle que nous nous sommes compris. Nous n'étions pas innocents au point d'ignorer la sexualité. Nous étions déjà adultes, et la pression sexuelle s'exerçait des deux côtés. Il m'a aimée plus vite que moi, mais je n'ai pas voulu m'engager en famille sans être assurée qu'il me convenait. Nous avons passé une visite médicale pour savoir si nous étions normaux, nous nous sommes essayés, et ensuite mariés.

— Et si l'essai n'avait pas été concluant ?

— Vous voulez dire, s'il y avait eu des difficultés sexuelles. Nous nous serions mariés quand même, et nous aurions eu des enfants, quitte à en adopter ou à en obtenir un par un ami.

— En vous donnant à l'ami.

— C'est la méthode pour avoir un enfant quand le mari est impuissant, dit Monique. Je connais une fille qui l'a fait. Nous aurions choisi l'ami ensemble.

— La relation sexuelle n'est pas chez vous une motivation principale, dit Emma. La relation intellectuelle est plus forte.

— Bien sûr, dit Monique. Et pour vous ?

— Pour moi aussi, dit Emma. On montre par là qu'on sait dominer son physique. Je sais me restreindre. Il n'empêche que je me défoule de temps en temps avec des hommes et que mon sexe est loin d'être inactif. Il réclame son dû et je lui donne de temps en temps.

— Le mien réclame également, dit Monique. Il se manifeste énergiquement depuis qu'Albert m'a quitté.

— Et vous rejetez ceux qui vous lorgnent actuellement, même les bons.

— Oui. Je ne sais pas s'ils sont bons. Je ne me lance pas à l'aveuglette.

— Choisir de loin en y mettant le temps n'est pas toujours la meilleure solution, dit Emma. Faire l'amour avec des hommes n'est pas compliqué même si on ne les connaît pas bien. En général, les sexes s'épousent sans difficulté. Ils sont parfaitement adaptés à leur fonction. Après deux ou trois hommes, on est rodé et ça va tout seul. On apprend beaucoup en se frottant à un homme, et on est vite éclairé.

— Il faudrait que j'y sois obligée, dit Monique. Je ne prends pas le risque d'aller avec un vicieux. Il paraît qu'ils sont nombreux. Je me méfie et le lit n'est pas suffisant pour comprendre un homme.

— Écoutez, dit Emma. Une femme comme vous ne devrait pas se passer longtemps d'homme. C'est malsain. J'ai des hommes sérieux à vous proposer pour vous défouler, des non vicieux et non jaloux. Ils sont mariés, mais leur épouse n'est pas jalouse non plus et partage volontiers avec une femme comme vous et moi. Ne faites pas cette tête. Ne froncez pas les sourcils. Ils sont biens et ne vous accepteront que si j'apporte la garantie que vous avez besoin d'eux et que vous faite partie de ceux qui sont comme eux. C'est du provisoire, mais utile en attendant. Pour du définitif, si je rencontre le compagnon qu'il vous faut, je vous ferai signe. Il y a Guy qui peut vous convenir. C'est exactement ce qu'il vous faut, un homme remarquable. Impossible de ne pas l'aimer. Il est devenu veuf, il y a peu, mais il n'est pas d'ici.

— Qui est ce Guy ? Comment savez-vous qu'il me conviendrait ?

— C'est l'expérience, dit Emma, l'expérience acquise au contact des hommes, celle que vous n'avez pas. Je ne connais pas Albert, mais d'après ce que vous m'en dites, je sais qui il était et je sais qui vous êtes. C'est facile. Vous êtes comme moi, et Guy aussi. Si je vous parle comme je le fais actuellement, c'est que nous nous comprenons. Vous faites partie de ces gens peu nombreux que je recherche pour les aimer. Guy en est le prototype idéal et vous vous en approchez. Je n'ai pas d'homme de ce modèle à vous proposer ici pour le moment, car tous ceux que je connais sont mariés. Je les ai mariés avec des filles comme vous, et ils sont heureux, comme vous l'étiez avec Albert. Vous pouvez faire l'amour avec eux si vous en avez envie, mais cela ne vous avancera que dans la connaissance d'hommes qui sont comme Albert et Guy.

— Vous voudriez que je fasse l'amour avec eux ?

— Cela ne dépend que ce vous, dit Emma, de l'intention que vous avez de vous défouler ou non. Ce n'est qu'une proposition. Si je vous introduis auprès d'eux, ils vous accepteront, en intermède bien sûr, mais vous n'amènerez aucune perturbation dans leur ménage. Ils ne sont pas plus jaloux que vous et savent se partager. J'use souvent moi-même de ce privilège. Si vous voulez Guy, je lui écris. C'est le meilleur de tous.

— Pour qu'il se marie avec moi ?

— Il a d'autres projets en tête, dit Emma, mais une petite expérience avec lui peut vous convaincre qu'il vaut Albert.

— Je ne serais pas beaucoup plus avancée avec ma maison, dit Monique.

— Ne mésestimez pas les expériences, dit Emma. Vous en manquez. C'est votre défaut principal. Il est instructif de vivre un peu avec un vicieux. Vous réagissez encore en vierge innocente.

— Je suis très bien comme je suis, dit Monique, et pas innocente du tout.

 — S'il faut trois ans pour trouver un autre Albert disponible, votre maison sera vendue. Qu'allez-vous faire ?

— Sans me marier et sans avoir besoin d'un Guy, dit Monique, je pense être capable de trouver un emploi plus rémunérateur que l'actuel.

— Si vous partez, je vous regretterai, dit Emma.

— Vous venez de passer une annonce pour une gouvernante chez votre fille, dit Monique. Pouvez-vous me donner des précisions sur ce travail ?

— Ma fille Elsa étant malade, elle ne peut plus mener convenablement sa maison. La gouvernante recherchée devrait prendre sa charge, diriger les domestiques, gérer et organiser, avoir les yeux ouverts sur tout ce qui se passe, s'occuper des menus, des achats, prendre la tête en somme. Elsa le faisait bien.

— Je sais organiser, dit Monique.

— Il faudrait aussi s'occuper de l'enfant, le conduire à l'école, lui faire réciter des leçons. Il a l'âge de votre aîné.

— Cela me conviendrait, avec le salaire prévu. Je sais tenir une maison. J'aime organiser et planifier. Je peux, si je suis déchargée des autres charges de secrétariat, continuer d'assurer votre secrétariat personnel. Je trouverai quelques heures en dehors de mon service en soirée pour le faire.

— Eh bien, dit Emma. Nous allons faire l'essai. Vous retrouvez votre place au bureau si ça ne marche pas.

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Monique prend son service. Elle s'entretient longuement avec Elsa, qui lui explique ce qu'elle désire. Comme c'est proche de la logique de Monique, elle n'a aucun mal à comprendre. Elle adapte un peu, mais suit les recommandations et rend compte objectivement de ce qu'elle fait. Efficace, bien que la charge soit lourde, Monique l'exécute sans faiblir, et se plaît à bien la réaliser. Très vite, Elsa constate que Monique peut la remplacer en tout, aussi bien pour diriger les domestiques que pour s'occuper de son fils. Elle est admirative devant ce que réalise Monique. Elle tient à la perfection son rôle de maîtresse de maison en second. Elle n'a pas peur des invités et les reçoit intelligemment. On croirait qu'elle a toujours exercé ce métier de gouvernante. Sachant elle-même effectuer les tâches des domestiques, elle les distribue judicieusement. La maison, où l'on commençait à sentir un relâchement, est de nouveau bien dirigée. Marcel, le mari d'Elsa, bien que généralement absent pendant les heures de présence de Monique, remarque aussi l'amélioration de la qualité du service. Il est d'accord avec Elsa. Habile, impeccable et cultivée, cette femme remarquable domine la situation, et son influence, bien que discrète, se ressent fortement. L'essai se transforme en embauche, et le salaire prévu augmente sensiblement.

 

— Monique, dit Emma. Vous réussissez parfaitement comme gouvernante. Nous souhaitons vous garder près de nous le plus longtemps possible. Je vous propose de vous installer à demeure. Vous pouvez occuper une des chambres de la maison, au lieu de venir de chez vous.

— J'ai mes enfants en dehors de mes heures de service, dit Monique. Je dois penser à eux.

— Qu'en faites-vous actuellement, quand vous êtes chez mon gendre ?

— Maman s'en occupe. Elle n'habite pas très loin. Je les reprends en passant.

— Amenez vos enfants, dit Emma. Ils auront leur chambre. Je les connais. Vous les avez amenés plusieurs fois au bureau quand vous n'avez pas trouvé à les faire garder. Ce sont des anges. Elsa sera d'accord. Ce seront les camarades de mon petit-fils, et ils seront élevés ensemble, à égalité. Ils vont à la même école. Ce sera plus simple pour vous. Vous aurez moins de trajets à faire entre ici et votre maison. Vous choisirez les pièces vous convenant le mieux pour vous installer, et vous pourrez recevoir votre mère. Vous serez nourrie et logée sur votre lieu de travail. Qu'en dites-vous ?

— Je ne vais pas laisser ma maison à l'abandon, dit Monique.

— Je propose de la louer. Je la ferai remettre en état quand vous voudrez la reprendre, et je vous logerai en attendant le départ des locataires.

— Alors, dit Monique, je m'installe. J'apporte mes affaires.

_

 Le médecin qui s'occupe d'Elsa demande à voir Marcel, le mari d'Elsa.

 

— Votre femme a une maladie qui évolue lentement. La tête est bonne, mais le physique décline, et je compense ses souffrances par des calmants. Elle va vivre encore quelque temps, mais n'ayez pas trop d'espoir. D'ici trois, six ou douze mois, ce sera fini. L'infirmière de nuit qui est de permanence dans la chambre à côté m'a signalé que vous couchez encore avec elle.

— Oui, dit Marcel.

— C'est heureux qu'elle l'ait remarqué. Je ne m'en doutais pas. Votre femme vous supporte encore, mais je vous déconseille de continuer longtemps. Il est préférable que vous vous absteniez avec elle. Elle est stoïque, mais il ne faut pas exagérer. La souffrance a des limites.

— Je ne me rendais pas compte, dit Marcel.

— Maintenant, vous savez. Votre femme est courageuse, mais vous devriez cesser. J'en ai parlé avec elle. Elle s'inquiète pour vos affaires et pour vous. Elle estime que vous devez avoir des relations sexuelles régulières, qu'il ne faut pas les interrompre et que votre stabilité en dépend. Je ne l'ai pas détrompée, car c'est probablement vrai, mais ce n'est plus à elle de vous satisfaire. Elle vous aime au point de s'oublier et de se sacrifier. Elle comprend le problème des hommes, ce qui n'est pas le cas de beaucoup de femmes. La réaction de la vôtre est rare. Elle ne veut pas que vous arrêtiez avec elle tant qu'il n'y aura pas de remplaçante. Je vous connais depuis votre plus jeune âge en tant que médecin. Vous êtes un actif sexuel, et j'ai assuré la santé de vous et des femmes qui sont allées avec vous. Le mieux pour vous est d'en trouver une rapidement puisque votre femme le souhaite. L'infirmière était là quand nous avons évoqué votre sort, et elle a compati pour vous. Son copain vient d'être muté et elle ne le suit pas. Elle est depuis un certain temps dans la maison, près de votre femme et aussi près de vous. Elle vous admire beaucoup et m'a discrètement avoué qu'elle est bien disposée à votre égard, mais qu'elle n'ose pas vous le dire, car vous l'impressionnez. L'attitude de votre femme la libère, et elle ne serait pas fâchée de vous accueillir dans sa chambre. Je suis son médecin. Elle m'a confié sa santé et me dit tout. Sous sa blouse, c'est un splendide brin de femme. Je vous certifie qu'elle est saine, et ce n'est pas une coureuse. Elle vaut bien celles que vous fréquentiez autrefois. Si vous voulez profiter de l'occasion, vous n'avez que le petit doigt à lever. Elle n'est pas très maligne, mais pour le lit, elle a ce qu'il faut et c'est une infirmière irréprochable. Comme vous n'avez pas de maladies sexuelles, je n'ai pas à la dissuader. Aucun danger médical, ni d'un côté, ni de l'autre. Cela dit, vous faite comme vous voulez. Ce n'est pas mon rôle de rentrer dans les problèmes de famille, mais la lucidité de votre femme m'a impressionné.

— Je vous remercie de m'avoir informé, dit Marcel. Je vais régler le problème avec Elsa.

_

— Le médecin m'a parlé, dit Marcel. Il dit d'éviter les relations sexuelles avec toi, et il me propose ton infirmière.

— Je sais, dit Elsa. Il est gentil de vouloir arranger les choses. Je n'en suis pas au point de ne plus pouvoir te supporter. Il y a encore de la marge.

— Il serait sans doute mieux que je m'arrête, dit Marcel. Le médecin a raison. Il dit que tu souffres avec moi.

— Un peu, dit Elsa. C'est vrai, mais je supporte encore. Le plus important est que tu sois bien, et toujours détendu. Tu as actuellement des affaires importantes à traiter. Quand tu n'as personne dans ton lit, tu es tourmenté. Cela ne doit pas arriver. Je m'en voudrais de te faire rater une affaire.

— Tant pis si je rate une affaire, dit Marcel. Tu passes avant les affaires.

— Bon, dit Elsa. Voyons la situation. J'admets que tu devras t'arrêter avec moi. Depuis le temps, je crois te connaître. Que feras-tu sans moi ? Iras-tu avec ma douce infirmière qui ne demande que ça ?

— Je reste avec toi jusqu'au bout, sans relations puisqu'il le faut.

— M'aimes-tu ?

— Énormément, dit Marcel.

— Je te permets d'avoir des relations avec qui tu veux, dit Elsa. Je te l'ai d'ailleurs toujours permis, mais il me semble d'actualité que tu utilises cette possibilité. La tradition que nous suivons n'a jamais exigé la fidélité de l'homme. Elle recommande même les maîtresses, à condition qu'elles restent dans l'ombre. Si tu vas dans la pièce à côté rejoindre celle qui t'attend, je ne m'y oppose pas. Le soir, au lieu de venir dans mon lit, va dans le sien. C'est tout simple.

— Est-ce ce que tu me recommandes ?

— Comme solution provisoire possible, dit Elsa. Avec cette fille, tu seras bien, mais je doute qu'elle puisse me remplacer. Tu me mêles à tes affaires et tu me demandes de donner mon avis. Sur celle-ci, je te le donne. Elle n'est pas capable de les comprendre. Il te faut une compagne intelligente. Je n'en vois qu'une qui conviendrait.

— Qui ?

— Monique, dit Elsa. Elle a tout remis d'aplomb ici depuis qu'elle est là, et intelligemment. Elle a de la culture et à peu près ton âge. Tu ne peux pas trouver mieux. Elle comprendra tes affaires et te guidera alors que l'infirmière t'ennuiera. Il est inutile de passer par elle. Court-circuite-la. Monique est devenue mon amie. Je l'aime beaucoup. Je serais heureuse de te voir avec elle. Fais cela pour moi.

— Et comment la prendre, dit Marcel, comment l'aborder ? Ce n'est pas une femme à se laisser mener facilement.

— Me permets-tu d'agir en ta faveur ?

— Comment ?

— Simplement en mettant maman dans le coup, dit Elsa. C'est maman qui nous a réunis. Monique et maman se connaissent depuis des années. Elles s'aiment bien. Maman m'a communiqué son amour pour elle. Comme moi, elle est faite pour toi. Fie-toi aux gens que maman aime.

_

— Elsa me propose de me mettre avec Monique, dit Marcel à Emma. Vous qui êtes une marieuse, qu'en pensez-vous ?

— Elsa m'a parlé de ce projet, dit Emma. Il n'est pas certain qu'il aboutisse. Monique m'intéresse. Je souhaite lui trouver un mari convenable. Je lui en proposerais volontiers un du genre de ceux que j'ai mariés avec les femmes qui sont comme elle. Avec vous l'échec nous pend au nez.

— Pourtant, vous m'avez dit qu'Elsa est du même genre que Monique, du même genre que vous. Nous nous aimons avec Elsa.

— Elsa s'est soumise, dit Emma. Monique ne se soumettra pas.

— Je n'ai pas l'intention de la brimer, dit Marcel.

— Si elle se met à aimer un autre homme, que faites-vous ?

— Comme avec Elsa, dit Marcel. Je la protégerai.

— Son premier mari Albert la laissait libre, dit Emma. Cette liberté lui est indispensable. Elle s'échappera si vous la traitez comme Elsa.

— Vous êtes contre le projet d'Elsa, dit Marcel. Pourtant, tout ce que Monique fait me plaît. Je n'ai rien à lui reprocher, et quand je passe devant sa chambre, j'ai envie d'y entrer. Ce n'est pas moi qui suis contre le rapprochement.

— Le problème est votre jalousie, dit Emma. Vous avez été jaloux de toutes les femmes que vous avez aimées. Monique ne supportera pas votre jalousie. Si vous voulez Monique, vous devez contrôler votre jalousie. Ce n'est pas facile.

— Je peux essayer, dit Marcel.

— Il faut aller contre votre instinct, dit Monique, le contrôler dès qu'il se manifeste, souffrir des écarts de l'autre sans l'exprimer, garder pour soi ce qui déchire le ventre.

— De toute façon, dit Marcel, je l'exprimais peut-être avec Elsa, mais la souffrance était là quand même. La jalousie m'est propre. Si en me contrôlant je peux avoir une femme comme Monique, j'en serais heureux.

— À la réflexion, dit Emma, je n'ai pas d'homme à proposer à Monique. J'envisageais le provisoire qui est de faire appel aux hommes mariés de mon cercle pour ne pas la laisser seule en attendant le définitif. C'est mieux que rien. Vous m'offrez une autre solution pour elle. Il manque à Monique la connaissance des hommes. Elle n'a connu qu'Albert. Si je vous l'envoie, il y a de grandes chances que ça ne marche pas, mais ce sera une expérience utile pour elle. Elle se sera frottée à un homme qui ne lui est pas parfaitement adapté, mais qui n'est pas mauvais. La vie à deux est plus formatrice que des petites passades. Elle en sortira plus apte à aller avec un bon. Si vous êtes partant, on peut tenter le coup. Mais attention : si vous voulez la gagner, vous devez absolument vous contrôler et la laisser vraiment libre. Vous devrez faire l'effort nécessaire. Je lui ferai connaître les hommes de mon cercle. Si elle a des affinités pour eux, vous devrez les laisser s'exprimer. Il serait logique que je la présente avant que vous la sollicitiez, mais je crois que vous êtes pressé.

— Oui, dit Marcel.

— Je vais travailler pour vous rapprocher d'elle, dit Emma.

_

— Elsa va bientôt nous quitter, dit Emma à Monique. Je souhaite que vous vous occupiez aussi de Marcel.

— De quelle façon ?

— Je sais que vous vous méfiez des hommes, mais je connais bien mon gendre par Elsa. Ce n'est pas un satyre, mais une femme dans son lit lui ferait du bien.

— Et vous pensez que je peux assurer cette fonction, dit Monique. Ce n'est pas facile. Une autre est préférable.

— Pourquoi une autre ? Vous convenez très bien.

— Je respecte Madame Elsa, dit Monique. Nous reparlerons de cela quand Madame ne sera plus là.

— Non, dit Emma. Elsa s'intéresse à ce qui viendra après elle. Elle souhaite que les décisions soient prises dès maintenant. Elle est favorable à ce projet. Je vous vois dans le lit de Marcel et je pense à vous marier avec lui après le deuil. Que ferez-vous si mon gendre vous demande en mariage ?

— Laissez-moi réfléchir, dit Monique. Je ne m'engage pas comme cela à la légère.

— Quelles garanties exigeriez-vous ?

— Je ne souhaite pas me marier avec un homme que je n'aime pas.

— Marcel ne vous plaît-il pas ?

— Comment le saurais-je ? Je ne le connais pas bien.

— Vous êtes avec lui, parfois le jour, et toutes les nuits, presque seuls ensembles dans la maison la plupart du temps si on omet Elsa et son infirmière. Permettez-moi de vous dire que vous êtes désirable, et qu'il est homme. Vous êtes disponible et à sa portée. Vos chambres ne sont pas si lointaines. Il serait anormal qu'il n'ait pas envie de vous. Même si vous ne l'aguichez pas et restez neutre, il vous apprécie. Il a dit à Elsa que vous lui plaisez. Elsa n'est plus en mesure de le satisfaire. Comprenez-vous la situation ? Il est urgent de nous occuper de mon gendre.

— Vous voudriez que je couche avec Monsieur Marcel pour le calmer, dit Monique.

— Oui, dit Emma. Êtes-vous prude ? Vous avez l'habitude des relations sexuelles. Soyez réaliste. Elsa souhaite que son mari soit heureux, et vous avec. C'est elle qui vous réclame.

— Je veux bien faire plaisir à Madame Elsa, mais qui me garantit que cette union serait heureuse ? Je l'étais avec mon défunt mari. Monsieur Marcel n'est pas le même homme et j'ignore presque tout de lui.

— Certes, mais Elsa peut vous dire ce qu'il est. Ce n'est pas un mauvais mari. Elle l'aime.

— Je n'avais pas envisagé de me remarier, dit Monique.

— Le mariage ne vous a-t-il pas convenu ?

— Au contraire. C'est un si beau souvenir, qu'une nouvelle expérience peut difficilement être aussi réussie.

— Vous avez bien des envies, dit Emma.

— J'en ai, dit Monique.

— Alors, dit Emma, que décidez-vous ?

— Laissez-moi le temps.

— Écoutez, dit Emma. Elsa et moi sommes d'accord. Le temps est compté. Marcel a un besoin très urgent de femme. La mignonne infirmière qui soigne Elsa est sur les rangs, mais je préfère que ce soit vous. Elle n'est pas faite pour lui.

— Pourquoi ?

— Elle n'est pas capable de diriger la maison. Elle ne comprend rien aux affaires. Elle sait soigner et certainement coucher, mais c'est tout. C'est insuffisant pour moi. Elle ne vous arrive pas à la cheville, bien qu'elle soit plus jeune.

— Cette femme doit aimer, dit Monique.

— Je lui ai parlé et elle a compris mes arguments, dit Emma. Si vous prenez la place, elle s'efface. Elle a conscience de votre supériorité et que Marcel n'est pas pour elle.

— Est-ce pour la maison et les affaires ou pour coucher que vous avez besoin de moi ?

— Pour tout, dit Emma. Marcel a besoin de se marier avec une femme comme vous, intelligente et instruite.

— Je peux accepter un mariage blanc, dit Monique. Monsieur Marcel peut se débrouiller pour le sexe avec une maîtresse. C'est bien ce que vous pratiquez avec votre mari.

— Effectivement, dit Emma. Savez-vous utiliser la contraception ?

— Oui, dit Monique.

— Il est plus simple d'être à la fois l'épouse et la maîtresse, dit Emma. J'envisage sérieusement de l'être. Je préfère que vous soyez les deux aussi. Si j'ai bien compris, vous ne voulez pas vous engager sans garanties.

— C'est exact, dit Monique. Je ne vais pas dans l'inconnu.

— Pour les garanties, qu'exigez-vous ?

— Que je puisse continuer de payer ma maison. En cas de rupture, je voudrais un bon certificat pour retrouver une place équivalente, une assurance pour compenser les trous de revenus éventuels, une assurance en cas de décès pour les enfants, jusqu'à la fin de leurs études. Le mariage n'étant pas pour tout de suite, j'aurai le temps de le refuser ou non.

— Tout cela va de soi, dit Emma. Pour le lit ?

— C'est plus délicat, dit Monique. Vous ne souhaitez vraiment pas qu'une autre l'assure ?

— Je vous l'ai déjà dit.

— Mon mari Albert me convenait parfaitement.

— Qui vous dit qu'il n'en sera pas de même avec Marcel ?

— Je voudrais en être sûre, dit Monique. Marcel n'était pas jaloux. Je pouvais faire ce que je voulais. Il aimait une femme libre, aussi libre que je l'étais avant de me marier. Jamais il ne m'a interdit la moindre chose. J'allais librement à lui et lui à moi. Il tenait à moi et moi à lui, et jamais un autre n'est venu perturber notre entente.

— Que se serait-il passé si vous étiez allé coucher avec un autre ?

— Nous en avons parlé, dit Monique. Marcel n'y voyait aucun obstacle. J'étais libre d'être avec lui ou non, parfaitement libre de mon sexe, et lui du sien. Nous avions le droit d'avoir des sentiments envers les autres, et quand j'avais des impulsions vers d'autres hommes, je lui disais. Il me parlait aussi des filles qui lui plaisaient.

— Si vous vous remariez, dit Emma, il serait bon que votre mari vous assure la même liberté. Il faudra essayer de l'obtenir. Nous n'en sommes pas encore au mariage avec Marcel. Comme maîtresse vous disposez encore de la liberté de le quitter. Je ne vais pas vous laisser trois ans pour réfléchir à une décision qui doit être immédiate. Dans trois jours, je souhaite la réponse. J'avais envie de dire trois heures ou trois minutes. Vous acceptez ou non d'aller dans son lit.

— Pouvez-vous me détailler tout ce que vous savez sur Monsieur Marcel ? Je vous fais confiance pour ne pas me tromper. Si je juge que c'est possible, alors je ferai un essai de quelques semaines. Ensuite je déciderai si je continue. Je veux prévoir tout ce qui pourrait s'opposer au mariage.

— C'est bon, dit Emma. Je vous détaille tout ce que je sais, et Elsa fera de même. Pour commencer, le cadre dans lequel vous allez évoluer, et qui nous est particulier. Nous sommes dans une famille qui suit une tradition. La fortune ne doit pas se disperser. Elle va à un seul héritier. Pour respecter la loi, il doit être seul. Avec mon mari, nous n'avons qu'un héritier qui est Elsa, et mon petit-fils est héritier unique d'Elsa et de Marcel. Marcel est intraitable sur la tradition. Il la respecte.

— Je n'ai pas de biens à l'échelle des siens, dit Monique. Il doit trouver une femme riche. Avec moi, la tradition ne serait pas respectée.

— Mais si. Une femme riche ne changerait rien pour l'héritier actuel. Marcel peut se marier avec une femme sans fortune, la sienne et celle d'Elsa étant transmise à son fils. Il suffit d'une séparation de biens. Il faudra aussi que sa nouvelle femme n'ait pas d'enfant dans le mariage.

— Elle doit utiliser la contraception.

— Exact. Elsa l'a utilisée avec succès après la naissance de son fils. Moi-même, après la naissance d'Elsa, je ne l'ai pas utilisée, mais je me suis abstenue d'avoir des relations fécondantes. C'était l'ancienne méthode.

— Ce n'est pas facile quand on aime.

— Encore exact, car la femme ne peut plus aller avec son mari. Pour le mari, la solution est la maîtresse que la tradition tolère, et avec laquelle l'enfant possible ne gêne pas trop, car on peut le faire reconnaître par un autre. L'épouse est plus contrainte, car si elle a un enfant il est attribué au mari. La contraception l'a libérée presque complètement. Coucher avec Marcel réclamerait une contraception sévère, et en cas d'accident, l'avortement discret. Si vous avez un enfant avant le mariage, comme pour une maîtresse ordinaire, vous n'aurez pas à avorter, mais il ne le reconnaîtra pas.

— Le mariage n'apporte pas beaucoup d'avantages. La maîtresse est plus libre, en pouvant avoir un enfant.

— Si vous voulez être seulement la maîtresse de Marcel, il se mariera avec une autre, car il en a besoin pour l'afficher, recevoir et paraître. Dès qu'Elsa sera morte et le deuil terminé, il aura une femme officielle et elle dirigera. Vous disparaîtrez dans l'ombre si cette femme vous tolère, mais il est probable que vous nous quitterez avec un pécule, celui qu'on donne à une maîtresse ordinaire pour constituer sa dot.

— Mariée, je ne souhaite pas perdre mon indépendance.

— Difficile, dit Emma. Marcel n'a pas accepté qu'Elsa ait un amant. Par contre, il est fidèle. Même avant le mariage, il n'a jamais eu deux maîtresses en même temps. Il a exigé de chacune un certificat de santé et il s'est renseigné sur toutes, comme on le fait habituellement dans notre milieu. Il a passé au peigne fin toute leur vie privée avant de s'engager. D'ailleurs, il sait tout sur vous. Il n'aurait pas embauché une gouvernante pour sa maison sans enquête préalable. Il savait tout d'Elsa quand il s'est marié avec elle, et j'ai préféré tout lui dire sur Élise pour qu'il n'aille pas fouiner de ce côté. Il a surveillé Elsa, ce qui est logique pour un jaloux.

— Serais-je surveillée si je me marie avec lui ?

— Probablement comme Elsa, dit Emma.

— Il ne devra pas me surveiller, dit Monique, et me permettre d'aimer sans contrainte. Sinon, je refuse.

— Voilà des négociations à mener avant le mariage, dit Emma. Si vous faites l'essai, on verra ensuite.

_

— Les trois jours sont passés. Quelle est votre décision, demande Emma à Monique ?

— Je fais l'essai. Je vous fais confiance. J'ai téléphoné. Mon médecin m'envoie le certificat de santé.

— Bien. Pour que tout soit dans l'ordre, Marcel vous montrera le sien. Quand commencez-vous ?

— Quand vous voulez, dit Monique. Je suis prête.

— Il ne reste plus qu'à prévenir Marcel, dit Emma. J'espère que l'essai sera concluant aussi pour lui.

— Refusera-t-il ? Je ne suis qu'une veuve.

— C'est lui qui le premier a eu l'idée de vous remarquer, dit Emma. S'il refuse, c'est un imbécile. J'espère qu'il ne l'est pas. Vous avez tout pour vous : douceur et intelligence. S'il aime son fils et Elsa, il ne peut vous refuser.

_

Ainsi, Monique se retrouve dans le lit de Marcel, le mari d'Elsa. Vers la fin prévue de l'essai, Elsa la questionne.

 

— Que souhaitez-vous ? Arrêt, rester maîtresse, ou le mariage ?

— Je suis déjà maîtresse, dit Monique. Ce n'est pas difficile de continuer.

— Marcel vous plaît-il ? J'étais inquiète de votre comportement avec lui.         

— Vous m'aviez bien expliqué ses particularités, ses habitudes, ses manies. Je n'étais pas très à l'aise au début.

— Le début a-t-il été délicat ?

— Je ne savais pas comment j'allais réagir, dit Monique, mais il avait les mêmes gestes qu'Albert, les mêmes attentions et il m'a pénétrée de la même façon. J'ai joui rapidement. Je retrouve avec lui les sensations que j'avais.

— C'est donc pareil, dit Elsa.

— Avec cependant quelques différences, dit Monique.

— Importantes ?

— Principalement le nombre des rapports, plus fréquents avec Marcel qu'avec Albert.

— Je vais lui dire de vous ménager, dit Elsa.

— Non, dit Monique. L'amour est une gymnastique agréable. Elle me plaît. Je suis contente de la situation.

— Vous avez de l'appétit.

— J'en ai dit Monique. J'étais sevrée sans homme. Mes nuits s'en ressentaient. Je dirais à Marcel s'il fallait modifier quoi que ce soit. Aucun problème.

— Alors, tout va bien, dit Elsa.

— Oui, dit Monique. Mes appréhensions ont disparu. Nous sommes bien intimes maintenant, et il me comble. Il n'a pas les mêmes sujets de préoccupation qu'Albert, mais il est très intéressant de discuter avec lui.

— De son côté, il vous loue. Il ne m'a fait que des éloges à votre sujet. Opterez-vous pour le mariage ?

— J'y pense sérieusement, dit Monique. Il serait difficile de séparer les enfants. Ils forment une bonne petite équipe et Marcel les aime tous les trois. Je n'envisage pas d'autre enfant. Sans surprise du côté de Marcel, tout me pousse au mariage, mais je réserve encore ma réponse. Je n'ai pas fini de l'étudier.

_

— Écoute, dit Elsa à son mari Marcel. Monique te supporte. Elle a fait un effort sérieux pour te rejoindre dans ton lit, et elle dit du bien de toi. Qu'en penses-tu ?

— Elle est très bien dans son travail et très bien au lit, dit Marcel.

— Mais encore.

— Elle a sensiblement le même comportement que toi. Comme elle sait que tu me plaisais, elle m'a dit s'être renseignée auprès de toi pour faire comme toi.

— Oui, dit Elsa. Je lui ai détaillé tout ce que je sais sur toi.

— Elle a du plaisir et ne le cache pas, dit Marcel. C'est heureux. Ce n'est pas le sexe qui m'attire le plus chez elle, bien qu'il soit important. Elle est au courant de beaucoup de choses. Elle est capable d'écouter et de comprendre, un peu comme toi. Quand je lui en reparle ensuite, elle a enregistré et généralement compris. Cela me change des premières filles que j'ai connues et qui étaient incapables de s'intéresser au moindre sujet un peu sérieux. Après toi, passer à l'infirmière ne m'a pas tenté.

— Alors, elle te plaît.

— Je souhaite la garder, dit Marcel. J'ai eu du mal à te trouver. Avec elle, tout est parfait. Ses enfants ne gênent pas.

— Ce qui veut dire que tu l'aimes, dit Elsa.

— Oui, mais toi aussi. Je ne t'oublie pas.

— M'aimes-tu encore.

— Évidemment, dit Marcel.

— Ainsi, dit Elsa, tu aimes deux femmes en même temps.

— Tu l'as bien voulu. Je t'ai obéi.

— Le regrettes-tu ?

— Non.

— Tu vois que l'amour peut se partager, dit Elsa. Si tu le permets, j'ai une remarque à te faire. Tu ne m'as pas autorisée à partager mon lit avec un autre, à fréquenter un autre homme en même temps que toi.

— Ce n'était pas tolérable, dit Marcel.

— Si tu demandes à Monique de se marier avec toi, la laisseras-tu libre de faire l'amour avec un autre ?

— Elle n'en a pas besoin.

— Dans ces conditions, je vais lui déconseiller le mariage.

— Mais pourquoi ? La vois-tu avec un autre ?

— Monique est comme moi et je l'aime, dit Elsa. Je t'aime, mais j'aime aussi Guy. J'ai souffert de ne pas pouvoir exprimer librement que j'aime plusieurs hommes. Guy est pourtant le père de ma fille, mais je n'ai jamais osé aller le voir.

— Tu ne me l'as jamais demandé, dit Marcel.

— Qu'aurais-tu répondu ?

— Je te l'aurais interdit.

— Tu vois, dit Elsa. Je n'ai jamais été libre avec toi. Il n'empêche que j'aime Guy et que le principal pour moi est ce que je pense. Je suis à lui autant qu'à toi.

— J'ai bien fait de te surveiller, dit Marcel, de ne jamais te donner l'occasion de dévier.

— Tu ne voulais pas que j'accueille un autre dans mon lit, dit Elsa. Je l'ai accepté. Cependant, j'ai aimé d'autres hommes, et tu le savais. Je n'ai pas cessé de les aimer. Dieu m'a donné le pouvoir d'aimer sans présence physique, de me donner comme si un homme me prenait. Je n'ai jamais cessé de le faire, et en particulier avec le père de ma fille. Quand tu n'es pas là, je t'aime aussi de cette façon, comme les autres.

— Tu es sensible aux hommes, dit Marcel. Ma surveillance a limité les dégâts. Je t'ai protégé contre toi-même, contre cette tendance néfaste.

— Tu n'es pas logique, dit Elsa. Tu réclames l'égalité homme-femme. Tu acceptes d'être avec deux femmes, et ce que tu t'accordes, ta femme n'y a pas droit.

— Tu m'as piégé avec Monique, dit Marcel.

— Non. Tu aimes Monique. Monique me convient et te convient parfaitement. Je n'allais pas te l'interdire. Que tu l'aimes est pour moi normal. Mais je refuse de donner mon accord à un mariage qui livrerait Monique à toi exclusivement.

— Elle ne se mariera pas sans ton accord, dit Marcel.

— Je l'espère bien, dit Elsa.

— Tu penses qu'elle doit avoir le droit de coucher avec un autre.

— Pour moi, pour elle, pour maman, pour Guy, et pour d'autres, c'est normal. Demande à maman. Nous ne pensons pas comme toi. Nos sentiments se partagent, et la jalousie est pour nous un défaut. Toi, tu es différent, et il n'y a pas à te le reprocher, mais si tu nous aimes, tu dois accepter notre façon de penser, sinon, il vaut mieux vivre séparément et que tu en choisisses une autre. Monique sera mieux avec un homme qui la laisse libre. J'aime deux hommes, et je peux coucher avec les deux sans cesser de les aimer les deux. M'en empêcher est une souffrance.

— Et ma propre souffrance ?

— Tu es libre d'accepter ou non ta propre souffrance, dit Elsa. Quand je suis allé avec toi, j'ai accepté librement que tu me brides, avec la contrainte qui va avec. Je ne te reproche pas d'avoir été jaloux avec moi, mais je ne veux pas que Monique souffre le moins du monde, et je prends les devants. Je ne démordrai pas. Monique est une femme parfaite, trop précieuse pour que tu la gâches. Elle doit être heureuse. Si tu veux mon accord, tu dois lui promettre la liberté, et la pousser vers cette liberté, une liberté à laquelle elle aspire, même si elle est prête à l'abandonner pour te faire plaisir. Je souhaite le plein bonheur pour elle dans une liberté complète. Je pense qu'elle n'abusera pas, mais tu ne dois pas te formaliser si elle s'attache à un autre homme que toi. Ne la surveille pas.

— Tu es dure, mais je promets. Monique n'a pas à être surveillée.

— Dans mes songes, dit Elsa, maman m'a transmis son amour pour Guy. J'ai à transmettre cet amour à Monique. N'écarte pas Monique de Guy. Ils sont destinés l'un à l'autre. N'oublie pas de lui répéter de temps en temps qu'elle est libre, qu'elle peut aimer qui elle veut, et Guy en particulier.

— D'accord, dit Marcel. Elle sera libre.

— Bien, dit Elsa. Tu tiens tes promesses. Je t'aime.

_

— Monique, dit Elsa, mon mari vous proposera le mariage. Il accepte de vous laisser libre, ce qui veut dire que vous aurez le droit d'en aimer un autre et qu'il ne vous surveillera pas. J'ai obtenu cela pour vous alors qu'il me l'avait refusé.

— Je vous remercie de l'avoir obtenu, dit Monique. Vous auriez voulu pouvoir aimer un autre homme.

— Oui, dit Elsa. Le père de ma fille que j'ai eue avant de me marier. Si j'en avais eu la possibilité, je serais allée le retrouver de temps en temps. Je regrette de n'avoir pas pu le faire, de ne pas avoir pu aller le voir avec ma fille Élise, que maman cache près d'elle. Cette fille, je voudrais que vous vous comportiez comme sa marraine, avoir un œil sur elle pour éventuellement lui donner un coup de main. Après moi, elle va atterrir dans une famille qui l'adoptera. J'espère que son père la prendra.

— Je veillerai sur elle, dit Monique.

— Avec vous et maman, je suis tranquille pour elle. Si son père la prend, vous serez en rapport avec Guy. J'aime cet homme, et je vais vous montrer ses lettres. Je souhaite que vous l'aimiez aussi, que vous fassiez avec lui ce que je n'ai pas pu faire. Vous aimez mon mari après avoir aimé le vôtre, donc je pense que vous avez compris qu'on peut aimer plusieurs hommes. Ces amours multiples, je les considère bénéfiques. Avec Guy, vous pouvez y aller en confiance. Dieu vous protégera. Méfiez-vous des hommes, mais je vous certifie que vous pouvez aimer Guy. Il ne vous décevra pas. Vous n'avez pas progressé vite en amour. Le troisième homme que je vous conseille d'aimer est Guy, et Marcel ne doit pas vous empêcher de l'aimer. Il m'a promis de ne pas s'y opposer.

— Pour le moment, Marcel me suffit, dit Monique.

— Vous avez connu deux hommes. On passe facilement aux suivants, mais attention aux déceptions. Guy est celui que j'aime, que maman aime et qui aime maman. Il est le seul proposé dans mes songes, le seul que vous devez connaître obligatoirement. Il a notre âge. Évitez les autres s'ils ne sont pas sûrs. C'est plus sage. Vous me ferez plaisir en allant avec Guy. Je vais lui écrire.

_

— Mon amour, dit Marcel, tu souhaites être libre. Je te l'accorde, mais comment envisages-tu de l'utiliser ?

— J'utilise déjà en permanence ma liberté, dit Monique. Je pense souvent à Albert.

— Aimes-tu toujours Albert ?

— Oui, dit Monique. Je l'aimerai toujours. Ni toi, ni un autres ne pourront m'en empêcher.

— Et c'est pour cela que tu réclames ta liberté, dit Marcel.

— En grande partie, dit Monique. Il m'arrive aussi de penser à d'autres hommes, comme je l'ai fait de toi avant que je me mette avec toi. Je ne veux pas que tu me le reproches. Mes sentiments sont à moi. Je te donne la même liberté. Je ne comprends pas que tu puisses t'y opposer. Albert permettait que je parle à des hommes qui me plaisaient, que je sois avec eux sans surveillance. Pourquoi as-tu empêché Elsa d'être libre ? Je voudrais comprendre. J'ai toujours l'impression que tu me surveilles alors que tu dis que je suis libre. C'est contraire avec ce que je suis, donc avec le mariage. Tu surveillais Elsa.

— Oui, dit Marcel. La raison n'est pas celle que tu penses. En dehors du sexe, Elsa était parfaite, à peu près comme toi bien que différente. Je pouvais me reposer sur elle. Par contre, elle ne savait pas se protéger des hommes. Avant le mariage avec elle, je n'ai pas fait attention, alors qu'Emma m'avait prévenu de ses faiblesses. Certains en ont profité. Elsa se déculpabilisait en disant que c'étaient des épreuves imposées par Dieu.

— Se faisait-elle violer ?

— Je ne sais pas comment qualifier cela, dit Marcel. C'était tellement facile, et les hommes ont des antennes pour repérer ce genre de femme. Elsa ne résistait pas, même si elle ne voulait pas. En plus, il lui suffisait d'une vision qu'elle interprète divinement pour qu'elle parte dans une direction imprévisible. Elle a eu Élise de cette façon. Une fois mariée avec elle, je n'allais pas risquer une nouvelle Élise. Elle avait besoin d'un protecteur, et je l'ai été à mon corps défendant. J'ai appris à l'être, en ayant toujours un œil sur elle. Emma m'a poussée à surveiller Elsa. Elle ressentait cette surveillance comme une contrainte. J'aurais voulu lui éviter, mais je n'ai pas trouvé mieux. Toi, il faudrait te violer quand tu ne veux pas. Tu résistes aux avances des indélicats. J'ai confiance dans ton jugement. En réalité je suis libéré de ma surveillance et beaucoup plus libre qu'avec Elsa. Si j'ai encore des réflexes déplacés de protection, tu voudras bien m'en excuser.

— J'avais l'impression que tu étais jaloux, dit Monique.

— Je suis jaloux, dit Marcel, jaloux d'Albert et des autres, alors que tu ne l'es pas. Tu es venue à moi par Emma et tu as les réactions de ses amies. Elles partagent leurs amours et ne sont pas jalouses. J'ai des réflexes de jalousie, dit Marcel. Mon sang ne fait qu'un tour quand tu t'approches d'un homme en lui souriant. Mais je me contrôle. Tu es attirée par des hommes, mais j'ai aussi envie des femmes qui me côtoient. J'ai fait l'amour autrefois avec l'une d'elles que je croise tous les jours. Elle n'a pas changé et est toujours très belle. Quand elle me sourit, j'ai envie d'elle. Je la vois toute nue malgré ses vêtements, car je me remémore ce qu'elle m'offrait. Je ne vais pas te reprocher d'avoir des impulsions analogues aux miennes. Le passé ne s'oublie pas. Vous êtes comme ça, et moi autrement. Je me consacre à une seule femme et voudrais que cette femme soit uniquement à moi.

— Tu vois, dit Monique. Tu devrais en choisir une autre.

— Pour tomber sur une imbécile, dit Marcel ? Non. Nous ne sommes pas pareils, mais je ne vais pas lâcher une femme comme toi, jeter la proie pour l'ombre. Il y a moyen de s'entendre et je ferai l'effort nécessaire pour te garder, quoi qu'il m'en coûte. J'ai des réactions de jalousie. Je te demande de ne pas en tenir compte et de prendre toute ta liberté. Avec Elsa aussi, j'étais jaloux, mais jamais je ne lui ai reproché d'en aimer d'autres, car elle était comme toi, différente de moi, provoquait ma jalousie de temps en temps, mais j'étais avec elle et j'étais globalement heureux de l'avoir près de moi. Fais l'effort d'oublier ma jalousie et à moi d'oublier que tu es libre.

— Penses-tu que c'est vivable ?

— Oui, dit Marcel.

— Que penses-tu de la proposition d'Elsa que j'aille voir Guy ? D'après elle et Emma, c'est un homme qui me convient et que je peux aimer. Sans que je le connaisse, il intervient déjà dans mes fantasmes.

— Tu me mets au pied du mur, dit Marcel. Je suis jaloux de cet homme, comme d'Albert. Tu as déjà étendu ton amour en fantasmant, et je n'y peux rien. Je ne t'interdis pas d'aller le voir. Je suis capable de me gendarmer. Ta tendance naturelle est contre la mienne. Tu promets de respecter la tradition. C'est une contrainte majeure que je t'impose. J'abuserais avec une autre contrainte bien inutile sur tes sentiments. Suis ta tendance naturelle. Tu es faite comme cela. Je te prends telle que tu es. À moi de m'en accommoder.

— Ainsi, tu es capable de me comprendre, dit Monique. Je crois, de mon côté comprendre cette jalousie qui m'est étrangère. En réalité, tu la subis.

— C'est instinctif, dit Marcel. Je voudrais que les autres hommes n'existent pas, pour que je n'aie pas de concurrence.

— La concurrence existe, dit Monique, et tu l'auras toujours. Je ne peux me changer. J'accepte tes réactions de jalousie auxquelles tu ne peux rien. Je n'en tiendrai pas compte. Le mariage est possible si tu ne cherches pas à combattre mes tendances.

— Nous sommes d'accord, dit Marcel. Je ne combattrai pas tes tendances.

— La femme dont tu m'as parlé, t'aime-t-elle encore ?

— Oui, dit Marcel.

— Présente-la-moi, dit Monique.

— Pourquoi ?

— Pour que je lui dise que je ne m'oppose pas à vos amours. C'est pour moi une tendance naturelle.

— Je dois réfléchir sérieusement à cette proposition, dit Marcel, car tu as la réaction des amies d'Emma. Cette femme l'avait aussi et l'a encore. Je l'ai aimée et elle m'aime, mais quand j'étais avec elle, j'ai préféré Elsa qui répondait aux critères de la tradition. Je suis maintenant avec toi. J'y reste.

— Mais si je m'absentais, dit Monique, tu pourrais aller avec elle.

— Elle n'a pas besoin de moi, dit Marcel. Quand je l'ai quittée pour Elsa, Emma l'a récupérée et l'a mise dans le lit de son mari pendant plusieurs années. Elle l'a ensuite mariée avec un garçon qu'elle a choisi. Si je te mets en rapport avec elle, tu vas rencontrer un mari très séduisant qu'elle t'offrira à coup sûr si Emma dit que tu le mérites.

— Si ma tendance me pousse vers lui, dit Monique, que me conseilles-tu ?

— De suivre ta tendance, dit Marcel. Je ne me déjuge pas.

— Albert m'aimait comme je suis, dit Monique. Si tu m'aimes réellement de la même façon, avec tous mes défauts, je ne ferai pas d'opposition à ce que tu m'épouses. Nous avons jusqu'à la fin du deuil pour décider.

* ° * ° *

 

 

27 Élise arrive

* ° * ° *

Au début de 1981, Guy reçoit le faire-part de décès d’Elsa, morte d’un cancer du sein. Envoyé par Emma, la mère d’Elsa, il lui est parvenu en retard.

Denise le questionne :

 

— Vas-tu aller aux obsèques ?

— Ce n’est plus possible, répond Guy. Elsa est déjà enterrée.

— Elle avait ton âge, dit Blanche. C’est triste de mourir si jeune. Que peut-on faire ?

— Je vais aller voir si je peux m’occuper d’Élise, dit Guy.

— Tu n’as jamais voulu intervenir, dit Denise. Changes-tu d’avis ?

— Elsa ne voulait pas que j’intervienne auprès de notre fille, dit Guy. Elle ne voulait pas de scandale.

— Vas-tu aller faire scandale là-bas, demande Blanche ?

— Je ne le cherche pas. Je crois qu’Élise n’est pas dans une situation qui peut durer. Je dois l’aider.

— Tu nous disais qu’elle n’était pas malheureuse, dit Denise.

— C’est vrai, dit Guy. Elle ne manque de rien avec ses grands-parents.

— Que veux-tu faire ?

— La mort d’Elsa change tout, dit Guy. Elle voyait sa fille très souvent, comme une sœur. Il n’était pas question que je la prive de ce contact. D’après ce qu’elle m’a écrit, ses parents sont gênés de l’avoir à cause de la succession. Ils l'ont mise en pension pour l’éloigner de façon que le mari d’Elsa la rencontre le moins possible. Élise serait plus heureuse avec nous, si vous l’acceptez, bien sûr. Regardez sa photo. En voulez-vous ?

— Elle est mignonne, dit Léa. Elle est déjà grande.

— Il faut la faire venir, dit Blanche. Il y a de la place à revendre ici.

— Oui, même si elle pose des problèmes, dit Denise.

— J’espère qu’elle n’en posera pas, dit Guy.

— Si elle en posait, dit Denise, ce serait une raison supplémentaire pour la prendre. Vas-tu aller voir les grands-parents ?

— C’est ce que je compte faire, dit Guy.

— Emma t’aime, dit Denise. Toi aussi, tu l'aimes. Propose-toi.

— Je ne suis pas certain qu’elle m’aime encore, dit Guy, et nous nous connaissons à peine. Je la laisse tranquille.

— Allons, dit Denise, offre-lui au moins cette possibilité. Ne te dérobe surtout pas si elle se manifeste. C’est sans conséquence pour nous, et si elle t'accepte, j’aurai vu juste. Comment veux-tu qu’elle oublie un homme comme toi ? Elle est intelligente. C'est une femme à ménager, dont l'amitié est précieuse. L'avenir d'Élise dépend de votre bonne entente. Tu dois entretenir ton amour avec elle. À mon avis, ce sera facile.

* ° * ° *

_

Guy part immédiatement et rencontre Emma, la mère d’Elsa.

 

— Je suppose que vous venez voir Élise. Actuellement, elle est dans sa pension.

— Elle est dans une nouvelle situation, dit Guy, sans sa mère.

— Nous allons trouver une solution, dit Emma.

— Je voudrais la connaître, dit Guy.

— Elle n’est pas encore parfaitement au point, mais j’envisage de la faire reconnaître par un couple ami.

— C’est moi le père, dit Guy.

— Si peu, dit Emma. Je vous avais seulement demandé de vous comporter en ami avec Elsa, et vous l'avez fait pour moi. Vous n'avez aucune responsabilité dans l'arrivée d'Élise. Si Elsa ne vous avait rien dit, vous ne le sauriez pas. Le père qui compte pour un enfant est le père nourricier, celui avec lequel il est en contact. Elsa a eu un père qui est mon mari. L’autre, il n’y a que moi pour m’y être intéressé, et c'est bien ainsi.

— Qui a été le père d’Élise jusqu’à maintenant ?

— Je reconnais qu’il n’y a pas eu grand monde en dehors de mon mari, qui malheureusement ne pouvait pas trop s’afficher avec elle pour ne pas déplaire à mon gendre. La place est à prendre.

— Quel est le statut actuel d’Élise ?

— Pour l’école et Élise, je suis sa mère.

— Et pour votre gendre ?

— Il connaît la vérité, et Elsa, jusqu’à sa fin, aurait voulu l'avoir près d'elle, mais il était contre, car Elsa avait accepté définitivement la séparation et Elsa m'avait confiée Élise au moment du mariage. Élise est en attente de statut légal. Elle n’existe pas à l’état civil, car elle n’a jamais été déclarée.

— Situation intenable pour elle, dit Guy. Je vais m’en occuper.

— Allez-vous vous déclarer comme père ?

— Naturellement, dit Guy, je déclare le père et la mère réels. Il y a un juge dans notre immeuble. Je vais lui poser le problème.

— La mère réelle ne convient pas, dit Emma. L'héritage serait détourné. Cela briserait la fortune. Tout ce qu’a construit mon gendre avec Elsa tomberait à l’eau. Il ne s'en remettrait pas et Elsa ne l'a pas contrarié sur ce point. N'allons pas la renier. Il suffit de trouver une autre mère. Je pourrais reconnaître Élise, mais je ne conviens pas, car ma fortune serait coupée en deux. Ce serait le meilleur moyen de me brouiller avec mon gendre, et je n'y tiens pas. C'est le bonheur d'Élise qui est prioritaire, et non qu'elle hérite. La solution est de lui trouver des parents sûrs. Nous y pensions avec Elsa pour après sa mort. Les couples que je propose fournissent père et mère. Ils sont de mon petit cercle.

— Et Élise ? Peut-elle l'accepter ?

— Elle est docile et se soumettra à notre décision, dit Emma.

— J’ai plusieurs mères chez moi qui seront contentes de l’être, dit Guy, des mères qui l’aimeront.

— Bien, dit Emma. Je connais un peu ces mères par vos lettres. Élise a besoin de cet amour. Elsa pensait aussi à vous, mais ne voulait pas vous forcer la main. Je devais vous la confier si vous la réclamiez. Sa fille va aller avec un père qui ne s'en est jamais désintéressé. Elle est à vous. En éloignant Élise, mon gendre l’oubliera et n'aura plus peur pour sa fortune. Il nous restera son frère.

— Élise a un frère ?

— Oui. Un frère qui a été élevé séparément d’Élise et qui porte le nom de mon gendre. Elsa l’a eu après un an de mariage. Il héritera, et Élise est en trop. Nous aimons pourtant bien cette petite, avec mon mari, mais nous avons toujours eu peur de la montrer. Nous ne pouvions pas nous afficher avec elle. Comment justifier sa présence ? Pendant des années, nous avons tremblé en craignant que le pot aux roses soit découvert. Elle sera mieux avec vous. Il faut savoir se séparer de ceux qu’on aime quand c’est pour le bien de la famille.

— Je la prends donc avec moi, dit Guy.

— Je dois quand même vous dire, avant que vous la preniez, qu’Élise n’est peut-être pas votre fille. J’avais compris qu’elle avait besoin d’un homme quand je vous ai dit d'aller avec Elsa, mais vous n’étiez pas seul avec elle. J’en suis responsable. Je l’ai fortement incitée à contacter les garçons qu’elle m’avait présentés, car je ne voulais pas qu'elle se polarise sur vous uniquement. Pour moi, l'amour unique met des œillères, rétrécit les sentiments et abêtit la femme. Elsa est allée en éclaireuse chez l'un d'eux. Il ne lui a pas laissé le temps de réfléchir. Cela s’est fait très vite.

— L’a-t-il violée ?

— Il l’a bousculée, dit Emma, s'est imposé immédiatement, sans lui laisser le temps de se retourner. Heureusement, vous étiez passé par là plus en douceur et elle n'a pas été trop surprise de ce qu'il a exigé d'elle. Dominée, soumise, elle a continué avec lui, en alternance avec vous, bien que ne l'appréciant pas du tout. Pour moi, dans l’optique du futur mariage avec un autre, un amour unique pouvait être dangereux. Il était bon qu’elle ne s’accroche pas seulement à vous et je l'ai vu d'un bon œil. C’était formateur et anodin avec la contraception. Je n’ai pas compris tout de suite qu'il la brutalisait.

— C’était donc du viol, dit Guy.

— Si vous appelez viol ce genre de situation, dit Emma, moi aussi j’ai été violée quand je suis allée avec mes premiers garçons, ainsi que des femmes de mon cercle. Quand on pratique l’amour libre, on essaye, on change de partenaire, et immanquablement, on rencontre un brutal. Vous qui ne l'êtes pas, ne vous imaginez pas combien ils sont nombreux. Une femme qui ne peut pas supporter ne doit pas se disperser, et doit rester vierge jusqu’au mariage. Pour moi, ce genre d’expérience fait partie de l’éducation sexuelle normale de la femme libre, et c'est profitable, car on est en contact avec la réalité. Avec mon métier de recruteuse, je m'en voudrais de ne pas être informée sur les hommes, ne pas connaître leur comportement. Une femme libre a les yeux ouverts sur les vicieux. Elle doit les repérer, admettre que certains hommes ne sont pas fréquentables, et ne pas se livrer longtemps à eux comme l’a fait cette Elsa inexpérimentée. Elle a supporté au-delà de ce qui était admissible, mais elle a eu une bonne leçon dont elle s'est souvenue. En continuant avec vous, elle pouvait comparer le bien et le mal. Elle a été libérée du brutal par le déménagement. Ce qui était peu admissible est que j’ignorais qu’elle ne prenait pas la pilule. Je lui avais pourtant administrée dès qu’elle m’avait présenté ses premiers garçons. Je suis tombée des nues quand elle s’est révélée enceinte, car elle n'a pris réellement la pilule qu'après les premières séances avec le brutal. Je suis responsable d'avoir mal informé Elsa, responsable de l'existence d'Élise et de son avenir.

— Alors, qui est le père ?

— D’après Elsa, c’est plutôt vous, mais il y a doute, car Élise a été conçue à se moment-là. La pilule est arrivée trop tard. La prenez-vous ?

— Oui, dit Guy. Je serais le père.

— Bon, dit Emma. Je n’en attendais pas moins de vous. Je ne vous laisserais pas Élise si c'était une fille difficile. Elle est à vous. Elsa vous a aimé, comme d’autres, mais vous avez été le premier. Les suivants n’ont pas toujours été bien choisis. À cette époque, elle se libérait de la tutelle des parents, s'émancipait. Elle avait des impulsions qu’elle maîtrisait encore mal, mais je ne vais pas critiquer ses amours. À son âge, j’étais libre, et j'ai appris le sexe comme elle. J’ai sans doute eu tort de lui dire que je vous aimais, car je me posais en concurrente. Elle a commis des erreurs, mais c’est le propre de la jeunesse. J’ai admis ce qu’elle a fait. Quand elle est arrivée au mariage, elle n'avait plus rien à apprendre. Elle savait ce qu'étaient les hommes, les bons et les mauvais.

— Qu’a-t-elle fait une fois mariée ?

— Avec un mari un peu jaloux, soucieux de paraître et imbu de son rang, elle devait se tenir. Fini les amants, finie la liberté, mais elle était plus posée et apte à être toutes les nuits dans le lit de mon gendre. Tout s'est bien passé, car ils se sont aimés, et elle n'avait pas besoin de chercher ailleurs. La seule ombre au tableau a été Élise. Elsa l'aurait voulu près d'elle. Comme vous, elle n'a pas été capable de s'en détacher. Mon gendre avait accepté le passé d'Elsa, mais à condition qu'il soit oublié comme le sien, qu'Élise n'existe pas pour lui.

— Votre gendre avait-il un passé ?

— Il n'était pas tout blanc, dit Emma, mais je ne critique pas. Il a eu de jeunes femmes à sa disposition avant le mariage. Cela fait partie de la tradition. Avec la richesse, un garçon peut se le permettre, même si avant la contraception, il y avait souvent des enfants.

— Votre gendre en a-t-il eu ?

— Je ne sais pas, dit Emma. Ce genre de problème se résout à l'amiable, et les bouches restent cousues, comme avec Élise. Ce n'est pas bon de remuer ce qui doit rester caché. C'est sans importance.

— Sans importance ? Que deviennent ces enfants ?

— Ils deviennent des enfants comme les autres, dit Emma. Quand une fille est enceinte, elle reçoit une dot et se marie. Avec l'argent, la question est réglée. La fille sait ce qu'elle fait. N'ayez crainte. Certaines cherchent l'enfant, pour avoir une dot plus forte.

— Ainsi, dit Guy, le garçon riche prend ses aises aux dépens des filles.

— Les filles n'ont pas à se plaindre. Elles sont volontaires pour avoir un amant comme mon gendre. Ce n'est pas désagréable de coucher avec un homme comme lui et de recevoir de l'argent. C'est bon des deux côtés. Les candidates sont nombreuses et sont généralement saines. Il suffit de s'assurer qu'elles le sont avec une visite médicale, et elles approuvent cette sécurité. Je n'aurais pas conseillé mon gendre à Elsa s'il avait utilisé les prostituées, tandis que d'avoir connu trois ou quatre filles sérieuses, prépare au mariage. Elsa et lui étaient à égalité. Ils ont pu se choisir en connaissance de cause.

— C'est plus risqué pour les filles, dit Guy.

— Oui et non, dit Emma. Autrefois on mettait les filles riches au couvent pour les préserver quand elles se révélaient trop actives. Un esclavage que je n'approuve pas, car j'admets les enfants conçus avant mariage. J'ai échappé à cet enfermement, et maintenant les filles sont plus libres. Je préfère cette situation à l'ancienne, même avec ce qui est arrivé à Elsa. Je m'en veux d'avoir été bêtement imprudente en mal conseillant Elsa, mais Élise n'est finalement pas un problème : une enfant comme elle se case facilement et sera heureuse de vivre. Elsa a eu Élise, mais un homme normal accepte une femme de son rang qui n'est pas vierge quand elle est assez discrète pour l'être apparemment. Elsa a été acceptée par mon gendre parce qu'elle ne s'est pas affichée fille mère. Personne n'a su qu'elle avait eu un enfant. La face était sauvée. C'est absurde, mais garder la face est ce qui compte pour les gens. La tradition supporte qu'on annule un passé resté secret, avant de repartir ensemble comme si tous les deux étaient vierges. Nous avions préservé la réputation d'Elsa. Elle pouvait se marier avec qui elle voulait.

— Même avec un pauvre ?

— Bien sûr, dit Emma. La tradition se perpétue volontairement, mais peut être rompue. Elsa a concilié l'amour et la tradition avec mon gendre. Elle a, certes, un peu souffert de l'éloignement d'Élise. Vous avez aussi refait surface dans ses fantasmes, en grande partie grâce à vos lettres qui ont entretenu le souvenir. Elle vous a aimé jusqu’à sa mort, en parallèle avec son mari. Mon gendre ne s’est pas douté de ce partage d'amour. Il l’a toujours considérée comme une femme normale qui n’aimait que lui. Elle se comportait d'ailleurs normalement avec lui. Elle n'a avoué son amour pour vous à Marcel qu'avant de mourir. Elle voulait seulement ne pas l'inquiéter. Il valait mieux qu'elle ne dise rien, car pour moi, c'était le tromper, mais pas pour elle. Vous étiez nimbé de divin.

— Un autre mari lui aurait mieux convenu, dit Guy.

— Un mari comme le mien : certainement, mais le sien n'était pas un mauvais choix, et, à sa place, j'aurais agi comme elle. Je ne connais pas d'homme sans défaut. Ceux de son mari étaient supportables. Elle l'a choisi librement en se conformant aux traditions de famille.

— Ne faut-il pas se débarrasser des traditions ?

— Aller contre les traditions, dit Emma ? C’est réformer le monde. Tout est construit sur les traditions. Non. Pas brutalement en tout cas. Les révolutions sont néfastes. Il est préférable de patienter, d’évoluer, de contourner les difficultés, de composer avec elles. Nous venons de trouver la solution pour Élise. Elle n’était pas évidente au départ. J'ai pris Élise avec moi en sachant qu'il faudrait un jour lui ouvrir l'avenir. Vous lui offrez. Avec le temps, beaucoup de choses s’arrangent. Je vous donne un chèque qui couvrira les études d’Élise.

— Non, dit Guy. Je n’ai pas besoin d’argent.

— Pensez que je la déshérite. Il faudrait ajouter bon nombre de zéros à ce chèque pour compenser. Si vous faisiez la fête avec, je ne vous le donnerais pas. Il est bien placé avec vous. Vous n’allez pas pourrir Élise avec de l’argent, comme mon gendre avait l’air de vouloir le faire avec mon petit-fils quand Elsa a été assez malade pour ne plus pouvoir s'en occuper. Heureusement, la relève est assurée.

— La relève ? Serait-ce cette Monique dont Elsa m'a écrit le plus grand bien ?

— Oui, dit Emma.

— Cette femme est providentielle, dit Guy.

— Oui, dit Emma. Je suis heureuse qu'elle soit là. J'ai beaucoup œuvré au projet d'Elsa dès qu'elle m'en a fait part. J'ai eu à convaincre la gouvernante et mon gendre de se rapprocher, et j'y suis arrivée. Cette femme est une femme de tête, difficile à tromper. Elle a assuré ses arrières.

— A-t-elle réclamé une dot ?

— Ce n'est pas l'argent qui l'a guidée. Elle a joué franc jeu, comme je l'espérais, en envisageant tout ce qui pouvait découler de cette situation, et sans finasser. Elle a voulu tout savoir sur mon gendre, connaître tous ses défauts. Elle a demandé un essai en vivant avec lui, avant de donner sa réponse. J'ai approuvé et admiré sa façon d'envisager l'avenir. Mon gendre a été facile à persuader. Il était privé de femme, et celle qu'Elsa lui offrait lui a tout de suite convenu. Regardez sa photo. Qu'en pensez-vous ?

— Elle est habillée de façon neutre et sans colifichets, dit Guy, ce qui indique une fille probablement sérieuse. Elle semble en bonne santé. Si elle tient correctement la maison, est propre et n'est pas bête, elle est bien.

— Elle l'est, dit Emma, et elle est belle sous ses vêtements, ce qu'on ne voit pas sur la photo. Elle a un corps que j'aurais aimé avoir. Un beau cadeau pour mon gendre qui ne s'est pas fait prier. Après l'avoir essayée, il ne l'a pas abandonnée. Il ne perd pas au change, mais elle non plus n'a pas à se plaindre, car il est bel homme. L'entente au lit est active et bonne. Le mariage aura lieu dès que ce sera possible. Ils s'aiment. Elsa a eu le temps de voir son projet pérennisé. Son fils sera bien élevé et Marcel sera heureux avec sa nouvelle femme. Mes rapports avec elle sont bons. Nous sommes tous contents. Je vais pouvoir l'ajouter à mon cercle. J'aimerais vous la présenter. Elsa aurait voulu que vous couchiez avec elle.

— Elle me l'a écrit, dit Guy, en insistant fortement.

— Indépendamment du désir d'Elsa, dit Emma, ce serait une bonne chose, car Monique ne doit pas s'écraser devant son mari. Elle doit connaître au moins un autre homme, et avec vous je suis tranquille. Marcel le permet, donc c'est possible en le prenant au mot, mais elle le ménage. Monique doit oser le faire. Si elle ne le fait pas, elle se posera toujours la question de ce qu'il aurait fallu faire. Vous avez fait cela pour Elsa. Monique le mérite aussi. Elle vous aimera certainement.

— Vous savez que je suis allé avec Elsa en pensant à vous.

— Je vous en remercie encore, dit Emma. Je ne vous interdis pas de penser à moi quand vous serez avec Monique, mais ce sera moins utile qu'avec Elsa, car elle beaucoup plus stable. Je m'arrangerai pour vous l'envoyer sans que Marcel la suive. Vous ne pouvez pas ne pas l'aimer. Elle m'a étonnée par sa valeur. Elle vous étonnera aussi.

— J'aviserai quand je rencontrerai Monique, dit Guy. L'héritage sera-t-il détourné vers elle ?

— Non, dit Emma. Tradition oblige. Séparation de biens. Je ne crois pas que Monique envisage d'avoir un autre enfant. Elle en a trois pour s'occuper, et elle limite au maximum l'usage de domestiques.

— Et vous, dit Guy ? Qu’êtes-vous devenue ?

— Moi ? Je suis devenue une vieille femme qui ne peut plus avoir d’enfant.

— Vous êtes pourtant très désirable, dit Guy. Et votre mari ?

— Il a vieilli comme moi, dit Emma, mais il attire toujours. Il a encore une maîtresse, et j’en suis heureuse. Cela peut sembler anormal, mais c’est parmi les maîtresses de mon mari que j’ai mes meilleures amies. Je les ferai connaître à Monique après le mariage. Elles se soutiennent entre elles et forment un bloc solide. Je les aime beaucoup.

— Je n’en suis pas étonné, dit Guy. Elles doivent être bien choisies. Je vous félicite d’avoir su les réunir. Avez-vous un amant ?

— Depuis la naissance d’Elsa, je ne veux plus me donner sans raison, et le regretter ensuite. Je veux être certaine de mon amour. Je l’ai rencontré auparavant avec le père d’Elsa. Je n’ai pas à me plaindre. Un amour total. J’ai quelques relations avec les maris que m’envoient les maîtresses. Elles estiment que c’est bon pour moi. Elsa aussi me poussait.

— J’ai l’impression qu’avec votre mari, vous vous aimez bien aussi, dit Guy.

— Mais oui, dit Emma. Nous nous aimons toujours, même sans relations sexuelles fréquentes.

— Mais pourquoi ne couche-t-il pas avec vous ?

— Je vous ai expliqué nos débuts. Je ne voulais pas avorter, ce qui l’excluait, car il n’était pas fiable. Après l’avoir constaté deux fois, il était normal que j’arrête. Une maîtresse pouvait accepter un enfant, mais pas moi. Nous avons aimé chacun de notre côté et avons continué avec le mariage blanc. Après la naissance d’Elsa, la situation restait la même. Je ne voulais toujours pas avorter. La pilule n’existait pas. Un nouvel amant ne me tentait pas.

— Quand je vous ai rencontrée, dit Guy, la pilule existait. Vous auriez pu aller avec votre mari.

— Mon mari est assez fidèle, dit Emma. Il ne change pas de maîtresse comme de chemise. Il n’y a qu’au moment du renouvellement que je l’ai envisagé. Nous en avons discuté, et finalement nous avons estimé qu’il valait mieux garder la liberté du mariage blanc. Nous sommes fiers de sa réussite, même si nous ne l’affichons pas. J’évolue. Depuis peu, comme il n’y a plus de risque, mon mari est ainsi parfois mon amant. Je n’abuse pas, à cause de la maîtresse que je ménage. Seulement des rencontres fortuites, mais qui entretiennent l’amitié.

— Que pensez-vous de moi ?

— Le plus grand bien.

— Mais encore ?

— Souvenez-vous. Je vous ai analysé. Je sais beaucoup de choses sur vous.

— Je suis aussi capable d’analyser, dit Guy, de reconnaître les caractères. J’ai une méthode.

— Je ne connais pas votre méthode, mais l’analyse dont j’ai l’habitude m’a suffisamment renseigné pour savoir que j’avais découvert un homme à aimer. Depuis ce jour, vous apparaissez de temps en temps dans mes pensées, probablement parce que je vous ai repoussé.

— Même encore aujourd’hui ?

— Votre présence a ravivé en moi de l'intérêt, dit Emma. Vous n’êtes plus le délicieux jeune garçon que j’ai connu. Vous êtes un homme maintenant, mais mes sentiments pour vous n’ont pas changé. Vos lettres à Elsa y ont contribué. Je suis encore un peu amoureuse.

— Pour moi, vous êtes une femme admirable, dit Guy. Votre façon de penser m'a toujours impressionné.

— Je vous avais promis de me donner à vous si, après 5 ans, vous en manifestiez le désir, dit Emma.

— Je vous délivre de votre promesse, dit Guy. Je l’avais oubliée.

— Moi, non, et j’étais sincère. Les promesses doivent être tenues. Vous êtes là, et vous m’aimez encore. Je dois être à vous. Je ne veux pas me dérober. Elsa m'a dit de me livrer à vous si vous veniez me voir. Je vais le faire pour elle.

— Cela vous fait-il plaisir ?

— Le plaisir qu'Elsa ait pensé à moi et ait accepté que je vous aime en même temps qu'elle, dit Emma. Ai-je un peu d’attrait pour vous ? Coucherez-vous avec moi ce soir ? Je suis prête, et soyez persuadé que je ne me force pas. C’est plutôt le contraire. Je ne fais pas souvent l’amour, mais ma nature m’y pousse. Avec vous, ce sera facile. Je sais résister, mais je n’ai pas envie de résister aujourd’hui. J’ai le désir de faire au moins une fois l’amour avec un homme que j’aime beaucoup, de ne pas regretter par la suite d’avoir raté cette occasion. Je ne vous force pas non plus, mais je suis libre et prête à vous céder. Votre femme vous le permet-elle ?

— C’est permis, et je vous rejoindrai, dit Guy.

— Nous devons garder le secret, dit Emma. Par prudence, je préfère que ce soit moi qui aille vous rejoindre dans la chambre que je vous ai réservée. Nous y passerons plus facilement inaperçus. Elle est moins exposée que la mienne. Il faudra que je fasse très attention, mais je tente le coup.

— J’espère me comporter mieux qu’avec Elsa. J’étais trop jeune, trop rapide.

— Elle ne s’est jamais plainte de vous. Elle vous a aimé jusqu’à ses derniers jours.

— Miraculeusement ?

— Aussi. Oui. Cette habitude d’amour solitaire lui a permis de supporter son état. J’ai vos lettres. Nous les lisions ensemble avec Elsa. J’aimerais les garder, avoir un peu de vous près de moi. Parlez-moi aussi de votre famille, de la façon dont vous vivez. D’ici ce soir, je veux tout savoir, comme je vous dirai tout sur moi. Quand vous serez parti, il vaudra mieux ne plus revenir ici. Cela attirerait l’attention des domestiques et de mon gendre. Par contre, nous permettrez-vous, à un grand-père et une grand-mère, d’aller voir de temps en temps notre petite Élise ? Nous irons à l’hôtel pour ne pas vous déranger, car nous serons peut-être accompagnés, et l’occasion est trop belle d’avoir un peu de liberté.

— J’ai de quoi vous loger, dit Guy. Des gens du cercle ?

— Oui. Uniquement. Mon mari a une charmante jeune maîtresse que j’ai choisie avec lui, cela fait déjà un bon nombre d’années. Elle est aussi sa secrétaire, sa femme d’affaires et parfois son chauffeur quand il ne conduit pas lui-même. Nous l’aimons beaucoup et elle nous suit partout. Vous savez, elle aime d’amour mon mari, et peut-être même trop.

— Pourquoi trop ?

— Elle m’a demandé si elle pouvait avoir un enfant avec lui.

— Qu’avez-vous répondu ?

— J’ai dit oui, à condition que l’enfant ait un père. Nous cherchons le père, mais actuellement, elle se concentre sur mon mari, ce qui est normal. Je dois lui trouver un mari qui la vaille. Si vous aviez été libre, j’aurais pu vous la proposer. Vous être exactement ce qu’il lui faudrait. Elle sort d’une grande école et a de l’avenir.

— N’avez-vous pas peur qu’elle prenne les devants comme Elsa ?

— Dans ce cas, nous ferons pour le mieux. Je ne vais pas lui interdire le lit de mon mari sous ce prétexte. Maintenant, un enfant sans père est accepté, et la mère n’est plus mise au ban de la société.

— Nous la recevrons volontiers, dit Guy. J’ai plusieurs chambres libres. Vous en disposerez à votre guise, et personne ne s’offusquera des rencontres possibles.

— Vous me laissez le choix des couples. Voyons ? Qui mettre ensemble ? Y a-t-il la possibilité que nos deux cercles se rejoignent ?

— Vous déciderez, dit Guy.

_

Guy va chercher Élise à la pension. Il ne l’a encore jamais vue et elle ne sait pas pourquoi il vient. Ils partent en voiture.

 

— On m’a dit d’aller avec vous, dit Élise. Je change de pension ?

— Tu vas changer, mais c’est un peu plus compliqué que cela, dit Guy. On ne t'a pas dit la vérité sur ta famille. Ta sœur n’était pas ta sœur.

— Mes parents l'avaient adoptée ? Elle était gentille avec moi, dit Élise.

— Non, dit Guy. Elle était la fille de tes parents. C’est toi qui n’es pas leur fille.

— C’est moi qu’ils ont adoptée ?

— Dans un certain sens, oui, dit Guy. Pour tout le monde, tu es leur fille.

— Ce ne sont pas mes parents ?

— Ce sont tes grands-parents, dit Guy. Ton grand-père et ta grand-mère.

— Papa n’est pas papa et maman n’est pas maman ?

— C’est comme cela, dit Guy.

— Qui sont mes vrais parents ?

— Ta fausse sœur Elsa était ta mère, dit Guy.

— C’est impossible, dit Élise.

— Si, dit Guy. Elsa était beaucoup plus âgée que toi. Tu es sa fille.

— Pourquoi n’étais-je jamais avec elle ? Pourquoi ne me l’a-t-on jamais dit ?

— C’est difficile à expliquer, dit Guy. Ta mère s’est mariée et son mari ne t’a pas acceptée.

— Est-il méchant ?

— Je ne sais pas, dit Guy. Tu le connais certainement plus que moi.

— Il ne s'occupait pas de moi, dit Élise. Ma sœur n'en a jamais dit du mal.

— Ta mère Elsa.

— Oui, ma mère, rectifie Élise. Quand j’étais petite, elle n’était pas mariée. Je n’ai jamais été avec elle.

— Elle était jeune, dit Guy. Elle était à l’école, comme toi. Tes grands-parents se sont occupés de toi. Elle ne pouvait pas le faire si elle voulait continuer ses études. Ensuite, elle s’est mariée et il n’y avait pas de place pour toi.

— Pourquoi cacher que je suis sa fille ?

— Tes grands-parents l’ont voulu ainsi, dit Guy. Ils n'osaient pas dire que tu étais la fille d’Elsa. C’était plus facile pour eux de dire que tu étais leur fille.

— Je ne vois pas pourquoi, dit Élise.

— Elsa n’était pas mariée quand elle t’a eu, dit Guy. Dans leur milieu, il faut être marié pour avoir un enfant. Tes grands-parents sont mariés. Ce n’était pas honteux que tu sois leur fille.

— C’est pour ça ? Elsa était d’accord avec ça ?

— Oui, dit Guy. Elle ne voulait pas de scandale, surtout pour ses parents. Elle en a souffert.

— Elsa avait souvent les larmes aux yeux quand elle était avec moi, dit Élise.

— Elle t’aimait beaucoup, dit Guy. Elle aurait voulu que tu saches que tu étais sa fille, mais elle respectait les traditions de la famille. Il ne faut pas lui en vouloir. Elle ne pouvait pas faire autrement. Je te montrerai les lettres qu’elle m’a envoyées.

— Qu’est-ce que je vais dire à papa et maman... à mes grands-parents ? On va chez eux ?

— Non, dit Guy. Nous allons chez moi. Je suis ton père.

— C’est vous, mon père ?

— Oui, dit Guy. Tu peux me poser des questions.

— Pourquoi ne viviez-vous pas avec ma mère ?

— Ce n’était pas possible si on voulait la marier avec son mari.

— Pourquoi ne vous êtes vous pas marié avec ma mère ?

— Je lui avais proposé de me marier avec elle, dit Guy. Elle ne pouvait pas le faire. C’était contre les traditions.

— Mais vous avez couché avec elle pour m’avoir, dit Élise. Cela ne gênait pas ?

— On nous a vite séparés, dit Guy.

— Vous n’avez couché qu’une fois avec elle ?

— Non, plusieurs fois, dit Guy.

— Vous vous aimiez ?

— Nous avons beaucoup fait l’amour ensemble, dit Guy. C’était très agréable. C’est pour cela que tu es là.

— Vous avez essayé de vous revoir ensuite ?

— Ce n’était pas possible sans faire de scandale, dit Guy. Ta mère ne le souhaitait pas.

— Si vous êtes venu, il va y avoir un scandale, dit Élise.

— Non, je me suis mis d’accord avec tes grands-parents, dit Guy. Ils te confient à moi. Tu n’iras plus chez eux, car il est préférable que leur entourage t’oublie. Ils viendront chez moi pour te voir de temps en temps.

— Allez-vous me mettre en pension ?

— Non, dit Guy. Tu vas aller à l’école près de chez moi, en externe ou en demi-pensionnaire si tu préfères. Tous les jours, tu seras à la maison.

— J’aurais ma chambre ?

— Tu auras ta chambre, dit Guy.

— Serais-je seule avec vous ?

— Non, dit Guy. Il y a du monde à la maison. Je me suis marié et j’ai des enfants.

— En plus de moi ?

— Un demi-frère et une demi-sœur, dit Guy. Comme ma femme est morte, je suis veuf. Je me suis mis avec une veuve qui a un enfant et deux autres femmes vivent aussi avec nous depuis peu.

— C’est beaucoup. Je m’y perds, dit Élise.

— Si tu veux t’isoler, dit Guy, je trouverai une solution.

— J’ai envie de voir tout le monde, dit Élise.

* ° * ° *

_

Guy amène Élise à la maison. C’est encore une étrangère. Des consignes sont données pour la ménager, ne pas la choquer par l’impudeur qui a été installée par Marie et qui s’est propagée à tous, par commodité, sans véritable limite. Maintenant, les portes se ferment quand c’est nécessaire, et le port d’un peignoir ou d’une robe de chambre est imposé pour aller à la salle de bains. La gymnastique de Zoé est reléguée en petit comité. Une chambre est aménagée pour Élise, près de la salle de bains qu’on lui réserve pour elle seule. Ainsi, elle a son intimité.

Élise est subjuguée par son père qui l’a sortie d’une morne pension et qui lui offre une nouvelle vie. Elle est un peu éberluée de vivre au milieu de deux frères, une sœur, et trois mères plus une bonne. Chez ses grands-parents, elle était entourée de serviteurs : des adultes qui se contentaient d’exécuter les ordres des patrons sans beaucoup d’amitié. En dehors de ses grands-parents, très occupés par leurs affaires, on l’ignorait presque. Elle ressentait l’indifférence générale. Seule, Elsa s’intéressait beaucoup à elle, mais n’était pas souvent près d’elle. Chez Guy, tout change. Personne n’est expansif, mais s’ils parlent peu, personne ne la néglige. Elle a sa part de la vie commune, ses charges et ses devoirs, et l’aide qu’elle reçoit dans son travail de classe la change du désintéressement des serviteurs. Elle s’intègre vite. Elle a un bon fond et l’harmonie de la famille déteint sur elle. Elle est l’aînée des enfants. Elle devient le chef de la petite bande, et elle ne se prive pas de jouer à la poupée avec les petits.

Élise a l’exclusivité de la seconde salle de bains. Guy craint de l’offusquer par l’impudeur qui règne dans la première. C’est en grande partie pour cela qu’il a choisi cette disposition. Il n’empêche qu’Élise circule librement et elle est la plupart du temps avec la famille. Guy n’a pas voulu trop l’éloigner en la mettant dans l’appartement de Léa. Elle est libre de choisir les moments où elle souhaite rester seule.

Pendant quelques semaines, la rigueur porte ses fruits : jamais la pudeur d’Élise n’est troublée. Attirée par les bruits d’eau, Élise ouvre un jour la porte de la première salle de bains pendant les ablutions communes. Elle contemple les corps nus un moment, puis repart en fermant derrière elle. Pas un mot n’a été échangé, et, surpris, ils se sont plus ou moins figés pendant qu’elle regardait. Cette intrusion aurait pu être évitée s’ils avaient verrouillé la porte. Ils l’on fait au début, mais il est difficile de synchroniser les arrivées et les départs. Il fallait continuellement déverrouiller. Rapidement, voyant que cela ne servait à rien, ils ne verrouillaient plus, pensant que la porte simplement fermée était un écran suffisant, manifestant leur désir de ne pas être dérangés, car à tous les autres moments, la porte restait ouverte. C’était sans compter sur la curiosité d’Élise. Plusieurs fois, elle est passée devant la salle de bains. Le verrou était mis et visible de l’extérieur, ce qui lui a semblé normal, car chez elle on fermait la salle de bains. Ce qui l’a intriguée, c’est l’usage inhabituel à plusieurs, et qu’ils soient réunis sans elle.

Ils savent maintenant qu’ils auraient dû être plus persévérants. Une longue discussion suit. Ils envisagent les conséquences, l’attitude à prendre désormais. Que pense Élise ? Est-elle choquée ? De toute façon, elle est renseignée sur ce qui se passe dans la salle de bains, et ils n’envisagent pas un usage individuel avec verrouillage, trop peu pratique. Faut-il, comme au début, s’astreindre à mettre un cerbère à la porte pour contrôler l’entrée ? Élise les a vus. Ils estiment que le mal est fait, s’il y a mal. Élise n’est pas obligée d’ouvrir la porte. Si elle revient, c’est qu’elle est intéressée. Il faut observer ce qu’elle va faire, avant de décider.

Personne ne parle à Élise de sa visite, et elle ne l’évoque pas. Le lendemain, elle revient, sans rien dire. Elle observe plus longtemps le spectacle inhabituel, pour bien s’en imprégner, savoir comment ils procèdent. Chacun vaque normalement à ses occupations sans l’interpeller, mais ce n’est pas de l’indifférence : elle est admise, et elle le voit bien. Il n’y a plus l’effet de surprise. Quand son regard en croise un autre, elle recueille un sourire. Personne ne lui interdit d’entrer. Elle repart, mais, le jour suivant, elle apparaît nue, et se mêle aux autres, faisant comme eux. Élise se lavait jusqu’alors, mais, avec les autres, c’est différent. Sans que le temps à y consacrer soit plus long, elle apprend par l’exemple une propreté minutieuse. Elle adore se faire savonner et savonner le dos des autres. Le contact des corps livrés totalement à ses mains et rapprochés sans appréhension sous une douche commune, est la révélation d’une confiance mutuelle qui va s’approfondir progressivement. Guy la rapatrie dans une chambre près d’eux. De nouveau, les portes s’ouvrent et ne se ferment plus qu’exceptionnellement. La liberté antérieure se réinstalle. Élise est intégrée à la famille.

Au bout d’une quinzaine de jours, on remarque l’absence d’Élise. Est-elle malade ? Guy et Zoé la trouvent dans sa chambre et elle dit ne pas vouloir se laver. Guy la prend dans ses bras, la porte jusqu’à la salle de bains, et lui explique que les femmes ont des règles qui ne doivent pas l’empêcher de se laver. Il est normal qu’elle porte une protection externe, et elle pourra s’en dispenser comme les autres quand elle sera plus grande. On l’accepte avec une culotte aussi bien que nue, et les quelques gouttes de sang qui s’échappent au moment du lavage sont faciles à nettoyer. Élise se range à cet avis, et Guy est heureux d’avoir une fille propre.

 

Élise doit-elle se laver avec Guy ? Dans la salle de bain, Guy doit-il éviter Élise ? Pour sortir de l’impasse, ils convoquent Élise, et lui demande si elle est prête à accepter l’impudeur tactile en plus de l’impudeur visuelle, et permettre à Guy et à Thomas de se laver avec elle. Ils lui demandent aussi de ne pas répondre immédiatement. Ils souhaitent qu’elle y réfléchisse sérieusement, car on l’avertit qu’il peut en résulter des réactions sexuelles.

Zoé intervient :

— Mademoiselle Élise, je suis dans la même situation que vous, sans aucune liaison masculine. Madame Marie m’avait demandé d’être intime avec Monsieur Guy. J’ai eu des appréhensions au début. Je n’en ai plus. Je peux vous assurer que les hommes de la maison restent neutres avec vous, même si çà et là, il y a des réactions instinctives bien normales. Qu’elles ne vous préoccupent pas. Vous n’avez rien à craindre. On ne vous imposera rien. Ils vous protègent. Maintenant, j’apprécie grandement cette intimité qui nous relie et nous rapproche. Je vous conseille de faire comme nous. Par contre, je vous déconseille fortement de vous comporter de cette façon avec les hommes de l’extérieur. Avec eux, la pudeur la plus stricte est nécessaire, et moins vous vous ferez remarquer, meilleur ce sera.

 

 En attendant la réponse, on l’informe et on lui donne une éducation sexuelle la plus complète possible. On met à sa disposition les livres sélectionnés par Denise et Guy. On en lit des passages ensemble et on répond aux questions. Curieuse et en confiance, Élise opte pour l’impudeur. Désormais, elle peut copier Zoé, et avoir les mêmes contacts qu’elle avec les hommes. Elle s’habitue vite, n’ayant aucun complexe à toucher et se laisser toucher.

_

Guy explique la situation d’Élise au juge qu'il connaît. Celui-ci demande à l’entendre, la solution à trouver devant être pour son bien. Pour le père, c’est simple, mais qui choisir comme mère en excluant Elsa ? Élise prendrait volontiers Zoé, mais celle-ci n’avait que 11 ans au moment de la naissance. Les femmes de Guy se proposent. Le juge estime que Blanche est le meilleur choix. Elle aurait accouché d’Élise à 24 ans, ce qui est convenable. Élise, ne voulant pas choisir entre ses mères adoptives, réclame Marie comme mère, qui, étant morte comme Elsa, est sa préférée. Le juge acquiesce et ainsi, Marie hérite d’une fille supplémentaire qu’elle aurait eue avec Guy dans sa jeunesse.

* ° * ° *

 

 

28 Les enfants

* ° * ° *

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— Je voudrais un enfant de toi : annonce Denise. Personne ne fait d’objection ?

— Tu sais que je t’aime, dit Guy. Je crois que c’est normal. Cela vous dérange-t-il ? Le bébé va prendre de la place.

— J’aime bien les bébés, dit Léa. Je suis pour.

— Moi aussi, dit Blanche. J’aimerais aussi avoir un bébé.

— Si Guy le permet, dit Léa, moi aussi.

— Je crois que nous sommes toutes dans le même cas, dit Denise. Si je le demandais auparavant, c’est qu’il faut admettre que nous ne sommes pas seuls sur terre. Que vont penser les gens de nous ?

— Cela ne change pas la situation, dit Léa.

— Oh, si ! Nous sommes ici avec Guy, dit Denise, mais personne ne sait ce que nous faisons. Actuellement, nous n’allons pas raconter à tout le monde que Guy a trois femmes. Avec des enfants, cela tombe dans le domaine public. Aucune d’entre nous n’a de mari.

— Guy peut se marier avec toi et tu auras ton enfant, dit Blanche.

— Et pour les vôtres ?

— Je m’en passerai, dit Blanche.

— Moi aussi, dit Léa.

Denise n’est pas d’accord.

— C’est ainsi que vous résolvez le problème ?

— Je ne vois pas comment on peut faire autrement, dit Blanche.

— Je refuse d’avoir un enfant si vous n’avez pas le vôtre, dit Denise. Il n’y a qu’une alternative pour moi. Pas d’enfant ou trois enfants.

— Avec Elsa, dit Guy, c’était déjà le même problème. Les gens doivent jaser sur Élise. Je ne cache pas que c’est ma fille. C’est une situation supportable. Être mère célibataire n’est plus une tare, surtout quand on a un métier.

— C’est vrai, dit Denise. On n’est plus à l’époque où les femmes n’avaient pas le droit de porter le pantalon.

— Dis-tu cela pour toi ?

— Restons sur le sujet, dit Denise. Du point de vue de nos situations, il n’est pas prévu de nous mettre à la porte pour cette raison. Je suis veuve et j’ai déjà un enfant. Je ne suis pas obligée de dire que mon futur enfant est de Guy.

— Nous non plus, dit Blanche.

— Moi, dit Léa, je me moque de ce que les gens peuvent dire sur moi. Je ne veux pas que Guy en souffre.

— J’ai le même avis, dit Blanche.

— J’ai déjà Élise, dit Guy. Vous faites comme vous voulez. Chacune d’entre vous doit assumer sa propre réputation. La mienne est faite avec Élise et ne changera pas. J’accepte d’autres paternités.

— C’est le mot de la fin, conclut Denise. Personnellement, j’arrête la pilule.

— Nous aussi, dit Blanche. N’est-ce pas Léa ?

— Oui, dit Léa. J’aime les bébés.

* ° * ° *

_

Blanche est tout de suite enceinte. Elle est suivie un mois plus tard par Denise, et Léa ferme la série au bout de deux mois.

* ° * ° *

 

 

29 Zoé

* ° * ° *

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Zoé s’est blessée à la main, ce qui est exceptionnel, vu son habileté. Elle est maintenant remise. Denise l’interroge :

 

— Ta blessure est refermée. Je te vois travailler. Montre-moi. Est-ce fini ?

— Oui, dit Zoé. Ma main fonctionne bien. Je vais faire autre chose que lire. J’avais honte de vous voir faire ma besogne à ma place.

— Je trouve que tu travailles comme quatre, dit Denise. Laisse-nous t’aider encore.

— Vous m’aidez tout le temps, dit Zoé. Madame Léa s’occupe des enfants. Madame Blanche fait les lits et plie les draps avec moi et vous êtes toujours à la cuisine. Même Monsieur Guy s’en mêle. Je n’ai plus de travail. Je ne mérite pas tout l’argent que je gagne.

— Si, dit Denise. Que fais-tu de ton argent ?

— Je le donne à Madame Blanche, dit Zoé. Elle le place. Je lui donne. Elle m’en donne plus. Je lis actuellement un livre qu’elle m’a fourni et qui explique la méthode. L’argent travaille chez les gens auxquels on le confie. Monsieur Guy m’a montré les comptes de l’héritage de Madame Marie, et comment Madame Paule s’y prenait. Madame Marie gagnait beaucoup.

— Oui, dit Denise. Elle était douée.

— Madame Marie était bien, dit Zoé.

— L’aimais-tu ?

— Oui, j’aurais voulu être comme elle.

— La regrettes-tu ?

— Madame Marie voulait qu’on s’occupe des vivants et pas des morts, dit Zoé. Les regrets ne servent à rien.

— Es-tu quand même bien avec nous ?

— J’aime bien Monsieur Guy, dit Zoé. Il est toujours disponible pour m'instruire, et je suis heureuse de l’aider. Il me regarde le matin, comme il faisait quand j’étais avec Madame Marie. Je le vois sourire, comme avec elle. Je voudrais qu’elle soit là.

— Et nous autres ?

— Vous êtes toutes gentilles avec moi. Madame Blanche m’explique bien, comme Madame Marie.

— Est-ce elle que tu préfères ?

— Oui, dit Zoé. C’est elle qui me fait le plus penser à Madame Marie. Elle m’apprend à me servir des livres de cuisine. Je suis bien aussi avec vous et Madame Léa.

— Avec ton argent, dit Denise, tu peux t’acheter ce que tu veux. Veux-tu, une voiture, des bijoux ?

— Je n’ai pas besoin de voiture puisque j’utilise les vôtres, dit Zoé, et Madame Marie ne portait jamais de bijou. Vous me donnez tout ce dont j’ai besoin. Mon argent travaille pour l’avenir. Je souhaite rester avec les enfants près de vous.

— Tu ne prends jamais de congés, dit Denise, ni de vacances.

— Vous êtes comme moi, dit Zoé. J’ai les mêmes congés et vacances que vous. Je suis toujours avec vous. Vous m’emmenez en vacances avec vous. J’ai beaucoup de temps pour les livres et pour apprendre. Si je vous gêne, il faut me le dire.

— Tu ne nous gênes pas du tout, dit Denise, au contraire. Tu travailles ici plus que nous. Tu n’arrêtes pas.

— Je suis payée pour cela. Pas vous, dit Zoé.

— Tu as réponse à tout, dit Denise. La voisine t’a certainement proposé de travailler pour elle. Elle m’avait posé des questions sur toi. Je lui ai dit que tu es la meilleure bonne que je connaisse et qu’on peut te confier tout ce qu'on veut. T’a-t-elle fait des propositions ?

— Oui. Elle a proposé un salaire exagérément élevé.

— Il y a moins de travail chez elle, dit Denise. C’est une occasion à saisir.

— Souhaitez-vous que je parte ?

— Certes non, dit Denise. Nous t’aimons bien. Tu es libre de faire ce que tu veux. Nous ne voulons pas être un obstacle à une vie que tu voudrais faire ailleurs. Tu peux aussi partir pour fonder une famille.

— Je n’aime pas les hommes, dit Zoé.

— Pourtant, dit Denise, il y a Guy ici.

— Ce n’est pas pareil, dit Zoé. Il ne m’agresse pas comme les autres. Il ne faisait pas de mal à Madame Marie qui l’aimait bien, et il est doux en amour.

— Tu te promènes toute nue devant lui, dit Denise.

— Vous toutes aussi, dit Zoé. Et Madame Marie a dit que je devais le faire. Me l’interdisez-vous ?

— Si Madame Marie a dit de le faire, je m’incline. Personnellement, cela ne me gêne pas. Je sais que tu n’y mets aucun vice. Avec les autres hommes, es-tu toujours aussi réservée ?

— J’ai encore peur, dit Zoé. Je me méfie d’eux.

— Est-ce une peur physique ?

— Avec le judo, je sais me défendre, dit Zoé. Je suis mal à l’aise avec eux.

— C’est donc bien un problème psychologique et sexuel, dit Denise. D’après Guy, tu ne peux t’en sortir que si tu veux t’en sortir. Il faut repartir sur de nouvelles bases, ne pas t’enfermer dans le passé. Guy estime que tu es capable de le faire, comme tu as été capable de t’adapter ici.

— Je ne sais pas comment m’y prendre, dit Zoé.

— Avec Guy, nous avons cherché les livres qui traitent des troubles dont tu souffres, dit Denise. Guy les a lus, et moi survolés. Il serait normal de te confier à un psychiatre, mais Guy estime que le mieux est que tu les lises pour t'informer. Il te fait confiance pour trouver.

— Je remercie Monsieur Guy, dit Zoé. On ne parle pas de cela dans les livres que j’ai. Comment faire dans mon cas ?

— Voyons, dit Denise. Te méfies-tu de tous les hommes ? Il n’y a que Guy qui te convienne ?

— Monsieur Thomas est gentil, Monsieur Urbain aussi.

— C’est mieux que rien, dit Denise. Tu vois qu’il y a des hommes convenables. Ils sont plus nombreux que tu crois. Il faut simplement les détecter. Je ne sais pas faire, mais Guy peut certainement t’aider. Comment sais-tu que Guy est doux en amour ?

— J’assistais Madame Marie quand Monsieur Guy a voulu féconder Madame Claire, dit Zoé. Ils ont fait l’amour ensemble devant moi et Madame Claire. Madame Marie était heureuse et Monsieur Guy n’est pas comme mon père.

— Cela n’allait pas avec ton père ?

— J’essayais de me sauver avec ma mère, dit Zoé, surtout quand il amenait des copains. Mais nous étions obligées d’y passer. Ils étaient plus forts que nous.

— Je ne savais pas qu’il y avait des copains, dit Denise. C’était souvent ?

— À la fin, oui, dit Zoé. Mon père avait besoin de leur argent pour boire et jouer.

— Ils te forçaient, toi et ta mère ? Ils étaient tous méchants ?

— Oui, dit Zoé. C’est rare un homme comme Monsieur Guy. C’est pour cela que vous le partagez avec Madame Léa et Madame Blanche.

— Ce n’est pas pour cela uniquement, dit Denise. Je comprends que tu te trouves mieux ici. Vas-tu chez la voisine ?

— Non, dit Zoé. J’aime l’argent, mais pas au point de vous quitter. Vous êtes tous heureux, ici. Je suis libre, ici, et heureuse d’être avec vous. Vous ne vous mettez jamais en colère et ne vous battez jamais. Ailleurs, ce n’est pas pareil. Le garçon du premier a essayé de me coincer. J’ai été obligée de m’en débarrasser. J’ai dû lui faire une prise.

— Je vais parler à celui-là, dit Denise. Mais, chez la voisine, c’est calme.

— C’est moins calme qu’ici, dit Zoé, et j’aime bien les enfants. Madame Léa pourrait me les laisser un peu plus.

— D’ici l’année prochaine, dit Denise, tu vas être servie, avec les trois à venir.

* ° * ° *

_

Denise raconte ce que lui a dit Zoé.

— Elle est très fortement attachée à nous, dit Guy.

— Elle était encore plus attachée à Marie, dit Blanche.

— Tu es en passe de la remplacer, comme avec Guy, dit Denise.

— Je ne me rendais pas compte que j’accaparais les enfants, dit Léa.

— C’est un peu vrai. Avoue-le, dit Denise.

— Oui, dit Léa. Que peut-on faire pour Zoé ? L’augmenter ?

— Moi, je veux bien, dit Denise, mais elle ne dépense rien.

— Je confirme, dit Blanche. Je tiens ses comptes.

— Je crois que Léa peut quelque chose : lui laisser un peu plus les enfants, dit Denise.

— Je ferai un effort, dit Léa. Pour moi, elle fait partie de notre famille.

— Tu l’as dit, dit Blanche. Il ne faudra jamais la laisser tomber et toujours prendre son avis.

— Oui, dit Denise. Les enfants sont aussi un peu à elle. Il faudrait qu’elle songe un peu plus à elle-même. Je me suis peut-être avancée en lui disant que Guy, tu serais capable de lui faire reconnaître les hommes gentils.

— Je vais essayer sur elle ce que tu n’as pas assimilé, dit Guy.

* ° * ° *

_

— Une question me tracasse, dit Léa à Blanche. Tu gères l’argent de Zoé et la fortune de Marie. Cela rapporte. Pourquoi, quand tu étais avec moi et tes parents, n’utilisais-tu pas la même méthode ? Tu aurais pu, en en gagnant, faire mieux soigner tes parents.

— Je n’avais pas de capital, dit Blanche, et je n’en ai toujours pas. Il en faut un pour démarrer.

— Tu aurais pu emprunter, dit Léa.

— On n’est jamais sûr de pouvoir augmenter rapidement le capital, dit Blanche. Il y a des fluctuations quand on augmente le risque pour aller plus vite. Avec le flux de dépenses que j’avais, je courais à la faillite. D’ailleurs, je t’ai emprunté et nous avons frôlé la faillite. Je n’avais plus que ma voiture que je ne parvenais pas à vendre, et tu n’avais plus rien quand mes parents sont morts.

— Tu n’avais jamais envisagé de les mettre dans une institution ?

— Maman ne pouvait pas se passer de moi et papa d’elle, dit Blanche. Quand elle est morte, il l’a suivie.

— Ici, dit Léa, vas-tu à la faillite avec l’argent de Guy ?

— Non, dit Blanche. Je ne risque pas tout. Paule avait bien compris ce qu’il faut faire. Zoé et Guy peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

— Place aussi mes économies, dit Léa. Je te les confie. Avec ce que tu me rembourses, je suis à l’aise.

— C’est sans problème, dit Blanche. Garde des liquidités. Je vais seulement placer ce que je te rembourse. Tu me dis seulement si tu veux risquer ou non.

— C’est une chance de t’avoir, dit Léa. Guy dit que tout marche mieux au lycée Sud avec toi. Dans le mien, ce n’est pas pareil. Demande à Denise. On déplace les cloisons qu’on remet au même endroit l’année suivante. Ta cantine a la réputation d’être meilleure. Comment fais-tu ? As-tu plus d’argent ?

— J’ai la même dotation, dit Blanche, mais avant de déplacer une cloison, je réfléchis et je m’informe. Guy m’a aidé pour le chauffage, et nous n’avons réalisé que ce qui est utile. Je suis à l’aise dans mon budget parce que je fais très attention aux grosses dépenses. Il suffit de bien gérer financièrement, techniquement et humainement. Les deux derniers points sont souvent oubliés, car notre formation est axée sur le financier.

— Moi, je te félicite, dit Léa.

— Tu sais, dit Blanche, tout n’est pas rose. La sécurité électrique est à revoir, et celle du gaz aussi. Il y a des peintures à refaire, des chaudières à remplacer et les bâtiments se dégradent. J’ai un mal de chien à maintenir les sanitaires propres. Ce n’est pas comme ici où nous faisons tous attention. Je dois souvent remonter le moral des femmes de ménage qui ont tendance à baisser les bras. C’est décourageant pour elles de voir qu’il y a autant de sans-gêne. Ce qui me réconforte est que je suis soutenue par plusieurs professeurs et le proviseur qui me disent de continuer. D’ailleurs, on constate un mieux. Les lieux propres sont plus respectés que les sales. Le personnel n’est pas non plus toujours à la hauteur. Il va falloir trouver le moyen de changer le concierge, car il y a trop de réclamations pour le standard téléphonique dont il s’occupe. Certains de mes ouvriers ne travaillent pas beaucoup. Je cherche à les motiver, mais ce ne sont pas des Zoé.

— Ici, dit Léa, tu as pris en main l’organisation matérielle de la maison.

— Oui, dit Blanche. Ce n’est pas une grosse charge. Je suis admirablement servie par Zoé et par vous tous. J’aimerais avoir les mêmes satisfactions au lycée.

* ° * ° *

_

Thomas passe régulièrement voir Denise, et de plus en plus. Il n’est plus étudiant. Il a maintenant un poste de responsabilité dans une banque à proximité. Il s’est provisoirement installé chez Léa et cherche à se loger. Denise l’incite à se marier toutes les fois qu’il revient vers elle. Il ne se décide pas à suivre son conseil malgré quelques filles qui le cherchent. Il préfère Denise.

* ° * ° *

_

L’appartement du dessous est à vendre.

 

— Peux-tu me prêter de l’argent pour acheter l’appartement du dessous, demande Thomas à Denise ?

— Veux-tu être encore plus souvent ici ?

— Oui, dit Thomas, j’ai besoin de toi.

— Regarde, dit Denise. Voilà ce que j’ai sur mon compte. Cela te suffit-il ? Je n’ai pas grand-chose.

— Ce n’est pas beaucoup, dit Thomas.

— Ta banque ne te prête rien ?

— Si, dit Thomas, mais il m’en manque. Ma mère m’en prête aussi.

 

Zoé, qui écoute, intervient :

 

— Si Madame Denise et Monsieur Thomas le permettent, j’ai des économies. Je vous les donne. Regardez combien j’ai sur le décompte de Madame Blanche.

— Je te les rendrai, dit Thomas.

— Ce sera comme avec Madame Blanche, dit Zoé. Elle me les rend. Je demande à Madame Blanche.

— Elle a filé, dit Denise. Vas-tu lui emprunter ses économies ?

— Je ne sais pas, dit Thomas. Cela m'arrangerait bien.

— C’est bizarre, dit Denise. Elle a eu bien vite fait de te le proposer... Voilà Blanche avec Zoé.

— Zoé me dit que Thomas veut lui emprunter de l’argent ?

— Oui, dit Thomas. Est-ce possible ?

— Bien sûr, dit Blanche. Dans quel but ?

— Pour acheter l’appartement du dessous, dit Denise.

— Je ne le conseille pas, dit Blanche.

— Pourquoi ?

— Ce serait de l’argent immobilisé, dit Blanche. Zoé peut en avoir besoin.

— Tu places pourtant son argent, dit Denise. N’est-ce pas pareil ?

— Non, dit Blanche. Il n’est pas immobilisé. En deux jours, elle en dispose. Je n’ai pas d'argent, car je rembourse Léa. Je vais en prendre sur le magot de Marie. Un peu d’immobilier ne fait pas de mal et ce sera une goutte d’eau dans la mer. Zoé, on continue comme avant. C’est mieux.

— Vous ne voulez pas de mon argent ? Je voulais aider Monsieur Thomas à venir ici, dit Zoé.

— Il le prendrait s’il n’y avait pas de meilleure solution, dit Blanche. Nous te remercions de pouvoir compter sur toi. Tu es notre amie, et Thomas va avoir de quoi payer l’appartement. Le livre que je vais te passer t’expliquera mes raisons.

— Bien, Madame Blanche.

— Je te donne ce que j’ai, dit Denise.

— Non, dit Blanche. Tu n’as pas grand-chose. Il faut éviter de tout immobiliser. Tu es comme moi. Tu n’es pas dépensière, mais Serge ne devait pas savoir garder son argent. Je me trompe ?

— Non, dit Denise. Il faut demander à Guy s’il peut le faire.

— Ce n’est même pas la peine, dit Blanche. J’ai sa procuration. Il a confiance en moi, et moi en Thomas pour rembourser. J’agis en son nom.

— Vous êtes formidables, dit Thomas. J’obtiens ici ce que ma banque me refusait. Je rembourserai jusqu’au dernier sous, avec les intérêts.

— Ta présence ici va nous rapporter d’autres intérêts, dit Blanche. Nous faisons une bonne affaire.

_

Thomas s’installe. Guy et Zoé étendent l’interphone de ce côté.

* ° * ° *

 

 

 

30 Incertitudes

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— De tes anciennes, n’as-tu pas envie d’en inviter ? Odile avait l’air de bien t’aimer. Elle voulait un enfant de toi. Je la vois bien venir ici. Elle doit se morfondre toute seule.

— Veux-tu refaire comme avec Léa et Blanche ?

— Tu ne t’en plains pas, dit Denise. Tu m’as dit qu’elle est gentille. Elle se plairait bien avec nous.

— Et je coucherais aussi avec elle ?

— On lui ferait une petite place, dit Denise.

— Écoute, dit Guy. Une femme, c’est très bien. Deux femmes, c’est bien. Trois femmes, c’est beaucoup. Quatre femmes, c’est trop.

— Tu en as déjà quatre avec Zoé, dit Denise.

— Zoé, ce n’est pas pareil, dit Guy. Elle ne m’aime pas.

— Je ne suis pas de ton avis, dit Denise. Tu es le Monsieur que Madame Marie aimait. Elle t’aime, comme Marie t’aimait.

— Elle t’aime aussi, dit Guy.

— J’étais l’amie de Marie, dit Denise.

— Elle aime bien Blanche, dit Guy.

— Pour elle, comme pour toi et moi, dit Denise, on retrouve Marie en Blanche. Pour Léa, c’est moins évident. Quand Léa a voulu s’occuper des enfants de Marie, j’ai vu qu’elle était inquiète. Elle les aime comme une mère.

— Elle s’en occupe depuis la naissance, dit Guy. Elle était avec moi pour assister aux accouchements. C’est Marie qui le voulait et qui la traitait comme son ombre. Les enfants sont aussi attachés à elle. Tu remarqueras qu’elle s’occupe aussi bien des autres. Elle était un peu jalouse de Léa qui ne peut pas s’empêcher d’aimer les enfants. Ce n’est pas bien grave. Elles s’entendent maintenant ; il y a assez d’enfants pour les deux. Tu penses que Zoé m’aime ?

— La petite séance de gymnastique du matin n’est pas innocente, dit Denise. Elle se promène volontiers toute nue, et surtout devant toi.

— Moi aussi, dit Guy, je lui montre tout. Avec Marie, nous avons pris l’habitude. Elle montrait tout, même aux enfants.

— Cela a débordé sur nous toutes, dit Denise. Zoé a un faible pour toi. Quand tu lui souris le matin, elle est aux anges. Elle sait qu’elle te fait plaisir en faisant comme Marie.

— Elle a peur de l’amour, dit Guy.

— Oui, dit Denise. Elle l’a dit plusieurs fois. Toi et Thomas, et aussi Urbain, devez être les seuls hommes qu’elle supporte, et c’est parce qu’elle est respectée par vous.

— Parce que je la respecte, comme Odile, dit Guy.

— Non, dit Denise. Odile n’est pas traumatisée que je sache, et elle doit toujours être vierge. Tu peux faire avec Odile ce que tu as fait avec Blanche. D’après sa photo, c’est une beauté, comme il n’y en a pas beaucoup. Si j’étais un homme, je n’hésiterais pas à la mettre dans mon lit.

— Tu reviens à la charge, dit Guy.

— Tu peux bien passer de trois à quatre, dit Denise.

— Non, dit Guy. Même si on essayait, cela ne marcherait pas. Odile est une sentimentale qui vit dans le passé avec l’image de son fiancé. Elle est trop émotive pour s’accorder avec nous. Il faut la laisser où elle est. Nous avons la chance ici d’avoir des caractères qui sont adaptés à la situation. N’amenons pas des perturbateurs. C’est comme si tu me disais d’aller chercher Joël.

— Pourquoi aller chercher Joël ? Ce n’est pas un de tes amours, dit Denise.

— Lui m’aimait, dit Guy. Léa m’a ouvert les yeux, en me racontant en détail ses réactions quand je me suis marié. Tu peux lui demander ; c’est comme si je l’avais trompé. Moi, je n’ai pas les mêmes tendances. Si tu veux me rendre malheureux, continue dans cette direction.

— Et Françoise, elle ne te plairait pas ? Moi, je l’aime bien. Elle est gentille, dit Denise.

— Je n’en veux pas plus maintenant que quand tu as déjà voulu me l’offrir, dit Guy. Je suis d’accord : elle est gentille et agréable, mais je n’aime pas la faune qui gravite autour d’elle, avec tout le tapage qui en résulte. En plus, elle fume et boit, ce qui suffirait pour que je l’élimine. C’est une amie : c’est tout.

— Veux-tu revenir à une seule femme ? C’est trop difficile le partage ? T’a-t-il trop changé ? Fais-tu trop l’amour ?

— Avec une femme, je ne fais pas toujours l’amour, dit Guy. Elle n’est pas toujours disponible, donc, je suis de temps en temps sous pression. Avec plusieurs, je suis plus sollicité. J’utilise toutes mes capacités. Au total, je ne fais pas beaucoup plus souvent l’amour. J’ai des limites.

— Si tu n’es plus sous pression, tu dois être plus détendu, dit Denise.

— Un peu, dit Guy, mais je mets plus de temps à réagir à vos sollicitations. Ne t’en rends-tu pas compte ?

— Si, dit Denise, mais ce n’est pas désagréable du tout. Tu restes plus longtemps. Cela compense pour moi que ce soit moins fréquent.

— Ne souffres-tu pas du partage ?

— Moi, non, dit Denise. Marie avait raison. Ce rythme me suffit. Il ne faudrait pas que ce soit beaucoup plus lent. Je ne suis pas sous pression comme toi. Il me faut de l’amour, mais ce n’est pas impulsif. C’est toi qui déclenches l’envie de me donner. Seule, il n’y a que quand je suis bien sevrée que le besoin devient fort de trouver un homme.

— Et les autres ?

— Elles me disent qu’elles n’ont pas besoin de beaucoup plus, dit Denise. Blanche est peut-être un peu plus exigeante que Léa et moi, mais elle sait se tenir.

* ° * ° *

_

— La voisine m’a de nouveau proposé d’aller chez elle, dit Zoé à Denise.

— Tu n’y vas pas ?

— Non, dit Zoé. Elle m’a dit que je ne dois pas rester avec vous, et qu’un homme avec quatre femmes en âge d’enfants, ce n’est pas sain. Je ne suis pas de son avis.

— Lui as-tu dit que nous sommes enceintes ?

— Non, dit Zoé. Il ne faut pas en parler ?

— Non, dit Denise. Cela ne se voit pas encore. Ne dis rien pour le moment. Il faut que l’on avise.

* ° * ° *

_

Denise dit à Blanche et à Léa :

— Il va être difficile de rester dans notre situation. Trois filles mères vivant avec le père. Ce n’est pas tenable.

— Nous étions d’accord pour cela, dit Blanche.

— Nous pouvons nous en accommoder, dit Denise, mais les enfants seront mal vus. Il faut penser à eux.

— C’est trop tard, dit Léa. Je ne veux pas avorter.

— Moi non plus, dit Blanche.

— Je ne pensais pas à une solution aussi radicale, dit Denise. Gardons nos enfants et réfléchissons à ce que nous pouvons faire.

— L’une de nous peut se marier avec Guy, dit Léa.

— Oui, dit Blanche. Denise, tu es toute désignée.

— Vous avez autant de droits que moi, dit Denise.

— C’est à Guy de choisir, dit Léa.

— C’est une solution partielle, dit Denise. Il faudrait pouvoir faire mieux.

— Nous ne pouvons toutes les trois nous marier avec Guy, dit Blanche. Il ne peut pas se couper en trois.

— Il faudrait trois hommes comme Guy, dit Léa.

— Je n’aimerais pas aller avec un autre que Guy, dit Blanche.

— Moi non plus, dit Léa en écho.

— Moi, je vais avec Thomas, dit Denise. Il m’a demandée en mariage. Il ne resterait que vous deux à caser.

— Sait-il que tu es enceinte de Guy ?

— Oui, dit Denise. Je lui ai dit.

— T’a-t-il demandée en mariage avant ou après de savoir ?

— Avant et après, répond Denise. Il me demande en mariage toutes les fois que je le vois. Les enfants ne sont pas un obstacle.

— Lui as-tu toujours dit non ?

— J’aurais préféré qu’il se marie avec une fille de son âge, dit Denise. Il s’attache à moi de plus en plus. Il ne veut pas entendre parler d’une autre. Si je dis oui, je suis mariée demain avec lui.

— Il reste nous deux, dit Léa. Blanche, je te laisse la place.

— Pourquoi pas toi ? Tu l’as connu avant moi, et moi, je suis plus vieille.

— C’est toi qu’il préfère, dit Léa. N’est-ce pas, Denise ?

— Tu as probablement raison, dit Denise.

— Je veux que Guy puisse coucher avec Léa, dit Blanche.

— Tu lui laisseras une petite place, dit Denise.

— Une grande place... Et à toi aussi, dit Blanche.

— Je crois que la situation s’est décantée, dit Denise. Je résume. Je vais avec Thomas, et Blanche avec Guy. Léa reste fille mère. C’est la seule qui reste sur le carreau.

— Je peux m’en aller si je vous dérange, dit Léa. Mais je garde l’enfant.

— Tu restes ici, avec nous ou je pars avec toi, dit Blanche.

— Je pensais à l’enfant, dit Denise.

Blanche demande :

— Il pose un problème ?

— Quel nom faut-il lui donner ? Pour le tien : le nom de Guy, dit Denise. Mais pour celui de Léa ?

— Ce ne sera pas le nom de Guy ?

— Je pense que celui de la mère est préférable, dit Denise. Guy sera moins inquiété. C’est à toi de choisir, Léa.

— C’est tout choisi, dit Léa. Je fais comme tu dis, si Guy est d’accord.

— Et matériellement, dit Blanche, faut-il se séparer ?

— Je ne pense pas, dit Denise. Je vais officiellement aller dans l’appartement en face. Léa reste dans son appartement et Blanche ici avec Guy. Nous nous réunirons tous ici quand nous voudrons. Comme nous sommes tous dans le même immeuble, cela passera mieux. En réalité, rien ne change.

Blanche s’inquiète pour Thomas :

— Thomas te laissera-t-il libre d’aller avec Guy ?

— Thomas est comme Guy, dit Denise. Il me laissera libre. Me marier avec lui ne change que le nom de l’enfant en le désignant comme père.

— Tu accepterais de déposséder Guy de son enfant ?

— Thomas est aussi bon que Guy, dit Denise. C’est une formalité. Guy ne sera pas privé de l’enfant. Rien ne change.

— Tu seras sans doute plus souvent avec Thomas.

— Oui, dit Denise. Je n’y vois pas d’inconvénient. Guy sera un peu plus à vous.

* ° * ° *

_

Blanche se marie rapidement avec Guy. Par contre, si Denise se met bien avec Thomas, elle ne se marie pas et continue d’aller avec Guy de temps en temps.

_

Le sort de Claire préoccupe Denise. Elle pense qu’on peut l’aider et elle s’en ouvre aux autres.

— Nous pouvons reprendre les idées de Marie pour offrir un enfant à Claire. Je suis prête à lui en faire un, dit Denise.

— Tu es en train d’en faire un, dit Guy.

— Je peux lui donner et en refaire un autre après pour nous, dit Denise.

— Il vaudrait mieux qu’il soit d’André, dit Guy.

— Cela ne me gêne pas de coucher avec lui, dit Denise, et si je le gêne, je sais faire l’insémination sur moi. Le seul problème est de se rencontrer. Nous sommes coincés chacun de notre côté par notre travail et je ne vais pas lui consacrer mes vacances. C’est plus simple de le faire ici avec toi. Ils accepteront bien que tu sois le concepteur. C’était l’idée d’André, et ils seront servis plus tôt.

— Je suis comme Marie, dit Guy. André est préférable.

— Tu aimes compliquer les choses, dit Denise. Moi, je le fais avec toi.

— Moi, intervient Zoé, je peux aller là-bas et faire l’enfant. Vous pouvez me libérer un temps de mon travail. C’est plus facile que pour Madame Denise.

 

Guy est étonné :

— Tu ferais cela pour Claire ?

— Madame Marie voulait le faire, dit Zoé. Je peux le faire.

 

Denise est également étonnée :

— Tu le ferais pour elle ?

— Pas pour Madame Marie, dit Zoé. Elle est morte. Mais elle a montré ce qu’il faut faire et a trouvé les solutions. Je suis prête à aider Madame Claire qui le mérite. Je suis la mieux placée pour le faire.

— Tu coucherais avec André ?

— C’est à lui de choisir, dit Zoé. Je peux aussi utiliser l’insémination. Je sais la faire sur moi.

— Et tes répulsions, dit Denise ?

— Quand il faut, Madame Denise, on fait.

— Tu te laisserais violer ?

— Ce n’est pas un viol quand on est volontaire. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

— Pas trop éprouvant ?

— Madame Denise, ce ne sera pas la première fois. C’est très désagréable de se faire violer, mais je n’en suis pas morte. Je sais ce que je fais. C’est l’enfant l’important.

— Ne préférerais-tu pas le garder ?

— Nous avons déjà les enfants de Madame Marie, dit Zoé. C’est le tour de Madame Claire. Elle passe avant moi.

— Bon, dit Denise. Voilà deux volontaires. Et vous Mesdames, qui ne dites rien, n’êtes-vous pas tentées ?

— À la rigueur, dit Blanche, mais uniquement avec Guy. Et pas tout de suite, je veux des enfants à moi. Je risque d’être surprise par la ménopause.

— Pas très chaude, dit Denise. Léa, je parie que si Guy te le demande, tu le fais.

— Est-ce vrai, Léa ?

— Oui, dit Léa.

— Bon, dit Denise. On a fait le tour des propositions. Tu peux en rendre compte à Claire qui choisira.

_

Claire n’a pas à choisir. Elle est enceinte. Le traitement qu’elle a suivi a réussi. Elle aura trois enfants : Christian, Cécile et Caroline, sans l’intervention d’aucune des émules de Marie.

* ° * ° *

Le deuil de Marcel ne permet pas d'envisager un mariage rapide. Monique profite du répit pour ne pas précipiter sa décision. Elle n'a pas encore accepté le mariage. Marcel, très amoureux de sa nouvelle compagne aimerait être fixé, alors que Monique voudrait comprendre le comportement de Marcel avant de se décider. Elle couche sans complexe avec Marcel, et s'en trouve bien physiquement, mais n'en fait pas un argument déterminant en faveur du mariage. Elle est indécise sur la suite à donner, n'arrivant pas à départager le pour est le contre. Elle temporise.

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— Emma accompagne son mari pour sa tournée habituelle, dit Monique à Marcel. Maintenant que sa secrétaire s'est mariée, elle ne peut les accompagner. Emma a confiance dans mes capacités d'organisation et de secrétariat. Elle m'a demandé d'aller avec eux pour la remplacer. J'aurai aussi à conduire leur auto en alternance, ce qui évite la fatigue. Ce n'est pas compliqué. Je leur serai utile.

— Combien de jours seras-tu absente ?

— Cela dépend de la tournure des affaires, dit Monique. Quelques jours, mais qui peuvent s'allonger à une semaine ou deux. Nous ferons du tourisme entre les rendez-vous et nous dormirons et mangerons à l'hôtel. Nous passerons aussi chez Guy pour voir Élise. Il a des chambres pour nous loger. Je te confie les enfants. Maman t'aidera.

_

— Je pars avec vous, dit Monique à Emma.

— Marcel va se passer de vous, dit Emma, mais il ne peut pas vous suivre à la trace tout le temps. Ne vous préoccupez pas de ses réactions.

— Il a toujours des réactions quand je m'approche d'un homme.

— Vous l'avez constaté aussi, dit Emma. Il vous surveille comme Elsa. Vous ne débarrasserez pas un homme de sa jalousie. Il faut faire avec elle. J'avais conseillé à Elsa de ne jamais lui parler de ses amours. Elle lui en a parlé avant de mourir. C'était une erreur. Elle n'avait pas à lui dire qu'elle fantasmait constamment avec Guy. C'était inutile.

— Pendant mon veuvage, dit Monique, j'ai beaucoup fantasmé. Souvent, je me réveillais en sursaut, en croyant faire l'amour avec Albert. Comme cela m'arrivait parfois même pendant le mariage, je m'en étais inquiété auprès d'Albert. Il en souriait en me disant que j'avais besoin d'un amant en plus de lui pour me satisfaire. Il exagérait. Nous avons conclu que c'était le moyen qu'utilisait ma sexualité pour s'exprimer. Ce n'est pas désagréable. C'est un défoulement qui conduit à l'orgasme, mais qui est sans conséquence. Il paraît que c'est courant quand on est en bonne santé et séparés. Cela montre qu'on est apte à satisfaire le partenaire et bien disposé envers lui.

— Oui, dit Emma. En avez-vous depuis que vous êtes avec Marcel ?

— De temps en temps. Pas très souvent.

— Avec qui ?

— Soit avec mon ancien mari, soit avec Marcel, et plus rarement avec d'autres.

— Vous êtes comme Elsa. Elle trompait souvent Marcel de cette façon avec Guy, mais elle ne lui disait pas. N'en parlez pas à Marcel.

— Pensez-vous que c'est tromper ?

— Quand on a des orgasmes, on se donne, et c'est bien avec un homme, même s'il n'est pas là. C'est la même chose que de se donner à lui, pour la femme au moins.

— C'est en grande partie involontaire, dit Monique.

— C'est tout aussi involontaire quand on se donne réellement, dit Emma. On ne résiste pas dès que c'est engagé. Pour moi, c'est du pareil au même. Elsa considérait que c'était un don de Dieu. Moi, je n'y vois que de l'amour. Elsa trompait Marcel avec Guy.

— Donc, moi, je le tromperais avec mon défunt mari.

— C'est l'évidence, mais il n'y a qu'un jaloux pour s'en offusquer. Mon mari n'est pas jaloux. Je peux faire l'amour avec qui je veux sans qu'il s'en émeuve, car je l'aime toujours. La concurrence gêne Marcel, mais on ne va pas vous empêcher de fantasmer. Quand un homme supporte, on lui en parle. Avec un Marcel, le plus prudent est de ne pas lui en parler. Un jaloux est même jaloux d'un mort.

— Je n'aime pas cacher quelque chose, dit Monique.

— Moi non plus, dit Emma. Je préfère une personne comme vous à qui on peut tout dire. Si vous voulez que Marcel soit heureux, cachez-lui vos amours. Ne provoquez pas sa jalousie. Faites comme Elsa.

— Il dit que je suis libre.

— Il voudrait le contraire, dit Emma. Vous ne le changerez pas. Il n'est pas exactement comme nous. Nous n'avons pas de jalousie, alors que lui en a. Il n'est pas parfaitement adapté à nous. Quand j'ai conseillé à Elsa le mariage, je le savais, mais j'ai estimé que c'était possible. Elle n'était pas parfaite non plus. En gros, ça s'est bien passé. Sa jalousie compensait les faiblesses d'Elsa. Même chose avec vous. Vous n'êtes pas parfaitement adaptée à Marcel, mais hors jalousie, est-il un mauvais homme ?

— Non, dit Monique.

— Il vous aime, dit Emma. Il reste ce problème que vous pouvez en aimer d'autres. Je vous conseille d'aimer librement sans le montrer à Marcel. Après tout, il dit que vous êtes libre. Prenez la liberté de ne rien lui dire.

— Mais si je rencontre Guy, l'aimerai-je ? Elsa me le conseillait.

— Guy est un homme qui nous est parfaitement adapté, à vous et à moi. Je ne peux que vous transmettre l'amour que j'ai pour lui, un amour profond et total. Telle que je vous connais, vous ne pouvez que l'aimer et il vous aimera. Puisque Marcel ne vous fait pas surveiller, la conclusion me semble évidente. Suivez votre instinct. Fiez-vous à moi. Aimez Guy sans contrainte. Rien ne sera changé pour Marcel si vous n'abusez pas et s'il ne le sait pas.

_

— C'est la première fois que tu m'abandonnes pour plusieurs jours, dit Marcel.

— Si tu veux que je reste, dit Monique, ils trouveront un autre arrangement, mais ce petit voyage ne me déplaît pas. Le secrétariat proposé est intéressant. J'avais aussi promis à Elsa de surveiller de loin Élise. Je verrai comment elle est installée chez Guy et s'il lui manque quelque chose. Je pourrai aussi lui parler de sa maman.

— Puisque tu as promis à Elsa, dit Marcel, tu dois y aller. Je vous accompagnerais volontiers, mais j'ai cette affaire à suivre qui m'oblige à rester ici.

— Je vois de quoi tu parles, dit Monique. Tu n'as pas besoin de moi pour finir de la régler. Cela aurait été bien que tu viennes. Le soir, dans mon lit, je serai toute seule.

— Du temps d'Elsa, je ne l'aurais pas autorisée à partir sans moi. Tu as ta liberté. Je ne te surveille pas. Avec toi, la surveillance est inutile. J'essaie de m'adapter à toi. J'y arrive. Que ferais-tu si j'allais avec une autre femme pendant ton absence ?

— C'est tout simple, dit Monique. Si tu vas avec une femme, c'est que tu en as besoin, et si tu n'as plus besoin de moi ensuite, je cède la place.

— Tu m'abandonnerais ?

— Je continuerais d'être à ta disposition, mais si tu mettais l'autre avant moi, je m'effacerais devant l'autre. Je ne t'empêche pas d'aimer qui tu veux. Il est normal d'aimer. Je suis librement avec toi au lit, tout comme j'ai aimé librement mon défunt mari Albert.

— Belle philosophie, dit Marcel. Dis-moi, ta liberté, tu l'exiges pour le mariage. Tu ne l'utilises pas.

— Mais si, dit Monique. Je l'utilise souvent. Je fantasme sur Albert, et la nuit, je rêve, je me réveille en sursaut en train de faire l'amour, et je vais jusqu'à l'orgasme.

— Toujours avec Albert ?

— Presque toujours, mais pas toujours.

— Avec qui ?

— Tu es curieux, dit Monique. Je suis une femme et il y a des hommes qui me marquent. Pendant mon veuvage, j'étais très active, la nuit. Je fornique en rêve. Albert était très présent, et certaines rencontres provoquaient mes réactions nocturnes. Maintenant, c'est plus calme, mais ça m'arrive encore, et tu y as ta part. Ma liberté est là. Tu ne m'empêcheras pas d'aimer Albert et d'avoir des impulsions vers certains hommes.

— Albert n'est plus là, dit Marcel. Il n'y a plus que moi. C'est moi qui fais l'amour avec toi.

— Bien sûr, dit Monique. Quand j'ai de véritables relations sexuelles, je ne fantasme pratiquement plus.

— Je préfère que tu ne fantasmes pas, dit Marcel, que tu l'évites le plus possible.

— La méthode pour y arriver, tu la connais, dit Monique. Tu n'as qu'à t'activer toujours plus avec moi. Je te supporte sans difficulté.

— Tu vas rencontrer ce Guy, dit Marcel.

— Je suis curieuse de le connaître. Elsa me l'a conseillé comme troisième amour.

— Envisages-tu cet amour ?

— C'est possible, dit Monique. Je reviendrai. Si Guy me plaît, je te le dirai.

— Et tu crois qu'il va te plaire ?

— S'il est aussi bien qu'Elsa l'a affirmé, dit Monique, il me plaira. Si tu as peur qu'il me plaise, tu peux m'interdire de le rencontrer. Tu m'affirmes que je suis libre. Si je le suis, je peux le rencontrer. Sinon, je ne suis plus libre. Je préfère être libre.

— J'ai promis à Elsa de te laisser libre. Tu es libre.

— Même si j'ai des impulsions vers lui ? Tu sais ce que tu risques.

— Dis-moi ce que je risque.

— Il va se mêler à mes fantasmes, avec toi et Albert.

— C'est tout ?

— Jusqu'à l'orgasme parfois, dit Monique. Ce n'est pas anodin.

— Ta liberté se limite-t-elle là ?

— Où veux-tu qu'elle aille ?

— Je t'ai accordé une liberté complète, dit Marcel, celle d'aimer et faire l'amour avec ceux que tu choisiras. Tu peux faire l'amour avec Guy. Je te l'ai accordé. Je l'ai accepté. Je ne reviens pas en arrière.

— Je n'avais pas envisagé que ma liberté aille jusque-là, dit Monique. Tu es trop gentil, mais j'enregistre et en suis contente. Je ferais peut-être l'amour avec Guy. C'est une idée qui m'enchante.

— J'ai bien fait de t'en parler, dit Marcel. Tes fantasmes montrent que tu as besoin de liberté. S'ils se transforment en réalité, tu te sentiras mieux. Ta liberté est aussi la mienne désormais. Tu vas rencontrer Guy. Je vais lui téléphoner et lui expliquer la situation. D'après ce qu'Emma m'a dit de lui, il comprendra. Si tu as la moindre impulsion vers lui, ne te retiens pas. Va vers lui. Je souhaite que ta liberté soit totale, que tu libères ton instinct avec lui. Il n'empêche que je t'aime toujours. M'aimes-tu ?

— Je ne te connais pas encore assez pour l'affirmer, dit Monique, mais je t'aime au moins physiquement. Je souhaite continuer à t'étudier même si je cède à une impulsion.

— L'espoir est mieux que rien, dit Marcel.

_

Accompagnés par Monique, Emma et son mari rendent visite à leur petite fille Élise. Elle est comme un poisson dans l’eau dans sa nouvelle famille, heureuse d’être là, ce qui les ravit.

Denise, intéressée par Emma, se renseigne auprès d’elle.

— Guy vous a parlé de notre façon de vivre ici, dit Denise. Qu’en pensez-vous ?

— Vous pratiquez l’amour avec plusieurs, dit Emma. J’aurais mauvaise grâce de le critiquer puisque je l’ai pratiqué moi-même.

— Vous le dites au passé. Avez-vous terminé ?

— Oui, dit Emma. Quand Guy est venu récupérer Élise, nous avons décidé, avec mon mari, de nous remettre ensemble. Nous ne faisons plus chambre à part.

— J’allais vous proposer de coucher avec Guy. Ce n’est plus d’actualité. L’aimez-vous encore ?

— Bien sûr, dit Emma. J’aime tous les gens de mon cercle, mais pour coucher, j’ai mon mari, et personne ne vient me le disputer. C’est bien ainsi. Guy veut-il de moi ?

— Si vous vouliez de lui, je l’inciterais à aller avec vous, dit Denise. Je croyais que chez vous, vous l’aviez apprécié.

— Très apprécié cette nuit-là, dit Emma, mais j’étais sevrée d’amour. Je ne le suis plus.

— Donc, vous vous contentez de votre mari.

— C’est exact, dit Emma. Cela résout tous les problèmes que nous avions en permanence à la maison. Il n’y a plus à se cacher. Chaque homme a sa femme et chaque femme a son homme. C’est d’une simplicité enfantine. Les complications antérieures ont disparu.

— Qu’est devenue la secrétaire de votre mari ?

— Elle est toujours à son poste, active à nos affaires. Elle est mariée avec un charmant garçon que j’ai recruté. Nous avons mis du temps à le trouver, mais il convient parfaitement. Sa présence a libéré mon mari de ses obligations sexuelles envers elle.

— Sollicite-t- elle votre mari ?

— Non. Comme elle a compris que mon mari est aussi bien avec moi qu’avec elle, elle respecte son choix. De son côté, elle aime autant son propre mari que le mien. Elle n’est pas lésée. Elle a trouvé aussi bien.

— Votre cercle existe-t-il toujours ?

— Oui, dit Emma, mais il a perdu sa partie cachée que vous avez encore ici vis-à-vis de l’extérieur.

— Nous reprochez-vous nos amours partagés ?

— Non, dit Emma, mais la bonne solution est d’avoir le même nombre d’hommes que de femmes. Je suis parvenu à l’obtenir quand j’ai marié la secrétaire. C’est l’absence de la pilule qui m’avait incitée à un amour décalé. Maintenant, je considère que ma solution actuelle est meilleure que la vôtre. Vous n’avez pas mon problème d’enfants. Votre seule excuse est que vous manquez d’hommes.

— La parité est difficile à obtenir, dit Denise. Elle ne me semble pas indispensable. Pourquoi exclure une personne qui voudrait se joindre à nous à cause de son sexe ? Moi, je crois que de connaître plusieurs hommes, est utile. J’ai envie de faire l’amour avec les hommes que j’aime.

— Quand on est jeune : oui. Après : non. Il faut se ranger quand c’est possible.

— Je dois être encore jeune, dit Denise. Je pensais trouver près de vous une justification à ma conduite, une confirmation des aspirations qu’avait Marie, l’ancienne femme de Guy. Vous ne m’approuvez pas de vouloir réunir jusque dans l’amour les gens qui s’aiment.

— Les amours croisés sont inutiles quand on a l’amour simple, dit Emma.

— Une femme ne doit pas se contenter d’un seul homme et un homme d’une seule femme, dit Denise, et ainsi prôner l’ignorance de l’universalité de l’amour. Je pense avoir eu raison quand j’ai dit à Guy de coucher avec vous quand il est allé chercher Élise. Il était bon qu’il soit disponible pour vous satisfaire, qu’il ne s’accroche pas à une femme en particulier. Regrettez-vous de l’avoir aimé quand il est allé chez vous ? Me suis-je trompée ?

— À ce moment-là, dit Emma, je n’avais pas encore le choix de l’amour simple, et j’avais promis. Je ne rejette pas mon passé, mais l’avenir que je me suis tracé avec mon mari est plus clair, plus satisfaisant que l’état précédent.

— Qu’en penses-tu, Guy ? Tu nous as écoutés sans rien dire, dit Denise.

— Emma est passée de l’amour complexe à l’amour simple, dit Guy. Ici, nous avons suivi le chemin inverse. Je suis incertain sur la meilleure règle à suivre. La difficulté de l’amour simple est qu’il bloque les aspirations à la diversité qui existent indéniablement chez beaucoup de gens. Les infidélités existeront toujours. L’amour complexe, comme le nudisme, se heurte de son côté à l’hostilité presque générale. Il n’est possible qu’en cachette, comme l’a expérimenté Emma ou comme ici dans un lieu réservé inaccessible au regard des autres. Il nécessite aussi la restriction à un cercle de gens soigneusement sélectionnés pour ne pas dégénérer dans le laxisme ou la provocation. La réussite est là quand les participants sont heureux sans léser personne. C’est le cas ici et dans le cercle d’Emma, avec l’amour complexe ou l’amour simple. Je suis pour le pragmatisme. Le choix à faire est dicté par les circonstances, et non par un idéal qui peut toujours être remis en question.

— Guy a raison, dit Emma. Nous avons choisi des façons de vivre différentes, mais qui sont adaptées à la situation où nous nous trouvons.

— Vous rejetez l’amour partagé de Marie, dit Denise.

— Sauf cas particulier, dit Guy. Tu l’as ici, mais n’en fais pas la règle générale.

— Que faites-vous Emma, dit Denise, si Guy vous demande d’aller avec lui cette nuit ?

— Si tout le monde l’accepte, dit Emma, j’accepte. Mais Guy ne me demandera pas. Il en est de même des hommes avec qui j’ai eu des relations chez moi. Je pense qu’ici, c’est la même chose : personne ne s’impose.

— Ne s’impose? Non, dit Denise, mais se propose, oui ou au moins est disposé dans ce sens. J’aurais eu honte de ne pas faire venir Léa et Blanche, sachant qu’elles aimaient Guy. Ma règle est de partager l’amour, de le favoriser même. J’aime plusieurs hommes. Me limiter à un, choque mon désir de liberté. Un homme comme Serge, mon ancien mari, m’a aimé d’une façon qui n’est pas comparable à celle de Guy. C’est un enrichissement que de l’avoir aimé. Serge savait bien se partager. Il était heureux de faire plaisir aux femmes, à de nombreuses femmes, et elles lui rendaient bien. Même Marie l’a reconnu.

— J’ai épuisé les joies de la diversité, dit Emma. Ma relation sexuelle est devenue neutre. Je l’apprécie autant de l’un que de l’autre. Je ne cherche plus à me compliquer la vie. Je vais avec mon mari. Il me comble et se contente de moi.

— Vous baissez les bras, dit Denise. Moi, je souhaite rencontrer de nombreux hommes à aimer.

— Denise nous expose à un avenir incertain, dit Guy. J’espère que nous n’en serons pas déçus.

_

— Monsieur Guy, dit Monique, Elsa m'a parlé de vous avant de mourir. Elle vous aimait beaucoup. Elle a fait le vœu que je vous rencontre et me propose à vous.

— J'ai effectivement reçu une lettre d'Elsa allant dans ce sens, dit Guy, et elle écrit que votre mari ne devrait pas s'y opposer. Il m'a confirmé.

— Il ne m'a pas empêché de venir ici.

— Êtes-vous venue ici dans ce but ?

— Elsa souhaitait que je m'occupe aussi du bonheur d'Élise. Elle est très bien ici et je le savais. Je suis venue pour vous rencontrer.

— Elsa ne peut pas nous imposer ce que nous ne souhaitons pas, dit Guy.

— Effectivement, dit Monique. Je suis d'accord avec vous. Cependant, je crois Elsa quand elle m'a dit que je pouvais avoir une confiance totale en vous. La confiance totale est proche de l'amour. Si je veux un jour connaître un autre homme, vous êtes le premier que je solliciterai, en vous faisant confiance.

— J'ai confiance en Emma, et elle m'a dit le plus grand bien de vous. À travers elle, vous m'avez déjà séduit. Les quelques heures que nous avons passées ensemble avec vos réponses à mes questions m'ont persuadé que je peux vous aimer.

— Ainsi, l'amour est possible entre nous, dit Monique.

— Oui, dit Guy. Il existe, mais la relation sexuelle n'est pas indispensable. Vous avez vu Zoé, qui est ici avec nous. Je l'aime beaucoup, mais je ne fais pas l'amour avec elle, non pas parce qu'elle ne m'aime pas, mais parce que la relation sexuelle la rebute. Je ne vais pas lui imposer, même si je suis certain qu'elle l'accepterait. Dans notre cas, il serait préférable qu'elle ne gêne personne. Personne de mon côté n'est gêné. Du vôtre, que croyez-vous qu'en pense Marcel ?

— Je suis dans l'incertitude, dit Monique. Je n'arrive pas à le cerner.

 — Si vous étiez encore avec Albert, que feriez-vous ici, sincèrement ?

— Elsa souhaitait que j'élargisse ma connaissance des hommes avec vous. J'ai bien couché avec Marcel pour lui faire plaisir. Je coucherais plus facilement avec vous qu'avec Marcel au début, car j'ai confiance. Ce serait une nouvelle expérience qu'Albert m'aurait conseillée et dont j'aurais ensuite parlé avec lui. Comme je fantasme sur vous, cela me fixerait les idées. Vous voyez, je suis sincère. Je ne vous cache rien de mon attirance pour vous. Je suis capable de passer d'un homme à l'autre, comme une mauvaise fille. Marcel m'a achetée, et j'ai marché. Il est temps de redresser la barre, de sortir de cette situation bancale. J'ai accumulé assez d'argent en travaillant et me prostituant avec Marcel, pour garder ma maison plusieurs années. Je vais reprendre mon indépendance, et je demanderai à Emma et à vous de me trouver un mari adapté si je n'arrive pas à le trouver moi-même.

— Avant de basculer vers la séparation, dit Guy, il faut réfléchir.

— Marcel est jaloux, dit Monique. C'est le problème.

— Un problème de taille, dit Guy. Comment évaluez-vous l'intensité de sa jalousie ?

— S'il était très jaloux, dit Monique, je ne serais pas avec lui. Il a quand même accepté que je sois libre et que je vienne ici. Je savais que je devais affronter sa jalousie, mais je la croyais moins forte. Je l'ai bien observé. Il est inquiet, me regarde en biais, craint tous les hommes qui m'approchent. Il est malheureux de la moindre liberté que je prends. C'est l'appréhension qui le mine, plus que la réalité. J'ai essayé devant lui de m'éloigner des hommes, et d'autres fois de les frôler pour les exciter, de façon presque indécente. Le résultat est le même. Je rends Marcel anxieux. Le mal est en lui, que j'use plus ou moins de la liberté qu'il affirme me donner. C'est plus fort que lui. Par contre, juste après, il ne me fait aucun reproche et semble avoir oublié son inquiétude.

— De l'observation de ces réflexes de jalousie, en avez-vous déduit que vous pouviez coucher avec moi ?

— Je suis dans l'incertitude, dit Monique. Je lui ai parlé du vœu d'Elsa. C'était explicitement de me donner à vous. Il m'a affirmé plusieurs fois que j'étais libre et m'a poussée à en user. Si je lui obéis, je dois céder à l'impulsion qui me pousse vers vous. Comme vous êtes d'accord et que je vous aime, je n'aurais pas à tergiverser. Je devrais me donner à vous, mais je ne veux pas faire de peine à Marcel.

— Marcel m'a téléphoné, dit Guy. Nous avons longuement discuté. Il s'inquiète de la décision que vous allez prendre en ce qui concerne le mariage. Il souhaite vous épouser. De votre côté, vous êtes dans l'incertitude sur la décision à prendre, une incertitude qu'il faut lever, dans un sens ou dans l'autre. Votre avenir n'est pas à laisser au hasard. Il est préférable de regarder le problème en face.

— Marcel a surveillé Elsa tout le temps, dit Monique.

— C'est ce qui vous chagrine, dit Guy. J'ai eu Élise avec Elsa, et j'aurais pu me trouver marié avec Elsa. Qu'aurais-je fait ? J'ai ici Léa, une Léa presque aussi faible qu'Elsa avec les hommes. Son sexe est pratiquement à leur disposition, qu'ils soient bons ou mauvais. Elle a besoin d'une protection contre les mauvais. Blanche l'a assurée un temps, et maintenant, je l'assure aussi, de même que Denise. Nous ne sommes pas jaloux, mais cette protection est effective, et Léa s'en trouve bien. Avec Elsa, je l'aurais protégée de la même façon que Marcel l'a fait. Emma, en mariant Elsa avec Marcel a bien vu qu'elle pouvait exploiter la jalousie de Marcel au bénéfice d'Elsa, et Elsa et Marcel se sont aimés.

— Elsa vous a aussi aimé, dit Monique.

— Parce qu'Elsa était capable d'aimer plusieurs hommes en même temps, tout comme vous.

— Elle en a souffert, dit Monique.

— Oui, dit Guy. Elle aurait voulu venir ici et se donner à moi. Je peux vous montrer ses lettres. Je n'aurais pas couché avec elle, car je n'aurais pas voulu lui donner l'espoir d'une seconde Élise, même préconisée par le conseil divin.

— L'amour d'Elsa allait jusque-là ? Je comprends que Marcel l'ait bridée. Mais moi, je n'ai pas à être bridée.

— Marcel ne vous bride pas, dit Guy. Il sait que vous êtes attirée par moi. Il vous laisse libre.

— Je n'ai pas inventé ses réactions de jalousie à mon égard, dit Monique. Il ne souhaite pas ce qu'il affirme.

— Ce sont des réflexes instantanés, dit Guy. Il ne sait pas les réprimer, mais il vous aime assez pour ne pas en tenir compte. Marcel est intelligent. Il sait se mettre à votre place, et comprendre votre façon de réagir, même s'il a des tendances qui s'y opposent. Nous en avons discuté. Vous pouvez faire confiance à Marcel. Il vous comprend et vous aime. Je crois aussi comprendre Marcel, grâce aux informations venant d'Elsa, d'Élise, d'Emma, de vous et de lui-même dans la longue discussion que nous avons eue au téléphone. Me permettez-vous de vous livrer mes conclusions ?

— Bien sûr, dit Monique.

— Je constate d'abord que vous êtes en harmonie sur de nombreux points avec Marcel. Les sexes s'accordent, les enfants sont bien ensemble, vous deux les aimez, vous êtes d'accord sur la maison, pour les affaires, vous vous partagez le travail, et j'en oublie. En résumé, tout serait parfait s'il n'y avait pas la jalousie de Marcel d'un côté et la liberté de Monique de l'autre.

— C'est exact, dit Monique.

— Parlons de la jalousie de Marcel, dit Guy. Elle est très forte, beaucoup plus forte que ce que vous pensez. Marcel est fou amoureux de vous et il est prêt à tout pour vous posséder.

— J'ai bien fait de réserver mes arrières, dit Monique. Je ne vais pas traîner longtemps avec lui.

— Attendez, dit Guy. Si Marcel était un jaloux primaire ordinaire, il serait bon de vous retirer. Vous pourriez recevoir un coup de fusil s'il avait le moindre soupçon de vous voir avec un autre. Heureusement, Marcel n'est pas de ce genre, et il est intelligent. Il fait ce qu'il faut pour vous avoir au maximum avec lui, en tablant sur votre coopération. Il a compris qu'il ne peut pas lutter contre Albert. Vous n'êtes pas une petite vierge qu'on peut se réserver en la cloîtrant. L'amour que vous avez pour Albert, il ne peut vous l'enlever. La liberté que vous réclamez d'aimer encore Albert, il vous l'accorde puisqu'il n'y peut rien. Il a assimilé votre raisonnement et est capable d'en déduire vos réactions. Plus il vous donnera de liberté, et plus vous l'aimerez. En retour, il en profitera. Il va donc tout faire pour vous en donner le maximum et vous le faire savoir, et il affiche cette liberté. Il va dans votre sens pour vous attirer à lui.

— C'est machiavélique, dit Monique.

— C'est très intelligent, dit Guy, et ça marche. Le coup de téléphone que j'ai reçu était pour que je fasse avec vous tout ce que vous pouviez réclamer, pour me dire que c'est sans opposition de sa part. Liberté totale et sans contrainte. Votre réaction prévue est qu'il pourra ainsi vous posséder au maximum. Votre liberté sert sa jalousie. Plus il vous en accorde, moins vous vous en servez, car il détourne votre amour sur lui. Marcel est très jaloux. Sa jalousie est à la hauteur de l'amour fou qu'il a pour vous.

— Il doit en souffrir, dit Monique. Je dois minimiser ce qui le rend jaloux.

— Ce sera sans effet, dit Guy. Vous aimez Albert, et il le sait. Vos enfants sont là pour le lui rappeler. La jalousie de Marcel est viscérale. Vous ne pouvez pas la diminuer. Quoi que vous fassiez, elle sera toujours à peu près au même niveau. Ni vous, ni moi, ne souffrons de la jalousie, mais Marcel en est atteint, et ce n'est pas soignable. Il souffrira toujours.

— Que me conseillez-vous ? Le plus simple serait de m'éloigner de lui.

— La jalousie est un instinct de possession très répandu, dit Guy. Vous-même désirez posséder votre maison, et vous agissez pour la garder. La jalousie n'est pas toujours néfaste. La jalousie a servi à la protection d'Elsa, qui était nécessaire. Voyons ce qui se passe avec vous. Cette jalousie de Marcel est en réalité à votre service, car paradoxalement elle vous accorde la liberté d'aimer comme vous voulez. Vous n'avez pas le caractère de Marcel, car vous avez le même caractère qu'Emma et moi, mais vous êtes accordée aussi bien à Marcel qu'à moi, car sa jalousie qui vous gênerait ne vous atteint que par la compassion inutile que vous avez pour lui. Il vous laisse libre réellement, et pas seulement en paroles. Vous pouvez vivre avec Marcel comme si sa jalousie n'existait pas puisque vous ne pouvez pas la modifier. Pour lui et pour vous qu’elle trouble, il serait préférable qu’elle n’existe pas, mais elle n’est pas violente et sans influence sur ce qu’il fait. Il la rejette et la contrôle. Vous pouvez l'oublier, suivre vos propres instincts sans contrainte, vivre heureuse avec lui, et il sera heureux avec vous, au maximum de ses possibilités d'être heureux. L'amour que vous avez l'un pour l'autre n'est pas uniquement axé sur l'entente sexuelle. L'entente intellectuelle est la plus forte entre vous deux. Il tient surtout à ce que vous ne le quittiez pas. Il est prêt à tolérer les écarts qui ne vous éloignent pas. Vous pouvez même mener Marcel par le bout du nez si vous vous y prenez bien, et avoir tous les amants que vous voulez, sans que cela perturbe plus Marcel. Il vous aime. Il est prêt à tout sacrifier pour vous. Il se désespère de ce que vous puissiez le rejeter. Il maîtrise ses réflexes pour se plier à vos désirs.

— Mais il est malheureux, dit Monique.

— Son malheur, dit Guy, vient de son bonheur. Plus il est heureux que vous l'aimiez, et plus il est jaloux et malheureux en même temps. C'est le paradoxe de la jalousie. Il ne peut pas aimer sans jalousie. Il ne devait pas vous aimer beaucoup au début, mais il est arrivé progressivement à l'amour fou et l'intense jalousie qui va avec.

— Que faire ? C'est dramatique, dit Monique.

— Soit vous le quittez, dit Guy, et il sera très malheureux, soit vous l'aimez tel qu'il est. Vous n'avez aucun moyen de le changer. Plus il vous aimera et plus il sera jaloux.

— Que feriez-vous à ma place ?

— J'accepterais qu'il soit jaloux, dit Guy. Je cesserais de chercher à atténuer cette jalousie inutilement. Je ne me culpabiliserais pas de sa jalousie. Je n'en tiendrais pas compte. Je vivrais avec lui en pleine liberté. Vous trouverez difficilement un homme qui vous soit mieux adapté, qui vous laisse plus libre. Prenez ses réactions comme des preuves d'amour, un amour douloureux propre aux jaloux. Il peut tout accepter de vous, tout. Vous ne courez aucun danger.

— Comment en être sûre, dit Monique ? Votre théorie correspond-elle à la réalité ? Vous pouvez vous tromper.

— Il est possible que je me trompe, dit Guy. Pour le savoir, il faudrait connaître les réactions de Marcel à ce qui exciterait sa jalousie au maximum. Voulez-vous la preuve ? Vous donner à un autre que lui, est ce qu’il craint le plus, en dehors de ce que vous puissiez le quitter. Dites-lui que vous avez couché avec moi. Vous verrez sa réaction. S’il réagit comme je le pense, il souffrira intérieurement comme toujours et vous gardera. Faites le test.

— Un test fondé sur un mensonge, dit Monique. Je le rejette. Je ne mentirai pas à Marcel.

— Sans test, dit Guy, vous resterez dans l'incertitude, et vous le quitterez.

— Si vous m'acceptez ainsi que vos femmes, dit Monique, je me donne à vous pour tester et savoir si vous avez raison.

— Vous préférez tromper Marcel plutôt que mentir ?

— Je n'ai jamais menti à Albert, dit Monique. Je n'ai pas l'intention de commencer avec Marcel. Je suis la maîtresse de Marcel, mais je le suis librement. Je suis toujours libre de me donner à un autre et de le quitter. Si j'ai bien compris votre raisonnement, plus j'affirmerai ma liberté, plus Marcel m'aimera. Voilà une occasion de l'affirmer qui ne me déplaira pas. Je ne vais pas vous dire que je préfère aller avec vous et que je n'aime pas les relations sexuelles avec Marcel. Je les apprécie beaucoup au contraire, et actuellement, j'aimerais être avec lui. C'est un élément qui me lie à Marcel, mais je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de même avec vous. Je vous aime sans réserve. Je n'ai ni l'appréhension que j'avais avec Marcel au début, ni celle de Zoé. Je peux vous assurer que me connaissant, je vais vous retrouver souvent dans mes fantasmes, que Marcel le veille ou non. Aujourd'hui, je suis loin de lui. Si vous êtes disponible, je le suis.

— Dans ces conditions, nous aurons la même chambre ce soir et peut-être demain, dit Guy. Que direz-vous exactement à Marcel ?

— Emma me conseille de me taire pour éviter de le faire souffrir, dit Monique, et vous de parler librement. Si je suis Emma, je serai toujours dans l'incertitude. Ce problème ne doit pas traîner. L'incertitude n'est pas une bonne solution. Je couche avec vous. Je dirais tout, ce qui va le faire souffrir, mais je saurai bientôt si je me remarie, et si je l'épouse, il sera gagnant.

— Je vous admire beaucoup, dit Guy. Denise sera heureuse de votre décision, car elle m'a fortement incité à coucher avec vous. Nous reparlerons de tout ça ce soir. Nous aurons toute la nuit. Reviendrez-vous nous voir ?

— Je l'espère, dit Monique.

_

— Avez-vous fait bon voyage, demande Marcel ?

— Oui, répond Monique. Tout s'est passé comme prévu, et Élise est heureuse dans sa nouvelle famille.

— Tu m'as manqué, dit Marcel.

— Toi aussi, dit Monique. Rompre le rythme que j'ai avec toi n'est pas facile. Je vais te dire comment je me comporte. Depuis que je suis avec toi, c'est plus calme, mais quand je n'ai pas de relations sexuelles régulières, mes envies reviennent au galop, et je suis très active, très physique, j'ai un défoulement très analogue à une vraie relation. Mes nuits s'en ressentent fortement. C'était le cas pendant le voyage. La première nuit loin de toi, j'étais seule dans mon lit d'hôtel. Je me suis réveillée en sursaut. J'étais avec Albert. J'avais aussi un peu fantasmé sur lui avant de m'endormir. Je suis allée jusqu'à l'orgasme, et la même chose s'est répétée la nuit suivante, mais avec toi. Toutes les nuits, j'ai fait l'amour. La troisième nuit, c'était de nouveau Albert…

— J'en ai assez entendu, dit Marcel.

— Mais je ne t'ai pas tout dit et je tiens à te le dire, dit Monique. Il y a aussi Guy.

— Bon, dit Marcel. Tu as fait l'amour avec Guy, et toutes les nuits tu les as occupées avec l'un ou avec l'autre.

— Oui, dit Monique. Ne veux-tu pas le détail ? Albert me le demandait. Il voulait connaître tous mes fantasmes et les siens m'intéressaient.

— Écoute, dit Marcel. Je suis moins curieux qu'Albert. Ce que tu fais la nuit dans ton lit ne m'intéresse que quand je fais l'amour avec toi. Tes fantasmes, tu les gardes pour toi et je ne vais pas te raconter les miens.

— Mais il n'y a pas que les fantasmes.

— Tu me l'as dit : les orgasmes.

— Oui dit Monique, des orgasmes et de véritables relations sexuelles avec Guy, un homme vivant.

— As-tu reçu du sperme ?

— Je l'ai senti arriver, dit Monique, comme avec toi. Les orgasmes ne sont pas du rêve.

— Tu peux coucher autant que tu veux avec des fantômes, dit Marcel.

— Quand j'étais avec Guy, pendant deux nuits, j'ai eu la sensation d'être pénétrée et de faire l'amour avec un homme de chair. Il était nu contre moi dans le lit. J'étais dans ses bras et mon sexe épousait le sien avec le rythme d'amour. Je t'assure que c'était bien réel. Toute la nuit avec lui, contre lui.

— Et bien, dit Marcel, toutes tes réactions sont naturelles. Elsa ne me parlait pas de ses fantasmes. C'était très bien. J'ai toujours su qu'elle fantasmait.

— Alors, je suis libre de faire tout ça, dit Monique.

— Bien sûr, dit Marcel. Et oublie-le quand ça t'arrive. C'est sans importance.

— Ce n'est pas possible, dit Monique. C'est important.

— Garde tout cela pour toi, dit Marcel. Toutes ces libertés que tu prends ne me gênent pas.

— Je peux même faire librement l'amour avec Guy ?

— Tous les jours si tu veux, dit Marcel.

— Et en allant chez lui ?

— Ici ou là-bas. Comme tu veux.

— Bon, dit Monique. Tu ne veux pas savoir. Je n'insiste pas. Je ne te parlerais plus de mes amours hors de toi. Liberté totale. Aucun compte-rendu. C'est simple.

— Tu as compris, dit Marcel. C'est très simple. Je me moque que tu fasses l'amour avec Guy.

— Et as-tu compris que c'est réel, dit Monique ?

— Oui, dit Marcel. J'ai compris.

— Moi, dit Monique, je ne comprends pas tout. Es-tu jaloux ? Souvent, je te vois tiquer.

— J'ai mes réflexes de jalousie que j'ai acquis avec Elsa, dit Marcel. Laisse-moi le temps de m'en débarrasser.

— Ainsi, tu es capable de me comprendre, dit Monique, de te contrôler et d'accepter que je sois allée avec Guy.

— Je devais bien cela à Elsa, dit Marcel, à sa dernière idée folle, une idée non dangereuse, donc acceptable. Je l'avais assez bridée. Ton troisième homme t'a-t-il plu ?

— Oui, dit Monique. Quand Guy m'a demandé de confirmer la nuit suivante, je n'ai pas hésité et c'était parfait. Je te remercie de me l'avoir permis. C'était une expérience intéressante que je regretterais de ne pas avoir vécue. La liberté que tu m'as accordée, je t'en suis redevable. Le troisième me suffit pour le moment.

— Tu penses au quatrième, dit Marcel.

—Je n'ai pas l'intention de jouer au plus fin avec toi, dit Monique. Mettons sur le tapis ce que nous pensons une bonne fois pour toutes, et décidons de l'avenir. Tout ce que tu me dis montre que ta jalousie ne va pas jusqu'à rejaillir brutalement sur moi. Tu la maîtrises de façon à ne pas me gêner, et tu m'aimes. Je n'ai pas la possibilité d'enlever ta jalousie. Elle est difficile à imaginer pour moi, mais je la perçois comme une souffrance. Comme tu ne veux pas que je m'en occupe, je ferais comme si elle n'existait pas et ce doit être la meilleure solution. De mon côté, j'ai décidé en son temps de coucher avec toi. Je ne le regrette pas une décision qui a été dure à prendre, car j'ai de bonnes relations sexuelles avec toi. Je les préfère aux fantasmes qui troublent et qui font perdre énormément de temps. J'aime ce que je fais avec toi, intellectuellement et physiquement, donc être avec toi, et participer à ton travail. Nous occuper ensemble des enfants, me convient parfaitement. Il n'en est pas moins vrai que j'étais très bien avec Albert et que j'ai passé de bonnes nuits avec Guy. Tu m'as montré le chemin des nouveaux amours en me prenant dans ton lit. Maintenant, je suis capable d'aimer plusieurs hommes, et c'est une réalité que tu dois admettre. Un quatrième est possible, mais je te donne la priorité sur Guy et le quatrième. Je n'ai pas du tout l'intention d'exciter volontairement ta jalousie. Je ne sais même pas si je rencontrerai un quatrième.

— Tu es venue par Emma, dit Marcel, donc, tu vas être en rapport avec les amis d'Emma, des hommes que tu aimeras. C'est inéluctable. Guy n'est que le début des rencontres. Je te présenterai aux autres. Tant pis s'il y a un quatrième et d'autres après. Je les tolérerai. Ils sont gentils.

— S'ils sont gentils et me plaisent, dit Monique, et si leurs femmes me poussent vers eux j'aurai mauvaise grâce à refuser. Si tu préfères, je ne t'en parlerai pas. Bien sûr, sans en parler, il faudra que je trouve quelques moments sans toi, mais comme tu t'absentes de temps en temps pour les affaires et moi aussi, j'en profiterai.

— Au moins c'est clair, dit Marcel, mais tant que tu voudras, je serai avec toi. Tu savais ce que tu faisais en réclamant ta liberté, mais tu as joué franc-jeu. Je dois le reconnaître. Tu fais ce que tu veux, mais ne me parle plus de tout ça. Je sais que ça existe. Ne me mêle pas à ça. Je t'aime ma Monique. J'ai envie de toi. Es-tu libre pour moi ?

— À ta disposition, dit Monique. Pour le mariage, je suis d'accord.

— C'est merveilleux, dit Marcel.

— Pas tout à fait, dit Monique. Je viens d'avoir une rupture de règles. Elles sont très régulières d'habitude. J'en ai eu deux ruptures avec Marcel, plus celles pour les enfants, et jamais quand j'étais jeune fille ou pendant le veuvage. Qu'en penses-tu ?

— C'est un problème de femme, dit Marcel. Je ne suis pas très compétent.

— Une rupture de règles ne vient pas toute seule, dit Monique. C'est le signe qu'un ovule a été pénétré par un spermatozoïde, que l'œuf a commencé son développement et n'a pas été viable. Une petite fausse couche.

— Tu utilises pourtant la contraception.

— Oui, dit Monique, mais elle n'est pas fiable ou je l'utilise mal. Je dois me renseigner pour améliorer la chose. En attendant, que faisons-nous ? Veux-tu un enfant de moi ? À ta guise. Je ne me refuse pas, mais la tradition risque d'en prendre un coup. Remarque que tu n'es pas obligé de te marier avec moi, mais s'il vient, je garde l'enfant.

— Je me marie, dit Marcel. Je ne me sépare pas de toi, même si tu me fais un enfant. Tant pis pour la tradition.

— Pour envisager d'abandonner la tradition, dit Monique, tu dois m'aimer beaucoup.

— Oui, dit Marcel. Tu m'es indispensable.

— Je ne suis pas encore enceinte, dit Monique. Je suppose que tu as encore envie de moi et je n'ai pas l'intention de me refuser. Guy a mis un préservatif avec moi. Je n'aurais pas dû te le dire, mais tu peux peut-être faire pareil.

— Avec Elsa, j'en mettais un. Elle utilisait la contraception, mais elle aurait pu l'arrêter sans prévenir. Je vais en mettre avec toi.

— Bon, dit Monique. On fait comme ça.

* ° * ° *

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 Les accouchements des enfants de Guy se succèdent au premier trimestre 1982. Trois filles s’ajoutent à la famille : Diane, Béatrice et Liliane.

* ° * ° *

 

 

31 Zoé et Thomas

* ° * ° *

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Denise dit à Zoé :

— Dis-moi ? Es-tu encore contre les hommes ? À ton âge, ne songes-tu pas à fonder une famille ?

— J’aimerais avoir des enfants à moi, dit Zoé.

— Alors, dit Denise, marie-toi.

— Je ne peux pas me marier facilement, dit Zoé.

— Pourquoi ?

— Je ne voudrais me marier qu’avec un homme que j’aime, dit Zoé, un homme gentil, comme Monsieur Guy ou Monsieur Thomas ou même Monsieur Urbain, mais c’est difficile.

— Pourquoi ?

— Il y a plusieurs raisons, dit Zoé. D’abord, il faut être à peu près au même niveau intellectuel. Ensuite, je me lie peu avec les inconnus, donc, peu d’occasions de rencontre. Il faut être aimée et aimer. J’ai des réactions de répulsion, et je suis frigide.

— De façon irréversible, dit Denise ?

— Je ne sais pas, dit Zoé. Les livres ne sont pas clairs à ce sujet.

— Même si tu restes frigide, dit Denise, tu peux te marier et avoir des enfants. Tu l’as dit toi-même. C’est désagréable, mais cela n’empêche pas de faire l’amour. Il faut simplement ne pas le reprocher au partenaire et ne s’en prendre qu’à soi.

— Mes réactions de dégoût sont fortes, dit Zoé. Si elles persistent, il n’est pas raisonnable de me lier à un homme, et j’ai un passé que je ne peux effacer.

— Tu t’es fait violer par ton père, dit Denise. Tu n’es pas la seule à l’avoir été. Léa l’a été trois fois, et Marie l’a été aussi.

— Madame Marie a été violée ?

— Oui, dit Denise. Nous l’avons su après sa mort par une lettre qu’elle avait écrite. C’est mon goujat de mari qui l’a violée, et plus d’une fois.

— Pourtant, dit Zoé, j’avais averti Madame Marie de se méfier quand il a cherché à me forcer.

— Ainsi, mon charmant mari a aussi cherché à te violer, dit Denise. Depuis qu’il est mort, j’en apprends de belles. Quand as-tu averti Marie ?

— C’est quand nous nous sommes mises au judo, dit Zoé. Je n’ai pas eu peur. J’ai gardé la tête froide. Je savais que je pouvais me défendre efficacement. Monsieur Serge était pressant, mais il s’est arrêté quand je lui ai demandé. Sur moi, ce n’était pas une tentative de viol. Il se proposait seulement, un peu brusquement, mais il avait bu.

— Marie s’est mise au judo après s’être fait violer, dit Denise. Tu l’as prévenue trop tard. En fait, c’est elle qui t’a évité des ennuis en t’emmenant au judo.

— Elle ne voulait pas que je vous informe, dit Zoé, car elle vous aimait, Madame Denise.

— C’est certainement pour cette raison qu’elle n’a pas voulu parler de son propre viol, dit Denise. Elle était vraiment bonne. Avant de mourir, elle a pardonné à Serge. J’en suis sûre. Guy lui a emboîté le pas en le pardonnant aussi. J’ai du mal à suivre.

— Vous devez le pardonner, Madame Denise, dit Zoé, si vous aimez Madame Marie. Elle ne peut pas se tromper. Faites comme Monsieur Guy. Passez l’éponge. La mémoire de Monsieur Serge est vierge de toute souillure. Il n’y a rien à lui reprocher, ni de ma part, ni venant de Madame Marie. Pour Damien, c’est important.

— Toi aussi, tu pardonnes, dit Denise. Je ne peux que m’aligner. Je pardonne à Serge définitivement. Ce sera la volonté de Marie.

 — Elle m’a recueillie, dit Zoé, alors que rien ne l’y obligeait et que tous me repoussaient. Pour moi, c’était une sainte.

— Il ne faut peut-être pas aller jusque-là, dit Denise, mais tu sais qu’elle voulait te réconcilier avec les hommes qui sont gentils. Elle souhaitait que tu te mettes à les aimer.

— Oui, dit Zoé. Elle m’a montré comment une femme et un homme peuvent s’aimer. Elle a tout fait pour me mettre dans l’intimité de Monsieur Guy. Elle voulait que je l’aime.

— Elle n’a pas réussi, dit Denise.

— Si, dit Zoé. J’aime Monsieur Guy, et tous ceux qui sont ici.

— Mais tu n’as pas de désir sexuel ?

— Le désir, je l’ai, dit Zoé. Quand j’ai vu Monsieur Guy avec Madame Marie, j’avais envie.

— Cet épisode a été un échec pour Claire, dit Denise, mais il aura servi à t’ouvrir les yeux sur le véritable amour. Les hommes d’ici sont prêts à te satisfaire, même si tu as été violée. Ne crois-tu pas ?

— Je ne dois pas aller avec eux, dit Zoé, même si j’ai envie. Je n’ai pas leur niveau, et je n’ai jamais osé le dire à Madame Marie, mais je suis une prostituée. Je ne suis pas fréquentable. Ce serait déloyal de m’imposer. Un homme normal ne va pas avec une prostituée.

— Si tu es une prostituée, dit Denise, j’en suis une aussi. Je me suis donnée à des hommes qui n’en valaient pas la peine.

— Vous ne vous êtes pas donné comme moi, en série et pour de l’argent, Madame Denise, dit Zoé.

— Tu n’en avais pas quand tu es arrivée ici, dit Denise. Tu n’es pourtant pas dépensière.

— C’est mon père qui a tout pris, dit Zoé.

— Tu n’en profitais pas, dit Denise. Ce n’est pas de la prostitution.

— Si, dit Zoé, vu le nombre d’hommes qui sont passés sur moi. Les prostituées donnent souvent leur argent à un protecteur.

— Ton père était ton protecteur ?

— Il se servait de moi, dit Zoé. Il m’emmenait dans le grand atelier près de chez nous. Il y buvait avec ses copains et des hommes qui venaient pour moi. Il m’obligeait à me déshabiller, et le défilé des hommes commençait. Je me suis rebellée au début. Ils me tenaient par les bras et les jambes pendant qu’un autre opérait. Je n’ai plus résisté au bout de deux ou trois fois.

— Que faisait ton père ?

— Il était souvent le premier, dit Zoé. Ensuite, il organisait les passages, me surveillait, m’obligeant à faire ce que les hommes désiraient, et récoltait les billets à mesure. Certains revenaient et payaient deux fois. Je subissais les assauts de ces hommes qui me tripotaient, me secouaient, me salissaient, sans se soucier de ce que je pouvais penser. Je collais de partout, et j’avais une mare de sperme sous moi. Il y en avait même qui me l’envoyaient dans la bouche, et j’étais obligée de sucer.

— C’est affreux, dit Denise. Étaient-ils nombreux, ces hommes ?

— Oui, dit Zoé. Cela durait longtemps. J’étais moulue à la fin. Le pire est qu’il n’y avait pas moyen de se laver correctement. Pas d’eau dans l’atelier. Aucune des commodités que nous avons ici. Parfois, il restait un peu de vin dans une bouteille pour mouiller les chiffons que j’arrivais à amener. Les hommes se moquaient de moi et m’envoyaient des bourrades pour m’empêcher de m’essuyer.

— Je n’aurais pas voulu être à ta place, ma pauvre Zoé. Comment un esclavage pareil peut-il encore exister ? Combien de temps ton calvaire a-t-il duré ?

— Si je ne compte pas les viols épisodiques que j’ai subis auparavant de mon père, un an environ, dit Zoé. À la fin, mon père avait pris goût à l’argent. C’était de plus en plus fréquent et avec de plus en plus d’hommes.

— Cela devait faire beaucoup d’argent ?

— Si c’était moi qui l'avais eu, dit Zoé, j’aurais été riche. Lui le buvait et le jouait. Quand il n’en avait plus, il organisait une séance.

— Tu ne pouvais pas éviter d’y aller ?

— Je me suis cachée pour ne pas y aller, dit Zoé. Il se rabattait sur maman et j’avais une raclée quand il me retrouvait. Je préférais la raclée, mais quand j’ai vu l’état où cela mettait ma mère, je ne me suis plus cachée. Elle revenait prostrée et sans ressort. Il fallait des jours pour qu’elle s’en remette. C’était trop dur pour elle. Je résistais mieux à toutes ces brutalités.

— C’est heureusement du passé, dit Denise. As-tu attrapé une maladie vénérienne ?

— Non, dit Zoé. Le médecin n’en a pas trouvé.

— C’est une chance, dit Denise. Tu n’es pas une prostituée et tu es une femme admirable, que j’aime et qui mérite de connaître le véritable amour.

— Pour l’amour, dit Zoé, je ne suis pas sûre. J’ai de l’appréhension. Il faudrait un homme qui ne me malmène pas. Je ne sais pas comment je réagirais. Je n’ai connu que des brutes.

— Moi, dit Denise, je vais avec Guy et Thomas. Ils ne me malmènent pas.

— Il faudrait quelqu’un comme eux, dit Zoé. Ils ont des caractères adaptés.

— Toi aussi, dit Denise, tu donnes dans les caractères ?

— Monsieur Guy m’a prêté ses livres de caractérologie, dit Zoé. C’est instructif. Je comprends pourquoi il vous a choisi toutes les trois et pourquoi Messieurs Guy et Thomas s’accordent à vous.

— Guy me les a fait lire, dit Denise, mais je n’ai pas compris qu’on pouvait en tirer cela.

— Monsieur Guy l’a certainement compris, dit Zoé. Il n’aurait pas aussi bien sélectionné ceux qui sont ici.

— Je croyais y être pour quelque chose, dit Denise.

— Certainement, Madame Denise, dit Zoé, mais avec l’accord de Monsieur Guy.

— Bon, j’ai une petite influence. Pour l’homme qu’il te faut, je le trouverai. Y en a-t-il un assez bête pour ne pas vouloir de toi ? Je vais chercher, avec l’accord de Guy. Autre chose : comment as-tu fait pour me parler et accepter de faire l’amour ?

— J’ai lu et relu les livres que vous m’avez passés, dit Zoé. À force de les étudier, je commence à me comprendre. Je ne dois pas garder pour moi ce que j’ai subi. Je dois en parler à des personnes de confiance. Je ne dois pas non plus avoir peur des hommes et de l’amour.

— Crois-tu que cela marchera ?

— Je l’espère, Madame Denise, dit Zoé. Il n’y a pas d’autre solution. J’ai des complexes, mais je suis dans un milieu favorable pour m’en débarrasser. Vous cherchez tous à m’aider.

— Tu es la première à vouloir aider, dit Denise. Je suis sûre que tu irais jusqu’à te prostituer pour nous comme pour ta mère ?

— Vous ne me le demanderiez jamais, dit Zoé.

— C’est vrai, dit Denise, mais si les circonstances l’exigeaient, le ferais-tu ?

— Oui, Madame Denise, mais je sais aussi que vous le feriez toutes avant moi. Vous agissez comme Madame Marie. Je peux compter sur vous comme vous sur moi.

— Tu nous connais bien, dit Denise. Peut-on parler de ton passé aux autres ?

— Oui, Madame Denise, dit Zoé. À tous. Cela ne doit pas rester secret pour les gens que j’aime. La thérapie l’exige. Le bonheur est au bout.

— Si je comprends bien, dit Denise, tu pratiques l’auto psychanalyse.

— C’est grâce aux livres, Madame Denise. Il suffit d’en suivre la logique.

— Je te tire mon chapeau, ma chère Zoé. Tu assumes ton passé et envisages l’avenir. Marie en serait heureuse.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Je crois que Zoé a envie de faire l’amour.

— A-t-elle trouvé quelqu’un ?

— S’il se laisse faire, oui, dit Denise.

— Qui est l’heureux élu ?

— Il y en a deux : toi et Thomas, dit Denise.

— Cela fait si longtemps que je l’ai près de moi, dit Guy. Elle est ma troisième et ma quatrième main. Je ne me doutais pas qu’elle avait envie de moi. J’étais resté sur sa phobie des hommes.

— Et bien si, dit Denise, et depuis très longtemps. Sans doute depuis qu’elle t’a vu faire l’amour avec Marie. Tu étais l’idéal pour Marie. Tu es son idéal. Pour elle, il est normal que toutes les femmes d’ici t’aiment.

— Je suis prêt à tout faire pour Zoé, dit Guy, mais je suis saturé d’amour avec vous trois.

— C’est aussi mon avis, dit Denise. Je pense à Thomas.

— Thomas est très attaché à toi, dit Guy.

— Justement, dit Denise, ce n’est pas bon. Il n’a pas d’avenir avec une vieille veuve qui a deux enfants. Il a besoin d’air. Thomas a l’âge de Zoé, donc c’est mieux que toi qui as cinq ans de plus. C’est ce qu’il faut aux deux. Je cherche à le détacher de moi, à le renvoyer vers une jeune. C’est l’occasion. Cela ferait coup double.

— Tu voudrais le marier à Zoé ?

— Pourquoi pas, dit Denise ? Zoé est un très bon parti. Ce qui me fait surtout pencher vers Thomas est que tu es intime avec Zoé. Si ça ne marche pas, ce serait très mauvais pour vos relations. Il faut les préserver. C’est moins grave avec Thomas, et ce serait bête de ne pas essayer.

* ° * ° *

_

Denise dit à Thomas :

— Ne trouves-tu pas que Zoé est une belle fille ?

— Oui, dit Thomas. Elle est bien faite, et plus souple que moi. Elle est gentille. C’est dommage qu’elle ne supporte pas les hommes. Quand elle m’a proposé son argent, cela m’a touché. J’aimerais faire quelque chose pour elle.

— Tu peux faire quelque chose, dit Denise. Tu es un des rares hommes, avec Guy, qu’elle supporte. Il faudrait coucher avec elle.

— Veux-tu te débarrasser de moi ?

— Non, dit Denise. Te sortir seulement de mon emprise. Je t’aime toujours. C’est une bonne action que je te demande. Deux ou trois fois, pour lui redonner confiance.

— Pourquoi moi et pas Guy ?

— Guy s’occupe déjà avec plusieurs, dit Denise.

— Léa et Blanche vont partir pendant les vacances, dit Thomas. Il va être disponible.

— Justement, dit Denise. Me permettras-tu de me consacrer à lui pendant cette période, et de te délaisser ?

— Tu as raison de me délaisser si tu préfères Guy.

— Ce que je préfère est que Zoé aille avec toi pendant cette période.

— Guy a l’habitude, dit Thomas. C’est plus facile pour lui. Je n’ai jamais couché avec une autre que toi.

— Guy le fera si ce n’est pas toi, dit Denise. Est-ce si dur de changer tes habitudes ? N’en es-tu pas capable ? Même si c’est moi qui te le demande ?

— Crois-tu qu’il faut le faire ?

— Cela te fera du bien de sortir un peu de mes jupons, dit Denise, et tu sauves la vie de cette fille en le faisant si ça réussit. Si j’étais à ta place, je le ferais sans hésiter. Regarde tout ce que Zoé fait pour nous. On lui doit bien cela. Si tu ne le fais pas, je ne serai pas contente.

— Je vais le faire pour toi, dit Thomas. Quelques fois seulement.

— Je t’adore, dit Denise. Je vais aller préparer Zoé.

* ° * ° *

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Pour se tester, Zoé accepte de se donner à Thomas, mais uniquement pendant la période d’absence de Léa et de Blanche. La première fois, le résultat n’est pas merveilleux. Zoé est trop crispée, a des envies de vomir, mais elle a la volonté de recommencer. Elle croit en la thérapie qu’elle a déduite des livres. C’est sa dernière chance. Elle continue donc. Les fois suivantes sont plus convaincantes. Elle est plus détendue. Denise, qui s’informe, pousse Thomas à ne pas abandonner. Et c’est la réussite avec un premier orgasme dont Denise est très fière. Elle veille à ce que Thomas confirme autant de fois qu’il est possible jusqu’au retour des deux voyageuses, qui achève la période que Zoé refuse de dépasser.

— Tu vois, dit Denise. Tout s’est bien déroulé. Zoé est contente. Ta bonne action n’a-t-elle pas été trop douloureuse ?

— Je n’ai pas eu de douleur à aimer Zoé, dit Thomas. Elle a tout fait pour me mettre à l’aise, mais je me demandais où j’allais. Elle ne réagissait pas comme toi. Elle durcissait ses muscles au lieu de se laisser aller. Je lui disais de se détendre et je commençais à désespérer. C’est venu brusquement. Je suis heureux pour elle. Elle est bien partie maintenant. Elle est heureuse de savoir qu’elle est normale. Elle a compris ce qu’il faut faire.

— Grâce à toi, dit Denise. Elle t’aime beaucoup ; c’est certain. Elle savait, dès le début, que cela ne durerait pas. Dès son premier orgasme, elle voulait s’arrêter pour me rendre ma place. C’est une fille bien. Comment la trouves-tu pour l’amour ?

— Avec toi, dit Thomas, c’est mieux en moyenne, mais les dernières fois, ce n’était pas mal.

— As-tu l'envie de continuer avec elle ?

— Non, dit Thomas. Je te préfère, mais si tu n’étais pas là, je me laisserais tenter.

— Alors, dit Denise, si elle te demande, tu n’hésites pas. Elle passe avant moi.

— Elle a encore des complexes, dit Thomas. Elle s’estime inférieure à nous. Quand nous tutoiera-t-elle ?

* ° * ° *

 

 

32 Élise

* ° * ° *

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Guy dit à Élise :

— Tu me fais penser à ta mère. Elsa avait ton âge quand je l’ai connue.

— Me ressemblait-elle ?

— C’est difficile à dire, dit Guy. Je ne suis pas physionomiste et je n’ai pas de photo d’elle. Elle ne m’envoyait que les tiennes. Je dois leur écrire pour donner de nos nouvelles. Je peux demander à tes grands-parents s’ils en ont.

— Non, dit Élise. Ce n’est pas important. Tout le monde dit que je ressemble à Marie et à Marguerite, aux cheveux près, et que c’est ma mère. Il y a beaucoup de photos d’elle. Je peux les montrer aux copines.

— Comme tu veux, dit Guy. Tu es déjà une belle jeune fille. J’aime bien te regarder. Tu dois plaire aux garçons. Méfie-toi. Un garçon peut t’attaquer.

— Ceux des grandes classes nous cherchent, mais je me mets avec les copines.

— Comme cela, tu es tranquille. C’est une bonne méthode. Quand tu es accompagnée par des gens de confiance, le risque est faible.

— Mais pour faire l’amour, dit Élise, il faut bien un garçon, et s’isoler avec lui.

— Oui, dit Guy. C’est indispensable, mais il ne faut pas dépasser certaines limites si tu ne veux pas avoir d’ennuis.

— Quelles limites ?

— Elles sont floues, dit Guy. Cela dépend du lieu et des personnes. Ne t’expose pas à l’extérieur comme tu le fais ici. Chez nous, les hommes savent se tenir. Ce n’est pas garanti ailleurs.

— Zoé dit qu’il y a des hommes méchants qui en veulent aux filles, dit Élise. Elle se méfie encore plus que toi. Elle me dit que certains de mes copains, et même des copines ne doivent pas venir ici. N’exagère-t-elle pas un peu ?

— Elle est prudente, dit Guy, par expérience. Marie ne l’était pas assez. Il faut un certain temps pour savoir si on peut avoir confiance en quelqu’un.

— Zoé dit qu’elle fait comme toi pour savoir si quelqu’un convient, dit Élise. Ta méthode est-elle fiable ?

— Je crois que Zoé l’a bien assimilée, dit Guy. Nous en avons discuté. Tu peux te fier à elle. Fais quand même attention, Élise.

— Je ferai attention, dit Élise. Je suis les conseils de Zoé. Mais si un garçon me plaît ?

— Es-tu attiré par eux ?

— Les copines parlent beaucoup des garçons, dit Élise. Je ne sais pas comment m’y prendre avec eux.

— Aimes-tu un garçon ? As-tu envie de faire l’amour ?

— Je ne sais pas, dit Élise.

— À ton âge, dit Guy, l’acte sexuel n’est pas indispensable, mais cela commence à devenir normal. En moyenne, c’est vers 17 ans, ce qui te donne un peu de marge. S’adonner à l’amour est moins grave que de prendre des excitants comme l’alcool ou le tabac ; c’est plus naturel. Il ne faut pas en abuser. N’oublie pas que ce qui compte le plus, ce sont les sentiments qu’on se porte mutuellement. L’usage du sexe ne vient qu’après, quand on se connaît bien et qu’on s’estime. Tu vas venir avec moi pour que le médecin te prescrive ce qu’il faut. Si tu préfères, tu peux y aller avec Blanche, Denise ou Léa. Comme cela, si tu rencontres un garçon qui te plaît, il n’y aura pas de problème.

— Pour les bébés ?

— Oui.

— Tu ne veux pas que j’aie de bébé ?

— C’est à toi de savoir, dit Guy. Tu peux déjà en avoir, mais il vaudrait mieux que ta croissance soit achevée. Cela te donne le moyen de choisir. Moi, je pense que tu peux attendre. Regarde. Marie, Denise, Blanche et Léa ont toutes attendu d’avoir un métier.

— Mais pas maman, dit Élise.

— Elle l’a payé très cher, dit Guy, mais j’ai le bonheur de t’avoir.

— Tu ne regrettes pas que je sois là ?

— Pas du tout, dit Guy. Je suis fier d’avoir une fille comme toi. Je suis heureux que tes grands-parents m’aient confié ta garde.

— Comment fait-on avec un garçon ? Sont-ils tous pareils ?

— Non, dit Guy. Il y en a des brutaux, des doux, des gentils, des méchants...

— Mais pour le sexe ?

— Presque tous sont bons, dit Guy. Certains sont impuissants. Chez les femmes, il y en a aussi qui fonctionnent mal.

— Comment savoir ?

— Quand on se marie, dit Guy, on passe avant une visite médicale.

— Et si on ne se marie pas, dit Élise.

— On essaye, dit Guy. Cela marche presque toujours.

— Crois-tu que je puisse essayer ?

— Ne te presse pas trop, dit Guy. Surtout, prends le temps de choisir le garçon. Pour toi, il t’en faut un assez doux. Il ne te faut pas ceux qui se pavanent et attirent toutes les filles. Un garçon trop convivial et sans gêne ne ferait pas bon ménage avec toi, de même qu’un fumeur ou un jaloux. Nous sommes à ta disposition, Zoé et moi, pour t’aider à choisir. Un timide est préférable, même s’il n’a pas d’expérience.

— S’il est timide, dit Élise, comment se rencontrer ?

— C’est effectivement difficile, dit Guy. Il faut d’abord que tu aimes le garçon. Si tu n’as pas de sentiment pour lui, il vaut mieux t’abstenir. Si tu en trouves un plus timide que toi et qui est convenable, tu prends ton courage à deux mains et tu lui expliques ce que tu veux. C’est rare qu’un garçon refuse. Ta mère a fait comme cela avec moi.

— Où le faire ?

— Dans ta chambre, dit Guy. Nous sommes avec toi. Il n’y a pas de honte à avoir. Les premières fois, ce n’est pas toujours plaisant pour une femme. Cela doit faire mal au début, même si tu es normale, sauf si tu te fais inciser l’hymen.

— Par qui ?

— Par le médecin, dit Guy. Pour Blanche, c’était nécessaire. S’il est fin, ce qui est souvent le cas, surtout chez les jeunes filles comme toi, ce n’est pas indispensable, car la douleur est supportable. Il y a des hommes qui aiment le faire sauter.

— Toi, dit Élise, tu aimes, papa ?

— Non, dit Guy. C’est gênant de faire mal.

— Cela fait très mal ?

— Je n’ai pas cette expérience-là, dit Guy. Je crois qu’avec certaines femmes, comme Blanche, cela peut faire très mal ou même interdire les relations. C’est l’exception. La plupart n’ont que des douleurs. Quelques-unes n'ont même pas d'hymen.

— Tu es un gentil papa, dit Élise. Je vais avec toi chez le médecin, et on l’enlève. Tu resteras avec moi ?

— Si le médecin l’autorise, dit Guy. Je suis un homme ; avec Blanche, ce serait plus facile.

— Non, dit Élise. Avec toi. Je le demanderai au médecin. J’ai l’habitude d’être nue avec toi.

— Comme tu veux, dit Guy.

— Les garçons ont la chance de ne pas avoir d’hymen pour les ennuyer, dit Élise.

— Il y a des garçons qui sont bien ennuyés quand même, dit Guy. Ils ont une peau qui peut gêner et même interdire les relations. Souvent, on enlève cette peau : le prépuce. C’est la circoncision. Quand c’est inutile, ce n’est pas à faire, bien que dans certains pays très évolués comme les États-Unis, ce soit assez systématique. Il faut dire que c’est souvent nécessaire.

— C’est l’égalité complète, dit Élise.

— Pas tout à fait, dit Guy. Un garçon n’est pas une fille, et le prépuce est statistiquement beaucoup plus gênant que l’hymen.

— Avec un garçon, dit Élise, on fait combien de fois l’amour ?

— En moyenne 5000 fois dans toute sa vie, dit Guy, donc, quelques fois chaque semaine, mais cela varie beaucoup d’une personne à l’autre et en fonction de l’âge. On le fait tant que les deux partenaires sont d’accord pour le faire.

— Si un seul veut s’arrêter, dit Élise, c’est gênant ?

— Cela peut l’être, dit Guy. Faire l’amour donne envie de continuer dans la plupart des cas. Si un garçon t’abandonne, tu peux être très malheureuse. Si c’est toi, le garçon peut l’être aussi. Certaines personnes deviennent dangereuses quand elles en sont sevrées. C’est une raison pour que tu ne choisisses pas n’importe quel garçon. Évite les émotifs, les brutaux.

— Dans quels cas abandonne-t-on ?

— Quand il y a une raison de ne plus aimer ou de moins aimer, dit Guy. Si, par exemple, on se met à en aimer un autre.

— Celui qui est abandonné est-il automatiquement malheureux ?

— Presque toujours, dit Guy. Souvent, l’abandonné trouve un autre amour et retrouve sa sérénité. Pour que cela se passe bien, il faudrait un abandon simultané. Encore faut-il que les personnes en question ne soient pas bloquées sur un amour unique qui les mène à la fin de leur vie.

— Est-ce fréquent ?

— Tu as des exemples ici : Léa et Blanche n’aiment qu’un homme depuis très longtemps.

— Sont-elles vraiment bloquées ?

— Je crois, dit Guy. Surtout Blanche. Léa a un peu aimé un autre homme.

— Si l’un des deux n’est pas d’accord pour faire l’amour, dit Élise, l’autre peut-il le forcer ?

— Cela s’appelle un viol, dit Guy, même si on est marié.

— À la télévision, dit Élise, ils disent que le viol est horrible. Cela fait-il mal ?

— Physiquement, dit Guy, l’acte sexuel lui-même est classique ; les femmes sont faites pour aller avec les hommes.

— Alors, dit Élise, c’est pareil. Pourquoi en faire toute une histoire ?

— C’est vrai que la relation sexuelle se déroule de la même façon, dit Guy, et que cela peut aussi déclencher le plaisir, mais le fait que la femme ne soit pas consentante, est une énorme différence. D’abord, elle est souvent brutalisée avant de se soumettre ; ensuite, on casse en elle les mécanismes qui conduisent au plaisir sexuel.

— Quels mécanismes ?

— Ceux qui sont dans le cerveau, et qui sont très fragiles. C’est lui qui décide ou non de faire l’amour. Il faut désirer avant de faire. L’amour est un réflexe conditionné délicat chez la femme. Il nécessite une approche appropriée pour être vécu dans de bonnes conditions. Elle a besoin d’être préparée, séduite par des paroles, des caresses, des baisers ou d’autres méthodes qui la prédisposent à l’acte. Une, sur trois ou quatre, n’arrive déjà pas toujours à parvenir au plaisir dans les conditions normales. Après un viol, la plupart sont brisées psychologiquement. Leur cerveau est marqué par cette atteinte à leur dignité, et beaucoup ne s’en remettent pas. Regarde Zoé ; elle a peur des hommes à cause de cela. Sa vie en est complètement perturbée, et pourtant, elle est solide et n’est pas émotive.

— Zoé n’aura jamais de plaisir ?

— Elle a eu la chance que Thomas parvienne à rétablir la situation, dit Guy. Il a été admirable de douceur avec elle. Elle lui doit une fière chandelle. Elle est encore méfiante, mais son avenir est plus rose.

— Tu aurais aussi bien fait que lui, papa, dit Élise. Tu es bon pour le sexe.

— Ce n’est pas certain ; ce n’est pas le sexe qui compte le plus ; il est même accessoire. La psychologie joue un rôle énorme dans les rapports entre hommes et femmes. Thomas a des qualités qu’il faut que tu recherches chez un homme.

— Les brutes ne devraient pas exister, dit Élise. Les femmes qui sont en leur pouvoir doivent être malheureuses.

— Toi, dit Guy, tu serais malheureuse. Mais il y a des femmes qui aiment une certaine brutalité, qui veulent être dominées et qui apprécient même les perversions. Elles refusent un homme comme moi ou Thomas qu’elles trouvent peu viril. Il en faut pour tout le monde. Le cerveau est l’organe principal de l’amour. Il réagit de façon très différente d’une personne à l’autre. Cela se passe bien si les caractères sont accordés, même si ce n’est pas toujours en douceur. Je ne te conseille pas de chercher du côté des brutaux.

— Peut-on se défendre quand un homme cherche à violer ?

— Oui, dit Guy. Ce n’est pas facile ; les hommes sont plus forts que les femmes. Marie et Zoé ont pris des leçons. Zoé a déjà neutralisé des hommes qui lui en voulaient.

— Je demanderai à Zoé comment elle neutralise, dit Élise. Y a-t-il beaucoup d’hommes qui violent ?

— Ici ? Pas beaucoup, dit Guy. Ceux qui le font se cachent pour le faire. Il y a surtout des viols par influence sur des femmes qui ne sont pas en état de résister, comme c’est arrivé à Zoé quand elle était jeune. Avec des inconnus, c’est moins fréquent, mais malheureusement, les femmes de notre genre sont particulièrement visées, car elles résistent généralement mal. Les violeurs vont vers la facilité. As-tu déjà été attaquée ?

— Non, dit Élise. Cela risque-t-il de m’arriver ?

— Tu commences à être suffisamment appétissante pour que tu excites des hommes, dit Guy. Tous les hommes ont envie des femmes. S’ils peuvent le faire, ils vont te sauter dessus.

— Ils ne le font pas, dit Élise. Qu’est-ce qui les empêche ?

— Les lois qui sont très sévères pour ceux qui ne respectent pas les autres, dit Guy. Regarde ce qui se passe pendant les guerres quand il n’y a plus de loi : la force règne ; les brutes prennent le dessus, entraînent les autres, et les hommes violent les femmes. Nous avons la chance d’être dans un pays en paix, où l’ordre est à peu près respecté. Tu n’es pas dans un de ceux où la femme peut être violée en toute légalité si elle sort de chez elle ou montre une partie de son corps. Ici, il y a en principe égalité entre l’homme et la femme.

— Alors, dit Élise, l’homme peut se faire violer par une femme.

— Théoriquement, oui, dit Guy. Pratiquement, non, au moins par une femme. Certains désaxés violent des jeunes. Ils sont peu nombreux, et le risque est faible.

— En résumé, dit Élise, je suis à peu près comme un homme. Je dois seulement faire attention. J’ai le judo pour faire respecter la loi. Zoé dit que j’y suis bonne.

— Tu as compris, dit Guy. Ici les femmes peuvent faire presque tout ce qu’elles veulent, à égalité avec les hommes, quand elles en ont les moyens.

— Quels moyens, en dehors du judo ?

— L’argent ; c’est, avec la protection des lois, la clé de l’indépendance.

— Comment avoir l’argent ?

— Il y a plusieurs méthodes, dit Guy. La plus sûre est de travailler pour obtenir un salaire. Les femmes ont maintenant cette possibilité. Il est bon, pour y parvenir, de faire des études longues ou, ce qui est moins recommandable, d’utiliser le piston. Il y a l’héritage, à condition d’en avoir et de ne pas le dilapider. La dernière méthode est de trouver un mari qui a assez d’argent et qui te laisse libre, ce qui est assez rare.

— La femme d’Urbain est dans ce cas, dit Élise.

— Il est trop gentil, dit Guy. Elle dépense trop.

— Blanche s’est-elle mariée avec toi pour ton argent ?

— Non, dit Guy. Elle m’en fait plutôt gagner.

— Blanche est-elle libre avec toi ?

— Oui, dit Guy. Je dois être un cas rare, comme Urbain.

— Si c’était si rare, dit Élise, il n’y aurait pas autant de mariages.

— Le mariage offre d’autres avantages, dit Guy. Il donne une place dans la société. Il n’y a pas si longtemps, une femme devait être mariée pour avoir des enfants, et même pour faire l’amour. Vois-tu, ce qui nous gêne le plus ici, c’est le regard que la société porte sur notre façon de vivre. Nous prenons des libertés qui ne sont pas de tradition et certains ne comprennent pas.

— Ce sont des retardés et la société est mal faite, dit Élise.

— Ne sois pas sévère, dit Guy. Nous avons tous des défauts. Notre société n’est pas idéale, mais c’est une des meilleures que je connaisse. Elle est tolérante. Songe que dans certaines sociétés, la femme est enfermée et à la merci d’un homme qui lui est imposé.

* ° * ° *

_

Guy et Élise à la visite médicale.

— Docteur, je vous amène ma fille, dit Guy. Elle souhaite que vous lui prescriviez la pilule. Elle est à l’âge où il vaut mieux prendre les devants.

— D’habitude, je vois plutôt des mères avec leur fille.

— Ma mère est morte, dit Élise. J’ai demandé à papa.

— Bon, on va voir ça.

— Ma fille souhaite aussi être opérée de l’hymen, dit Guy.

— A-t-elle un problème de ce côté ? Ce n’est pas une opération courante.

— Je ne pense pas, dit Guy, mais elle le souhaite. Vous ne le faites pas ?

— Si, quand c’est nécessaire. Êtes-vous sûr qu'elle le veut ?

— Moi, je veux, dit Élise.

— Elle est décidée : je vais le faire ; je voulais m’assurer de sa détermination. Le problème n’est pas l’acte médical qui est bénin. C’est psychologique à l’âge de votre fille.

— Est-elle trop jeune ?

— C’est plutôt le contraire. Une toute petite fille s’en rend à peine compte. Après la puberté, c’est autre chose. Toi, ma grande, sais-tu ce que ça implique ?

— Je crois, oui, dit Élise. Cela fait-il mal ?

— Tu ne sentiras presque rien ; j’insensibilise, à moins de préférer souffrir.

— Je préfère ne rien sentir, dit Élise.

— J’espère que, dans cinq ou dix ans, tu ne reviendras pas me demander de recoudre les morceaux parce que tu auras décidé de te marier.

— Est-ce possible ?

— La chirurgie fait des miracles, mais ne me le demandez pas. Si je m’y mettais, comme un collègue que je connais, je passerais mon temps à refaire des virginités.

 

Guy est curieux :

— Y a-t-il des femmes qui veulent faire croire à leur virginité quand elles ne l’ont plus ?

— Oui. Elles sont nombreuses. Mais je me refuse à ce genre de pratique. Je dis seulement que l’hymen et la virginité ne sont pas synonymes, bien qu’il y ait une forte corrélation. Il y a parfois des hymens souples qui laissent passer sans se rompre, au moins les premières fois. Sauf exception, ils finissent par céder, mais on peut être enceinte par insémination naturelle et avoir son hymen. À l’opposé, l’hymen trop dur se rencontre chez les femmes âgées. Certaines femmes le rompent volontairement avec un objet.

— Cela peut être involontaire dit Guy en pensant à Marie.

— C’est généralement volontaire, pour ne pas saigner pendant les premiers rapports ou pour se masturber plus commodément. La douleur peut déstabiliser. Il est préférable d’intervenir proprement. Votre fille a raison. Elle fera l’amour plus facilement... Je te le fais tout de suite ?

— Oui, dit Élise.

— Viens à côté. Il y en a pour une minute. Ton père va rester là.

— Je veux que papa soit avec moi, dit Élise.

— N’es-tu pas gênée de te monter à lui ?

— Je vais bien me montrer à vous, dit Élise.

— Mais moi, je suis médecin. C’est mon métier.

— Lui, dit Élise, c’est mon père. Je le connais mieux que vous. Je n’irai pas sans lui.

— Alors, venez tous les deux.

* ° * ° *

_

Guy dit à Denise, Blanche et Léa :

— Élise m’a traîné chez le spécialiste pour se faire inciser l’hymen. Je me suis laissé faire. Je ne sais pas si j’ai eu raison, mais le médecin a eu l’air de trouver que c’était normal et pas bien méchant. Elle a voulu que j’assiste à l’opération et elle est contente.

— C’est mieux ainsi, dit Blanche. Si j’avais su que c’était aussi facile, il y a longtemps que je l’aurais fait.

— Toi, Denise, tu ne l’as pas fait, dit Guy. As-tu eu mal la première fois ?

— C’était supportable et j’avais un amant très doux. Si c’était à refaire, je le ferais enlever, et beaucoup plus tôt.

 

Léa voudrait savoir :

— Pour quelle raison ?

— Pour pouvoir mettre des gros tampons, dit Denise, et être plus à l’aise avec mon premier amant. Ce n’est pas bon d’avoir l’appréhension, même si après coup, on se rend compte que c’est supportable. Et puis regardez Élise : elle a immédiatement réclamé des tampons.

— Cela ne fait pas mal avec l’insensibilisation, dit Blanche, et j’apprécie les gros tampons.

— Faisons-le à nos filles, dit Denise. Elles iront sans complexe à l’amour.

— N’est-ce pas un peu tôt ?

— Demandons au médecin, dit Guy. J’ai cru comprendre qu’il peut le faire très tôt. Comme vous y êtes favorables, je le suis également. Il faudra aussi surveiller les garçons.

* ° * ° *

_

Élise n’est pas naïve. Elle sait que son père n’est pas comme les autres : il est marié, et il a deux maîtresses qui vivent à la maison. Elle sait que les trois femmes s’entendent bien. Elle voit aussi que Denise et Thomas couchent souvent ensemble. Cet étalage d’amour ne la trouble pas, car l’harmonie règne à la maison, personne n’en fait mystère, et tout le monde est gentil avec elle. Elle se sent bien dans un environnement sécurisant où l’amour apparaît valorisant. Son père est important pour elle ; quand elle le questionne, elle apprécie le sérieux de ses réponses. Elle le met au-dessus de tous les hommes ; elle le voit comme un chef de clan. Elle sait qu’il l’aime et elle l’aime. Elle recherche son intimité et est heureuse quand il la remarque. Comme il sourit à Zoé le matin, elle copie en se montrant aussi à lui pour avoir des sourires. Elle va se laver nue de préférence avec son père dont elle recherche la proximité. Personne ne la réprimande de cette préférence, et elle obtient les sourires. Au lycée, des copines se maquillent. Elle est tentée, mais elle voit que ce n’est pas ce que font les femmes de la maison. Denise questionnée lui explique que Guy n’aime pas. C’est suffisant pour la dissuader. Elle cherche d’autres moyens de se faire remarquer de son père. Se faire enlever l’hymen est ce qu’elle a trouvé de mieux et elle se donnerait volontiers à lui pour faire comme les autres.

* ° * ° *

_

Le savonnage mutuel dans la salle de bains n’est plus aussi innocent qu’au début. Quand Élise est avec une femme, le lavage est soigné, mais expéditif. Tout en allant à peu près aussi vite, Guy et Thomas parcourent le corps d’Élise de leur main savonneuse en pressant moins énergiquement, et quand ils frottent les endroits sensibles, ils ne s’y attardent pas, même s’ils en apprécient le contact. Ils la respectent tout en jouissant du plaisir de toucher un agréable corps féminin qui se livre complètement à leurs caresses. Maintenant, Élise préfère les hommes aux femmes et surtout Guy. Elle calcule pour se trouver avec lui, ce qui augmente légèrement la probabilité de lavage en commun, sans que cela semble anormal. Bien habituée depuis longtemps, elle caresse avec adresse en nettoyant tout. Elle connaît la dureté variable de la verge qu’elle savonne comme le reste, et qu’elle n’oublie jamais. Elle adore ce membre-là, et s’attarde parfois un peu en jouant avec la peau et en pressant légèrement, ce qui est toléré. Elle sait que le raidissement qui en résulte est normal et ses mains y sont habituées, mais elle frissonne intérieurement de l’excitation qu’elle provoque. Guy a le même comportement avec elle et avec Zoé, le plus neutre possible. Il est bien sûr excité par cette jeune fille déjà femme, comme par Zoé. Il perçoit des réactions sexuelles d’Élise manifestement de plus en plus marquées et même provocantes. En particulier, quand il s’attarde, les autres étant déjà partis, Élise reste aussi et se frotte sans vergogne contre lui. Il lui fait remarquer que cela l’excite, mais elle n’en tient pas beaucoup compte et recommence la fois suivante. Guy, certain de la maturité avancée d’Élise, et ayant encore la situation en main, attend le moment propice pour réagir.

_

Élise dit à Guy.

 

— Explique-moi, papa. Tu es marié avec Blanche. Denise et Léa ne sont pas mariées ?

— Effectivement, dit Guy. Elles ne le sont pas.

— Tu couches avec elles ?

— Oui.

— Blanche ne dit-elle rien ? Ne les met-elle pas à la porte ? Elle laisse faire ? Toi tu couches avec les trois ?

— Ce n’est pas une situation très fréquente, dit Guy. Je vais te l’expliquer de mon mieux. Les trois m’aiment et moi, j’aime les trois. Je regrette l’inégalité entre elles. Il aurait fallu que je me marie avec les trois, mais ce n’était pas possible. C’est autorisé dans certains pays, mais pas ici. Je ne me suis marié qu’avec Blanche.

— Pourquoi n’est-ce pas autorisé ici ?

— C’est la tradition et il y a aussi des raisons religieuses, dit Guy. En plus, nous sommes dans un pays où les femmes sont en principe aussi libres que les hommes. Un homme avec une femme : c’est l’égalité. L’expérience montre qu’il est difficile de faire ménage à trois ou quatre. Cela casse assez vite quand on est libre.

— Est-ce ce qui va arriver ici ?

— Je ne crois pas, dit Guy. Elles ont des caractères qui s’accordent bien. Elles ont surtout une qualité que j’apprécie beaucoup : elles ne sont pas jalouses. C’est rare.

— Comment as-tu fait pour les trouver si c’est si rare, dit Élise.

— J’ai mis très longtemps, dit Guy. Des années avant de les accepter. Il y a d’autres femmes qui m’ont cherché et dont je n’ai pas voulu. Si j’avais été seul à décider, il n’y aurait que Denise. Je l’avais choisie. Elle a préféré que je prenne aussi Léa et Blanche par souci d’égalité. Elle m’a aidé dans le choix. Je savais aussi que c’était possible parce que je connaissais leurs caractères. J’ai accepté parce qu’il était évident qu’elles ne voulaient que moi et qu’elles se respectaient. Je ne le regrette pas, car elles sont heureuses et moi aussi. As-tu remarqué qu’il n’y a jamais de conflit ici ?

— Si, dit Élise. Quand je vais ailleurs, le contraste est frappant. On dirait que les gens aiment crier et se battre. Mais Denise va aussi avec Thomas ?

— Thomas est quelqu’un de très bien, dit Guy. Nous ne sommes pas jaloux l’un de l’autre. Denise nous aime bien tous les deux.

— Elle est infidèle, dit Élise.

— Si l’infidélité consiste à coucher avec plusieurs, oui, dit Guy. Moi, je la trouve fidèle à ses idées. Elle est capable d’aimer sincèrement plusieurs hommes et cela ne pose pas de problème.

— Toi, dit Élise, tu es infidèle à Blanche.

— En un sens, oui, dit Guy, mais je me verrais plutôt infidèle à Denise que j’avais choisie en premier. Je suis aussi fidèle aux règles que nous avons fixées entre nous.

— En somme, ta situation est compliquée, dit Élise, mais elle te plaît, et à elles aussi. Fais-tu des partouses avec elles ?

— Non, dit Guy. Je ne suis pas un as du sexe. L’amour me plaît, mais ce n’est pas pour en faire une fête tournant à la débauche. Je couche avec elles par rotation. Elles savent qu’il ne faut pas trop m’en demander. Elles me disent que cela leur va.

— Si c’est si bien, papa, dit Élise, voudrais-tu me montrer comment tu fais avec elles ?

— Avec Marie, dit Guy, il n’y aurait pas eu de problème. Je me suis montré avec elle à Zoé quand elle nous assistait médicalement avec Claire. Je vais demander à Denise si elle accepte que tu regardes quand on est ensemble. Il faudra observer sans rien dire, ne pas déranger.

— Ce n’est pas la peine, dit Élise, je vous ai déjà vu.

— Déjà ?

— Oui, dit Élise. Quand vous êtes occupés, il suffit d’entrouvrir la porte de la chambre. Tu te débrouilles bien avec les trois, et en douceur.

— Tu nous épies… Tu aurais pu demander auparavant, dit Guy. N’as-tu pas bien vu ?

— Si, dit Élise. Vous laissez la lumière. J’ai tout vu plusieurs fois. C’est fascinant. Vous y prenez du plaisir.

— C’est normal, dit Guy. Donc, il est inutile de t’inviter.

— Mais tu n’as pas compris, papa. Je voudrais que tu couches avec moi.

— Te rends-tu comptes de ce que tu demandes ?

— Cela ne te coûterait pas beaucoup, dit Élise. Quelques fois seulement. Tu as l’habitude des femmes. Moi ou une autre, c’est pareil pour toi.

— Tu es ma fille, dit Guy.

— Les pharaons couchaient avec leurs filles, dit Élise.

— Nous ne sommes plus à la même époque, dit Guy. Nous savons qu’il y a des risques sur la descendance.

— Mais avec la pilule, dit Élise, je ne risque rien. Et c’est juste pour essayer.

— Je ne couche pas avec toutes les femmes que j’aime, dit Guy. Il ne manque pas de garçons de ton âge pour une belle fille comme toi.

— Je suis déflorée et je n’ai pas d’expérience, dit Élise. Je n’ose pas le dire à un garçon.

— La plupart des garçons ne s’occupent pas de cela, dit Guy.

— Tu m'as dit que les seuls bons sont timides, dit Élise. Ils n’ont pas ton expérience. Toi, tu sais t’y prendre. Trouves-tu que je ne suis pas bien faite ? J’ai des seins qui ressemblent à ceux de Denise sur ses photos. Je suis fière de mes jambes et de mon ventre plat. Ne me trouves-tu pas bien ? Je croyais que tu avais du plaisir à me regarder, à me caresser, et tu m’as déjà avoué que tu as une attirance sexuelle. Cela ne t’excite-t-il pas ? Là, près de toi, dis-moi que tu l’es. J’aime l’entendre.

— Exact, dit Guy. Tu m’excites, et tu n’es pas la seule. Avec Zoé aussi, je suis excité, et depuis des années. Je ne fais pas l’amour avec Zoé.

— Elle ne s’y oppose pas, que je sache, dit Élise. Elle l’a fait avec Thomas, mais elle t’accepte aussi. Il n’y a pas d’obstacle.

— Zoé n’est pas comme toi, dit Guy. Elle ne m’agresse pas et préfère que je m’abstienne. Elle serait assez gentille pour se donner à moi si je lui demandais, mais je la laisse tranquille. Toi, tu es plus excitée que moi. Tu as besoin de te calmer. Je te trouve très belle. Tu as tout ce qu’il faut, et j’aime bien le voir et le toucher, mais je ne vais pas coucher avec toi. Un père n’est pas fait pour cela. C’est à toi de trouver le garçon de ton âge qui te convienne. Attires-en un. C’est plus facile que tu ne le penses. Il suffit que tu te proposes à lui. N’oublie pas que les hommes ont envie des femmes, de beaucoup de femmes. Tu ne vas pas t’exposer à de nombreux refus.

— Tu me conviens bien, dit Élise. Prends-moi dans tes bras et je me frotterais contre toi.

— Nous sommes nus, ma fille.

— C’est ce qu’il faut. Je vais contre toi. Laisse-moi faire. Ne me repousse pas. Facilite-moi l’approche.

— Éloigne-toi et n’insiste pas, dit Guy. Je te vois venir. Cela fait un certain temps que tu te frottes contre moi toutes les fois que c’est possible. Tu prends des positions qui révèlent tes intentions. Ne t’offre pas comme cela. Je suis un homme. Je t’ai déjà averti plusieurs fois que ça m’excite. Nos sexes sont trop près l’un de l’autre. Tu cherches manifestement le mien, et je suis obligé de t’éviter. Tu es assez fine pour profiter de nos contacts et t’imposer. Si j’accepte le rapprochement, ma verge va te pénétrer et peut faire faillir ma volonté. Quand c’est commencé, il n’y a plus d’arrêt. Tu dépasses les bornes et tu récidives malgré mes avertissements.

— Tu m’as seulement dit que je t’excite. Cela me plaît. Tu ne m’as jamais dit de ne pas le faire.

 — C’était implicite, dit Guy. Il est urgent de prendre des mesures avant que l’irrémédiable ne se produise. Nous allons élever une barrière de protection entre nous. Je vais réinstaller la pudeur. Tu te laveras séparément.

— Non, papa, dit Élise. Ne m’éloigne pas. Nous laver ensemble est un bonheur pour moi. Je te promets de ne pas te forcer à faire ce que tu ne souhaites pas. Restons comme jusqu’à maintenant.

— Tu as compris les limites à ne pas dépasser, j’espère.

— Tu ne veux pas de relation sexuelle avec moi.

— Je n’en veux pas, dit Guy. Est-ce bien compris ? Sinon, si tu exagères, c’est la pudeur imposée.

— Bien sûr, j’ai compris, mais c’est dommage, dit Élise, car sans exagérer, une toute petite relation sexuelle, ce n’est pas méchant avec une protection. Cela me ferait bien plaisir. Prends-moi dans ton lit de temps en temps.

— Tu ne vas pas me convaincre, dit Guy. Ne me fais pas regretter d’accepter l’impudeur avec toi. Je refuse la relation sexuelle, car elle débouche rapidement vers le désir d’enfant. La nature sait contourner la meilleure des contraceptions. Instinctivement, les deux partenaires recherchent la fécondation. Aller ensemble, c’est accepter un enfant possible. Je ne veux pas d’un enfant avec toi. Garde ton sexe loin du mien.

— Tu refuses ce plaisir innocent que nous aurions ?

— Je le refuse comme je refuse le plaisir venant d’une drogue. Ce plaisir-là est dangereux. Veux-tu que je demande les avis des trois femmes ? Je ne fais rien sans leur accord.

— Non, dit Élise. Ne leur dis pas ; elles diront comme toi. Gardons le statu quo.

— Souhaites-tu toujours t’exciter dans le vide avec moi ?

— Mon désir est de faire avec toi tout ce que tu considères comme possible, au moins ce que nous avons pratiqué jusqu’à maintenant : lavages, contacts, caresses, vivre ensemble sans retenue, sans cette pudeur idiote des gens de l’extérieur. Tu dis toujours qu’il faut se débarrasser des coutumes inutiles.

— La pudeur est utile à la grande majorité des gens, dit Guy.

 — Nous n’en avons pas besoin ici, dit Élise.

— Si tu te tiens, c’est possible.Promets-moi de te tenir.

— Je promets, dit Élise. Je voudrais encore aller regarder ce que tu pratiques avec les autres. Vas-tu fermer ta porte ou éteindre la lumière ?

— J’ai pris l’habitude avec Marie, dit Guy. Elle voulait que Zoé puisse venir librement et nous voir, que rien ne nous sépare. Elle estimait que c’était bien pour Zoé, et elle avait probablement raison. Est-ce bon pour toi ? Je ne t’ai jamais caché ni mes sentiments, ni mes pulsions. Je suis nu devant toi aussi bien physiquement que moralement. Tu es une fille très logique et tu comprends vite. Tu es franche. Tu suis nos conseils et ne te rebelles pas même si tu défends tes idées. Je n’ai donc pas de raison de ne plus te faire confiance. Admettons que de nous voir, fait partie de ton éducation sexuelle, mais ne nous dérange pas.

— Je n’éclaire pas dans le couloir. Vous ne pouvez pas me voir et je reste muette.

— Promets-tu de rester dans les limites ?

— Oui, dit Élise. Celles que tu as fixées.

— Bien, ma fille, dit Guy.

— J’aurais voulu que tu comprennes aussi mes problèmes sexuels, dit Élise. Il va falloir que je demande à un autre sans savoir si cela va bien se passer. C’est plus simple avec toi. Moi, je t’aime bien. Je suis sûre que tu me conviens. Ce que vous êtes compliqués ! ... Tu sais, j’aime bien les photos de Denise. Elle était plus jeune. Est-ce toi qui les as prises ?

— Oui, il y a longtemps, dit Guy.

— Peux-tu me prendre en photo comme elle ?

— Cela te fait-il envie ?

— Oui, dit Élise.

— Je n’ai plus le matériel, dit Guy. Il faut des éclairages. J’ai tout passé à Thomas. Tu te montres à lui sans problème. Cela ne te fait-il rien de poser devant Thomas ?

— Ce sera vite fait, papa. Il est gentil. Il me voit souvent.

— J’ai mis plusieurs heures avec Denise pour faire les réglages, dit Guy. Tu vas rester un bon bout de temps. C’est cela, la pose.

— Pour de belles photos, dit Élise, je suis partante.

— On le fera à deux avec Thomas pour aller plus vite, dit Guy.

* ° * ° *

_

Élise aime toujours son père, son idéal amoureux depuis qu’elle l’a vu la première fois, et elle ne lui cache pas. Elle est encore disposée à se donner. Obéissante, elle ne provoque plus Guy, mais recherche sa présence et se livre préférentiellement à ses mains dans la salle de bain. Elle n’est pas jalouse des autres femmes, car elle constate que le partage est possible et elle respecte les préférences de Guy. Elle cherche à leur ressembler puisque son père les aime. Guy pense que le temps résoudra le problème.

* ° * ° *

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Guy ne fait pas beaucoup de photos. Quand sa fille lui a demandé, il n’a pas tout de suite réalisé qu’il n’a pas chez lui toutes les facilités qui existaient dans le studio de l’oncle. Il ferait sans doute mieux de mener Élise chez le photographe de Marie, mais il se prend au jeu. Avec l’aide de Thomas, le dimanche suivant, il commence à installer le matériel dans une pièce. Il dispose les éclairages et les diffuseurs de lumière. Il opte pour les lampes survoltées qu’il possède au lieu des flashs indirects qu’il faudrait acheter. Le réglage est d’ailleurs plus facile. Il manque de supports ; il fait des échafaudages plus ou moins branlants qu’il va déplacer plusieurs fois, les éclairages n’étant pas les mêmes d’une pose à l’autre et les angles n’étant pas bons du premier coup. L’alimentation électrique de la pièce se révèle vite insuffisante. Les fusibles sautent. Il faut les remplacer et aller chercher le courant dans d’autres pièces. Urbain, qui habite dans l’immeuble, est mis à contribution pour fournir des rallonges de fils électriques et il se joint à eux.

Quand tout est à peu près mis en place, les premiers essais ont lieu avec des modèles. Les enfants enthousiastes se proposent, mais bien vite, ils se lassent de ne pas bouger et maladroitement renversent les échafaudages et se prennent dans les fils électriques. Les plus grands sont alors mis à contribution. Élise pose un peu, mais ne voyant pas approcher le résultat, elle fait appel à Zoé. Finalement, c’est à trois que va se dérouler le cérémonial de pose jusqu’à la fin des essais, car Léa est venue voir Urbain et n’ose pas refuser devant l’insistance d'Élise. Sans la présence d’Urbain, elle ne serait pas là, peu attirée par le remue-ménage des photographes amateurs. Blanche et Denise, qui s’occupent des enfants, n’interviennent pas. Pour Guy, il est difficile de faire les réglages sur des modèles habillés. Il est perfectionniste et une ombre mal placée est pour lui un gros défaut. Elle se voit mal sur les vêtements. Il réclame la nudité. Elle ne gêne pas Élise qui venue pour cela. Zoé est, à l’image de Marie, une adepte de la nudité, mais uniquement avec les gens qu’elle connaît, et pas trop près. Urbain n’est pas encore parfaitement accepté à courte distance, mais la présence de Thomas et de Guy, la rassure suffisamment. Léa voit souvent Thomas avec Denise et ils se sont déjà croisés plus d’une fois en petite tenue. Urbain lui est sympathique et elle aime bien faire les traductions pour lui, mais elle ne se montrerait pas pour cela. Mais comme Léa fait ce que Guy commande ou recommande sans discuter, elle pose. À 31 ans, elle a encore un beau corps qui n’a pas été déformé par son premier enfant et qui rachète un visage très ordinaire. Elle n’est pas fâchée de le montrer à Urbain, et accepte en souriant la contrainte des poses que Guy lui fait prendre.

De temps en temps, pendant les réglages, Guy prend des photos et, quand il juge que tout est à peu près au point, il en prend une dernière et va les développer avec Thomas, Zoé et Urbain dans la salle de bains transformée en chambre noire. Il est assez satisfait du résultat et montre aux autres la progression de qualité entre les premières et les dernières photos. Pour Thomas et Urbain, il y a bien de légères différences en faveur des dernières, mais ils les trouvent toutes bien. Guy s’apprête à les jeter. Thomas récupère celles de Zoé et d’Élise pour son album et Urbain celles de Léa qui lui plaisent beaucoup. Guy n’y voit aucun inconvénient. Ils se proposent de prendre les photos définitives, mais deux lampes cessent coup sur coup de fonctionner, et il faut s’arrêter jusqu’au dimanche suivant.

À la reprise, tout fonctionne, avec les deux nouvelles lampes qui ont été achetées. Il faut bien déplacer les lumières quand la pose change, mais c’est rodé et Guy demande à ses trois modèles de profiter de chaque réglage. Thomas est là pour l’aider. Léa, Zoé et Élise, ont droit à leurs photos en plusieurs formats. Guy en donne aussi à Thomas et à Urbain ; il est fier du résultat. Élise est folle de joie en voyant ses photos qu’elle emporte dans sa chambre où elle les range soigneusement. Les photos des trois femmes sont très belles, prises sous tous les angles, dans de nombreuses positions. Elles les mettent en valeur comme celles que Guy avait tirées de Denise.

* ° * ° *

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Guy dit à Blanche :

— Comment trouves-tu les photos ?

— Très bien. Tu as fait très plaisir à Élise.

— Je les ai montrées au photographe de Marie, dit Guy.

— Les a-t-il aimées ?

— Il les a bien examinées, dit Guy. Il m’a dit que techniquement, elles sont parfaites. Il n’y a aucune erreur d’éclairage et de tirage. Le cadrage est bon.

— Tu es content de ton œuvre, dit Blanche.

— Il m’a dit aussi qu’elles ne sont pas artistiques.

— T’a-t-il dit pourquoi ?

— Il m’a dit qu’une photo parfaite n’est jamais artistique, dit Guy.

— N’en as-tu pas raté quelques-unes ?

— Si.

— Tu es aussi un artiste, dit Blanche.

* ° * ° *

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Au milieu de 1983, Blanche et Léa accouchent chacune d’un garçon : Bastien et Lionel. Denise en a un, Didier, au début de 1984. Les enfants sont élevés ensemble et les trois mères et la bonne traitent également toute la progéniture en s’aidant l’une l’autre. Les adultes sont heureux et ne donneraient pas leur place pour un empire.

Le logement est par bonheur très grand. Les vêtements et les photos, qui rapportent directement de moins en moins, sont repoussés vers l’appartement de fonction de Blanche et laissent de la place aux enfants. Les appartements de Thomas et Léa servent d’annexes. Zoé est toujours là et ne veut pas entendre parler de l’aide d’une autre personne.

* ° * ° *

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Léa dit à Zoé :

— Comment fais-tu, Zoé, pour tenir la maison si propre ? Je te vois partout, mais il y a beaucoup de travail.

— Vous m’aidez toutes ; je n’ai rien à faire dans vos chambres. Vous vous activez aussi pour le reste.

— Avec les enfants, dit Léa, ce doit être différent.

— Il n’y a que les petits dont il faut s’occuper ; vous n’êtes pas la dernière à le faire. Avec Mademoiselle Élise, cela va tout seul. Je sous-traite avec elle, comme Madame Blanche m’a autorisé à le faire depuis qu’elle est là. Avec les autres, c’est de mieux en mieux à mesure qu’ils grandissent.

— Tu donnes de l’argent ?

— Oui, dit Zoé. Je les paye pour ce qu’ils font. Madame Blanche m’a fourni les tarifs à utiliser. Je les ajuste avec elle de temps en temps. C’est la loi du marché. J’inspecte quand c’est fini.

— Le travail est-il bien fait ?

— Avec Mademoiselle Élise, dit Zoé, j’ai dû lui montrer au début. Maintenant, elle montre aux autres. Ils sont encore un peu trop jeunes, mais ils vont s’y mettre.

— Que fait-elle de l’argent ?

— Elle est comme moi, dit Zoé. Elle ne dépense presque pas. Je tiens un compte à chacun, et je leur verse un intérêt qui dépasse de 5% celui de la caisse d’épargne. Vu les petites sommes, elles rentrent dans les dépenses pour les enfants. Mademoiselle Élise s’achète de temps en temps quelque chose, mais elle me demande toujours mon avis.

— Ne rechignent-ils pas trop au travail ?

— Mademoiselle Élise sait que je ne paye qu’un travail bien fait, dit Zoé. Elle m’en réclame souvent, ce qui prouve que nous respectons la loi du marché.

— En as-tu toujours à mettre à leur disposition ?

— Je regarde sur mon cahier de planning, Madame Léa, dit Zoé. Madame Blanche fait la même chose au lycée et m’a montré. Je cherche ce qui est adapté à leur âge et je le donne à faire s’ils sont propres et ont terminé leurs devoirs. Ils sont contents d’être payés et moi, je m’avance. Mademoiselle Élise n’est pas plus une charge que les adultes. J’ai du temps pour les petits. C’est le travail que je préfère avec faire réciter les leçons à Élise. C’est un loisir pour moi quand vous me le laissez faire.

— Élise se baigne avec les petits, dit Léa. Tu ne le fais plus ?

— Mademoiselle Élise me l’a réclamé, dit Zoé. Elle les lave bien. Elle aime aussi la cuisine.

— Marc et Damien sont plutôt au nettoyage, dit Léa.

— Ils passent l’aspirateur et balayent les garages et la terrasse, dit Zoé. Ils descendent la poubelle. Ils s’occupent du linge et de leur chambre. Ils nettoient aussi les vitres. Mademoiselle Marguerite est encore un peu jeune, mais elle fait sa chambre, aide à la cuisine et met la table.

— Tu es bien organisée, dit Léa. J’admire ton savoir-faire.

— C’est grâce à Madame Blanche qui m’a montré. Ce n’est pas difficile si chacun y trouve son compte.

* ° * ° *

_

Urbain et Guy sont souvent ensemble en dehors des heures de bureau d'Urbain. Ils travaillent ou parlent de choses et d’autres. Léa est à proximité pour répondre aux besoins de traduction. Urbain se plaît avec ses amis qu’il apprécie de plus en plus alors que les rapports avec sa femme sont de plus en plus lâches, celle-ci ayant tendance à le négliger au profit de ses amants. Cette situation désole Guy qui en parle à Léa :

 

— Ne trouves-tu pas qu’Urbain a une femme au-dessous de tout ? Elle fait comme s’il n’existait pas.

— Elle dépense son argent, dit Léa.

— Et lui ne couche même plus avec elle, dit Guy. C’est injuste. Urbain a autant de valeur que moi et n’a pas de vie de famille.

— Il vient de me dire qu’il demande le divorce, dit Léa.

— Enfin, dit Guy, il a compris, mais il a attendu de ne plus avoir un sou. Elle lui a tout pris. Il a raison de se libérer de cette femme inutile. C’est comme s’il était célibataire. Il n’a personne. Ce n’est pas comme moi.

— Penses-tu qu’il lui en faudrait plus à lui et moins à toi ?

— Pour la justice, oui, dit Guy. Ce sont des gens comme moi qui monopolisent les femmes. Il faudrait lui en laisser.

— Regrettes-tu d’être avec nous ?

— Non, dit Guy. Vous êtes des anges, mais je souffre pour Urbain. C’est un homme comme moi, et il a des besoins. Et moi, en comparaison, je suis surchargé.

— Tu trouves ?

— Quand Blanche est partie une semaine pour son congrès annuel, dit Guy, tu l’as remplacée sans difficulté. C’est la preuve que je ne vous suffis pas tout à fait. Tu ne peux pas le nier.

— Je ne nie pas, dit Léa. Souffres-tu vraiment pour Urbain ?

— Ne trouves-tu pas que c’est quelqu’un de bien, toi qui le côtoies ?

— Si, dit Léa. C’est avec Thomas, ton plus grand ami. Il mérite un meilleur sort.

* ° * ° *

 

 

 

33 Xavier

* ° * ° *

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Élise aime toujours son père. Elle ne lui a pas refait d’avance franche, mais elle pense de plus en plus à l’amour. Pour elle, c’est un peu une énigme. Dans les livres, au cinéma et à la télévision, l’amour prend des formes qui l’étonnent. C’est l’amour romantique de toute une vie ou l’amour passionné qui détruit tout ou encore l’amour qui excuse de tout. La fidélité est portée aux nues par les uns et méprisée par les autres. Comment s’y retrouver ? Il n’y a qu’à la maison qu’elle trouve des repères. Ici, tout le monde s’aime et laisse les autres s’aimer librement ; mais papa et Zoé disent que c’est dangereux avec les autres. Il faut faire très attention à ceux qu’on recrute et ne pas amener des perturbateurs de l’extérieur. Quels sont ceux qui sont bons ? Ses yeux se portent sur les hommes qui l'entourent. Elle apprécie Thomas et Urbain. Les camarades de classe sont différents. Comme ses copines, elle est attirée vers les plus brillants. Ne sachant pas comment choisir, elle prend l’avis de Zoé. Celle-ci la conduit souvent au lycée. Les allées et venues étant interdites pendant les cours, les petits groupes attendent la sonnerie d’interclasse qui permet au concierge d’ouvrir la porte. En ce lieu, Zoé peut écouter et parfois interroger les copains d'Élise. Elle se fait vite une opinion. Ceux qui sont trop loin de son idéal pour Élise sont éliminés. Il n’en reste vraiment qu’un dans sa classe : Xavier. Élise ne l’aurait pas remarqué sans le secours de Zoé. Jusque-là, elle a travaillé relativement seule. Elle a des copines et parle avec quelques garçons, mais les rapports sont restés superficiels. Les camarades qu’elle a amenées à la maison n’ont pas plu à Zoé, qui lui a dit.

Élise ne sait pas ce qui se passe en elle, mais elle a envie d’un garçon de sa classe. Il lui plaît. Elle l’admire. Elle se donnerait à lui facilement, alors que Xavier, elle ne l’aurait pas sélectionné. Il n’a rien d’attirant. Il reste dans son coin. Il n’y a que par les bonnes notes qu’il se distingue un peu. Que faire ? Xavier n’est pas ce qu’elle cherche. Elle interroge son père. Peut-elle se donner au garçon qu’elle a repéré ?

— Tu es libre ma fille. Ce serait une expérience intéressante d’aller avec ce garçon, mais je ne te le conseille pas. Il fera le bonheur ou le malheur d’autres filles. Avec toi, ça n’ira pas. Tu t’en apercevras assez vite. Il est préférable de sauter cette expérience qui sera désastreuse.

— Tu es sûr, papa ?

— Oui, Élise. J’en suis certain. Vos caractères s’opposent. Zoé a trouvé Xavier. Fais-nous confiance.

— Je ne l’aime pas.

— Nous ne te forçons pas. Tu ne le connais pas bien. Fais connaissance avec lui.

— Comment ?

— Contacte-le. Invite-le. Travaille un peu avec lui. Tu verras qu’il mérite que tu t’occupes de lui. Le seul risque que tu coures avec ce garçon est qu’il ne te dira pas qu’il t’aime. Il est très timide. Ne le brusque pas.

— Tu voudrais que j’aime une chiffe molle ?

— Une chiffe molle intéressante, mon Élise. Crois ton père. Zoé ne se trompe pas.

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Elle va tenter d’entreprendre Xavier pour voir s’il est aussi bien que ce que jugent Zoé et son père.

* ° * ° *

_

Élise dit à Xavier :

— Donne-moi le résultat des exercices de mathématique ?

— Tu ne sais pas les faire ? Tu les fais d’habitude et tu m’as pris la première place à la dernière composition.

— C’est pour comparer avant de les rendre, dit Élise. Tu as l’air vexé qu’une fille réussisse à peu près comme toi. Es-tu jaloux ?

— Pourquoi serais-je jaloux ? Tu as su faire toutes les questions, dit Xavier. Moi, j’ai fait une erreur de calcul. Tu as ce que tu mérites.

— Alors, dit Élise, tu n'aimes pas les filles ?

— Elles sont toujours ensemble, dit Xavier. Elles font bande à part.

— Il y a bien quelques garçons avec elles, dit Élise.

— Ce sont les cancres, dit Xavier. Ils sont bien bons pour les filles.

— Dis-tu cela pour moi ?

— Toi, tu es bonne en sciences, dit Xavier. J’arrive à parler avec toi de choses sérieuses.

— Tu ne parles pas non plus beaucoup aux autres garçons ?

— Leur parles-tu, toi ?

— Non, dit Élise. Nous sommes tous les deux un peu à l’écart. On peut s’aider.

— Comment ?

— Je te fais réciter tes leçons et toi les miennes, dit Élise. On essaye ? Viens chez moi ? Ce n’est pas loin. Tu verras, à la maison, quand on cherche quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui sait et qui est là pour t’aider.

— Si tu veux, dit Xavier.

* ° * ° *

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Élise se met sérieusement au travail avec Xavier. Elle n’est pas encore décidée d'aller plus loin. Xavier n’est pas jaloux, ce qui est un bon point. Elle reste libre d’aller avec un autre. Si ça ne va pas avec lui, elle abandonne et se donne à celui qu’elle a repéré. Elle teste Xavier pour savoir s’il est comme elle le souhaite, et travailler avec lui est une méthode qui lui semble efficace.

La collaboration se révèle fructueuse. Ils progressent tous les deux dans toutes les matières et s’estiment de plus en plus. Zoé qui, entre autres, l’aidait, reporte une partie de son attention sur les plus jeunes. Élise a maintenant une bonne opinion de Xavier, confortée par celle de Zoé. Il se comporte comme les hommes de la maison et tous le trouvent sympathique.

* ° * ° *

_

Élise dit à Xavier :

— Nous travaillons ensemble depuis un bon bout de temps. Moi, je suis satisfaite ; j’ai de meilleures notes.

— Moi aussi, dit Xavier.

— J’aime bien travailler avec toi, dit Élise, mais il me manque quelque chose.

— Quoi ?

— Je ferais volontiers l’amour avec toi, dit Élise d’un air naturel.

— Répète ?

— Je ferais volontiers l’amour avec toi, dit Élise. Tu as bien entendu : faire l’amour. J’ai envie de toi... Tu ne dis rien. N’as-tu pas envie ? Je croyais que tous les garçons en avaient envie ? ... Je vois que tu es tout rouge. Ne vas-tu pas bien ?

— Si… Je ne m’y attendais pas, dit Xavier.

— Veux-tu ou ne veux-tu pas ?

— Laisse-moi souffler, dit Xavier. Tu m’as estomaqué. Bien sûr, je veux. Qui ne voudrait pas de toi ?

— J’en connais un qui a refusé, dit Élise.

— Il est bien bête, dit Xavier. Une belle fille comme toi.

— Il avait pourtant le même avis que toi sur moi, dit Élise. On est d’accord ? On le fait en copains, sans chichis.

— Tu vas prendre la pilule ?

— C’est fait, dit Élise. On peut commencer.

* ° * ° *

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Élise se donne à Xavier. Élise arrive vite au plaisir total, et Xavier se trouve bien avec elle. Élise estime qu’elle est redevable à Zoé de lui avoir fait connaître Xavier. Il méritait effectivement qu’elle s’y attarde, même si ce n’est pas exactement l’homme de ses fantasmes.

* ° * ° *

_

Élise dit à Denise :

— Dis-moi. Aimes-tu papa ou Thomas ?

— Les deux, bien sûr, dit Denise.

— N’en aimes-tu pas un plus que l’autre ? Moi, je trouve que papa est bien, dit Élise.

— Je t’étonnerai peut-être, dit Denise, mais, pour moi, je les trouve pareils ; Thomas en un peu plus jeune.

— Tous les hommes sont-ils pareils, pour toi ?

— Oh non ! J’en ai connu d’autres, dit Denise. Ils ne sont pas pareils du tout. Tandis que ton père et Thomas, je les confonds presque. Même façon de penser, mêmes goûts, mêmes réactions. Je passe de l’un à l’autre sans difficulté.

— En amour, dit Élise, c’est pareil ?

— Oui, mais ce n’est pas le principal, dit Denise. C’est le reste qui compte le plus. Je me sens libre avec eux.

— Papa m’a dit qu’il t’avait demandée en mariage, dit Élise. Tu n’as pas voulu ?

— Nous aurions perdu notre liberté, dit Denise. Je ne voulais pas créer une différence entre lui et Thomas.

— Thomas est vraiment aussi bien que papa ?

— Je comprends que tu veuilles mettre ton père au-dessus, dit Denise. Moi, je les mets à égalité.

— Il faudra que j’observe un peu mieux Thomas pour me rendre compte, dit Élise.

— Tu verras qu’il est aussi bien que ton père, dit Denise. Cela va-t-il bien avec Xavier ? Il vient souvent.

— Nous préparons les compositions, dit Élise.

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Élise est satisfaite de Xavier. Elle n’a rien à lui reprocher, mais Thomas l’intéresse. Elle commence à le voir comme Denise. Il est comme son père, mais ce n’est pas son père. Son père la rejette. Elle se demande si elle ne pourrait pas coucher avec Thomas. Il devient son idéal, plus accessible que son père et plus près de son père que Xavier. Petit à petit, son amour pour Xavier baisse en même temps que celui pour Thomas grandit. Elle voit que Xavier s’est attaché à elle, et elle continue à l’aimer suffisamment pour ne pas le laisser tomber, mais elle voudrait se consacrer à Thomas dans la mesure du possible.

 

— Si Xavier pouvait en aimer une autre, pense Élise, je n’aurais plus à coucher avec lui. Qui ? Il n’y a pas beaucoup de femmes disponibles. Les copines de classe : il les méprise. Blanche : c’est exclu ; elle ne regarde que Guy. Il ne reste que Denise, Léa et Zoé. Denise ? Elle s’intéresse à Xavier et il la voit d’un bon œil, mais elle est bien occupée avec papa et Thomas. Léa ? Ce n’est pas évident. Zoé est la plus disponible. Elle ne dit rien de Xavier, mais Xavier la regarde avec insistance quand elle est là. Il doit l’apprécier. Je vais tâter Zoé. C’est elle qui l’a sélectionné, donc elle doit l’aimer.

* ° * ° *

_

Élise dit à Zoé :

— Dis-moi, Zoé. Pourquoi, le matin, mets-tu maintenant un maillot ? Trouves-tu que tu es plus jolie ainsi ? Ce n’est pas qu’il soit laid, mais on avait l’habitude de te voir sans maillot. Moi, je te trouve bien sans lui. Tu as un beau corps, et papa aime bien te voir. Ne veux-tu plus lui faire plaisir ?

— Madame Marie ne se montrait jamais devant des étrangers, dit Zoé. Je ne veux pas déranger Monsieur Xavier.

— C’est vrai que Xavier passe ici avant que nous partions au lycée, dit Élise. Mais tu sais, Xavier est très, très gentil. Ce n’est pas un étranger. Moi, je lui montre tout. Tu peux aussi le faire.

— Monsieur Xavier est gentil comme Monsieur Guy ou Monsieur Thomas, dit Zoé. Je vous l’ai dit dès les premières fois, Mademoiselle Élise, quand nous l’avons choisi.

— Pour toi, que veut dire gentil ?

— Gentil, c’est : ne pas être un homme méchant. C’est pouvoir vivre avec lui et faire l’amour comme Monsieur Guy ou Monsieur Thomas.

— Tu as eu la chance de faire l’amour avec papa ?

— Non, dit Zoé. Je l’ai vu faire avec Madame Marie. Il est gentil comme Monsieur Thomas.

— Thomas fait bien l’amour ?

— Pour cela, oui, dit Zoé. C’est lui qui m’a fait comprendre ce que c’est vraiment. Je m’en doutais seulement auparavant quand je voyais ici tout le monde si heureux. Maintenant, je sais, grâce à Monsieur Thomas et Madame Denise.

— Tu ne fais pas l’amour actuellement, dit Élise. Cela ne te manque pas ?

— Il n’y a pas beaucoup d’hommes gentils, dit Zoé. Ils sont occupés. Vous avez la chance d’en avoir trouvé un.

— Parce que tu penses que je fais l’amour avec Xavier ?

— Mademoiselle ne se cache pas beaucoup, dit Zoé. Une fois, vous avez même laissé la porte ouverte.

— As-tu regardé ?

— Mademoiselle était heureuse avec Monsieur Xavier, dit Zoé, comme moi avec Monsieur Thomas. J’ai refermé la porte.

— Puisque Xavier est gentil, dit Élise, ne mets pas ton maillot le matin. J’aimerais bien avoir son avis sur toi.

— J’aime bien Monsieur Xavier, et le maillot me gêne, dit Zoé. Mais Monsieur Xavier le prendrait pour une avance.

* ° * ° *

_

Guy dit à Élise :

— Tu es très belle dans cette robe.

— C’est une robe de Marie que Denise a transformée pour moi avec Zoé, dit Élise.

— Maintenant, elle achète ses robes, dit Guy, mais Blanche en porte encore.

— Blanche m’en a aussi transformé une, dit Élise. Les copines sont jalouses de me voir aussi bien habillée. Je leur dis que ce sont les robes de ma mère.

— Ce n’est pas un gros mensonge, dit Guy. Si tu étais venue plus tôt, Marie t’aurait considérée comme sa fille.

— Oui, ici, j’ai beaucoup de mères très gentilles, dit Élise. Blanche me laisse conduire sa voiture. Elle m’explique ce qu’il faut faire.

— Cela ne m’étonne pas de Blanche, dit Guy. Sais-tu que c’est elle qui m’a enseigné la conduite. Si tu l’écoutes bien, Élise, tu es presque sûre de pouvoir passer ton permis du premier coup.

— Vas-tu me le laisser passer ?

— Dés que tu auras l’âge, dit Guy. Ce n’est pas possible avant.

— C’est dommage... Papa, je suis avec Xavier, dit Élise.

— Il est bien ce garçon ; Denise m’en parle souvent, dit Guy. Tu vois que tu en as trouvé un. Y a-t-il un problème ?

— Il pense continuer avec moi, dit Élise.

— Et toi, tu ne veux plus.

— Non, dit Élise. Je voulais seulement essayer. Je ne sais pas comment lui dire.

— Est-ce l’unique raison ?

— J’en aime un autre qui est maintenant le seul qui m’intéresse, dit Élise. Xavier est gentil, et je l’aime bien, mais plus pour faire l’amour.

— Que veux-tu que je fasse ?

— Je n’ai plus envie de me donner à lui, dit Élise, mais je ne veux pas rompre brutalement, et nous travaillons bien ensemble. Je voudrais continuer. Je me demandais si Zoé aurait pu me remplacer pour l’amour. Je suis sûre qu’il l’apprécie. Zoé fait sa gymnastique devant lui. Il la regarde comme il me regardait au début. Il trouve que c’est une vraie femme.

— Effectivement, dit Guy, j’ai constaté qu’il la regarde bien. Zoé ne se montre pas à tout le monde, même en maillot. Tu me l’amènes. Je vais arranger cela avec lui.

— Surtout, dit Élise, tu ne lui dis pas pourquoi. Nous pouvons encore travailler ensemble en copains. Il n’est pas bête.

— Cela doit-il rester secret ?

— Oui papa, dit Élise. N’en parle à personne.

— Même à Blanche ou à Denise ? Blanche parlera plus facilement à Zoé.

— Elles trois, c’est comme toi, dit Élise.

— Je vais lui faire comprendre que tu ne l’aimes plus, dit Guy. Une belle fille comme toi ! Il va être déçu. As-tu des orgasmes avec lui ?

— Oui, dit Élise. Tout le temps.

— As-tu eu beaucoup de relations ?

— Pendant deux mois, dit Élise.

— Ne va-t-il pas te manquer ? Es-tu certaine de vouloir le passer entièrement à Zoé ?

— Oui, dit Élise. Maintenant que je sais, je préfère me réserver.

— Es-tu capable de tenir longtemps sans faire l’amour ? Ce n’est pas facile. Les orgasmes vont te manquer.

— Oui, dit Élise. Il suffit de vouloir.

— Je reconnais ma fille à cette détermination, dit Guy. Tu dois bien aimer l’autre. Je prends la corvée à mon compte. Si Zoé est dans le coup et si Xavier a le béguin pour Zoé, ce sera plus facile.

— Je t’aime bien, papa, dit Élise. Toi, tu m’aurais plus facilement quittée. Tu n’aurais pas cette corvée avec Xavier.

* ° * ° *

_

Blanche dit à Zoé :

— Depuis que tu es allée avec Thomas, as-tu eu des relations sexuelles ?

— Non, Madame Blanche, dit Zoé.

— Cela ne te manque-t-il pas ?

— Si, mais je n’ai pas de liaison.

— Il faudrait que tu sortes. Tu restes toujours avec nous.

— Je n’ai pas envie de sortir, dit Zoé. Je suis bien ici.

— Que penses-tu de quelqu’un comme Xavier ? Le garçon qui vient voir Élise.

— Mademoiselle Élise a la chance d’avoir Monsieur Xavier, dit Zoé. Il est très gentil avec elle. Je suis contente de voir qu’ils s’entendent bien.

— Aimerais-tu coucher avec quelqu’un comme lui ?

— Oui, dit Zoé.

— Il est possible que Xavier soit disponible pour toi.

— Mademoiselle Élise veut-elle me le prêter, comme Madame Denise m’a prêté Monsieur Thomas ?

— Presque, dit Blanche. Élise voudrait s’arrêter avec Xavier. Elle dit que Xavier te plaît. Elle souhaite que tu le prennes.

— Mademoiselle Élise me le donne, dit Zoé. Est-il d’accord ?

— On ne sait pas encore, Zoé. Avant de lui demander, on veut avoir ton avis. Souhaites-tu coucher avec lui si c’est possible ?

— Je ne dois pas aller avec une personne d’un niveau intellectuel supérieur, dit Zoé.

— Tu es au niveau d’Élise et de Xavier, dit Blanche, bien que tu n’aies pas leurs diplômes. Je t’inscris pour passer le Baccalauréat si tu veux.

— C’est inutile, dit Zoé. Je suis effectivement à leur niveau. Je suis d’accord Madame Blanche.

— Si Xavier est d’accord, il n’est pas certain que cela dure longtemps. C’est un jeune homme qui fait ses études. Il faut s’attendre à ce qu’il te quitte un jour. Peut-être aussi, ne voudras-tu plus continuer avec lui, comme Élise. Veux-tu réfléchir avant de te décider ?

— Non, dit Zoé. Je me décide tout de suite. Je vais faire plaisir à Mademoiselle Élise, et j’en ai envie. Si Monsieur Xavier a envie de moi, je ferai de mon mieux pour le contenter.

— Sais-tu ce qu’il faut faire si tu ne veux pas risquer d’avoir un enfant ?

— Oui, dit Zoé. Madame Denise m’a expliqué avant que j’aille avec Monsieur Thomas, et j’ai lu les livres.

* ° * ° *

_

Guy dit à Xavier :

— Mon garçon, aimes-tu bien ma fille ? La trouves-tu à ton goût ?

— Oui, dit Xavier.

— Est-ce elle qui est allée te chercher ou toi ?

— C’est elle. Je n’aurais jamais osé.

— S’il fallait la quitter, aurais-tu de la peine ?

— Oui, dit Xavier. C’est difficile de trouver mieux.

— Penses-tu que cela va durer éternellement ?

— Non, mais longtemps si c’est possible.

— Elle a remarqué que tu aimes bien regarder Zoé... Ne rougis pas. Il n’y a pas de mal à cela. Je le fais aussi. N’as-tu pas un peu envie de Zoé ?

— Si, dit Xavier, mais je suis avec Élise.

— Cela peut s’arranger, dit Guy. Zoé a envie de toi. Elle l’a dit.

— Mais Élise ?

— Élise est prête à te laisser à Zoé. Elle vous aime tous les deux. Elle a beaucoup apprécié de coucher avec toi, mais elle m’a dit qu’il est préférable qu’elle s’arrête. Zoé est disponible, et Élise pense que toi et Zoé allez bien ensemble.

— Elle veut bien me laisser avec Zoé ? Je peux aller avec Zoé ici ?

— Oui, dit Guy. Tu peux aller remercier Élise. Sois gentil avec Zoé ; elle le fait parce qu’elle en a envie, mais aussi pour plaire à Élise et à toi.

* ° * ° *

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Xavier dit à Élise :

— Tu ne veux plus de moi ? Ton père me l’a dit.

— Je suis encore avec toi, dit Élise. Tu es mon ami. Je ne t’abandonne pas.

— Je ne comprends plus, dit Xavier. Il m’a dit d’aller avec Zoé et que tu as envie de me quitter.

— Je préfère te laisser avec Zoé, dit Élise. C’est une vraie femme, et moi, je suis une gamine.

— C’est un peu vrai, dit Xavier, mais je t’aime bien. Je suis bien avec toi.

— Tu as aussi envie de Zoé ; je l’ai bien vu.

— Bien sûr, dit Xavier, c’est comme tu dis une vraie femme. Et elle se déclare soudain, comme cela.

— Je lui ai demandé si elle t’aimait, dit Élise. Elle m’a dit oui.

— Est-ce pour lui faire plaisir que tu le fais ?

— En partie, dit Élise. Elle a besoin d’amour.

— Toi, non ?

— Moi, j’ai essayé avec toi, dit Élise. C’est bien. Je t’aime, mon Xavier, mais j’en aime aussi d’autres.

— Parce que tu en aimes d’autres, dit Xavier. Nous y voilà. Tu les aimes plus que moi ?

— Un peu plus, dit Élise.

— Et tu vas aller avec eux, dit Xavier.

— Si je peux.

— Tu n’en es pas sûre ?

— Je n’en suis pas sûre, dit Élise. Si je continue avec toi, tu me détournes d’eux. Sois gentil, Xavier, et laisse-moi me consacrer à d’autres amours. Je suis certaine que Zoé est ce qu’il te faut. Fais-moi plaisir en allant avec elle, et restons amis. Je souhaite continuer à travailler avec toi.

— Tu t’en vas et tu m’offres Zoé, dit Xavier. Tu peux me laisser tomber comme une vielle chaussette, sans compensation ; pourquoi Zoé ?

— Pour un homme, dit Élise, on m’a dit que c’est difficile de se passer de femme quand il a l’habitude. Zoé est disponible et elle t’aime. Je sais que tu as envie d’elle. J’essaie d’arranger les choses.

— Et si Zoé ne veut plus de moi ?

— Je ne vois pas pourquoi elle le ferait ?

— C’est ce que tu es en train de faire, dit Xavier. Elle peut me repousser.

— Dans ce cas, je subviendrai à tes besoins, dit Élise. Je t’aime toujours.

* ° * ° *

_

Xavier dit à Zoé :

— Sais-tu, Zoé, qu'Élise préfère que j’aille avec toi plutôt qu’avec elle ?

— Oui, Mademoiselle Élise me l’a dit.

— Souhaites-tu vraiment cela ? M’aimes-tu ?

— Je vous aime, dit Zoé.

— En es-tu certaine ? Tu ne sais pas si je fais l’amour comme tu veux, dit Xavier.

— Je sais que vous faites bien l’amour avec Mademoiselle Élise, et vous êtes gentil, Monsieur Xavier.

— Pourquoi moi, et pas un autre ?

— Parce qu’il n’y a pas beaucoup de Messieurs gentils et que Mademoiselle Élise m’a dit que vous m’aimez bien. Nous sommes tous les deux disponibles l’un pour l’autre. Nous pouvons raisonnablement nous rapprocher.

— C’est vrai que je t’aime, dit Xavier. Tu es une vraie femme. Fais-tu bien l’amour ?

— Ce sera à vous de juger, dit Zoé.

* ° * ° *

_

Xavier dit à Zoé :

— Je t’aime bien Zoé. Tu fais bien l’amour.

— Vous aussi, Monsieur Xavier, dit Zoé. Je suis bien avec vous, mais je sens que vous pensez à Mademoiselle Élise.

— Ne m’en veux pas, dit Xavier. C’est plus fort que moi.

— Souffrez-vous de ne plus être avec elle ?

— Oui, dit Xavier. Le comprends-tu ?

— Cela doit être comme pour moi quand Monsieur Thomas m’a quittée, dit Zoé.

— Sais-tu pourquoi elle ne veut plus de moi ? Elle n’a personne, dit Xavier.

— Quand on n’a personne, dit Zoé, cela n’empêche pas d’aimer, et même quand on a quelqu’un.

— Crois-tu qu’elle est dans ce cas ?

— Elle devait déjà aimer quelqu’un avant de vous connaître, dit Zoé. Elle vous a aimé en plus.

— Toi, dit Xavier, tu m’aimes en plus. Tu en aimes un autre.

— Oui, dit Zoé. Comme vous, Monsieur Xavier.

— Préfères-tu qu’on se quitte ?

— Non, Monsieur Xavier. Je peux penser à l’autre quand nous sommes ensemble. Le supportez-vous ?

— Oui, dit Xavier. Supportons-nous mutuellement. C’est ce qui est le mieux.

* ° * ° *

_

Blanche donne à Guy un troisième enfant : Bernard, un fils, en 1985.

Guy s’achète un petit ordinateur. Il peut ainsi préparer sur place les programmes et les mettre sur disquette. C’est plus pratique que d’aller près du terminal pour les taper. Ses programmes sont bien appréciés et plusieurs sont vendus à l’extérieur. L’un d’eux se vend si bien qu’il reçoit en droit d’auteur une somme équivalente à plusieurs années de son traitement annuel d’enseignant. Les enfants sont intéressés : Guy enseigne aux plus grands le langage BASIC. Denise et Blanche s’y mettent aussi.

* ° * ° *

 

 

34 Thomas et Élise

* ° * ° *

_

Élise est persévérante. Thomas l’attire de plus en plus et elle ne veut plus se laisser aller vers Xavier qu’elle aime encore. Elle fait tout pour se faire remarquer de Thomas, mais s’arrange pour que cela ne se voie pas. Thomas est toujours avec Denise : Élise copie Denise. Elle n’a pas un succès rapide, car Thomas est très attaché à Denise, mais elle garde espoir en se demandant comment faire pour prendre une place près de Denise. Elle respecte Denise et, à cause d’elle, cache son amour.

* ° * ° *

_

Au début de 1986, Denise remarque que Thomas lorgne sur Élise. Elle l’interroge :

— Tu regardes Élise d’une drôle de façon. Te plaît-elle ?

— Élise est venue se laver avec moi. Elle est bien faite.

— Oui, dit Denise. Avec l’habitude qu’on a ici de se promener tout nu, je pense que rien ne t’a échappé. Ce n’est pas la première fois que tu la vois ainsi. As-tu remarqué quelque chose d’autre ?

— Elle vient souvent quand je suis dans la salle de bain, dit Thomas. Comme elle est déjà femme, d’habitude, je ne cherche pas à aller avec elle, ce qui évite les contacts et les réactions. Je préfère qu’elle aille avec d’autres.

— Et toi avec Blanche, Léa ou Zoé. N’est-ce pas pareil ?

— Non, dit Thomas. Élise vient au-devant de moi. Elle s’offre. Depuis quelque temps, elle m’invite à nous savonner ensemble, et ce n’est pas innocent. Je l’excite, et elle m’excite. Elle a une odeur agréable, comme toi. Elle n’a pas fait d’objection quand je me suis mis contre elle.

— Comme tu faisais avec moi au début ?

— Oui.

— T’es-tu bien frotté contre elle ?

— Oui, j’ai aimé, dit Thomas. Elle aussi, je crois. J’avais envie d’elle.

— Tu es amoureux.

— Presque.

— J’aime autant le savoir assez tôt, dit Denise. Il faut que je la mette à la pilule ; elle a dû s’arrêter. Si tu ne peux pas attendre son effet, mets un préservatif. Il ne faut pas me la démolir.

— Tu n’es pas jalouse ?

— Si je voulais être jalouse, dit Denise, ce serait de toutes les femmes de la maison. Je ne pensais pas à Élise quand je t’incitais à te marier. À la réflexion, c’est un bon choix, malgré son caractère. Je vais aller la voir.

* ° * ° *

_

Denise dit à Élise :

 

— Que penses-tu de Thomas ?

— C’est un beau garçon.

— Te plaît-il pour l’amour ?

— Il est avec toi, dit Élise. Je ne vais pas te le prendre.

— Es-tu attiré par lui ?

— Oui. Je le reconnais, dit Élise. Hier, il s’est frotté contre moi. J’étais toute remuée. J’aurais voulu qu’il continue.

— Ma petite, dit Denise, tu es amoureuse et je crois que lui aussi l’est de toi. Il ne faut pas faire de bêtise.

— Je te le laisse, dit Élise. Je te le promets. Je n’ai pas le droit d’aller avec lui.

— Si Thomas veut aller avec toi, dit Denise, je n’y vois pas d’inconvénient. Je ne compte pas. Je couche avec Thomas pour lui faire plaisir. Si son plaisir va vers toi, j’ai encore ton père.

— Tu me laisses aller avec Thomas ?

— Je viens de te le dire.

— Je peux coucher avec Thomas ?

— Si tu prends des précautions.

— Lesquelles ?

— Tu ne vas pas recommencer l’erreur de ta mère, dit Denise. On peut avoir un enfant quand on couche avec un homme.

— Ma mère n’a pas fait d’erreur, dit Élise, légèrement vexée. Je ne serais pas là.

— Veux-tu un enfant de Thomas ?

— Cela ne me déplairait pas, dit Élise.

— Je crois qu’on a fait le tour de la question, dit Denise. Tu es majeure. Si tu veux prendre la pilule, tu la prends. Voilà une boîte de préservatifs avec le mode d’emploi sur la boîte. Tu fais comme tu veux avec Thomas.

— Je n’ai pas voulu te froisser, dit Élise. Je t’aime bien. Tu m’offres Thomas. Je ne veux pas te voir souffrir pour moi. J’ai déjà la pilule. Je peux partager Thomas avec toi.

— Je souhaite depuis toujours que Thomas me quitte pour aller avec une femme qui lui donnera des enfants, dit Denise. Ce moment est venu. Il ne pouvait pas mieux choisir. Je vous aime tous les deux.

— Tu as eu des enfants depuis que tu es avec lui, dit Élise.

— Ils ne sont pas à lui, dit Denise. Ils sont à Guy et portent mon nom et celui de Serge. Il est libre. Veux-tu avoir des enfants tout de suite ?

— Je voudrais terminer mes études et trouver un travail, dit Élise.

— Je l’ai déjà entendu, dit Denise. Tu as raison, mais tu devrais te marier.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Savais-tu qu'Élise aimait Thomas ?

— Elle m’a dit qu’elle aimait quelqu’un, dit Guy. Je ne savais pas que c’était Thomas. Je comprends pourquoi elle n’en a pas dit plus. Vous l’aimez toutes les deux. Et Thomas, qui aime-t-il ?

— Il est comme toi, dit Denise. Il doit nous aimer toutes les deux, et aussi un peu Zoé.

— Élise accepte de partager ?

— Élise, oui, dit Denise. Pas moi.

— Tu partages pourtant avec Blanche et Léa, dit Guy. Pourquoi pas avec Élise ? Serais-tu jalouse ? Allez-vous vous battre ?

— Non, dit Denise. J’abandonne la place. Personne ne sait, en dehors de vous, que je suis avec Thomas. Ils vont avoir une situation claire, et tu vas m’avoir un peu plus.

— Je t’aime bien, dit Guy. Tu te sacrifies toujours. Tu as raison de laisser Thomas à Élise. C’est ce que je ferais à ta place. Elle doit l’aimer. Cela fait depuis plus d’un an qu’elle l’attend. C’est pour cela qu’elle a voulu se débarrasser de Xavier. Elle s’est gardée pour lui.

* ° * ° *

_

Thomas et Élise décident de se marier quelques mois plus tard.

Guy et Blanche partent en voiture, un dimanche avec eux, pour connaître la mère de Thomas. Celle-ci dirige la petite entreprise que son mari lui a laissée à sa mort un an auparavant. Elle aurait aimé que son fils la reprenne et qu’il soit auprès d’elle, mais la situation de Thomas est très belle. Il perdrait à le faire et il préfère rester près de ses amours. Thomas a expliqué à sa mère la situation de la famille, mais de façon superficielle. Elle retient qu’elle doit avoir affaire à une bande de hippies qui mettent tout en commun. Elle s’attend au pire en ce qui concerne sa future belle-fille, et le rôle de Denise n’apparaît pas clairement, celle-ci lui ayant fait pourtant bonne impression quand elle lui avait confié son fils pendant ses études.

Elle voit arriver une vieille voiture avec Blanche au volant. Les traces de rouille ne sont pas engageantes et la confirment dans son appréhension bien que le pot d’échappement ne pétarade pas et que le moteur tourne doucement. La femme qui en sort la surprend un peu par sa très grande taille, mais elle est bien habillée, tout comme les autres. Ils ont dû se mettre sur leurs trente et un pour venir la voir. Elle remarque que les femmes n’ont pas de bijoux. Ajouté à la vieille voiture, cela veut dire qu’ils ne doivent pas rouler sur l’or. Pourquoi son fils est-il allé se fourrer chez ces gens-là, alors qu’avec sa belle carrière qui s’annonce, il peut choisir n’importe quelle fille ? La fille a dû savoir faire et elle le tient par où les hommes sont faibles.

L’entrevue se passe bien. Ils parlent du mariage et de choses et d’autres, mais, hésitant à poser des questions, la mère de Thomas n’arrive pas à se faire une idée claire sur cette famille. Ils refusent l’alcool qu’elle leur offre. Ce n’est pas courant, mais Thomas doit apprécier, lui qui n’en boit pas non plus. Il paraît que l’alcool est la cause de la mort de Marie, la première femme de Guy. C’est sans doute l’explication.

Elle doit leur rendre visite un week-end suivant. Guy et ses femmes sont toujours un peu gênés quand des étrangers doivent venir à la maison. Ils ont peur que leur situation soit mal interprétée, certaines personnes se hérissant de voir un homme avec plusieurs femmes. Elle est très bien reçue quand elle arrive. Elle s’attendait à trouver le bric-à-brac habituel des hippies avec une musique adaptée, aux graves percutants, et des enfants mal élevés. Ce qui la frappe dès l’abord est la propreté de la maison, et ce n’est pas simplement une propreté de surface. Tout est impeccable, bien qu’on sente que cette maison est habitée par de nombreuses personnes. Elle est parfaitement entretenue, et tout y est fonctionnel, bien que pas toujours neuf. S’il y avait un fumeur, elle le détecterait, car les habits transportent l’odeur. La décoration est quasi absente, ce qui donne une certaine froideur à l’ensemble, malgré la présence de photos des personnes de la maison et de Marie. Il n’y a, ni plante, ni fleur, ni instrument de musique, ni gros haut-parleur. C’est plutôt le silence feutré d’une maison confortable, bien isolée des bruits extérieurs. Les enfants aussi la surprennent. Ils ne sont pas tenus à l’écart. Ils viennent librement vers les adultes pour poser des questions ou se faire aider, sans que ceux-ci les rabrouent ou se fâchent. Ils obtiennent généralement ce qu’ils demandent et les rares refus sont motivés. Les enfants font une grande partie du service, discrètement dirigés par Zoé. C’est un genre de petit ballet bien agréable à regarder. Ils la conduisent aux toilettes quand on lui propose, et elle peut en admirer la bonne tenue. Ces enfants ne crient pas, ont des mains propres, salissent peu et sont calmes et polis : presque des enfants-modèles si l’on excuse quelques maladresses et le besoin d’aller courir de temps en temps sur la terrasse. Ils sont à l'image des grands. Ceux-ci participent naturellement aux travaux quotidiens, à tour de rôle, en s’aidant l’un l’autre, et sans s’imposer. Ils se soutiennent entre eux sans chercher à faire du zèle ou à dominer. Le résultat est que tout se déroule sans heurt et presque sans bruit, avec une efficacité étonnante. La mère de Thomas comprend vite que l’harmonie règne ici et que ce petit monde est plein d’amour, tous étant au service des autres. Plusieurs fois, elle prend l’initiative de les aider et s’intègre sans difficulté, recueillant ainsi quelques sourires. Elle est tellement impressionnée qu’elle en oublie les questions qu’elle pouvait se poser sur les rapports entre les adultes. Elle comprend que Thomas veuille rester là avec la charmante femme qu’il a choisie. Elle est conquise par la famille et reviendra les voir après le mariage pour se replonger de temps en temps dans cette ambiance calme si particulière.

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Thomas pensait qu’Élise s’installerait chez lui, à l’étage au-dessous. Il n’en est rien. Élise reste dans sa chambre, et c’est Thomas qui vient la rejoindre. Élise est attachée au cérémonial de la salle de bain. Elle ne se passerait pas d’exciter ses frères et elle souhaite rester près de Guy qu’elle aime toujours. Le mariage ne change presque rien pour Élise.

* ° * ° *

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Guy, Blanche et Denise, n’ont plus de famille proche. Seule, Léa a un frère plus âgé qu’elle. Elle va le voir assez rarement, car il habite dans une ville lointaine. Il est marié et a deux enfants. Elle les fait venir un jour. Ils sont un peu gênés, car ils savent que Léa a des enfants et n’est pas mariée. Heureusement, les enfants sont très vite pris en charge par les autres et détendent l’atmosphère. Guy, Blanche et Denise, aidés par Élise, Thomas et Urbain se dépensent en amabilités, mais ce qui les convertit est qu’ils constatent que Léa est parfaitement à l’aise et heureuse avec eux. Ils reviendront à l’occasion.

* ° * ° *

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Urbain a divorcé. Sa femme a trouvé un autre mari plus riche. Une grande amitié est née entre Léa et lui. Il voit en Léa une femme telle qu’il la souhaite et Léa est sensible à l’amour discret qu’elle discerne chez lui.

* ° * ° *

 

 

35 La vie continue

* ° * ° *

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Guy dit à Denise :

— Quand tu étais avec Serge, il avait, comme moi actuellement, plusieurs femmes à sa disposition. C’était à peu près pareil pour toi, avec lui et Thomas. Tu t’es remise dans la même situation.

— Non, dit Denise. C’est très différent. Ce n’était pas du partage équitable. Il ne me disait pas ce qu’il faisait avec ses femmes. Je ne les fréquentais pas et ne les connaissais pas toujours. Quand il en préférait une autre, il m’est arrivé de ne pas faire l’amour avec lui pendant de longues périodes. J’aurais pu m’imposer, et je l’ai fait au début. Par la suite, je l’ai laissé libre. L’avenir avec lui était inconnu sur ce plan-là. Je ne savais jamais s’il allait découcher ou non. Il me laissait dans l’incertitude.

— Volontairement ?

— Je ne crois pas qu’il savait toujours lui-même avec quelle femme il allait aller le soir, dit Denise. Il était ainsi. Les femmes devaient être à sa disposition. Avec toi ou avec Thomas, je sais à quoi m’en tenir. Je peux coucher avec toi ce soir si je le souhaite. Vous serez tous d’accord.

— Cela fait-il une grosse différence ?

— Assez, dit Denise. Quand tu ne sais pas sur quel pied danser, c’est désagréable. Parfois, il y a des télescopages. Une fois, il est arrivé peu après Thomas. Ils ne se sont pas rencontrés dans mon lit, mais c’était juste. J’ai eu à peine le temps de dire ouf ! : il était sur moi.

— Moi, je ne suis pas capable de faire l’amour à répétition, dit Guy. Peux-tu, toi ?

— Je ne suis pas avare d’orgasmes, dit Denise. Cela s’est bien passé. J’étais seulement bousculée.

— À part ces incertitudes de calendrier, dit Guy, c’est à peu près la même chose.

— Non, dit Denise. Son manque de considération pour moi, sur le plan sexuel, me gênait. Je n’étais pas son égale comme avec toi. Il faisait ce qu’il voulait et pas moi.

— Tu le faisais avec Thomas, dit Guy.

— Pas avec lui, dit Denise.

— Tu m'as toujours dit que tu aimais coucher avec lui, dit Guy.

— C’est vrai, dit Denise, je prenais du plaisir, mais je n’avais pas le choix du moment.

— Tu es vraiment pour l’égalité, dit Guy.

— Et la liberté de choix, dit Denise. Je ne lui en voulais pas d’aller avec d’autres. J’ai même gardé la bonne qui lui plaisait. Je respectais sa liberté et il a respecté la mienne en me laissant aller avec Thomas. Je n’ai toujours pas avalé ce qu’il a fait à Marie et essayé avec Zoé. Il ne leur a pas laissé le choix. Il n’a que l’excuse de l’alcool, qui me permet de l’aimer encore.

— Tu as raison, dit Guy. Pour que l’harmonie règne, comme ici, il faut cette liberté. Cela doit être réciproque. Il faut aussi de la fraternité. Personne, ici, n’est jaloux de l’autre. Notre petite société se porte bien.

— Elle respecte la devise de la république française : liberté, égalité, fraternité, dit Denise. C’est le secret du bonheur. C’est dommage qu’il faille en exclure certains individus qui sont incapables de respecter ces règles.

— Ceux que tu vises sont les émotifs comme Serge, dit Guy. Il n’y en a pas un seul parmi nous.

— Faudrait-il les bannir ?

— Avec eux, dit Guy, disparaîtraient les arts, la danse, la musique, les grands spectacles, les aventuriers, les grands écrivains, les hommes politiques, les guerres et beaucoup d’autres choses.

— Complètement ?

— Non, dit Guy. Tu vois bien : Blanche aime la musique classique, Zoé se donne en spectacle et j’aime la regarder. Il y en aurait moins. Ce serait dommage de perdre cette richesse culturelle, quoique pour la guerre...

— En tout cas, dit Denise, si on veut être tranquille, il ne faut pas en amener ici.

— Je pense d’ailleurs, qu’ils ne seraient pas heureux avec nous, dit Guy. Pas d’alcool, pas d’excitants, pas de tabac, pas de tumulte, peu de musique, peu de spectacles, pas de rires, pas de fleurs, pas de fêtes. C’est trop terne pour eux.

— Connais-tu quelqu’un qui pourrait se joindre à nous ?

— Tu es pour la vie en commun, dit Guy. Il y a une autre règle. Plus le nombre de personnes est grand, plus le risque de conflit est grand. Pour prendre des décisions, une assemblée dépassant sept personnes doit préparer le terrain en assemblée restreinte. Nous sommes déjà six adultes, avec Thomas et Élise qui sont toujours avec nous.

— N’as-tu pas envie que je trouve un autre homme qui remplace Thomas ? Blanche et Léa y trouveraient leur compte. Je te solliciterais moins, dit Denise.

— Tu es libre de le faire, dit Guy. As-tu quelqu’un ?

— C’était pour voir si tu pouvais déroger à ta règle, dit Denise.

— Tu as mal compté : sept et non pas six, dit Guy.

— Et si j’en prenais deux ?

— Je te laisserais déroger, dit Guy, mais je n’y crois pas trop.

— Moi non plus, dit Denise. Pour vous trouver, Thomas et toi, il a fallu que j’en essaye trop d’autres. Je suis trop vieille.

— Mais non, dit Guy. Tu m’étonneras toujours.

— Tu as oublié Urbain dans les adultes, dit Denise. Il est de plus en plus ici avec Léa.

— Il est gentil avec Léa, dit Guy, et j’aimerais les voir ensemble. J’ai presque décidé Léa d’aller avec lui, si c’est possible. Ce serait comme toi avec Thomas, avant qu’il aille avec Élise. Urbain ne le sait pas encore, mais il va faire partie de la famille. Je suis heureux pour lui. Il apprécie beaucoup Léa.

— Léa reste quand même avec toi ?

— Je pensais qu’elle allait faire comme toi : me laisser tomber comme toi avec Thomas, dit Guy, mais elle m’a dit qu’elle se partagerait. C’est sans doute provisoire.

— Ce n’est pas dans son caractère, dit Denise. Elle va rester avec toi si tu lui en laisses la possibilité.

— On verra, dit Guy.

* ° * ° *

_

Léa dit à Guy :

— Je travaille souvent avec Urbain. Tu m’as dit qu’il m’aime ?

— J’en suis sûr ; il me l’a dit. Il est très attentionné avec toi, dit Guy. Il regarde souvent tes photos.

— Il a mes photos ?

— Je croyais que tu le savais, dit Guy. Je lui ai donné une série quand je les ai prises, comme à toi, Élise et Zoé. Je n’ai pas pensé que cela pouvait te gêner. Elles sont réussies et tu es très bien. L’aimes-tu aussi ? Tu m’as dit que tu allais coucher avec lui.

— Je ne sais pas, dit Léa, mais j’aime bien être avec lui.

— Aussi bien qu’avec moi ?

— Presque, dit Léa. Sauf que je couche avec toi, et là, je suis très bien. Je ne veux pas te quitter.

— Je te prenais pour la femme d’un seul homme, dit Guy. Je me suis peut-être trompé, puisque tu envisages d’aller avec lui.

— Crois-tu que cela va jusque-là ?

— Si tu te le demandes, dit Guy, c’est presque sûr.

— Me vois-tu aller coucher avec Urbain, dit Léa, une mère de deux enfants de toi ?

— Je te le vois faire, dit Guy. Urbain est, avec Thomas, mon meilleur ami, et il est seul. Cela ne va pas lui faire du mal.

— J’ai toujours envie de toi, dit Léa.

— C’est à toi de savoir, dit Guy. Il y a quatre solutions : avec moi ; avec lui ; avec nous deux ; avec personne. Moi, j’accepte les quatre.

— En somme, dit Léa, tu me laisses libre de faire ce que je veux.

— Oui, dit Guy. Je ne pense pas que cela perturbe Blanche et Denise.

— Crois-tu qu’il a envie de coucher avec moi ?

— Je peux lui demander, dit Guy, mais c’est certain.

— Je ne sais pas comment dire à Urbain que s’il veut de moi, je suis à sa disposition, dit Léa.

— Je m’en charge, dit Guy. Le plus gros du travail est fait. Il ne va pas être difficile à convaincre. Il n’attend que cela. Te mets-tu avec nous deux ?

— Dans un premier temps, dit Léa. Ensuite, on verra.

* ° * ° *

_

Blanche dit à Léa :

— Es-tu bien avec Urbain ?

— Il est très gentil avec moi, dit Léa. Guy avait raison : il a besoin d’une femme.

— Cette femme, dit Blanche, c’est toi ou n’importe qui ?

— Il a connu des femmes, dit Léa, mais pas beaucoup. Il me met en haut de la hiérarchie de celles qu’il a connues.

— N’y en a-t-il pas d’autres qu’il aimerait ?

— Il m’a avoué que Denise lui plaît bien, dit Léa, et toi aussi.

— Plus que toi ?

— Je n’en suis pas sûre, dit Léa, mais toi, tu as la préférence sur Denise. Si tu as envie de lui, il est prêt à te faire une place. Moi, je n’ai pas d’objection si Guy est d’accord.

— Je n’ai rien contre lui, dit Blanche, mais je ne l’aime pas. Ce n’est qu’un ami pour moi.

— Guy est surchargé pourtant, dit Léa.

— Pour moi, il n’y a que Guy, dit Blanche, même s’il ne veut plus de moi.

— Denise sera peut-être intéressée ?

— C’est peu probable, dit Blanche.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Xavier est parti continuer ses études. Il a laissé tomber Zoé.

— Comment réagit-elle ?

— Il lui avait dit qu’il devait partir, dit Denise. Je sais par Blanche que sa réaction a été d’arrêter la pilule, et qu’elle est enceinte.

— Est-ce une réaction normale ?

— Avec Thomas, dit Denise, j’ai fait pareil. Elle ne veut pas nous créer d’ennui. Elle est gênée de nous imposer un enfant.

— C’est merveilleux d’avoir un enfant de Zoé, dit Guy.

— Blanche, Léa et moi sommes d’accord pour garder l’enfant dit Denise. Nous l’élèverons ici avec les nôtres. Le souhaites-tu comme nous ?

— Oui, dit Guy. Que va dire la voix du peuple ?

— À mon avis, dit Denise, pas grand-chose. Zoé ne va pas aller solliciter des aides : elle a de l’argent et nous sommes là. Il n’y a que pour le père. Tu me sembles tout désigné.

— Pourquoi ?

— D’abord, dit Denise, je lui ai demandé : Zoé t’accepte comme père. Et qui veux-tu que ce soit ? Il n’y a que toi ici.

— Et Xavier ?

— Xavier n’existe plus, dit Denise. C’est un vague copain de ta fille qu’elle voyait de temps en temps, et il est parti continuer ses études. Il ne connaît pas l’état de Zoé, et il ne reviendra pas. Nous n’allons pas aller le chercher à perpette, alors que tu es sur place.

— Et Thomas ?

— Il est avec Élise, dit Denise. L’as-tu déjà vu avec Zoé ou avec moi ?

— À peine, dit Guy. Tu l’as bien protégé, celui-là. Même sa mère ne se doute de rien... Tu ne mets plus les robes de Marie. N’y en a-t-il plus ?

— C’est la fin, dit Denise. J’en ai raccourci encore deux pour Élise et une pour Zoé. Je n’en porte plus.

— Pourquoi ?

— Je n’arrive plus à rentrer dedans, dit Denise. Mets-tu encore ton costume de marié ?

— Je n’arrive pas à boutonner la veste, et le pantalon est trop serré, dit Guy.

— Il n’y a que Blanche pour y rentrer, dit Denise. Je l’ai vue en découdre une pour se donner un peu d’aise. Tu ne voulais pas que cela dure éternellement.

— Non, dit Guy, mais vous êtes jolies dans ces robes.

— Je croyais que tu n’étais pas un visuel, dit Denise.

— Je vais mieux vous voir, dit Guy. Je viens de recevoir des lunettes. J’ai mal à la tête de temps en temps. Il paraît que j’ai toujours mal vu les détails. Je suis hypermétrope et astigmate des deux yeux.

— Pour un physicien, dit Denise, ce n’est pas fort. Tu ne t’en es jamais rendu compte ?

— Non, dit Guy. Mes deux yeux sont pareils. Je ne pouvais pas comparer avec un œil normal. Ce sont les maux de tête qui m’ont incité à aller voir un spécialiste et aussi le fait qu’à l’école, ils aient décelé que Damien voit mal les couleurs.

— Damien voit mal ? Il faut le faire soigner, dit Denise.

— C’est héréditaire et cela ne se soigne pas, dit Guy. Ce n’est pas très gênant. Beaucoup de daltoniens vivent sans savoir qu’ils ne voient pas les couleurs comme les autres. Ils ont deux types de récepteurs de la couleur au lieu de trois pour nous. Je préférerais changer ce que j’ai contre cela.

— Cela vient-il de Thomas ou de moi ?

— De toi uniquement, dit Guy.

— Je préfère, dit Denise. Si cela venait de lui, on pourrait douter qu’il soit de Serge. J’ai l’impression de bien voir les couleurs.

— C’est rare qu’une femme soit daltonienne, dit Guy. Cela touche beaucoup les hommes, à travers les femmes, comme l’hémophilie. Cela vient de ton père ou d’un aïeul du côté de ta mère. N’as-tu jamais entendu parler d’un homme de ta famille voyant mal les couleurs, dans les ascendants ou les descendants de ceux-ci, tes cousins ?

— Non, dit Denise. Le seul que j’ai connu, voyant mal les couleurs, était un ami de mes parents que j’aimais bien. Il avait une voiture et me faisait monter dedans. Il me demandait si les feux étaient rouges ou verts et s’ils étaient en haut ou en bas. Il me faisait sauter sur ses genoux. Personne chez mes cousins.

— Es-tu sûre que ton père est celui que tu penses ?

— Je me pose la question, dit Denise. Sur les photos, les gens non avertis le prennent pour un parent et disent qu’il me ressemble. Je n’aurais jamais imaginé que maman pouvait aller avec un autre que papa. On en apprend tous les jours. Tu dis que ce n’est pas trop grave pour Damien ?

— Non, dit Guy. Il ne s’en était pas rendu compte et nous non plus. Pourtant, je suis averti : j’en détecte toujours un ou deux dans chacune de mes classes avec le code des couleurs de résistances ou l’étude des spectres lumineux.

— Comment font-ils ?

— Pour les résistances, avec un contrôleur, dit Guy. Pour le reste, ils sont rarement gênés.

— Tu estimes que ce que tu as est plus grave, dit Denise.

— Veux-tu voir comment je vois ? Prends les lunettes et regarde, dit Guy. C’est le complément de ce qu’il me faut ; cela doit donner à peu près comme je vois.

— C’est flou et j’ai du mal à lire, dit Denise. C’est pour cela que tu ne nous voyais pas.

— Vraisemblablement, dit Guy, mais tout en vous voyant mal, on me faisait toujours remarquer l’élégance de vos tenues. Je vais te donner de quoi en acheter de belles à ta taille. Elles sont chères pour ton budget.

— Non, je ne veux pas de ton argent, dit Denise. Il faudra t’accoutumer à nous voir vieillir. Cela commence par les détails que tu vas pouvoir observer. J’ai toujours trouvé ces robes trop belles pour nous. Elles font inutilement des envieux et attirent l’attention sur nous. Pourquoi, si tu ne nous vois pas encore, aimes-tu regarder les femmes nues ? T’imagines-tu des choses ? Serais-tu vicieux ?

— Il est vrai que je ne mémorise pas beaucoup les images, dit Guy. C’est au second degré que je vois. Suis-je vicieux ? J’aime bien vous regarder. Quand c’est toi ou Blanche ou Léa, cela m’excite un peu, car je sais ce que je peux faire avec vous. Beaucoup moins avec une autre.

— Tu aimes bien les voir, dit Denise.

— Oui, dit Guy. Je suis très content, et je crois que c’est parce que ce n’est pas permis à tout le monde. Je sens qu’elles m’aiment et qu’elles le font volontiers pour me faire plaisir. Elles me font confiance.

— C’est égoïste, dit Denise.

— Pas complètement, dit Guy. Quand c’est moi qui me montre à elles, je leur fais aussi confiance. Zoé et Élise le comprennent certainement. Quand tu le fais, n’es-tu pas heureuse ?

— Si, dit Denise.

— C’est une façon de communier que Marie m’a transmise, dit Guy. Souhaitez-vous que cela cesse ?

— Non, dit Denise. Cela va encore durer longtemps. Ce serait dommage pour toi que cela cesse, maintenant que tu vas voir les détails.

* ° * ° *

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Léa se partage entre Guy et Urbain. Elle est heureuse avec l’un comme avec l’autre, bien qu’elle préfère toujours Guy. Elle a tendance à privilégier Urbain, jugeant que Guy est bien servi. Pour faire plaisir à Urbain, elle se marie avec lui en 1988, approuvée en cela par tous, et lui donne Lucien, un fils, en 1989. Elle continue d’aller avec Guy de temps en temps et ne cache pas à Urbain que Guy est son plus grand amour. Urbain est complètement intégré et vit avec les autres, tout comme le nouveau fils.

* ° * ° *

 

 

36 Yves, Irène et Rose

* ° * ° *

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Yvonne, de sa province, envoie une lettre à Guy :

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Cher ami et parrain de mon fils.

Nous sommes bien loin l’un de l’autre, et je suis bien seule avec Yves. C’est un grand garçon maintenant, et j’en suis très fière. Il travaille bien au lycée, mais il va falloir qu’il me quitte, car il n’y a pas ici de quoi poursuivre ses études dans la voie qu’il a choisie. Il est prêt à en suivre une autre, pour rester avec moi. Je préfère qu’il s’en aille, et pas seulement pour les études. Il s’étiole ici avec moi, où nous vivons seuls. Il a peur que je fasse de mauvaises rencontres et me surveille. Il ne veut pas que je m’habille légèrement, pour que les hommes ne soient pas attirés parce que je laisserais voir. Il me voilerait complètement s’il pouvait. C’est gentil, mais ce n’est pas le but d’une vie de s’occuper d’une mère. Il doit se mettre en contact avec la vie normale qu’il n’a pas ici, car nous menons une vie de parias. Dans votre ville, il peut poursuivre ses études. Il lui faudrait une chambre qui serait son domaine à lui, car il a aussi besoin de s’isoler. Pouvez-vous lui trouver cette chambre pour se loger, et jeter de temps en temps sur lui un coup d’œil pour voir si tout va bien ? Un homme comme vous saura mieux s’y prendre que moi.

Je vous remercie d’avance.

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— Yvonne m’a contacté, dit Guy. Son fils Yves va commencer ses études supérieures. Il vit avec elle, et elle estime que ce n’est pas bon. Il n’a pas de camarades, reste avec elle, et ne s’épanouit pas, malgré de bons résultats en classe. Il faudrait lui trouver de quoi se loger en ville.

— Fais-le venir, dit Denise. Il sera avec nous. D’après, ce que nous savons sur son père et sa mère, il doit être comme nous. Il s’intégrera et sortira de sa coquille. Il doit être comme nos enfants : très timide.

— C’est ce que j’ai pensé, dit Guy. Elle souhaite qu’il prenne de l’indépendance. Elle me suggère une chambre en ville.

— Mets-le chez Thomas, dit Denise.

— Ce n’est guère mieux, dit Guy. C’est le terrain de jeu des enfants. Nous y sommes tout le temps.

— Alors, chez Léa. Il n'y sera pas dérangé. Il n’y a personne.

— C’est là que nous mettons justement nos invités, dit Guy, pour qu’ils aient leur salle de bains à eux, et ne voient pas nos exhibitions du matin et du soir. Nous ne pourrons plus inviter. Je vais voir si je peux acheter l’appartement à vendre du deuxième.

* ° * ° *

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Guy achète le logement, bien qu’il soit trop grand pour Yves. Il aménage une chambre comme chez Nathalie, avec un grand lit, des tables pour s’asseoir à plusieurs, des rangements, et un salon confortable. La cuisine est équipée et il y met machine à laver et réfrigérateur, sans oublier l’aspirateur. Yves aura de l’indépendance et de l’espace avec les autres pièces. Guy et Zoé étendent l’interphone pour qu’Yves se sente moins isolé, et qu’ils puissent s’appeler à tout moment. Étant prêt, il téléphone à Yvonne et fait venir son filleul. Il le prend en charge et lui explique qu’il peut venir chez lui, et partager leurs repas quand il le veut. Il s’intègre vite, et Zoé, la plus méfiante a priori, fait rapidement son éloge.

Yvonne, étant loin d’être pauvre, décide de payer un loyer normal, toutes les charges et les frais occasionnés par son fils. Elle craint cependant qu’il reste seul dans le grand appartement. Elle dit à Guy qu’il serait bon de trouver des camarades de son âge et de les mettre avec lui, tout en lui réservant sa chambre. Les camarades peuvent le sortir de son isolement. Guy envisage alors de sous-louer à des étudiants. Il équipe donc trois autres chambres de la même façon que la première, et met des fermetures solides à toutes, de façon qu’Yves puisse quand même s’isoler. Il demande à Yves de chercher parmi ceux qui travaillent avec lui. Yves fait un peu de publicité parmi eux en posant une petite affiche réalisée par Zoé. Il est difficile aux étudiants de trouver à se loger. Ils ont là une offre alléchante à bas prix. Plusieurs sont immédiatement intéressés. L’affiche donne à tous, un même rendez-vous, fixé quelques jours plus tard, dans l’appartement.

* ° * ° *

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Guy, pris par son travail, ne peut aller au rendez-vous des futurs sous-locataires, mais Élise et Zoé vont à sa place. Il leur demande de bien choisir les copains, et passe la consigne de choisir ceux qui ne risquent pas de perturber Yves par leur exubérance. Les critères qu’il conseille sont ceux de Nathalie : pas de sans gènes, de fumeurs, d’amateurs de bruit, de musique et de boissons alcoolisées, des gens propres et si possible capables de travailler avec Yves. La propreté lui semble primordiale, car tous les sanitaires sont concentrés dans une seule pièce comme tous ceux de l’immeuble, et ils auront à les partager.

Le jour dit, le nombre des candidats est plus grand que prévu. Il y a le choix. Élise fait visiter, les réunit pour leur communiquer les informations générales, écoute, répond à quelques questions, et leur dit qu’on va les interroger individuellement avant de faire un choix. Plusieurs candidats, voyant qu’ils ne correspondent pas aux critères avancés par Élise, partent d’eux-mêmes. Quand les entrevues sont finies avec ceux qui restent, ils se réunissent à trois pour décider.

Yves se déclare incompétent. Il choisirait au hasard. Élise trouve que l’un des garçons doit être bien. Elle n’explique pas pourquoi. Ce garçon est bien habillé, lui rappelle physiquement son père, et elle s’est laissé séduire par sa prestance. Yves commence à ouvrir la bouche pour emboîter le pas à Élise. Zoé, plus rapide, dit qu’elle se trompe et que le garçon fume même s’il a affirmé le contraire. Elle le sait par ses dents aux jointures noircies. Élise admet qu’effectivement, elle a senti le tabac sans faire attention. Yves confirme l’avoir vu fumer, mais n’est pas opposé à un fumeur, bien qu’il ne le soit pas. Élise se récrie ; elle a elle-même donné à tous les candidats les conditions de renvoi ; elle ne va pas les enfreindre. Zoé leur démontre qu’il y a deux candidats à retenir : Irène et Rose. Ils ont des caractères qui sont adaptés à celui d’Yves, ils répondent aux critères de Nathalie, et ils suivent les mêmes études qu’Yves. Zoé a eu vite fait de détecter des caractéristiques identiques à celles de la famille. Élise se range à l’avis de Zoé. Sa première impulsion avait été de choisir un garçon, comme elle l’aurait fait pour elle-même. En réfléchissant, elle estime que si elle était un garçon, elle préférerait avoir des filles à sa disposition. Elle pousse donc dans ce sens. Ils se décident pour ces deux-là. Il n’y a pas d’autres candidats valables pour Zoé. La troisième chambre restera vide. Zoé estime d’ailleurs qu’il y aura suffisamment de problèmes à partager à trois la salle de bains.

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Yves n’envisageait pas de se retrouver avec deux filles ; il voyait plutôt des garçons et il aurait préféré n’avoir personne, mais il ne dit rien, tout en se demandant comment il va pouvoir cohabiter. À la réflexion, il pense qu’il serait plus gêné par la présence de garçons, ceux-ci pouvant le déranger plus facilement dans sa chambre, où il compte bien se tenir hors d’atteinte des colocataires. L’avantage avec les filles est qu’elles n’oseront pas entrer, du moins il l’espère, car elles n’ont pas l’air délurées.

Rose et Irène ont été attirées par les prestations et l’urgence où elles se trouvent de se loger décemment. Elles ne seraient pas venues si elles avaient su qu’il y avait un garçon. Elles se tâtent, partagées entre l’attrait de ces chambres et leur méfiance vis-à-vis de l’autre sexe. Irène est hébergée provisoirement par une grand-tante qui habite à plus d’une heure à bicyclette. Rose dort sur un matelas pneumatique coincé près du lit d’une copine qui ne la supporte plus. Elles pèsent toutes deux le pour et le contre. Ici, elles sont à proximité de leur lieu d’étude. Irène a vérifié que le verrou des portes de chambres est sérieux, et elles sont deux, ce qui permet de faire appel à l’autre, et redonne un peu d’équilibre. Elles ne connaissent pas bien Yves, car elles ne l’ont pas longtemps côtoyé sur les bancs des amphithéâtres, et elles ne l’ont même pas remarqué. Il n’a pas l’air méchant.

Zoé, qui voit qu’elles mettent du temps à dire oui, et qui a évalué Yves à sa juste valeur, les rassure :

— Mesdemoiselles, je comprends vos hésitations, mais vous n’avez rien à craindre des hommes de la maison et en particulier de Monsieur Yves. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Il ne vous agressera pas.

 

Yves rougit, mais encaisse.

Irène prend Rose en aparté. Elles discutent un moment, puis Irène se retourne vers Zoé.

— Nous pouvons prendre une chambre pour nous deux, dit Irène. Nous dormirons ensemble dans le grand lit.

 

Zoé s’informe :

— Avez-vous un budget serré ?

— Nous avons nos bourses, dit Irène. Avec un loyer, nous avons de quoi vivre sans travailler à côté, et nous consacrer entièrement aux études.

— Chez moi, je couche avec ma sœur Louise, dit Rose, et ici le lit est plus large. J’ai l’habitude, et la chambre est spacieuse. Elle suffit pour nous deux.

 

Guy n’a pas mis des grands lits dans ce but. La place étant suffisante, il a normalisé à des grands lits pour que la literie soit homogène, les draps ayant ainsi tous la même taille, et pouvant passer d’un lit à l’autre après lavage, sans repérage particulier. Il a aussi apprécié chez Nathalie de pouvoir dormir avec Denise et Hélène. Zoé le sait et approuve. Ce n’est pas le profit qui a fait choisir Irène et Rose, mais bien leur valeur potentielle pour accompagner Yves. Zoé tient à les prendre, car elle a conscience qu’il sera difficile de trouver l’équivalent. C’est presque inespéré de son point de vue d’avoir d’aussi bonnes candidates, car elle estime que ce seront des compagnes idéales pour Yves. Elle ne veut pas non plus qu’Yves ait une position privilégiée, seul dans sa chambre. Elle est pour l’égalité de confort.

— C’est d’accord pour un loyer avec les charges comprises pour vous deux, dit Zoé, mais vous serez mieux chacune dans votre lit et votre chambre. Tout est compris dans les charges : draps, électricité, entretien et fournitures diverses.

 

En prenant à deux la chambre, Irène et Rose avaient pratiquement éliminé le risque du garçon. Elles balancent un moment, mais savent qu’elles ne trouveront pas facilement une offre aussi généreuse. Elles s’interrogent du regard et acceptent. Elles ont le choix entre trois chambres sur les quatre qui existent et qui sont à peu près équivalentes par la taille et l’équipement. Elles sont groupées aux deux bouts de l’appartement, deux d’un côté et deux de l’autre. Entre ces deux groupes, sont disposées les autres pièces. Irène, prudente avec les garçons, s’éloigne au maximum de la chambre d’Yves. Rose choisit la plus près de la salle de bains, à proximité de celle d’Yves.

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En fin de semaine, Guy invite pour faire connaissance avec les deux nouvelles venues. Il est prêt à les rejeter si elles ne sont pas convenables. Comme Zoé, il les teste pendant le repas et les conversations qui suivent, et arrive aux mêmes conclusions qu’elle. Quand les trois étudiants sont partis, il demande l’avis sur les deux nouvelles. Elles font unanimement bonne impression, même aux enfants. Guy est séduit. Il dit que s’il avait eu quand il était jeune, sa façon de voir actuelle, il aurait essayé de se marier avec l’une d’elles. Il admire particulièrement Irène, qui l’a manifestement impressionné par son calme et son sérieux. Il félicite Élise et Zoé de leur choix et ne se fait aucun souci sur ce qui peut arriver entre Yves et ces filles. Elles ont désormais, comme Yves, le droit d’entrée libre chez lui.

* ° * ° *

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La communauté d’études et de domicile rapproche Yves d’Irène et de Rose. Il est ainsi amené à être entouré de deux jeunes filles de son âge en plus de tous ceux qu’il côtoie presque quotidiennement chez Guy, ce qui le change radicalement de l’isolement qu’il avait connu jusque-là. Il comprend vite que chez son parrain, il n’y a pas de brutalité, et que tout se passe en douceur. L’interphone est pratique, car Yves avertit de son arrivée, et tout est en ordre quand il arrive.

Yves est bien obligé de tenir compte des filles qui ont investi la salle de bains, le salon, la cuisine, la salle à manger, les placards et les tables. Elles l’invitent à partager leurs repas, et posent des questions sur les cours qu’ils suivent ensemble. Ils ont les mêmes horaires, et vont dans les mêmes lieux. Il est donc toujours avec elles. Il s’habitue à les côtoyer. Elles sont deux, mais il vit avec elles comme il le faisait avec Yvonne. Il reporte sur ses jeunes amies, quand il les accompagne à l’extérieur, son souci de protection qu’il avait envers sa mère. Il ne serait pas efficace avec un violent, étant incapable de porter des coups. Il n’est apte qu’à en recevoir, mais il est prêt à s’interposer. Par sa seule présence auprès d’elles, il éloigne les indésirables, et il fait très attention à ne pas les laisser isolées. Il est discret. Pas une ne se doute qu’il les protège, mais il éloignera des garçons qui auraient pu faire de bons maris.

Si Yves n’avait aucun sentiment pour les femmes, il tiendrait son rôle de protecteur aussi facilement qu’avec Yvonne, mais c’est un homme, et la nature ne lui fait pas de cadeau. Il a des envies qui se manifestent d’autant plus qu’il évolue dans un milieu féminin accueillant. Avec sa mère, il était avec une femme, mais il ne la désirait pas, alors que ces filles le troublent. Les charmes que Rose laisse parfois innocemment transparaître l’excitent au plus au point, mais il réprime sa sauvagerie intérieure. Quand elle le frôle ou s’expose dans une tenue un peu trop moulante ou négligée, sa verge réagit violemment, et il le cache. Il ne touche pas aux filles, mais Rose lui demande un jour de la tenir par la taille pendant qu’elle installe une lampe près du plafond, en équilibre sur une chaise. Il ne peut se dérober, mais il est bouleversé par le contact à travers les vêtements du corps souple et ferme de Rose. Il serait incapable de les inviter à danser et de les presser contre lui, mais elles n’ont pas plus envie que lui d’aller au bal.

Les filles ont leurs fantasmes. Yves va y tenir une large place après les premières semaines de méfiance et d’observation réciproque, mais elles sont moins perturbées qu’Yves, car les études sont prioritaires.

En rêve, Yves brutalise les filles, et il leur fait subir ce que la nature le pousse à faire. Il en est effrayé, car il ne leur veut aucun mal. Il fait d’autant plus attention à ne rien montrer de ses impulsions. Quand il accompagne les filles au cinéma, où elles n’iraient pas sans lui, elles apprécient de ne pas être à côté d’un de ces hommes à la main agile qui remonte le long des jambes sous les jupes. Elles sont tranquilles de son côté, et quand de l’autre, elles sont dérangées, elles peuvent échanger leur place avec lui. Il suffit d’un petit signe pour qu’il comprenne. Les films qu’ils vont voir montrent souvent des acteurs nus ou en train de faire l’amour. Rose les entraîne même parfois à aller voir un film pornographique. Yves n’est pas gêné par les images ; il n’y a que le concret qui le perturbe. Dans la salle de bains, tout reste bien rangé, et chacun ferme sa porte quand il l’occupe. Zoé vient faire un tour de temps en temps, mais ils ne salissent pas et font le ménage. Ils mélangent leurs linges quand ils les mettent à la machine et prennent des repas ensemble quand ils ne vont pas au restaurant universitaire. La cohabitation est harmonieuse.

Zoé ne s’est pas trompée dans le choix. Elle en est satisfaite, et couve ses protégés de toute son attention. Elle a adopté Yves comme tous les enfants de la maison. Irène et Rose le sont bientôt également. Elle fait tout ce qu’elle peut pour leur faciliter la vie. Elle a installé, dès le début, une armoire de pharmacie qu’elle a remplie des médicaments, pansements usuels et des petits objets de soins qu’on aime y trouver. Elle a copié sur ce qu’il y a chez Guy à la disposition de tous. Elle n’a pas oublié des préservatifs. Elle a acheté le double des livres sur la contraception, les sexualités féminines et masculines, ainsi que l’hygiène, qui sont à la disposition des enfants et des plus grands à l’autre étage. Puisqu’il y a des filles, le jour de leur arrivée, elle garnit les rayons de contraceptifs, de boîtes de serviettes et de tampons hygiéniques de formes et d’absorptions diverses. Elle ne veut pas, en accord avec Guy, que les trois étudiants se contentent des ragots habituels sur le sexe, et elle recommande aux trois le sage usage du contenu des livres de l’armoire qui leur offre des renseignements objectifs. Yves et Irène lisent soigneusement et assimilent le contenu des livres. Rose les lit aussi, et sur certains points questionne Zoé qui répond clairement.

Yves et Irène sont plus doués que Rose pour les études, mais ils l’aident. C’est une bûcheuse et elle s’accroche. Cela les rapproche. Ils lui font réciter, ainsi que Zoé, ce qu’ils doivent savoir et rectifient ses erreurs. Ils vont deux fois plus vite que Rose, avec des résultats supérieurs. Ils sont en tête de leur promotion, et Irène devance légèrement Yves, car elle rédige mieux. Rose les suit de près, grâce à son travail acharné. Zoé, comme avec Élise et les enfants de la famille, est là pour répondre aux questions matérielles aussi bien qu’intellectuelles. Ils l’appellent par l’interphone. La réponse est généralement immédiate, mais dans de nombreux cas, elle doit chercher. Elle leur communique alors ses références, et les incite à s’y reporter. Rose utilise beaucoup Zoé. Quand un problème dépasse Zoé, celle-ci le sous-traite à Guy, Thomas, Blanche ou Léa, suivant leurs aptitudes, et en profite pour approfondir son savoir. La confiance que les trois amis ont en Zoé est vite aussi grande que celle d’Élise. Elle n’est contestée par personne.

Avec le temps, l’amitié s’installe définitivement. Les filles sont heureuses d’être là. Yves réprime ses envies sexuelles pourtant attisées quotidiennement. Elles ne sont pas indifférentes à Yves. Au début, elles se sont méfiées et n’ont rien fait qui puisse être mal interprété. Irène a compris qu’Yves n’était pas dangereux. Elle se comporte de façon neutre. Yves lui semble parfait, si ce n’est qu’elle le trouve trop pudique. Il lui plaît pour tout le reste, mais il n’est pas le seul, car elle porte aussi ses regards sur les autres hommes de la maison. Rose, qui ne voit pas les premiers temps la pudeur d’Yves, se relâche légèrement, à force de vivre près de lui. Il lui arrive d’oublier de pousser le loquet de la salle de bains, et ainsi à risquer de se laisser surprendre, contrairement à Yves et à Irène qui n’oublient jamais. Mais Yves frappe avant d’entrer quand la porte est fermée même si le voyant indique qu’elle n’est pas verrouillée, et seule Irène peut ainsi voir Rose en petite tenue. Rose n’utilise pas la clé de sa chambre et va parfois dans la cuisine ou le salon sans s’habiller complètement. Elle ne provoque pas véritablement Yves et ne cherche pas à l’attirer dans son lit, mais elle n’a aucune répulsion. Il est comme un frère.

Yves ignore que beaucoup d’hommes sont comme lui, à réagir violemment à l’approche des femmes. Il l’a pourtant lu dans les livres sur la sexualité, mais son cerveau a oblitéré l’information. Il se classe dans les surexcités. Découvrir son sexe devant un homme ou une femme, risquerait de faire apparaître ce qu’il prend pour une tare. Il le cache soigneusement aux filles et aux garçons, et ferme sa porte à clé quand il se couche. Rose est normalement pudique. Elle ne se montre pas à Yves, mais avec Irène, elle n’est pas très gênée. Irène a la même tendance. Les femmes ne la gênent pas, mais elle est réservée et évite de se faire remarquer. Avec Yves, elle constate à des petits signes, que, quand Rose se laisse aller, Yves n’est pas à son aise et semble choqué. Elle n’en parle pas à Rose, mais s’interpose de manière innocente pour que Rose ne s’approche pas d’Yves quand elle voit que ses vêtements sont un peu relâchés. Ne voulant surtout pas déplaire à Yves, Irène adopte une tenue ne découvrant que ce qui s’observe habituellement. Elle conseille le même genre de vêtements à Rose. Irène ne ferme plus la porte de sa chambre, car elle a compris que c’est inutile et qu’Yves ne viendrait jamais la déranger au lit. S’il le faisait, elle serait étonnée. Ainsi, Yves protège les filles des autres garçons, et Irène protège la pudeur d’Yves, mais ils ne se le disent pas.

Quand les filles sortent, Yves se propose pour les accompagner. Dans les magasins, il les suit stoïquement, et porte les paquets. Quand c’est pour le jogging, cela lui coûte, car il n’est pas sportif, mais il fait son possible pour être avec elles et être à leur service. Elles disent oui, bien qu’il ait moins de souffle qu’elles et qu’elles soient obligées de ralentir. Élise se joint parfois à eux quand son mari n’est pas disponible. L’interphone est pratique pour prendre contact. Pour la piscine, par exception, Yves n’est pas chaud, mais Rose y irait volontiers. Irène réfrène les envies de son amie, préférant justement être accompagnée dans ce cas. Elles y vont avec Élise, Thomas et même Guy, Denise ou Zoé. Comme elles ont alors un chaperon, Yves ne se sent pas obligé d’y aller ; il aurait du mal à s’exposer en maillot de bain, et d’ailleurs, il n’en a pas.

Élise apprécie de plus en plus Irène, et elle l’invite souvent, avec ou sans Yves, à des activités communes. Guy et Zoé surveillent de loin. Quand Yves a besoin de quelque chose, ils sont là, et le comportement d’Yves et des filles les satisfait. Ils progressent régulièrement dans leurs études. Yvonne reçoit des rapports élogieux de Guy sur son fils qui ne sont pas surfaits.

* ° * ° *

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Élise, constatant la pauvreté des habits d’Irène et Rose, les entraîne à aller fouiller dans les restes de Marie. Tout a déjà été exploité, et surexploité par les membres féminins de la maison. Les belles pièces sont parties. Irène et Rose ne font pas la fine bouche. Elles trouvent, et Élise leur passe la machine à coudre, dont Zoé s’empresse de leur expliquer le fonctionnement. Elles coupent, taillent, recoupent, cousent, bordent, surfilent et brodent. Leur garde-robe s’étoffe notoirement, et elles sont pleines de reconnaissance. Dans les restes de Marie, il y a beaucoup de maillots de bain. Ils ne sont plus à la mode. Ils n’ont pas la coupe de ce qui se fait maintenant, et les seins, comme sur les robes, sont très couverts, car Marie évitait les décolletés. Les deux filles se moquent de la mode, mais elles font les retouches nécessaires, car elles n’ont pas envie de se distinguer des autres et de se faire ainsi remarquer. Pour Irène, ce qu’en pense Yves est moins important que de se fondre dans la masse et passer inaperçue. Elle estime que ce qui est courant dans les rues n’est pas choquant. Elle limite Rose à ce qui est ordinaire et sans fantaisie. Yves ne fait pas de remarque et doit bien s’habituer. Il n’ose pas les réprimander comme sa mère.

Irène est plus fine que Rose. Elle voit chez Guy que la place ne manque pas et qu’il y a des chambres libres. Pourquoi son parrain ne lui en a-t-il pas donné une, alors que manifestement, il est toujours accueilli à bras ouverts, et qu’il peut tout faire chez Guy ? Elle a vite fait de comprendre, que là, la pudeur n’est pas habituelle. Devant Yves, rien à dire, et devant elles, rien non plus : les tenues sont correctes. À quelques réactions des enfants, remis très vite dans le droit chemin, elle sait pourquoi Guy n’a pas pris Yves chez lui. Elle est d’accord sur la façon de faire. Elle aide de son mieux à ce qu’Yves ne rencontre pas ce qui le perturbe. Elle constate d’ailleurs que quand elle est avec Élise sans Yves, celle-ci ne se gêne pas autant. Guy et Zoé perçoivent qu’Irène n’est pas dupe de leur attitude pudique devant Yves et qu’elle les soutient en faisant de même. Ils la remercient intérieurement de son intelligence.

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Maman,

Je voudrais être avec toi, pour éloigner ceux qui te veulent du mal. Je passerai les vacances avec toi. Ici, je suis avec deux filles qui font les mêmes études que moi. Nous sommes tous les trois au niveau pour l’examen. Elles sont gentilles comme toi, et aussi fragiles que toi. Je fais de mon mieux pour les protéger des mauvaises rencontres, sans leur dire, car elles n'ont pas l'air de s'en soucier. Parrain est aux petits soins avec moi. Il m’a installé de façon royale, et j’ai toutes les commodités. Je vais souvent chez lui, et ils s’occupent tous de moi. Élise, la fille de Guy, me demande de sortir avec elle de temps en temps, et Denise, une des femmes de chez Guy, parle souvent avec moi. Zoé, la bonne, n'est pas comme une bonne, sauf qu’elle fait tout et parle comme une bonne. C’est elle qui me fait le plus penser à toi, bien qu’elle soit jeune.

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Chère amie,

Mon filleul Yves est avec nous depuis plusieurs mois. Vous pouvez être satisfait de votre fils. Ses résultats scolaires sont très bons. Il s’adapte aussi à sa nouvelle vie. Il n’a pas rejeté les deux filles qui sont dans l’appartement avec lui. Je les trouve très bien. Elles travaillent ferme, comme lui. Elles n’osent pas aller dans son lit. Si cela arrivait, il aurait là des compagnes idéales. Irène est celle que je préfère, car elle est fine est intelligente, mais Rose n’est pas à dédaigner. On est loin d’un rapprochement. Yves est bloqué. Je le vois quand il est avec nous. Il se rigidifie quand il aperçoit un peu de peau, même sur les enfants. Irène s’en est aperçu, car elle le protège manifestement, en l’éloignant de ce qui le gêne. Il n’est pas encore adulte de ce côté-là, mais dans la mesure où il vit avec les deux filles, il y aura certainement de l’amélioration dans l’avenir.

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Cher ami,

Je vous remercie pour tout ce que vous faites pour Yves. C’est très bien qu’il soit avec ces filles qui ont l’air sérieuses. J’ai peur qu’il reste seul dans la vie. Moi, j’ai eu la chance de l’avoir. Je prie pour que tout se passe bien pour lui.

* ° * ° *

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Longtemps, Rose ne s’aperçoit pas de la pudeur d’Yves. Un jour, cependant, sans faire attention à la présence de celui-ci, elle enlève son pull-over pour en mettre un moins chaud, et expose un buste pourtant décent avec le soutien-gorge. Elle remarque la nette réaction d’Yves. Elle s’en ouvre à Irène :

— Yves est pudique.

— Oui. Très pudique, dit Irène. Il faut en tenir compte.

— Est-ce pour cela que tu t’habilles sans fantaisie ?

— Oui, dit Irène. Yves est gentil avec nous. Je ne peux pas faire moins que respecter ses goûts.

— Je vais faire comme toi, dit Rose.

* ° * ° *

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Cher ami ; mon seul et unique ami,

J’ai retrouvé mon fils pendant les vacances. Il me manquait, bien qu’il soit toujours pudibond, ce qui n’est pas sans conséquence. J’ai remis mes chemisiers à manches longues et les jupes que je n’avais pas encore raccourcies. Pour cela, il n’a pas changé.

Je l’ai beaucoup questionné et j’ai appris une foule de choses sur les filles qui sont avec lui et votre famille. Irène et Rose ont l’air de l’avoir apprivoisé. Il ne dit que du bien d’elles, sauf que Rose le choque un peu, mais il faut si peu de chose pour le choquer qu’il n’y a certainement rien à reprocher à cette fille. Donc, tout est bien de ce côté. Cependant, j’aurais préféré qu’il parte faire du camping avec Rose pendant les vacances, et se trouve ainsi vraiment en contact avec elle, et même partage le même sac de couchage. Il ne faut pas rêver ; à l’âge de Rose, je ne l’aurais pas fait. Elles sont trop bien. Il m’a dit qu’il ferme sa chambre à clé : c’est dommage.

J’ai été surprise de ce qu’il m’a raconté sur votre famille. Je ne vous voyais pas comme un mormon, avec vos compagnes. Ce n’est pas une critique, mais je vous croyais simplement remarié. Ce que m’a dit Yves me montre que tout est harmonieux chez vous, et que vous semblez heureux. C’est certainement mieux que ma solitude. Je vous envie d’avoir trouvé une façon de vivre très supérieure à celle d’une mère célibataire dans une région arriérée. Yves est séduit par vous. Il a besoin d’un père ; vous l’êtes presque devenu. Zoé l’éblouit par son savoir, car plusieurs fois, comme vos enfants, il lui a posé des questions difficiles auxquelles elle a su trouver la réponse. Il aime bien Denise, Élise, et tous les autres. Je vous aime aussi par son intermédiaire. Je ne pouvais pas espérer qu’Yves serait aussi bien accueilli. Il travaille bien et évolue dans un milieu idéal. J’en suis heureuse.

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Yvonne, sur le conseil de Guy, met financièrement Yves à égalité avec les filles : principalement pour la nourriture et les vêtements. Il s’y fait vite, aidé par les filles, plus expertes que lui, qui le guident dans les achats réalisés généralement en commun. Le budget est serré, mais il n’y a pas d’extra : personne ne fume, ne boit ou ne dépense inconsidérément. Les livres, le linge de maison et la pharmacie, sont fournis par Yvonne et Guy.

Irène et Rose se proposent de garder les enfants de temps en temps quand les adultes ont besoin de se libérer. Zoé y voit l’occasion de leur procurer un petit revenu. Elle les paye au tarif normal, malgré leurs protestations de vouloir simplement rendre service. Yves accepte aussi de les garder, avec ou sans les filles, avec ou sans les grands de chez Guy, car ils sont sages, obéissants, et n’ont pas besoin d’être réprimandés. Ils aiment tous pouponner avec les petits. Les enfants apprécient de retrouver avec eux la cohérence de leur milieu familial habituel, alors qu’à l’école, ils se méfient des actions désordonnées des camarades et parfois des adultes qui les amènent à se replier sur eux-mêmes. Là, Irène est une seconde Zoé et Yves une référence masculine comparable à Guy ou à Thomas. Ils s’épanouissent. Rose suit à la lettre les consignes de Zoé. Yves et Irène en respectent l’esprit. Les enfants, calmes et peu remuants apprécient leurs gardes. Une profonde amitié lie bientôt leur petit monde à celui de nos trois étudiants.

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* ° * ° *

 

 

37 La dérive d’Élise

* ° * ° *

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Marc et Damien ont grandi. Ils ont déjà fière allure. Zoé est toujours aux petits soins pour eux, surtout pour Marc qu’elle a connu tout petit. Elle ne les lave plus, comme elle le faisait quand ils étaient plus jeunes, mais elle est intime avec eux. Elle est au courant des érections qui les travaillent et ils s’en plaignent à elle. Ils voient et côtoient dans la salle de bains les femmes parfois nues de la maison, ce qui les excite. Élise, la grande sœur, se lave exprès avec eux et s’amuse à les exciter encore plus, en les frôlant et en montrant tous les recoins de son anatomie. Elle se moque gentiment d’eux :

— Vous êtes des cochons quand on voit les saletés que vous faites dans les draps.

— Vous, les filles, dit Damien, il paraît que vous faites encore plus de saletés.

— Ce n’est pas vrai, dit Élise. Avec les tampons, c’est propre. Vous, vous n’êtes pas capables d’être propres.

— Et Thomas, dit Damien, est-il propre ?

— Beaucoup plus que vous, dit Élise. Il fait cela où il faut et ne s’essuie pas dans les draps. Ce n’est pas comme vous.

— Tu n’as pas à fourrer ton nez dans nos draps, dit Marc. C’est moi qui m’occupe de les laver. On a bien le droit de s’exciter un peu. N’as-tu pas vu nos érections ?

— Si, dit Élise. Vous les montrez à tout le monde. Comment faites-vous pour vous exciter ?

— On vous regarde ou on regarde les photos quand on est au lit, dit Damien.

— Montre les photos ? C’est ça ? Les photos de Denise... et les miennes ! Vous avez pris mes photos !

— Tu en as plein, dit Marc. On n’a pris que des doubles, comme pour Denise.

— Vous auriez pu me demander ?

— Tu les aurais cachées, dit Damien, et on n’en aurait pas pour s’exciter.

— C’est ce qui vous excite ? Vous ne nous préférez pas au naturel et en trois dimensions ?

— On a à peine le temps de vous voir et vous nous chassez quand on s’approche trop près, dit Damien. On ne peut même pas vous toucher.

— Moi, je ne vous chasse pas, dit Élise. Je suis là devant vous et j’ai l’impression que vous ne vous privez pas de me regarder de près. Vous avez le nez sur moi. Je n’ai rien de spécial. J’ai un sexe comme toutes les femmes.

— D’accord, dit Damien. Toi, tu nous montres tout, mais nous te montrons aussi nos érections, et tu ne te prives pas non plus de les regarder. Tu m’as même tâté plusieurs fois.

— C’est pour sentir si c’est dur, dit Élise. Tâchez d’être un peu plus propres. Prenez un chiffon ou un mouchoir en papier. Zoé est obligée de contrôler et de nettoyer des taches qui ne partent pas à la lessive.

— Il faudrait que tu sois là pour recevoir, dit Damien. Les femmes, c’est fait pour cela.

— Moi, je sais recevoir, dit Élise, mais vous n’êtes pas assez virils pour donner convenablement. Vous n’avez que de petites érections.

 

Marc rétorque :

— Veux-tu faire l’expérience ?

— J’ai vu ce que vous valez, dit Élise. Pour que ce soit bien, il faut tenir longtemps. Je suis sûre que cela ne durera pas. Vous n’êtes même pas capables d’éjaculer au bon moment. Ce n’est pas dans les draps qu’il faut le faire. Je parie que vous ne savez pas faire avec une femme.

— Je parie que j’en suis capable, dit Damien.

— Peut-être une fois par hasard, dit Élise. Pas de façon continue.

— Si, dit Damien. Je parie que je peux continuer.

— À quel rythme ?

— Je parie, dit Damien. Je le fais avec toi deux fois par semaine au lieu de me masturber.

— Je parie avec toi, dit Élise. Tu vas perdre. Tu n’es pas à la hauteur. Attends un ou deux ans. Veux-tu vraiment essayer ? Maintenant ?

— Oui, dit Damien.

— Bon, dit Élise. Tu commences ?

— Prépare-toi, dit Damien.

— Je suis prête, dit Élise. Vas-y. Essaye.

 

Damien, un peu trop excité, se met en place, mais éjacule sur Élise avant de pouvoir la pénétrer. Elle leur dit :

— Je l’avais dit. Vous n’êtes pas encore capable. Passe-moi un mouchoir ; ce n’est pas la peine de salir. Essuie-toi aussi. La cause est entendue. Vous n’êtes pas encore des hommes.

 

Marc n’est pas de cet avis :

— Moi, j’ai envie d’essayer.

— Ce n’est pas possible, dit Élise.

— Tu ne veux pas ?

— Non, dit Élise. C’est impossible. Tu es mon demi-frère. Ce serait de l’inceste.

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Élise voit qu’ils sont déçus. Elle aussi. Un nouvel amant la tente. En faculté, elle rencontre des garçons qui lui plaisent, et elle aurait volontiers une aventure de temps en temps, mais Zoé ne donne que des avis défavorables sur les quelques-uns qu’elle est amenée à connaître. Élise, sachant que ses propres choix sont contestables, ne s’aventure pas sans avis favorable. Damien, bien qu’étant jeune, est le seul garçon disponible, sans lien de parenté. Quelques mois plus tard, de sa propre initiative, elle propose une revanche à Damien. Cette fois-ci, il n’a pas d’éjaculation précoce. Il termine encore vite, mais en elle. Elle est satisfaite d’avoir contenté Damien sans avoir particulièrement envie de recommencer souvent. Mais Damien y a pris goût et elle ne le repousse pas complètement. De temps en temps, elle va avec lui.

* ° * ° *

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Élise avoue à Thomas :

— J’ai fait une bêtise avec Damien.

— Une grosse bêtise ?

— Oui, dit Élise. J’ai estimé qu'il n'était pas capable de faire l’amour.

— Et alors ?

— Damien m’a démontré qu’il en était capable, dit Élise.

— Sur toi ?

— Oui, dit Élise. Tu ne m’en veux pas ?

— Non, dit Thomas. Je ne vois qu’une petite bêtise, car tu as fait seulement l’amour avec un homme. Je ne m’attendais pas en me mettant avec toi, à ce que tu te satisfasses de moi. Ce qui m’étonne, c’est que ce ne soit pas plus fréquent. Toi et moi avons eu d’autres amours. Que tu aimes un autre, en plus de moi, me semble normal. C’est dans la nature de beaucoup de femmes. Denise en est un autre exemple. Ce qui compte est que tu m’aimes toujours. Si tu aimes ce garçon, je peux partager ; je le faisais avec Denise. Il me semble bien jeune. L’aimes-tu ?

— Je n’en sais rien, dit Élise. Peut-être pas. J’éprouve du plaisir avec lui, mais je n’ai pas envie de continuer. Je suis prête à tout pour lui, comme pour tous ceux qui sont ici, mais je te préfère, et je préfère aussi Xavier.

— Tu n’es pas obligée, dit Thomas.

— Il lui faut une femme, dit Élise, pour son équilibre.

— Tu me fais penser que j’ai commencé avec Denise, comme Damien avec toi. J’ai trouvé cela très bien à l’époque. Tu as défloré ce garçon. Si tu continues, ce n’est pas plus mal pour lui. Il vaut mieux le quitter en douceur.

— Tu me conseilles de continuer ?

— Oui, dit Thomas. Au moins un certain temps, si cela ne te pèse pas trop. Moi, avec Zoé, je l’ai fait plusieurs fois, et c’était mieux pour elle.

— Comme moi avec Xavier ?

— Continue, dit Thomas, en attendant de trouver une autre solution.

— Quelle solution ?

— Il faut y réfléchir, dit Thomas. S’il lui faut une femme, ce n’est pas automatiquement toi, mais ce serait gênant de demander à une autre de te remplacer si elle n’aime pas Damien. Je partirai demain pour un stage. Tu vas pouvoir te consacrer à Damien et résoudre ton problème. Tu seras moins seule.

* ° * ° *

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Thomas dit à Élise :

— Je suis revenu depuis trois jours, et tu ne me dis rien sur tes amours avec Damien. Y prends-tu plaisir ?

— Physiquement, dit Élise, j’apprécie quand il ne me rate pas. Je n’ai pas envie de continuer.

— Ne l’aimes-tu pas un peu ?

— Si, dit Élise. Je l’aime bien ce gamin, et j’avoue que je l’ai cherché, comme j’avais cherché Xavier et toi. Je me lave souvent en même temps que lui et Marc, et je souhaite les rencontrer, comme je fais avec toi. J’aime me montrer à eux pour voir comment ils me regardent. Je vois alors le pouvoir de séduction que j’ai sur un homme. C’est plus fort que moi. Ils me désiraient en toute innocence sans doute. Je les ai vus plusieurs fois dans la salle de bains se mettre en érection en me regardant. Je les ai provoqués, et j’avais envie qu’ils me demandent de coucher avec eux. C'est un engrenage. Comprends-tu ? C’est moi la fautive.

— Je me mets à ta place : c’est la nature... N’est-ce pas trop lourd ?

— Non, dit Élise. C’est facile. Le plaisir vient quand ça marche. Mais il n’y a que toi que j’aime vraiment. Comment faire pour arrêter ? Je ne sais pas comment le quitter.

— Comment as-tu fait avec Xavier ?

— Je l’ai passé à Zoé, dit Élise. J’avais bien pensé à Denise, mais tu étais avec elle.

— C’est peut-être à tenter, dit Thomas. Elle n’a personne. Est-il gentil ?

— Il est comme toi, dit Élise.

— Alors essaye, dit Thomas. Il est possible qu’elle l’aime, mais n’insiste pas si tu vois qu’elle refuse.

* ° * ° *

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Élise dit à Zoé :

— Je vais te demander un service, Zoé. Je me suis mise dans le pétrin. Il n’y a que toi pour trouver la solution et m’en sortir. Je ne sais pas ce qui est bien.

— Je ferai pour le mieux. Dites-moi.

— Voilà, dit Élise. J’ai promis à Damien de coucher avec lui. Je suis obligée de le faire si personne ne prend la place. J’ai commencé avec lui, mais je ne souhaite pas continuer. Il faudrait que quelqu’un puisse aller avec lui.

— Est-ce obligé ? Il est bien jeune.

— Si je ne trouve personne, ce sera moi, dit Élise. Je suis moralement obligée.

— Il lui faut donc une femme.

— Qui est la plus indiquée ?

— Celles qui l’aiment et qu’il aime, dit Zoé.

— Marguerite ?

— Votre sœur sort à peine de l’enfance, dit Zoé. Laissez-la grandir. Elle ne s’occupe pas des hommes. Ne la poussez pas. Elle nous dira quand elle en aura envie.

— Il y a Irène et Rose.

— Mesdemoiselles Irène et Rose ne sont pas prêtes à se mettre à l’amour, dit Zoé. Il serait plus logique qu’elles choisissent Monsieur Yves. Il reste Madame Léa et moi. Pour Madame Léa, il faudrait que Monsieur Guy lui dise ; il ne le fera pas. Je suis la seule à pouvoir le faire.

— C’est ce que je pensais, dit Élise. Veux-tu me remplacer, comme tu as fait pour Xavier ? Je sais que tu l’aimes bien. Il est gentil comme Thomas et Xavier. Tu te souviens de Thomas ? C’est comme avec lui. Il n'est pas méchant du tout. Fais-le pour moi.

— Madame Élise, dit Zoé, Monsieur Damien est presque mon enfant. Il a eu tort d’aller avec vous. Il vaudrait mieux qu’il aille avec une personne qui l’aime et que vous alliez avec Monsieur Thomas. Il ne vous aime pas particulièrement. Il n’est pas fixé sur la femme qu’il aimera. Il sait très bien que vous n’êtes qu’une passade. Il ne gagne que du plaisir physique avec vous. Monsieur Thomas m’a dit que vous l’avez relancé jusqu’à ce qu’il puisse faire l’amour avec vous. Si quelqu’un l’aimait beaucoup, je serais la première à l’orienter vers cet amour, mais ce n’est pas le cas.

— Tu l’aimes, dit Élise, et il t’aime. Tu es allée avec Xavier, dit Élise. Lui, c’est pareil, et tu ne couches avec personne.

— Oui, dit Zoé. J’aime. J’aurais du plaisir avec Monsieur Damien, comme avec d’autres. Ce n’est pas une raison pour vous suivre dans vos amours de fille écervelée. Je l’ai fait une fois avec Xavier, et je ne vous le reproche pas, car j’étais prête à le prendre, mais pas cette fois-ci. Je ne couche pas avec mon enfant. Je suis une mère pour lui, tout comme Blanche et Léa. J’aurais l’impression de commettre un inceste avec lui si je vous suivais. Je ne construis pas sur du sable. Vous avez attiré Damien à vous. Ne vous déchargez pas de lui sur d’autres sans avoir la certitude que tout se passera bien.

— Justement, dit Élise, c’est ce que je cherche en voulant te le confier.

— Monsieur Damien n’a pas encore trouvé la fille qu’il lui faut, dit Zoé. Ce n’est ni vous, ni moi. Je ne vous reproche pas de faire l’amour avec lui. Vous ne pouvez pas vous empêcher d’aimer plusieurs hommes et de les essayer. Je préfère que ce soit lui plutôt que ceux qui vous tournent autour.

— Je demande ton avis, dit Élise. Tu m’as toujours dit que tous les hommes de la maison sont bien. Avec lui, je ne commets pas d’inceste.

— Je vous reproche de vouloir le quitter sans vous préoccuper de ses désirs, dit Zoé. Ne cherchez pas d’échappatoire, Madame Élise. Vous êtes responsable de l’avoir attiré à vous. Vous ne devez pas faire de mal à Monsieur Damien. Ne reprenez pas ce que vous avez donné. Il a maintenant besoin de vous, même si ce n’est qu’un peu. Voyez avec Monsieur Thomas comment arranger les choses. Je crois que vous êtes condamnée à le suivre un certain temps, jusqu’à ce qu’il vous quitte de lui-même.

* ° * ° *

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Denise dit à Guy :

— Ta fille est allée se donner à Damien. Je ne sais pas ce qui lui a pris.

— À Damien ?

— Oui, dit Denise. C’est Thomas qui me l’a dit. Il paraît qu’elle fait l’amour avec lui et qu’elle ne sait pas s’en dépêtrer.

— Damien est encore un enfant, dit Guy. Ce n’est pas bien de la part d’Élise. En veut-elle à Thomas pour faire cela ?

— Non, dit Denise. Thomas dit qu’elle l’aime et qu’elle l’a fait par réflexe, que cela a été plus fort qu’elle et que, maintenant, elle cherche à en sortir, mais ne sait pas comment s’arrêter.

— Elle ne sait pas lui dire non ?

— Elle est à sa merci, et il en profite, dit Denise.

— Il faut arrêter cela, dit Guy.

— Vois-tu comment ? Damien est un peu trop grand pour que tu lui donnes la fessée, dit Denise, et l’occasion est trop belle pour lui de faire l’amour. Il fait comme toi tu as fait avec Elsa, et moi avec Thomas. C’est Élise qui a commencé. C’est à elle de s’en sortir.

— Que peut-on faire ?

— Pour le moment, rien, dit Denise. Damien prend du plaisir, mais il faudra trouver une solution à terme.

* ° * ° *

 

 

38 Guy et Zoé

* ° * ° *

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Blanche dit à Guy :

— J’ai discuté avec Léa et Denise. Il faut faire quelque chose pour Zoé. Elle va bientôt accoucher. Elle n’est plus avec personne depuis que Xavier est parti. Il n’y a qu’une chose qu’on puisse faire, et cela dépend de toi.

— Quoi donc ?

— Tu devrais aller avec Zoé, dit Blanche.

— Zoé va-t- elle accepter ?

— Ne t’es-tu pas encore rendu compte qu’elle ne demande rien d’autre ?

— Si elle m’aime, dit Guy, pourquoi est-elle allée avec Xavier ?

— Tu es bien un homme, dit Blanche. Zoé a besoin d’amour, comme nous. Jusqu’à maintenant, elle n’en a recueilli que des bribes. Il n’y a que toi pour la stabiliser : on ne va pas aller chercher Thomas. C’est Élise qui a commencé avec Xavier. Elle s’est déchargée sur Zoé. Ta fille est une aguicheuse et c’est Zoé qui a payé.

— Après les garçons, dit Guy, nos filles vont arriver à l’âge des amours. Que vont-elles nous réserver ?

— Elles savent tout de la contraception, dit Blanche. Comme Marc et Damien ont montré plus d’une fois leurs pénis en érection, elles ne seront pas surprises. Elles ont lu les livres sur la sexualité. Marguerite m’a posé des questions sur les positions à prendre. J’ai acheté un livre. Je lui ai montré les deux ou trois que nous utilisons et que je trouve bien suffisantes ; il y en a une centaine dans le livre. De la pure fantaisie.

— Vont-elles faire comme Élise ? Toutes les femmes sont-elles comme elle au début ?

— Elles sont moins délurées, dit Blanche. Il n’arrivera rien de fâcheux... Marguerite est très sensible. Elle sursaute quand on la touche.

— J’ai remarqué, dit Guy. Elle est comme sa mère. Je vais lui en parler.

* ° * ° *

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Guy dit à Denise :

— Je pense aux enfants qui n’ont pas de père. Je vais reconnaître celui de Zoé et Xavier.

— Ce sera bien pour lui, dit Denise. Si c’est une fille, ce sera Zita.

— Pour Zita, dit Guy ? Je ne couchais pas avec Zoé. Élise et Thomas le savent.

— On va leur dire ce qu’il faut dire. Tu couchais avec elle pour tout le monde, depuis toujours, dit Denise, et c’est ce que tu aurais dû faire.

* ° * ° *

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Guy dit à Blanche :

— Zoé a-t-elle de quoi payer pour Zita ? C’est bien toi qui tiens les comptes de Zoé ?

— Oui, dit Blanche. Mais elle contrôle.

— Est-elle capable de bien contrôler ?

— Aussi bien que toi et moi, dit Blanche. J’ai fait comme avec toi. Je lui ai enseigné les rudiments de l’économie. Elle m’a bien écoutée. Elle n’est pas bête du tout. Elle m’a demandé des livres qu’elle lit le soir. Je l’ai questionnée. Elle a bien compris. J’ai même été étonnée de voir qu’elle n’est pas arrêtée par les formules.

— Cela ne m’étonne pas, dit Guy. Je lui ai procuré un livre d’algèbre quand elle a voulu pouvoir suivre ce que faisait Élise et contrôler. Elle m’a montré son cahier. Elle avait fait tous les exercices du livre, et pratiquement sans faute. Un système de trois équations à trois inconnues ne lui fait pas peur. Calculer est pour elle un plaisir. Chez les commerçants, elle ne s’en laisse pas conter et elle fait réciter les tables d’addition et de multiplication aux enfants. Je lui ai passé un livre sur les différentielles et les intégrales. Elle adore la logique. Elle se régale. Elle dépasse en mathématiques ce que savent mes élèves. Je n’ai aucun mal à lui parler de physique.

— Elle fait des fautes d’orthographe en écrivant, mais elle raisonne bien, dit Blanche.

— C’est difficile d’être bon en tout, dit Guy. Elle est consciente de ses lacunes. Il ne faut pas la rejeter pour cela, d’autant plus qu’elle cherche à les combler. Je trouve que ceux, qui, comme trop souvent à la télévision, se glorifient de ne pas comprendre les mathématiques et fustigent ceux qui font quelques fautes d’orthographe ou de français, exagèrent. Ils voient la paille et pas la poutre. Il n’y a pas à privilégier telle ou telle discipline pour juger de l’intelligence. Zoé est très intelligente, même si elle ne maîtrise pas l’orthographe.

— Moi, je lui laisse gérer son patrimoine, dit Blanche. Je n’ai rien à redire. Elle est douée pour cela. Elle me demande encore de contrôler, mais c’est pour la forme.

— A-t-elle beaucoup d’argent ?

— Elle a augmenté son capital cette année de ce que je lui donne sans prendre beaucoup de risques, dit Blanche.

— En déduisant l’inflation ?

— Oui, dit Blanche. Elle est plus riche que Denise, qui a trois enfants dont un à charge complète.

— Denise a-t-elle ce qu’il faut ? Elle refuse toujours que je lui paie quelque chose, dit Guy.

— Sois tranquille, dit Blanche. Elle n’est pas dépensière. Elle ne manque de rien. J’y veille. S’il lui manquait quoi que ce soit, je tirerais la sonnette d’alarme.

— Et Léa ?

— Léa me fait confiance, dit Blanche. Elle est un peu plus riche que Zoé.

— On pourrait presque ne plus travailler, dit Guy.

— Il vaut mieux travailler, dit Blanche. En cas de guerre ou de crise grave, le capital peut disparaître, même s’il est très bien géré, et nous aimons notre travail. Nous pouvons être séparés un jour.

— Je vois que tu t’occupes bien de nous, dit Guy, et pas seulement de moi. Je t’aime bien.

— Tu as changé de lunettes ?

— Oui, dit Guy. Je commence à être presbyte. Je me mets aux verres progressifs.

— Je croyais qu’on n’était pas presbyte avant cinquante ans, dit Blanche. Moi qui ai presque cet âge, je vois encore assez bien.

— C’est parce que je suis hypermétrope, dit Guy. J’ai de l’avance. Je ne voyais plus le compteur de vitesse de la voiture et je devais me mettre de plus en plus loin de l’écran de l’ordinateur. L’ordinateur est un très bon révélateur des défauts des yeux. J’avais aussi du mal à corriger les copies. Sans les lunettes, je ne peux plus rien faire, et je suis bon pour la retraite : je serais obligé de ne plus travailler.

— Vois-tu bien avec les lunettes ?

— Parfaitement, dit Guy, sauf que je vois les droites un peu courbes et qu’il faut incliner la tête d’avant en arrière. Tu devrais t’y mettre.

— Tu as raison, dit Blanche. J’ai du mal à voir de près. Je vais faire comme toi. Que penses-tu des lentilles cornéennes ?

— C’est principalement pour la myopie et l’hypermétropie, dit Guy. Je ne les conseille pas pour nous. Les verres progressifs sont préférables, et il est bon de toujours les porter si tu veux minimiser la fatigue.

— Je suis convaincue. Vas-tu m’accepter avec des lunettes ?

— Pour moi, dit Guy, tu seras toujours la même. Ceux qui refusent de corriger leur vue sous prétexte d’esthétisme sont des idiots.

* ° * ° *

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Guy dit à Zoé ::

— As-tu besoin d’amour ?

— C’est mieux avec amour que sans amour, dit Zoé.

— Cela te manque-t-il ?

— Oui, dit Zoé. Il faut que je me contente d’y penser.

— Y penses-tu beaucoup ?

— Oui, dit Zoé, surtout la nuit.

— Rêves-tu des hommes ?

— C’est plus fort que moi, dit Zoé.

— De quels hommes rêves-tu ?

— Un peu de Monsieur Xavier, de Monsieur Thomas, de Monsieur Yves et surtout de vous, Monsieur Guy.

— Est-ce moi le principal ?

— Oui, dit Zoé.

— Depuis quand m’aimes-tu, Zoé ?

— Depuis que je vous ai vu avec Madame Marie, dit Zoé. Elle était si heureuse que je l’étais aussi. Je me mettais à sa place.

— Tu n’aimais pas les hommes avant Thomas, dit Guy. M’aimais-tu déjà ?

— Je crois, dit Zoé, et j’en ai été sûre après Monsieur Thomas.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Je l’ai dit plus tard à Madame Denise quand je me suis testé avec Monsieur Thomas, dit Zoé. Je sais que vous auriez pu faire comme Monsieur Thomas, et que Madame Denise l’a choisi. Je savais que ça ne durerait pas, qu’il repartirait vers Madame Denise. Il était mieux que je garde mes distances avec lui comme avec vous. Je ne suis pas à votre hauteur.

— Permets-moi d’en douter, dit Guy. Tu es au niveau supérieur en sciences, en économie, en cuisine, en ménage, en gestion et en finances, entre autres. Tu me dépasses dans certains domaines.

— D’accord, Monsieur Guy, mais dans d’autres vous gardez de la marge.

 — Tu vas tout faire pour la combler, dit Guy. Tu es mon égale. Veux-tu faire l’amour avec moi ?

— Aujourd’hui ?

— Pas seulement, dit Guy. Tout le temps.

— Vous êtes avec les Dames, dit Zoé.

— Elles sont prêtes à te laisser une place, dit Guy. Tu viens avec nous. Tu as assez attendu, même plus que les autres.

— Elles ont effectivement attendu longtemps.

— À peu près sept ans pour Blanche et Léa, dit Guy. Une quinzaine pour toi. La place était bien occupée. Je comprends que tu sois allée avec Xavier.

— Me pardonnez-vous, Monsieur Guy ?

— Je n’ai pas à te pardonner, dit Guy. Xavier était un bon garçon, qui méritait qu’on s’occupe de lui. Il était heureux de t’avoir. Je n’ai rien à te reprocher. Tu as toujours fait pour le mieux. Tu viens avec moi quand cela te plaît.

— Comme les trois Dames ?

— Oui, tu t’entends avec elles, dit Guy.

— Je vais avoir un enfant de Monsieur Xavier, dit Zoé.

— Ne voulais-tu pas cet enfant ?

— Si, dit Zoé.

— Tu en voulais un de Xavier. Tu l’as eu.

— Je pensais à vous quand je l’ai fait, dit Zoé.

— Alors, dit Guy, il est à moi aussi. Xavier a ma procuration a posteriori. Il me vaut. Zita sera ma fille, et tu devrais dire à tout le monde que c’est moi le père. Je l’aime déjà cette petite. La vois-tu ne pas savoir qu’elle a un père ? Je vais me faire mettre père à l’état civil. Xavier serait un bon père, mais il n’est pas là et il a d’autres chats à fouetter. Pour un enfant, il vaut mieux un père sur place qu’un père qu’il ne verra jamais.

— Vous êtes bon comme Madame Marie, dit Zoé. Je me demandais comment faire avec un enfant qui n’a pas de père.

— Comme cela le problème est résolu, dit Guy. J’ai vu avec de Blanche que tu envisages de payer entièrement pour elle. Elle m’a dit que tu l’as exigé. Comme je deviens le père, c’est à moi de payer. Tu n’auras plus à le faire.

— Les Dames paient leur part, dit Zoé. Je paie aussi la mienne.

— Bon, dit Guy. On fera comme pour elles. Je prends la moitié. Veux-tu coucher avec moi tout de suite ?

— Vous voulez coucher avec moi à cause de Zita ?

— Ce sera mieux pour elle, dit Guy. Ce serait une raison suffisante, car le père doit coucher avec la mère. Mais tu sais, à force de te regarder le matin et sachant que tu m’aimes, cela me donne des envies, d’autant plus que je te vois maintenant très bien avec les lunettes. Tu es très bien faite et tu es tellement gentille...

— Avec mon gros ventre ? M’aimez-vous un peu ?

— Beaucoup, dit Guy, et depuis très longtemps. Je l’avais avoué à Marie. Je te considérais déjà comme mon égale potentielle. Nous nous sommes aimés à peu près en même temps. J’ai hâte de te connaître de plus près. Tu peux me tutoyer.

— Vous ne voulez plus de moi comme bonne ?

— Tu vas être plus que ma bonne, dit Guy.

— Comme les Dames ?

— Oui, à égalité, dit Guy.

— Les Dames paient pour elles et leurs enfants, dit Zoé.

— Je peux payer pour toi, dit Guy.

— Je ne veux pas être entretenue, dit Zoé. Je préfère avoir mon indépendance, rester votre bonne pour gagner de l’argent et payer ce que je dois.

— Tu peux me tutoyer, dit Guy.

— Madame Marie disait qu’une bonne exprime sa déférence en ne tutoyant pas, dit Zoé. Je souhaite garder cette habitude. C’est la marque de ma fonction.

— Tu as raison, dit Guy. Je ne tutoie pas mes élèves. Tu ne serais plus la même si tu le faisais, et je t’aime bien comme cela.

* ° * ° *

 

 

 

39 Le calvaire d’Yvonne

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Élise coule des jours heureux avec Thomas. Leur amour ne vacille pas, mais elle ne renie pas Damien, car elle trouve à tous deux des points communs avec son père qu’elle continue d’admirer.

Élise n’a pas d’alliance, à l’image de son père qui n’en a jamais voulu, même du temps de Marie. Pour Guy, les bagues sont des nids à microbes, difficiles à nettoyer. Les professionnels de la mécanique n’en portent pas par sécurité. Étant bricoleur, et manipulant en plus du mercure qui dissout l’or, il a refusé d’en mettre, et ses femmes, peu portées vers les bijoux, l’ont suivi. Élise a des copains qui ne savent pas qu’elle est mariée et qui la sollicitent. Elle est fortement attirée par certains. Si elle n’avait pas la raison pour les éviter, elle aurait beaucoup d’amants. La raison les fait passer au crible de Zoé, et elle le fait aussi pour les filles. Il n’y en a que quelques-unes qui ont l’assentiment de Zoé et qu’elle emmène chez elle. La principale copine est cependant Irène, effacée mais toujours première aux examens qu’elle prépare avec Yves et Rose. Yves lui plaît : il a la timidité et les réactions de son père et Thomas. Il s’est joint au groupe des amies d’Élise, puisque Irène et Rose en font partie. L’amitié grandit entre Élise, les copines et lui. Ce petit groupe est sympathique à Denise et Thomas, ainsi qu’aux autres. Ce sont des calmes.

* ° * ° *

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Avec les années qui passent, Yves, Irène et Rose sont devenues presque inséparables. Ils mènent leurs études de concert et se quittent rarement. Ils ont l’habitude l’un de l’autre, et apprécient au plus au point de pouvoir travailler dans la tranquillité. Ils ne copient pas l’un sur l’autre. Le travail individuel qu’ils ont pratiqué avant de se rencontrer reste leur méthode principale. Ce n’est qu’en dernière extrémité qu’ils font appel aux autres. Zoé n’est presque plus sollicitée, même par Rose qui, grâce à elle, a pu rattraper un retard accumulé dans les années précédentes. Ils savent maintenant trouver sans elle ce qu’elle leur a apporté au début. La bibliothèque commune et celles du dernier étage sont bien utilisées. Elles sont abondamment pourvues de livres pertinemment choisis, et il est rare qu’ils doivent recourir à une bibliothèque extérieure. Les rapports de Zoé avec eux sont comparables à ceux qu’elle a avec les enfants de la famille. Avec les plus jeunes, elle leur apprend à étudier et à travailler avec efficacité. Quand ils sont plus grands et devenus autonomes, elle les guide encore, montre l’exemple quand c’est nécessaire, mais sans imposer de solution et sans travailler à leur place. Avec nos étudiants, elle se comporte maintenant comme avec Élise. Elle est là pour donner un avis, pour répondre à une question délicate, pour éviter qu’ils se lient à des indésirables. C’est l’aînée bienveillante sur qui on peut compter. Elle n’a pas à les surveiller, car leur comportement est exemplaire. Pour eux, Zoé est la référence, celle qui les sécurise dans leur passage vers l’âge adulte.

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Irène aborde un jour un sujet inhabituel avec Rose et Yves :

— Où en êtes-vous de vos amours ?

 

Yves aurait préféré que la question ne soit pas posée. Que répondre ? Il prend cependant les devants :

— Je n’ai pas de liaison, dit Yves. Je n’envisage pas de me marier pour le moment.

 

Irène n’a pas posé la question à la légère. Elle sonde Yves pour le comprendre. Il aurait pu sauter sur l’occasion et répondre qu’il n’était pas indifférant aux filles qui sont avec lui. Elle interprète sans se tromper : Yves est bloqué.

Rose est laconique. Elle non plus n’a pas de liaison.

— Je n’ai rien à dire, dit-elle.

 

Pour Irène, c’est clair, car elle sait que Rose n’a jamais été touchée par un garçon. Pour Yves, c’est un refus de parler, qui ne le pousse pas à se renseigner plus, car il n’a pas à s’occuper des affaires de Rose. Il retient qu’elle est comme lui, à éviter le sujet.

— J’ai connu un garçon pendant les dernières grandes vacances, dit Irène. Nous avons tissé des liens pendant plusieurs semaines. Il m’a quittée pour aller avec une autre fille, ce qui m’a sérieusement refroidie. Voilà le résumé de mes amours.

 

Yves sait que beaucoup de filles ont des liaisons. Jamais Rose ou Irène n’a amené de garçon à la maison. Il est conforté dans l’idée que ses deux compagnes ne sont pas du genre excité. Elles sont convenables, et il a raison de les protéger contre un violeur éventuel.

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Yves, Irène et Rose, passent la nuit dans leur lit, et n’y sont pas dérangés. Seule Rose fait exception les nuits d’orage. Elle a peur du tonnerre et des éclairs, dont la lumière et le bruit parviennent jusqu’à elle. Elle n’a pas parfaitement compris Zoé qui a expliqué aux trois que lorsque l’étincelle électrique qui sort des nuages rencontre une matière conductrice comme l’immeuble, elle se répartit sur la surface de celui-ci sans y pénétrer, et qu’à l’intérieur, c’est protégé. Zoé a aussi parlé de cage de Faraday et de fréquence des ondes quand on lui a objecté qu’il y avait les trous des fenêtres. Yves et Irène ont déclaré qu’ils savaient maintenant se mettre à l’abri du danger. Rose n’a pas tout assimilé, mais elle sait qu’en se plaçant près de ses camarades qui savent se protéger, le risque disparaît. D’ailleurs, quand elle dormait avec Louise, la présence de sa sœur qui n’avait pas peur suffisait pour la rassurer. Bien qu’elle arrive à se maîtriser quand c’est nécessaire, seule, elle panique, ne sachant où se mettre. Le jour, elle se rapproche de ses compagnons. Près d'eux, elle est plus calme. Irène lui ayant proposé sa compagnie nocturne quand l’orage menace, Rose se réfugie dans le lit d’Irène et termine parfois la nuit avec elle. Irène ne dit rien quand Rose se couche près d’elle et Rose n’ouvre pas plus la bouche, absorbée par sa frayeur qui reste interne. Irène comprend que Rose puisse avoir peur. Accueillir Rose ne la gêne pas, d’autant plus qu’elle est discrète et ne la réveille pas. Elle a une lampe de poche qu’elle utilise pour ne pas l’éblouir par une lumière vive. Irène est seulement tenue de ne pas fermer sa porte au verrou. Irène ne découvre souvent la présence de Rose qu’au matin, si elle sort du sommeil la première, et si l’orage est si lointain qu’elle ne l’a pas perçu.

La jeune sœur Louise de Rose vient parfois coucher avec elle, avec l’autorisation de Zoé qui a vite jaugé Louise comme ayant le bon caractère et répondant aux critères de sélection. Louise ayant à poursuivre ses études comme Rose et Irène, elle doit trouver à se loger. C’est tout naturellement que Guy propose la dernière chambre pour elle, à côté de celle d’Irène. Elle pourrait coucher avec Rose en permanence, mais Guy et Zoé estiment qu’il est bon qu’elles aient chacune leur indépendance, qu’elles puissent s’isoler pour travailler, et accueillir librement les invités de leur souhait. Louise en ayant les moyens, elle exige de payer un demi-loyer qu’elle prélève sur sa bourse.

Ce n’est pas parce que la chambre d’Irène est ouverte qu’Yves y va. Irène ne le cherche pas. Elle a discuté avec Zoé de la valeur des hommes. Zoé lui a dit qu’elle plaçait Guy en premier, mais qu’Yves et Thomas venaient très près derrière, et que tous les gens de la maison, hommes comme femmes étaient parfaits. Elle lui a dit que par contre, il valait mieux se méfier des gens de l’extérieur qui pouvaient créer des surprises même si au premier abord, ils semblaient séduisants. Guy et elle avaient appris à tester ces gens et avaient appliqué la méthode pour les recruter. Irène, qui avait été attirée par un garçon avant de venir avec Yves, et qui a vu ensuite ce garçon mal tourner, est entièrement convaincue de la justesse des dires de Zoé.

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Yves a des relations avec les femmes qui ne sont pas simples, ce qui explique sa pudeur exacerbée. Il a été élevé sans père par une mère qu’il adore. Yvonne ne l’a pas couvé. Elle a veillé attentivement à la bonne éducation de son fils. Celle-ci n’a péché que par l’isolement où ils se trouvaient, sans amis véritables à proximité. Yvonne avait quitté Pierre pour s’installer dans la maison laissée par ses parents. Les deux ans passés avec Pierre avaient été un délice. Elle pensait retrouver facilement l’équivalent parmi ses connaissances. Assaillie par les fantasmes, elle a vite sollicité un copain qui lui paraissait convenable.

 Avec Pierre, Yvonne était traitée à égalité, et elle se sentait libre. Ils étaient pratiquement toujours d’accord, ayant les mêmes tendances. Quand ce n’était pas le cas, ils restaient sur leurs positions si la raison et le dialogue ne parvenaient pas à faire basculer l’un d’eux. Mais l’un n’imposait pas ses idées à l’autre. Si les circonstances réclamaient un choix, ils tiraient à pile ou face la solution. À l’opposé, le copain imposait son point de vue sans se préoccuper de celui d’Yvonne. Elle suivait, étant conciliante, mais elle avait le sentiment de devenir progressivement une esclave, malgré des flatteries distribuées en abondance, qu’elle n’appréciait pas. Au bout de quelques jours, elle a rompu, comprenant que l’entente au lit ne suffisait pas.

 Pas encore découragée, Yvonne, peu après, a fait un autre essai analogue et tout aussi court avec un autre copain qu’elle avait pourtant soigneusement sélectionné. Celui-ci, bon croyant, voulait imposer les rites de sa religion. Yvonne avait été élevée dans un milieu croyant, mais peu pratiquant, respectant seulement quelques rites, comme les cérémonies traditionnelles. Pierre était sans religion, sans idée précise sur Dieu. À son contact, Yvonne avait évolué vers un refus des rites, que Pierre jugeait trop différents d’une religion à l’autre pour qu’ils aient un fondement sérieux autre que les besoins moutonniers de l’homme. Se retrouver avec un carcan religieux la rebutait.

Dépitée de la qualité de ce qu’elle rencontrait, et à court de bons candidats, Yvonne a regardé de loin les mâles de l’entourage et déploré d’avoir quitté Pierre. Le plaisir physique, bien présent avec les deux copains, mais, seul avantage de la liaison, n’apportait pas l’amour. Elle a fait une croix dessus, étant capable de s’en passer. Elle mesurait désormais les qualités de Pierre à leur juste valeur. Lasse de chercher l’improbable, elle s’est résignée à rester seule, avec ses fantasmes polarisés désormais sur son seul amour, débarrassés des errances vers d’autres hommes. Revenir à Pierre aurait été son souhait, mais il aurait fallu quitter son travail au lycée, faire marche arrière en sollicitant un nouveau poste dans la ville de Pierre et abandonner sa chère maison. Il ne fallait pas espérer une mutation avant plusieurs années. Avec la venue d’Yves, résultat d’une visite chez Pierre, le choix des hommes qu’elle aurait pu solliciter s’est alors considérablement réduit, car plus personne ne voulait la fréquenter et Pierre était devenu inaccessible, marié avec Hélène.

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La solitude involontaire d’Yvonne, provoquée principalement par son état de fille-mère, très mal vu dans sa province, a de l’attrait pour des gens malintentionnés. Quand Yves était petit, Yvonne se fait repérer par une bande de jeunes délinquants.

Ce sont plus des désœuvrés que de grands malfaiteurs. Ils ne volent pas, même pour le plaisir. Ce sont des fils et des filles de bonne famille, faisant officiellement des études. Ils vont suivre quelques cours dans l’année et passer une partie des examens, mais ils jouissent surtout de la liberté de ne rien faire de contraignant, les parents assurant leur entretien. Ils se réunissent au café pour discuter et boire, sortent, vont au cinéma et dans les boîtes de nuit. C’est une vie facile, mais ils s’ennuient, et l’amour les perturbe. Les deux filles de la bande ne se ressemblent pas. L’une d’elles, avec un visage couvert de boutons et un physique peu flatteur, est une permanente de la bande. En rébellion larvée contre la société, mais sachant parler, elle a pris la direction. C’est leur égérie. Ils se plient à sa volonté. L’autre, qui en fait épisodiquement partie, est jolie.

Les trois garçons de la bande s’intéressent aux filles, mais ils n’en ont pas à leur disposition. Ils restent sur leur faim. Ils ne s’abaisseraient pas à aller chercher les filles faciles, comme celles qui se vendent pour payer leurs études ou se donnent à la sortie des bals. Ils ont peur qu’elles leur passent des maladies. Ils se plaignent de ce manque de filles, et cherchent comment s’en procurer. Ils sollicitent la jolie fille qui est avec eux.

— Fais l’amour avec moi, dit l’un d’eux.

— Non, dit la jolie.

— Tu n’es pas gentille.

— Je ne suis plus libre. Si tu veux que mon copain t’en fasse passer l’envie, tu n’as qu’à essayer, mais je ne suis pas partante. Tu arrives un an trop tard.

— Parce que plus tôt, était-ce possible ?

— Si tu veux savoir, dit la jolie, j’ai connu des garçons avant le copain. Je n’en fais pas une histoire.

— Tu ne voulais pas ?

— Avec les premiers, pas tellement. Ils n’ont pas demandé mon avis.

— C’est du viol.

— C’est de notoriété publique que quand une fille se met à la portée d’un garçon, celui-ci en profite, dit la jolie. Quand on s’expose, il s’active. Si j’étais un garçon, j’agirais comme lui. Il est normal que ça arrive, et je ne vais pas lui reprocher de s’imposer quand il peut la faire. Quand je suis coincée, j’accepte et ne m’en prends qu’à moi. Si tu appelles cela du viol, toutes les filles se font violer. Il ne faut pas exagérer. La relation sexuelle a des côtés agréables. J’ai été forcée, mais pas violentée. J’en suis toujours sortie indemne. Cela surprend la première fois, mais ensuite, on s’y fait et ça se passe bien. Si j’avais été battue ou tuée, alors ça aurait été du viol. Ce qui m’est arrivé est courant. Beaucoup de copines l’ont vécu. Elles ne s’en portent pas plus mal.

— Si tu ne dis rien à ton copain, tu peux faire l’amour avec moi.

— Écoute : il a des antennes, dit la jolie. Ce n’est pas moi qui refuse, mais c’est trop dangereux. Je ne te le conseille pas, et moi aussi je peux me faire amocher. Avec une fille libre, il n’y a pas ce risque, même si elle est de mauvais poil.

— Que se passe-t-il si elle est de mauvais poil ?

— C’est qu’elle n’apprécie pas. Pour la calmer, il suffit de lui faire apprécier.

— Comment ?

— Les hommes ont un outil qui est très efficace. Moi, je n’y résiste pas.

— Tu as l’air de bien connaître les réactions des filles. Que conseilles-tu à tes copains, nous qui avons des envies ?

— Adressez-vous aux filles libres, dit la jolie. Avec celles-là, il ne faut pas hésiter. Après coup, elles constatent que c’est bon.

— Quand je demande, on me repousse.

— Il faut insister, et quand on a bu, on ne résiste pas. Et même si on n’a pas bu, quand c’est commencé, on va jusqu’au bout. Il suffit de démarrer. Vous n’avez qu’à forcer un peu sans brutaliser pour obtenir ce que vous cherchez. C’est un jeu innocent. Les filles acceptent, même si au début, elles rechignent.

— C’est faisable et sans danger ?

— Si elles sont avec un copain, elles font comme moi et se réservent pour lui. Le copain étant jaloux, il est préférable de chercher ailleurs.

— Mais comment savoir si une fille est libre ? Ce n’est pas toujours visible.

— Veux-tu que je t’en désigne ?

— Oui, dit le copain.

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La jolie fille de la bande a une idée pour prouver à ses amis que des femmes sont libres. Son père travaille aux impôts. Il lui a montré comment faire un tri avec les machines de son service. Elle en a déjà fait plusieurs. Elle se fait fort d’obtenir la liste des femmes seules. Elle leur apporte quelques jours plus tard, avec l’adresse, l’âge, les revenus, le montant de l’impôt, et le nombre d’enfants à charge. C’est une liste impressionnante de plusieurs mètres de long sur un large papier en accordéon, avec des perforations sur les bords. Elle n’avait pas le droit de la prendre, car c’est confidentiel. Elle l’a mise à la poubelle, mais elle l’a récupérée en sortant en disant qu’elle avait besoin de papier brouillon. Une des faces des feuilles est vierge.

Que vont-ils faire de la liste ? Les garçons s’inquiètent auprès des filles pour savoir si ces femmes seules ont envie de faire l’amour. L’égérie répond qu’ils n’ont qu’à essayer, et qu’en forçant un peu, comme le dit sa copine, les femmes ne résistent pas. C’est innocent et elles en redemandent. Celles qui veulent choisir doivent se mettre avec un homme. Les autres sont disponibles.

 — N’est-ce pas du viol, s’inquiète encore un garçon ?

 

Elle est catégorique, et enfonce le clou, allant dans le sens de la jolie :

— C’est peut-être du viol, mais il n’y a que les désaxées pour s’en plaindre. Une fille normale apprécie l’hommage des hommes. Il n’y a que le premier pas qui est parfois difficile à franchir. Dans la plupart des cas, la fille est vite consentante. Bien sûr, on peut tomber sur une râleuse, mais s’il n’y a pas de témoin, il est impossible pour une fille de prouver un viol, et elles sont faites pour l'amour. Avec une râleuse à l’esprit mal tourné qui veut tourner cela en viol, le garçon n’a qu’à nier de l’avoir touchée. La présence de sperme dans le vagin n’est pas une preuve. Il n’est pas possible d’en déterminer l’origine ; il n’y a qu’elles pour savoir d’où il vient. Moi-même, je ne vais pas vous dire avec qui je couche.

Cela ne changera qu’à la fin du siècle avec l’analyse génétique, mais, à cette époque, le viol est généralement impuni et tenu secret. Notre égérie délurée a l’envie folle de participer à des expéditions vers ces femmes. Elle incite les garçons à l’accompagner, sachant très bien que la plupart des femmes subissent en silence, n’ayant aucun moyen de demander réparation. Elle leur dit aussi de s’y mettre à plusieurs de façon à s’imposer plus facilement. Elle est prête à les aider. Elle aimerait bien voir cela.

Cette égérie souffre de son aspect. Elle est jalouse de sa jolie copine qui plaît aux garçons, et des autres femmes plus attirantes qu’elle. Elle en veut aux garçons de la bande de ne pas s’occuper d’elle. Elle est aigrie. La perspective de faire violer de jolies femmes par ces garçons qui se désintéressent d’elle, réveille en elle le sentiment de pouvoir se venger des injustices qu’elle subit. Elle pousse à fond dans cette direction, abusant de la naïveté et de l’aveuglement de ses copains.

Avec la double caution des copines, poussés par l’égérie, les garçons sont prêts à l’action. Dans la liste, ils éliminent en les barrant toutes les femmes ayant plus de 35 ans, les jugeant trop vieilles. Il leur reste les autres. Ils vont aux adresses indiquées et repèrent les lieux. L’absence de témoin étant une condition majeure d’impunité, ils éliminent tous les endroits qui ne sont pas favorables, comme la plupart des appartements. Ils choisissent les maisons individuelles sans voisins proches et font le guet pour déterminer les habitudes des occupants et de l’environnement. Quand une présence masculine est détectée ou celle d’un autre visiteur habituel, ils abandonnent. Ils suivent aussi la femme pour voir où elle va et qui elle rencontre. C’est une sorte de chasse à l’affût qui leur plaît : ils repèrent le gibier sans défense.

Ils hésitent longtemps avant de choisir une jeune veuve dont la maison est invisible des voisins. Mais elle est belle et attirante, et ils font irruption chez elle. Effrayée, elle leur accorde tout ce qu’ils désirent. Elle cède au nombre si facilement qu’ils en sont étonnés. Ils répètent l’opération avec une autre femme seule de 23 ans, qui est vierge, mais qui, tétanisée de peur, ne s’oppose pas aux trois garçons qui en font ce qu’ils veulent. Ils reviennent plusieurs fois, avec le même succès chez ces deux femmes, et l’un d’eux impose des fellations sous l’œil intéressé de l’égérie. Les prévisions de la jolie fille s’étant révélées justes, ils passent à une autre. C’est ainsi qu’Yvonne est sélectionnée. Elle est seule avec un jeune enfant qu’elle met à l’école. Une fille mère est plus seule que les autres, qui sont comme elle, des femmes ayant hérité de la maison de leurs parents. Il faut seulement vérifier qu’elle est bien isolée sans copain. Ils filent Yvonne pour connaître ses habitudes et ses amis. Sans relation aucune, elle est la cible idéale pour nos loubards.

Quand nos jeunes délinquants ont bien observé, ils se lancent. Ils se font ouvrir par un moyen quelconque. C’est le plus difficile, surtout après une première fois, mais leur égérie a de l’imagination à revendre pour savoir s’introduire. Ils profitent d’un retour ou d’un départ de la maison pour saisir leur proie quand elle ouvre la porte et l’entraîner à l’intérieur, et ils profitent des accès mal fermés. Ils n’ont pas, jusque-là, eu à s’imposer par la force, car les deux premières femmes n’ont pas résisté. L’intimidation a suffi. Elles se livrent encore immédiatement quand ils reviennent, sans protester. Si Yvonne ne dit rien, ils doivent la maîtriser, et elle résisterait même sous la menace d’une arme. Cela excite leur égérie qui, tel un général, supervise l’action des garçons. Elle a quelque chose à faire et elle agit. Elle dirige sa troupe pour arriver à vaincre Yvonne.

Trois paires de bras entraînent Yvonne sur le lit. Elle se tortille et résiste, repoussant toute approche. Ses premiers violeurs étaient parvenus à leurs fins en la battant pour qu’elle cède. C’est contraire aux principes des garçons. Ils ne veulent pas brutaliser, en dehors de ce qu’ils imposent de sexuel. Ils veulent relâcher le gibier en bon état. Eux sont plutôt portés vers les filles dociles, les femmes accommodantes et qui, comme les deux premières, ne se débattent pas et se prêtent à leur jeu. L’égérie est vicieuse. Elle brûlerait volontiers la peau du visage avec sa cigarette pour que les trop belles figures qu’elle contemple aient des boutons comme elle. Elle les détournerait des femmes qui s’habituent et y prennent plaisir, si eux ne préféraient pas justement celles-là. Elle a dans l’âme le désir de faire mal à celles qui sont mieux loties qu’elle, et elle sourit intérieurement de voir ses copains qui ne veulent pas d’elle, s’avilir en imposant leur volonté.

Si l’égérie n’était pas là, ils abandonneraient Yvonne, trop rétive. Elle leur remonte le moral, en leur disant de forcer un peu, mais sans succès. Yvonne ne se laisse pas amadouer par les bonnes paroles des garçons. Alors, avec une ceinture, l’égérie lie les poignets d’Yvonne qui ne peut plus que ruer. Voyant que sur le lit, c’est difficile, elle leur dit de la prendre par-derrière, pliée sur le bord de la table, les cheveux tenus par un tiers pour qu’elle ne bouge pas. Yvonne, maîtrisée efficacement dans cette position, est bien obligée de les laisser opérer. Suivant ainsi les leçons de la jolie fille, ils n’utilisent la force qu’en dernier recours avec le plus de douceur possible, et ils n’ont ainsi pas l’impression d’être des méchants, car ils savent qu’il y a les réticences du début. Après avoir difficilement ôté la culotte, ils déposent gentiment leur obole en elle, bien au chaud dans le petit nid douillet si agréable à visiter.

L’un des garçons n’est pas satisfait de ce qui s’est passé avec Yvonne. Il voulait une fellation, comme celle qu’il a obtenue avec la première femme de la liste. Yvonne lui a montré les dents. Il n’a pas voulu prendre de risque. Yvonne ne l’aurait pas mordu, n’étant, ni cannibale, ni agressive. Elle n’aurait pas ouvert la bouche. Il refuse de retourner chez Yvonne, mais les deux autres se laissent entraîner par l’égérie qui aime le gibier qui se défend. À l’occasion, elle donne un coup de main pour maîtriser Yvonne. Elle répète que les femmes font mine de protester jusqu’à ce qu’elles soient habituées. Il faut être patient et attendre qu’elles comprennent qu’ils ne leur veulent aucun mal. Ils le constatent sans ambiguïté avec les premières. Elles ont rechigné légèrement, puis elles ont évolué rapidement vers une soumission totale. Cela correspond exactement à ce que la jolie leur a dit. Ce n’est qu’avec Yvonne qu’ils constatent que l’évolution est moins rapide, mais ils ne désespèrent pas et sont patients. D’ailleurs, Yvonne ne sait pas fermer son sexe aussi bien que sa bouche, et il n’a pas de dents. Elle n’a pas de vaginite non plus. C’est par là qu’ils espèrent la convaincre. S’ils n’avaient pas leur égérie pour les guider, ils ne retourneraient pas chez Yvonne qui n’apprécie vraiment pas vite, mais qui reçoit facilement leur offrande dès qu’elle ne peut plus bouger, ce qui les persuade qu’à la longue, elle finira par apprécier.

La bande jouit d’une impunité presque totale. Après Yvonne, ils choisissent encore une autre femme seule qu’ils violent sans difficulté comme les premières. La victime porte plainte, mais, sans preuve, sans témoin, la police ne peut rien faire, d’autant plus que la plaignante, n’ayant pas ses lunettes au moment de l’agression, est incapable de reconnaître ses agresseurs. Nos loubards, au courant de la plainte par l’un d’eux, fils d’un policier, la laisse tranquille et ne cherche plus d’autres femmes seules. Ils ne seront pas inquiétés. Ils concentrent leur activité sur les trois qui ne disent rien à la police.

L’amateur de fellations se lie à la première femme de la liste en allant la voir individuellement. Il évince les deux autres garçons en se la réservant, et devint ainsi son amant unique. La seconde de la liste a un sort plus tragique. Elle déprime et se suicide. Ainsi, les deux derniers garçons n’ont plus qu’Yvonne pour apaiser leurs envies. Toujours accompagnés de l’égérie, qui a seule la volonté suffisante pour les entraîner, ils vont souvent chez Yvonne.

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Yvonne a beau faire très attention à ne pas s’exposer, elle ne parvient pas à se protéger complètement. Ils peuvent entrer facilement, car la maison est mal fermée avec des ouvertures multiples faciles à forcer. Ils connaissent aussi les heures d’Yvonne et peuvent la coincer quand elle rentre. L’égérie a récupéré des clés en fouinant. Yvonne a vite compris qu’il n’était pas possible de les empêcher d’entrer. Malheureusement pour Yvonne, ils n’ont plus les deux autres femmes à se mettre sous la dent. Les visites sont fréquentes. Cela dure longtemps, jusqu’à ce que la bande se dissolve et disparaisse, l’égérie étant partie.

Yvonne, à force de voir revenir toujours les mêmes, finit par s’habituer dans une certaine mesure. Elle n’est jamais volontaire, mais ne résiste plus que symboliquement, la résistance effective étant inutile. Elle fuirait si c’était possible, s’il la relâchait un moment, mais elle se résigne, incapable de trouver un moyen d’échapper. Il faudrait qu’elle change de domicile. Sa maison vient de ses parents. C’est pour elle, en grande partie, qu’elle est revenue dans sa province. Elle a de nombreux cousins. Elle a passé de beaux jours avec eux dans cette maison. Elle allait aussi souvent chez eux. Quand elle s’est réinstallée, en quittant Pierre, les visites ont repris comme avant son départ. Puis, elle est tombée enceinte. Les cousins ne sont plus venus et elle n’a plus été invitée. Elle s’est retrouvée seule, très seule, même à la maternité. Depuis, elle l’est toujours, avec Yves. Pendant plusieurs années, elle n’a pas connu d’hommes. Elle n’a pas rencontré quelqu’un comme Pierre. Grâce à son travail, elle a tenu. Elle aurait les moyens de s’en passer, avec la maison, les capitaux et les revenus venant de ses parents. Elle tient à ce travail, comme à sa vaste maison, si commode, si bien placée. Elle n’est pas gênée par les voisins qui ont de grands terrains avec des maisons à l’autre bout. Elle est au calme, et les cousins pouvaient faire du bruit et s’agiter sans gêner personne.

Après chaque viol, Yvonne trouve toujours un petit paquet qui est déposé près de sa porte ou qui arrive par la poste. Il est généralement dupliqué : deux boîtes de chocolats, de biscuits ou de pâtes de fruits. Parfois les hommes déposent le paquet ou des fleurs, chez elle, avant de partir, mais à l’insu de l’égérie. Comment interpréter ces cadeaux ? Ils viennent des hommes. Veulent-ils l’acheter ? Elle n’est pas à vendre. Veulent-ils l’amadouer ? Elle refusera toujours de céder sans une résistance minimale. Yvonne n’utilise pas la communication par cadeaux. Elle estime qu’ils sont rarement faits à bon escient en ce qui concerne leur utilité, que le receveur fait bonne mine, mais qu’il n’en a que faire le plus souvent, et que c’est de l’argent dépensé inutilement. Elle sait aussi que de nombreuses personnes ne peuvent s’empêcher d’en donner, et que c’est pour eux une obligation sociale. Cela exprime donc pour ces hommes, une certaine considération pour elle. Yvonne préférerait ne pas être violée et ne pas recevoir de cadeaux. Elle a envie de les jeter, de refuser tout ce qui vient d’eux, mais elle ne gaspille pas, et Yves est assez gourmand pour tout manger. Ils finiront tous dans son estomac.

Les deux violeurs ont une femme avec eux, l’égérie qui les dirige. Quand elle ordonne, ils font. Il n’y a que quand elle veut faire mal qu’ils l’arrêtent. La femme l’a saisie une fois sans ménagement par les cheveux : ils lui ont fait relâcher la prise, en douceur. Elle est méchante. Quand Yvonne la regarde, la femme lui tire la langue et fait la grimace. Que font ces hommes avec cette femme ? Elle estime que ce sont des faibles qui se laissent mener par le bout du nez. Elle en veut plus à la femme qu’aux hommes. Elle voit bien que sans la femme, ils la laisseraient tranquille. Cette femme les relance constamment pour qu’ils aillent jusqu’au bout. C’est elle qui lui attache les mains. C’est la responsable, la violeuse, et non les hommes qui ne sont que ses instruments innocents. Yvonne pardonne dans une certaine mesure à ces inconscients, mais pas à la femme. Elle prend les précautions d’usage pour ne pas être enceinte. Elle patiente, fait le gros dos en attendant que l’orage passe, espère qu’ils se lasseront et qu’elle retrouvera la paix dont elle a joui pendant de nombreuses années.

Yvonne ne veut abandonner ni son travail, ni sa maison, même en subissant ces hommes. Elle n’est pas trop maltraitée. Elle compare avec les viols qu’elle a subits auparavant. Ceux-ci sont presque tolérables. Ces hommes n’ont pas la brutalité de ceux qu’elle a subis quand elle était plus jeune ; elle n’a jamais un bleu ou une égratignure. Elle leur trouve un reste de bonnes manières. La seule violence vient de l’égérie, et les hommes la tempèrent. Le caractère d'Yvonne a l’avantage qu’elle est capable de surmonter son dégoût. Elle est pragmatique. Elle n’est pas traumatisée comme la deuxième femme de la liste qui s’est donné la mort. Elle ne fait pas une montagne de ces viols. Elle supporte une relation sexuelle neutralisée par la contraception, et exempte de sadisme et de cruauté. Yvonne, tout en affirmant nettement son désaccord par une attitude sans équivoque, se plie à ce qu’on lui impose quand elle ne peut échapper, et n’est pas affolée par les pénétrations, car les hommes procèdent normalement. Sensible, elle se cabre instinctivement sous l’effet de la verge qui la travaille, et jouit de son action jusqu’à en défaillir. Les premières fois, révoltée, son comportement a été erratique, mais l’habitude est vite revenue avec les réflexes hormonaux et le plaisir. Séparée de Pierre, elle souffre d’un manque d’amour qui se révèle en ces moments. Elle constate que l’action des violeurs, relativement douce, comble un besoin manifeste. Son corps est avide et réagit comme du temps de Pierre. Objectivement, elle éprouve du bien-être physique. Le plaisir est là, imposé par sa nature. Souvent réceptive, elle va jusqu’à l’orgasme quand l’homme s’attarde. Elle estime qu’elle n’a pas à avoir honte de réactions physiques, sommes toutes naturelles puisqu'elle a expérimenté qu’elle avait les mêmes avec Pierre et les copains. Quand cela se produit, elle reste silencieuse et, ne voulant pas le montrer, dissimule de son mieux l’abandon qui l’envahit. Occupés dans son dos, ses violeurs ne le remarquent pas, car ils la maintiennent à plat ventre, immobilisée sur la table, et elle n’a pas à bouger. Maintenant, la raison l’emporte, et quand elle subit, elle abandonne son corps en le déconnectant le plus possible de son cerveau, attendant d’être libérée et que tout redevienne normal. Contrairement à d’autres femmes, elle ne s’enferme pas dans une attitude de victime. Bien que contrainte, elle estime ne subir aucune violence physique réelle, n’être pas atteinte dans son corps, simplement visité. Mais elle est farouchement opposée aux violences morales et se considère violée par la femme. Elle refuse toujours ouvertement de se livrer et ne souhaite pas que tout cela perdure.

Yvonne finit par apercevoir une voiture de la bande, et en retenir le numéro. Il serait facile, à la police de les identifier, de les filer, de les prendre sur le fait, par exemple en cachant des policiers chez elle, et de neutraliser les violeurs. Elle ne s’y résout pas. Son expérience antérieure de la police la dissuade. Autant, elle cherche à se défendre, autant elle ne se résout pas à attaquer. Elle juge qu’il est préférable de patienter. Il y aurait un procès où elle serait impliquée. Les deux hommes seraient punis, et non la femme, la véritable responsable. Elle veut vivre dans le calme, et elle espère qu’ils se lasseront. Le procès ne lui apporterait qu’une publicité de mauvais aloi s’ajoutant à son état de fille mère.

À force de recevoir le trio et d'écouter les paroles qu'ils échangent, Yvonne fini par en savoir beaucoup. Les hommes n'ont qu'elle pour se satisfaire, et ils sont heureux de l'avoir. L'égérie les conduit à elle comme le taureau à la vache ou la lapin à la lapine. Ces hommes se conduisent comme des animaux. Ils ne doivent pas être très intelligents. Heureusement, ils sont gentils, et quand leur sexe la pénètre, c'est délicieux. Après le rituel de résistance destiné à l'égérie, elle attend avec sérénité les pénétrations et s'abandonne alors sans complexe dans le plaisir. Elle pardonne de plus en plus, car ils ne cherchent pas à faire mal. Si les hommes venaient seuls, sans l'égérie, et lui demandait de s'offrir, elle serait presque prête à leur faire une charité qui ne lui coûte plus. Ainsi, les prévisions de la jolie se vérifient en partie avec elle. Celle-ci avait prévu la soumission par le plaisir. La première femme seule a rapidement accueilli les hommes de la bande à bras ouverts. Yvonne accepte aussi de se donner, mais le plaisir qu’elle éprouve ne la fait pas changer d’avis. Elle attribue son plaisir physique, non à un homme particulier, mais aux hommes en général, et à sa réceptivité. La relation sexuelle réussie n’entraîne pas son amour. Elle n’aime pas les hommes pour cela. Son amour véritable, autrement plus important à ses yeux que le banal amour physique, reste pour Pierre.

L'intervention des violeurs est un intermède important de sa vie de recluse, mais elle minimise son importance et tiendra le temps qu’il faudra.

* ° * ° *

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Yvonne est violée une fois devant Yves. Alors qu’Yvonne maintenait toujours sa maison fermée, il a ouvert à une femme qui approchait de la porte. Celle-ci s’est précipitée sur lui et l’a saisi pendant que deux hommes attrapaient sa mère. Il s’est débattu, mais la femme lui a administré une formidable gifle qui lui a fait voir 36 chandelles. Il a pleuré en silence et n’a plus résisté. Entre ses larmes, il a vu les hommes plier sa mère sur le bord de la table. L’un d’eux la retenait par les bras en la tirant pour qu’elle reste le devant du corps plaqué sur le dessus de table et les pieds encore par terre. L’autre homme a soulevé la jupe et agrippé la culotte pour la descendre, ce qu’il n’a pas réussi à faire, Yvonne gardant les jambes écartées.

Ce n’était pas la première fois qu’Yvonne se faisait violer par cette bande, car ils venaient plutôt quand Yves n’était pas là. Ils procédaient maintenant avec un rituel qu’elle commençait à bien connaître. L’égérie avait conseillé la méthode de la table. En la maintenant par les cheveux ou les bras, une fois liée, elle n’arrivait pas à s’échapper. Yvonne cherchait toujours à le faire, mais elle n’y était arrivée qu’une fois, en profitant d’un relâchement de l’homme qui la tenait par les bras, et elle avait été vite remise en place. Cela ne se produisait plus, car l’égérie surveillait, et Yvonne ne gaspillant pas ses forces en ruades inutiles, la résistance était déjà devenue symbolique. Pour la culotte, sachant que celle-ci était destinée à être enlevée ou au moins abaissée, elle aurait pu facilement favoriser le passage des jambes, mais elle s’y refusait, mettant un point d’honneur à bien monter qu’elle n’était pas consentante. Elle aurait mis volontiers un pantalon pour se protéger, au lieu des robes et des jupes, si ce n’était mal vu au Lycée. La culotte, solide, ne se déchirait pas et ils avaient eu toutes les peines du monde à lui ôter la première fois. Pour enlever la barrière en tissu, l’égérie avait amené une paire de ciseaux, et désormais, elle coupait. C’était devenu un automatisme auquel elle procédait toujours de la même façon. Elle fendait entre le passage de jambe et la ceinture, à gauche et à droite, avec une rapidité étonnante. Le pan arrière de la culotte tombait et dégageait le sexe. Quand Yvonne sentait le froid du métal glissant sur sa peau, c’était l’égérie qui la violait à ce moment-là.

Pendant que l’égérie procédait à la coupe, elle avait donné la garde d’Yves à l’homme puis l’avait reprise. Yves a alors découvert le derrière de sa mère. Yvonne ne lui avait jamais montré, mais il n’a pas eu le loisir de bien observer à travers ses larmes. L’homme a occulté la vue avec son propre derrière, et a donné des petits coups avec son ventre sur les fesses de sa mère. Au bout d’un certain temps, il a échangé sa place avec l’autre homme. Enfin, ils sont partis avec la femme. Yvonne est venue tout de suite le prendre dans ses bras, pour le consoler de sa gifle. Elle pleurait aussi, ce qu’il ne l’avait jamais vu faire. Il a cru à ce moment-là qu’elle pleurait pour lui, ce qui n’était pas complètement faux. Il était marqué par sa gifle et il en a parlé souvent à sa mère. Elle lui a dit que ces personnes allaient revenir, qu’ils avaient pris sa clé, et qu’il valait mieux qu’il aille dans sa chambre s’il les voyait arriver. Elle irait ensuite le faire sortir. Comme cela, il ne recevrait plus de gifles. Il a suivi le conseil, et ne s’est plus fait gifler. L’égérie veillait à éviter la présence d’Yves.

Quelque temps plus tard, Yvonne a jugé qu’il était capable de comprendre. Elle a expliqué qu’elle s’était fait violer, ce qu’il faisait réellement avec leur sexe dans le sien, qu’ils étaient venus pour elle, et qu’ils revenaient de temps en temps. Yves les gênait ce jour-là. Il avait reçu la gifle à cause de cela et elle ne pleurait pas uniquement pour lui. Les hommes ont envie de violer les femmes, et il en résulte des violences. Souvent les femmes sont battues comme il l’a été, parce qu’ils avaient envie d’elle. Plus tard, quand il sera grand, il aura envie des femmes comme ces hommes, et il aura des enfants. Il faudra qu’il ne brutalise pas. Yves a demandé si elle avait eu mal. Yvonne lui a dit en lui caressant la joue que l’amour est comme cette caresse, et que le viol est comme la gifle qu’il a reçue. Il faut aimer pour ne pas avoir mal. Elle n’aimait pas ces hommes. Yves a compris que sa mère avait pleuré parce qu’elle avait comme lui profondément souffert. Spontanément, il lui a promis de ne jamais violer les femmes. Elle l’a embrassé sur le front.

Yves a remarqué un jour que sa mère réparait des culottes à la machine avec un point élastique. Elle recousait des dégâts qui ressemblaient à ceux qu’il avait observés le jour du viol. Il est allé inspecter les affaires de sa mère. En dehors de plusieurs culottes neuves non encore déballées et de quatre ou cinq culottes coupées en attente de réparation, sur la douzaine de culottes mettables empilées dans un tiroir, il n’y en avait pas une qui ne soit réparée plusieurs fois. Économe, Yvonne avait posé des bandes aux endroits cisaillés sur la plupart des culottes, la couture directe ne devenant plus possible après plusieurs réparations. Dans la boîte à chiffons, il y avait principalement des morceaux de culottes et de bandes, avec des traces de raccommodage tellement superposées qu’il était fallacieux de vouloir les compter. Cela en disait long sur le nombre de fois qu’Yvonne avait été violée.

Plus tard, avec l’âge, Yves a compris progressivement. Il a été effrayé de la bestialité des violeurs et de ce que sa mère subissait. Il n’a pas admis qu’elle soit considérée comme une fille publique, alors qu’il voyait bien qu’elle ne l’était pas. Très vite, il s’est posé en protecteur de sa mère, et de plus en plus à mesure que sa force grandissait, alors qu’il y avait longtemps qu’elle n’était plus inquiétée. Difficilement, ne voulant pas quitter sa mère, il a accepté d’aller poursuivre ses études chez son parrain. Yvonne ne voulait pas qu’il reste près d’elle, à trop s’occuper d’elle. Ce n’était pas sain. Elle a jugé, malgré son désir de le garder, qu’il devait voler de ses propres ailes. Elle lui a expliqué qu’en prenant la pilule contraceptive, elle minimisait les risques d’un viol possible et que l’âge allait bientôt la libérer. À la voir, n’ayant pas la fraîcheur d’une très jeune fille, mais toujours aussi désirable, il n’en était pas persuadé. Elle lui a promis de ne pas sortir les jours où les hommes boivent et font la fête. Elle a demandé à Guy, son lointain ami, d’aider son filleul. Guy l’a installé dans un appartement qu’il venait d’acheter dans l’immeuble, et lui a ouvert sa porte.

* ° * ° *

 

 

40 Yves et les femmes

* ° * ° *

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Le problème de sa naissance, tourmente Yves. Il ne connaît pas son père, et sa mère a toujours refusé de dévoiler son identité, disant qu’elle avait promis de lui cacher, et qu’elle ne se parjurerait pas. Elle lui a cependant dit qu’il n’avait pas à avoir honte de son père, et que celui-ci était un homme très bien, nullement responsable de la situation, due à un concours de circonstances comme on en rencontre dans la vie. Elle avait vécu deux ans avec lui avant de s’installer dans sa maison. Il n’était pas pleinement satisfait de ces explications, mais il n’a jamais voulu indisposer sa mère en posant des questions plus précises. Il sait compter. Yvonne n’était pas avec cet homme quand il a été conçu. Il ne voudrait pas être le fils d’un violeur, et il le redoute. Il en est presque sûr. Ses mauvais instincts ne viennent-ils pas de là ? Il met toute sa volonté à y résister. Cependant, chaque soir, il pense aux femmes, et dans sa tête, il les viole et viole encore, sans pouvoir s’en empêcher. Toutes y passent. Irène et Rose sont fortement sollicitées, mais les autres femmes de la maison défilent aussi, de Blanche à Marguerite, en passant par Zoé, Denise et Léa. Quelques filles qu’il rencontre à l’extérieur l’excitent aussi. Elles sont moins présentes. Avec ses fantasmes, sous des apparences sereines, Yves est le plus perturbé. Les filles ont des désirs plus vagues.

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Rose s’inquiète auprès d’Irène de la venue de Louise :

— Louise connaissait un garçon avant de venir ici.

— Va-t-elle l’amener ici, dit Irène ?

— Je ne sais pas, dit Rose. Elle l’a plus ou moins quitté.

— Le quitte-t-elle parce qu’elle doit venir ici, dit Irène ?

— Je ne sais pas s’ils se sont brouillés définitivement, dit Rose. Je trouve qu’elle a changé. Elle ne parle plus des hommes de la même façon. Elle dit qu’elle en a besoin. J’ai du mal à comprendre.

— Tu n’as pas l’expérience, dit Irène.

— L’as-tu, toi ?

— Je connais la théorie, dit Irène. J’ai failli passer à la pratique avec le garçon que j’ai connu avant de venir ici. Cela me permet de comprendre.

— Moi non, dit Rose. Tu es plus savante que moi. Va-t-elle continuer avec lui ou un autre ?

— Logiquement oui, dit Irène. Elle apprécie d’avoir un compagnon. C’est courant.

— Crois-tu qu’il pourra venir ici ?

— Il faut s’en assurer. C’est normal qu’il puisse venir. Je vais en parler à Zoé.

— Pour comprendre, dit Rose, me conseilles-tu l’expérience ?

— À ton âge, dit Irène, la plupart des filles l’ont déjà. Regarde Louise. Elle est pourtant plus jeune que toi. Elle est dans la norme. Nous y passons toutes un jour ou l’autre.

— Si j’avais trouvé un garçon, je serais comme Louise, dit Rose. Je n’en ai pas rencontré.

— Tu ne cherches pas, dit Irène.

— Je n’ai pas le temps, avec les études, dit Rose.

— Tu as un garçon à ta porte, dit Irène. Invite-le.

— Même si je voulais l’inviter, dit Rose, ce n’est pas possible. Il est pudique, inapprochable !

— On peut lui parler, dit Irène.

— Je ne parlerai jamais d’amour à Yves, dit Rose.

— Moi, dit Irène, je pense que c’est possible. S’il va dans ta chambre, es-tu prête à le recevoir ?

— Et toi, dit Rose, s’il va dans la tienne, que fais-tu ?

— Je lui ouvre mon lit, dit Irène.

— Te donnes-tu à lui, dit Rose ?

— C’est la moindre des choses, dit Irène. Depuis le temps que nous sommes avec lui, nous savons qu’on peut avoir confiance.

— Quand on commence, on continue, dit Rose. Ce n’est pas une seule fois. Te mets-tu avec lui ?

— Je garde mon indépendance, dit Irène, et je ne transige pas là-dessus. Je le laisse libre aussi. C’est pour le plaisir, mais je n’ai pas de temps à perdre. Je ne vais pas roucouler en permanence avec lui comme le font certains. Pas d’exagération. À la rigueur, nous pouvons dormir ensemble, ce qui évite de se chercher. Yves est capable de se tenir et de comprendre les limites à respecter. Nos études sont prioritaires. Il ne fera rien qui me déplaise. Se donner est normal dans ces conditions, avec un homme qu’on aime et qui n’abuse pas. Le garçon que j’ai connu voulait faire de moi une esclave. Quand j’ai compris, je me suis dégagée. Rien à craindre avec Yves. Il nous respecte.

— Crois-tu que tu ne t’engages pas ?

— À quoi ? Je permets à Yves de se décontracter avec moi, sans en faire une histoire, comme tous le font là-haut, sans jalousie déplacée.

— Parce que ton corps est prêt, dit Rose.

— Le tien aussi, dit Irène, et ne me contredis pas. Nous aimons toutes les deux Yves, et il le mérite. Nous sommes sur le même modèle, avec les mêmes hormones, et je sais ce que tu ressens. Je n’offre rien d’autre que de simples visites d’amitié, des visites qui ne doivent pas influer sur mon futur. Je n’irai jamais avec un homme qui m’imposerait ma vie. Je ne vais pas fonder une famille tout de suite. Je termine les études et trouve un travail avant de m’engager. Et je ne crache pas sur le plaisir que je pourrais retirer de contacts avec Yves. J’espère bien que mon sexe a la capacité de fonctionner. Il est disponible pour Yves. Je le refuse aux étrangers, car je me méfie d’eux, et je crois avoir raison.

— Mais votre plaisir va vous submerger, dit Rose. C’est ce que disent les livres.

— Je ne suis pas esclave du plaisir, dit Irène, et je l’écarterais s’il était dangereux. Le danger existe avec ceux qui veulent se réserver l’exclusivité et s’imposer. Yves n’est pas dangereux. Le plaisir du sexe est certainement fort, mais il faut l’éprouver un jour, et je n’y échapperai pas. Le maîtriser est une question de volonté. Nous avons la chance d’être ici dans de bonnes conditions pour tenter l’expérience. Ce serait l’occasion de se tester. Je suis certaine que tu as une volonté suffisante, et Yves également. Rien à craindre de ce côté-là pour aucun de nous trois. Regarde là-haut : la maîtrise est parfaite. Il n’y a qu’à copier. J’ai constaté que tu ne fais que ce que tu as décidé. Tu es capable de te tenir avec Yves aussi bien que moi, sans oblitérer ton avenir.

— Tu dois avoir raison.

— Alors, dit Irène, tu es comme moi. Ne te donnerais-tu pas ?

— À la réflexion, dit Rose, je ferais comme toi. Se tester est utile.

— Bon, dit Irène. Yves a une préférence pour toi. S’il se laisse faire, je te l’envoie ce soir dans ta chambre.

— Attends, dit Rose. Si tu l’invites, c’est pour toi, et pas pour moi. Je ne l’invite pas. C’est à lui de nous inviter.

— Voilà, dit Irène. Avec ta façon de faire, personne ne fait le premier pas.

— Fais-le, toi, dit Rose.

— Nous lui avons déjà permis de venir en ouvrant notre porte, dit Irène. Il n’en profite pas, et c’est normal. Pour te faire plaisir, je vais faire un pas vers lui en lui demandant s’il m’aime. Tu vas voir qu’il va se défiler.

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Irène ne mâche pas ses mots avec Yves :

— As-tu envie de faire l’amour ?

— Tous les garçons ont cette envie, dit Yves. Tu le sais bien. C’est écrit dans les livres.

— M’aimes-tu, dit Irène ?

 

Question perfide. C’est un coup émotionnel pour Yves. Il aime Irène. Elle est une de celles qu’il viole. Pas plus qu’Irène, il n’a l’habitude de mentir. Il va être contraint de lui dire oui. Mais s’il dit oui, elle va l’entraîner. Il sera obligé de faire l’amour. Il ne veut pas. Il la violerait, comme dans ses rêves. Pour lui, Irène est inconsciente. Elle ne sait pas à quoi elle s’expose en s’offrant à un violeur. Il va lui faire mal, la brutaliser. Ce n’est pas possible. Il tarde à répondre.

— Qui aimes-tu, dit Irène ?

 

Cette question annule la précédente. Il est soulagé. Qui aime-t-il ? Irène, bien sûr, mais aussi les autres. Il ne va pas répondre Rose, car elle est là, à côté d’Irène. Alors qui, sans mentir ? Toutes les femmes tournent dans sa tête. Il faut aller vite et choisir une improbable.

— Zoé, s’entend-il dire. Il est préférable qu’elle ne le sache pas.

 

Il n’a pas menti. Il a seulement omis qu’elle n’est pas seule et qu’Irène et Rose sont au-dessus d’elle dans ses envies.

 

— Zoé, dit Irène ?… Zoé ?… Zoé ?… Tu aimes Zoé… Moi aussi j’aime Zoé. C’est la femme que j’aime le plus. Elle m’aime plus que si j’étais sa fille. Elle t’aime aussi. Tu as raison d’aimer Zoé. Personne ne lui arrive à la cheville. Si j’étais à ta place, c’est elle que j’élierais. Nous ne sommes rien à côté d’elle. Ton choix est admirable.

Yves s’est débarrassé d’un danger immédiat. Irène a été déstabilisée. Il est frappé de sa réaction. Elle l’approuve d’aimer Zoé. Il apprécie l’intelligence d’Irène. Son avis est important. Elle se trompe rarement. Irène a raison. Zoé est celle qu’il faut aimer avant tout. Il va désormais penser de plus en plus à Zoé et inverser sa hiérarchie d’envies. C’est Zoé qui va supporter maintenant la majorité de ses assauts virtuels.

La révélation que Zoé est l’aimée, trouble Irène. Ce n’est pas elle ou Rose qu’il désire en premier. Yves, comprenant qu’Irène a été fortement surprise, enfonce le clou pendant qu’elle réfléchit.

— Croyais-tu être ma préférée ?

— Maintenant, je sais, dit Irène.

 

L’orage est passé. Il a découragé Irène avec Zoé. Il a gagné une manche, mais pas encore la partie. Yves renvoie la balle.

— M’aimes-tu beaucoup ? Y en a-t-il un autre ?

 

Irène est franche. Elle ne le trompe pas :

— Je n’aime pas que toi. Je n’ai pas encore choisi celui avec lequel je ferai ma vie.

— Comment choisiras-tu ?

— Parmi ceux que j’aime et qui m’aiment, dit Irène.

— Tu me diras quand tu auras fait ton choix, dit Yves.

 

Yves a trouvé l’échappatoire, et Irène n’insiste pas.

Irène n’est pas dupe. Elle sait qu’il a envie d’elle et de Rose, surtout de Rose qu’il regarde souvent, même s’il y a Zoé. Il n’envisage rien avec Zoé, car il a immédiatement demandé qu’on ne dise rien de cet amour. Un garçon normal qui n’a pas d’amie est sur des charbons ardents : les livres le disent. Une fille saine qui aborde un garçon comme elle l’a fait n’est jamais repoussée sans raison sérieuse. C’était une avance, et n’importe quel autre garçon aurait saisi l’occasion. Elle a la confirmation qu’Yves n’est pas prêt pour l’amour. Il ne peut avoir que des complexes, ce qui concorde avec sa pudeur. Il ne veut pas d’elle ; elle l’avait prévu ; elle ne va pas le prier et c’est très bien ainsi. Le plus important pour Irène est qu’elle a appris qu’Yves aime Zoé. Si seulement Zoé pouvait aimer Yves. Elle passe sous silence la petite déconvenue qu’elle subit, mais qu’elle a cherchée. Elle n’est pas susceptible et elle aurait poussé Rose avant elle. Yves est libre.

 

— Yves ne doit pas supporter d’être avec une femme, dit Rose à Irène. Que faire ?

— Il serait plus accessible sans la pudeur, répond Irène. Il n’est pas mûr pour faire l’amour.

— Il a des complexes, dit Rose. C’est difficile à soigner.

— Tu as l’air renseignée, dit Irène.

— Je viens de relire les livres sur la sexualité, dit Rose. Ce n’est pas simple.

— As-tu tout compris ? Je peux t’expliquer, dit Irène.

— Non, dit Rose. En relisant plusieurs fois, c’est clair. Mais il manque des choses.

— Pour moi, dit Irène, tout y est. Ils sont bourrés de statistiques et abordent tous les sujets.

— Ils ne disent pas comment choisir le partenaire, dit Rose.

— C’est simple, dit Irène. Tu choisis un homme que tu aimes et qui t’aime.

— C’est vite dit. N’aimes-tu qu’un homme ?

— Si c’est un peu, j’en aime plusieurs, dit Irène.

— Lesquels ?

— J’aime tous ceux qui sont ici, dit Irène.

— Les vieux aussi ? Guy et Urbain par exemple, dit Rose.

— Les vieux comme les jeunes et les moins jeunes, dit Irène.

— En somme, dit Rose, tous les hommes de la Terre.

— Non, dit Irène. Il n’y a que ceux d’ici.

— Pourquoi ?

— D’abord, dit Irène, il faut que je connaisse, et ensuite qu’ils aient un profil convenable. Zoé m’a dit comment Guy a fait pour nous admettre ici. Souviens-toi des critères exposés par Élise et des questions que Zoé nous a posées. Nous avons un régime de faveur parce que nous sommes comme les gens d’ici. Élise, Zoé et Guy, nous ont sélectionnées.

— Comme du bétail ?

— Oui, dit Irène. Comme du bétail. Nous sommes deux femelles qui avons été parquées avec un mâle.

— Pour avoir des petits ?

— Ce n’est pas exclu, dit Irène.

— Tu acceptes ?

— Toi aussi, dit Irène. J’avais peur au début quand je suis arrivée ici, et je fermais systématiquement ma porte. Ils nous choisissaient soigneusement. J’en ai eu la confirmation quand Guy nous a invitées chez lui la première fois. Ses questions allaient dans le même sens que celles de Zoé. Les lits neufs à deux grandes places ne me disaient rien qui vaille, et le rabais qu’ils nous accordaient était un mauvais signe. Ils nous faisaient trop de cadeaux. Je n’en voyais pas la raison. Je me méfie des cadeaux, car ils sont souvent donnés en contrepartie d’une charge que l’on t’impose ensuite. Avec cette pharmacie pleine de contraceptifs, j’avais l’impression d’être tombée dans une maison de prostitution et qu’ils nous livraient à Yves. J’étais tombée dans un piège. J’étais très inquiète et prête à partir.

— J’avoue que je n’ai rien vu, dit Rose. Mais tu es restée.

— Oui, dit Irène. La maison était propre et bien placée, il y avait de bonnes serrures aux chambres, et tu étais là. Je ne voulais pas t’abandonner et que tu restes seule à leur merci, car je t’ai tout de suite aimée. Tu avais confiance en eux. Tu les soutenais sans le dire. Puis j’ai compris au bout de quelques semaines que c’était toi qui avais raison, que personne ne nous voulait du mal. Yves n’était pas l’étalon lubrique à satisfaire.

— Comment l’as-tu su ?

— Yves fermait sa porte. Il avait peur de nous. J’ai compris pourquoi ils avaient accordé demi-tarif.

— Pour quelle raison ?

— Parce que nous étions adaptées à accompagner Yves, dit Irène. C’est ce qui les a motivés. Yves pouvait nous supporter. Il aurait été malheureux avec d’autres. La réduction du loyer et le confort qu’ils nous ont donnés étaient justifiés. Ce n’était pas un cadeau. Nous étions les étudiantes de la situation, les seules qui convenaient parmi tous ceux qui se sont présentés. Mon opinion s’est complètement retournée, et je me suis mise à aimer ceux qui nous avaient choisies : Guy et Zoé en particulier. Ils sont bons, leur intelligence me subjugue, et la famille me plaît.

— Et Yves ?

— Il est de la famille, dit Irène. Guy est son parrain. Nous nous sommes assimilées à eux parce que nous sommes prédisposées. Demande à Zoé : il est normal que nous nous aimions tous. Je n’ai de répulsion pour aucun de ceux qui sont ici. En as-tu ?

— Non, dit Rose. Les aimes-tu au point de te donner ?

— Je te dis oui, dit Irène. Sans hésitation. Si l’un d’eux a besoin de moi, je me donne à lui. Ce serait un cadeau sans arrière-pensée, ne changeant rien de mes relations avec eux, et que je renouvellerais si nécessaire. Pourquoi veux-tu que je me refuse ? Avec la contraception, il n’y a pas à refuser, et je souhaite avoir plus tard un enfant d’un de ces hommes-là. Ma seule réticence est que je suis vierge.

— À cause de la douleur ?

— Non, dit Irène. La douleur est transitoire, sans importance. C’est parce que, en me donnant à l’un d’eux, je le privilégie par rapport aux autres. Je perds mon objectivité. En réalité, cela ne se produira pas, car tant que je ne me proposerai pas, personne ne s’imposera. Je ne cours aucun risque de perdre ici ma virginité si je ne l’offre pas explicitement, même si le garçon n’a pas de complexes. Ce qui est merveilleux ici, est que je dispose de tous les hommes, que je peux leur demander de me servir quand je veux. Tous approuveront. Personne ne refusera, même Yves quand il n’aura plus peur. Le seul problème est de se décider.

— Es-tu sûre qu’il suffit de leur demander ?

— Oui, dit Irène. Certaine. Nous sommes acceptées. Toi aussi, tu es libre de les solliciter à ta convenance, et ils ne t’imposeront rien.

— D’après les livres, dit Rose, on commence vers 17 ans, et même avant. C’est passé depuis trois ans pour nous deux. Si à 25 ans, quand on coiffe Sainte Catherine, on n’a pas commencé, on n’a pratiquement plus aucune chance de se marier.

— Tu as encore 4 ans, dit Irène. Les livres disent aussi que la masturbation remplace le partenaire.

— Te masturbes-tu ?

— Non, dit Irène. Je ne vais pas changer ma conduite pour des statistiques. Tu peux te masturber si tu veux t’entretenir en forme sexuelle. Tu as encore le temps pour t’y mettre. Quand tu auras 24 ans, si tu ne vois rien venir, masturbe-toi. Sinon, tu te fais nonne, mais tu as alors de grands risques d’avoir un cancer du sein et cela n’interdit pas la masturbation. Si tu te fais putain, tu auras le cancer de l’utérus.

— Ne te moque pas, dit Rose. Tu connais les statistiques aussi bien que moi. Ferais-tu l’amour avec deux ou plusieurs de ces hommes ?

— Comme il n’y a personne pour s’imposer, dit Irène, le problème n’existe pas. Je n’ai pas d’exclusive. Je ne refuse pas à ceux que j’aime. Ce serait encore oui, pour moi au moins.

— Avec le risque d’avoir un enfant qui n’est jamais nul, dit Rose.

— Mais faible, dit Irène. Avec quelqu’un que j’aime, je l’accepte. Un enfant d’Yves, c’est possible. Je garderais l’enfant. Ce n’est pas ce qui me retient. C’est plutôt la vie future à deux qui me guide. Je souhaite avoir un mari qui aille intellectuellement au même rythme que moi, et qui m’aime beaucoup.

— Yves devrait convenir, dit Rose.

— Il est proche de ce qui me conviendrait, dit Irène.

— Il est disponible, dit Rose. Propose-toi encore. Il ne t’a pas vraiment repoussée. Insiste.

— Ne précipite pas les choses, dit Irène. Il est réticent. Il ne faut pas forcer les gens. J’ai parlé amour à Yves parce que tu m’as poussée, mais j’étais certaine que ça n’aboutirait pas, et je ne me suis pas proposée. Je ne tiens pas particulièrement à m’attacher à un homme actuellement. Je ne me donnerai que si on me demande, car je ne cours pas deux lièvres à la fois. C’est mieux ainsi. Il y a les études et ensuite le travail. Je n’ai encore choisi personne et je ne crois pas qu’Yves m’aime plus que toi. Il peut se passer de moi. C’est surtout toi qu’il regarde à la dérobée. Va avec Yves si tu as des envies. C’est à toi de te proposer.

— Les livres disent que les hommes sont très excités par les femmes et que les femmes sont plus passives, dit Rose. Si c’est toi qui te proposes, c’est le monde à l’envers.

— Tu as raison, dit Irène. Les hommes ici ne sont pas agressifs. Les femmes non plus. Nous maîtrisons nos besoins sexuels. Cela explique que tu es vierge et moi aussi. Yves l’est aussi certainement.

— Comment en sortir ? Personne ne fait le premier pas, dit Rose.

— Je l’ai fait et il n’a servi à rien, comme je l’avais prévu, dit Irène. Yves est bloqué. Si c’est uniquement pour toi, c’est simple. Tu sors d’ici sans Yves, tu te laisses embarquer, tu bois ce qu’on t’offre pour te donner du courage, et demain tu n’es plus vierge. Plus de la moitié des garçons que nous voyons sont prêts à te sauter, même s’ils ont une amie. Si le premier te dit non, le second dira oui.

— Je ne vais pas me faire sauter, dit Rose.

— Moi non plus, dit Irène. Je préfère ceux que j’aime, et sans boire, en toute lucidité. Avec Yves, c’est certainement bien.

— Je suis comme toi, dit Rose. Comment en décider un ? Parmi ceux qu’on aime, il n’y a qu’Yves de disponible. Pourquoi ne se propose-t-il pas ?

— Je te l’ai dit. Il n’est pas agressif, dit Irène. C’est une qualité, mais dans le cas qui te préoccupe, c’est un défaut. Si tu arrives à l’attirer dans ton lit, il est probablement capable de faire ce que tu souhaites.

— Il faut qu’il comprenne que c’est pour cela et que j’en ai envie, dit Rose.

— Évidemment, dit Irène, et tu dois l’inviter. S’il va se réfugier chez toi, comme tu fais pendant les orages avec moi, il te respectera.

— Crois-tu qu’il en a envie ?

— Envie ? C’est certain, dit Irène. Les livres disent que les hommes sont souvent en érection près des femmes. Tu l’excites probablement. Cependant, si tu ne le pousses pas, il ne bougera pas, même excité.

— Pourquoi ?

— Il a la peur de l’amour et la peur des femmes, dit Irène. Regarde comme il est pudique. Il détourne les yeux pour ne pas nous voir. Quand je l’ai entrepris sur l’amour, il regardait ses pieds. En plus, il nous respecte et ne fera rien sans accord préalable.

— Toi, dit Rose. As-tu besoin d’amour ?

— Moi, dit Irène ? Pour le moment, les études sont le principal. Mes envies passent après. Je ne vais pas m’imposer à Yves sous prétexte que lui et moi devrions avoir tous les deux des relations sexuelles. Toi ? As-tu des besoins sexuels ?

— Je fantasme beaucoup sur les garçons, dit Rose. Et toi ?

— Qui ne fantasme pas ? Quand cela arrive, je pense à autre chose si je souhaite être tranquille.

— Moi, cela m’occupe trop la nuit, dit Rose. Je ne m’en débarrasse pas. Je suis toute remuée. Ne penses-tu pas aux hommes ?

— Si je n’y pensais pas, je ne serais pas normale, dit Irène, mais je n’y pense pas de la même façon depuis que je suis ici.

— Est-ce Yves qui te trouble, comme moi ?

— Un peu, dit Irène, parce que je suis à côté de lui, mais je ne le vois pas me faire l’amour. Ce sont plutôt les hommes de là-haut. J’ai trouvé mon idéal dans leur façon de vivre, d’être complètement libre d’avoir l’homme que l’on veut près de soi. Irène m’a introduite dans leur intimité. C’est merveilleux. Ils sont tous gentils. Les enfants sont adorables. C’est mon paradis. Mes fantasmes sont dirigés vers eux, je suis à eux, je me dissous en eux, mais je ne peux pas dire que j’en suis fortement troublée. Les tiens, s’ils t’assaillent, sont un bon révélateur des besoins. Tu es prête pour l’amour. Va voir Yves et propose-toi. Tu seras soulagée.

— Je n’ai pas envie de lui demander, dit Rose. Je ne veux pas lui parler d’amour.

— Alors, dit Irène, ne dis rien. Attends. Il est possible qu’il t’accepte dans le futur. Il est plus attiré par toi que par moi. C’est toi qu’il observe quand on est ensemble.

— Comment lui faire comprendre ?

— Si tu ne veux pas parler, dit Irène, je peux le faire pour toi. Je sais être persuasive. J’ai plus de chances de réussir avec toi qu’avec moi. Donne-moi le feu vert.

— Non, dit Rose. Je veux bien me donner, mais sans aller plus loin. Il ne doit pas s’attacher à moi, et moi à lui.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas comme toi, dit Rose. Nous n’allons pas au même rythme.

— Tu l’aimes comme moi, dit Irène, modérément, et nous ne sommes ni l’une ni l’autre capables de l’amener à nous. Tu as ouvert ta chambre dès le début. Il n’y est jamais allé. J’ai ouvert la mienne. Le connaissant et après ton exemple, je me doutais que ce ne serait pas un signal fort, et je savais qu’il ne viendrait pas. Il passerait avant chez toi. J’ai malgré tout sous la main des préservatifs, une boîte de mouchoirs et des serviettes pour le cas où il voudrait. Il n’y a que toi qui viens ; lui ne viendra pas. Il faudrait que je lui agite les préservatifs sous le nez, et il ne sera disponible que quand il n’aura plus peur des femmes. Il est trop timide pour aller chez moi ou chez toi. Il est décourageant.

— Pourquoi les serviettes ?

— Si tu as lu les livres, dit Irène, ne t’en doutes-tu pas ?

— Si, dit Rose. Pour ne pas salir le lit. Tu penses à tout… Tu peux l’inviter.

— Non, dit Irène. Tant pis pour lui s’il ne profite pas de ma porte ouverte et s’il brûle intérieurement. On verra s’il change un jour. Nous faisons notre possible. Ne cherchons pas l’impossible. Les serviettes, je ne vais plus en avoir besoin. J’ai appris par Élise que Marguerite est dépucelée. Je vais faire comme elle.

— En te donnant à Yves ?

— Non, dit Irène. J’aurais besoin de serviettes s’il me dépucelait. Je vais prendre un rendez-vous chez le médecin. Comme pour Marguerite, ce sera un acte chirurgical. Je me débarrasse de l’hymen. Ce sera plus équitable pour les hommes que je rencontrerai. Il n’y aura pas de favoritisme et je les jugerai mieux.

— Les hommes ne recherchent-ils pas les vierges ?

— Ils sont effectivement honorés d’avoir affaire à une vierge, mais quand ils font l’amour, en général, ils ne s’en rendent compte que par le sang. Il n’y a que toi qui as mal.

— Et tu ne veux pas avoir mal.

— C’est supportable, bien qu’on puisse s’en passer, dit Irène. L’important, ce n’est pas toi, mais un garçon comme Yves ne doit pas supporter de faire mal. Irène m’en a parlé. L’avis unanime des hommes de là-haut est que cela les gêne. En conséquence, les filles se font déflorer. Comme il n’y a que ce type d’homme qui m’intéresse, je me fais déflorer.

— On ira ensemble, dit Rose.

— Tu as raison de ne pas tenir à ton pucelage, dit Irène. Tu pourras te donner sans appréhension à Yves ou à un autre. C’est idiot de le garder. Il est possible d’avoir du plaisir dès la première fois.

— C’est quand même bien que le garçon sache que tu es vierge, dit Rose. La serviette avait du bon. Elle lui permettait de savoir.

— Moi, dit Irène, je ferai savoir que je ne suis plus vierge. Je n’ai pas à le cacher.

_

Rose en déduit qu’Yves est intéressant, bien que difficile d’accès. Elle ne le repousserait pas plus qu’Irène s’il venait dans son lit, et à certains moments, elle le souhaite vivement. Elle est confortée dans son désir en voyant que sa camarade ne s’y oppose pas, et qu’elle va dans son sens. Elle n’a pas envie de rester vieille fille, et ses parents l’incitent à se rapprocher d’Yves. L’ablation de l’hymen avive en elle l’intérêt pour cette partie de son corps. Yves n’est pas son idéal, car elle se sent dominée intellectuellement par lui, comme par Irène et Zoé, mais, pour l’amour, elle est prête à faire un effort. Comme Irène, elle met des préservatifs dans sa table de nuit pour parer sereinement à toute éventualité.

* ° * ° *

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Irène pose à Zoé le problème d’un garçon que Louise voudrait recevoir. Zoé la rasure. Louise peut recevoir dans sa chambre sans opposition, comme Yves, Rose et elle.

_

Zoé va voir Yves :

— Monsieur Yves, vous êtes avec des filles. J’ai remarqué que vous êtes souvent avec elles. C’est bien, mais je crois qu’il faut leur laisser plus de liberté, ne pas les forcer à faire en dehors de chez nous ce qu’elles peuvent faire ici.

— Se plaignent-elles de moi ?

— Loin de là, Monsieur Yves, mais à leur âge, elles ont des besoins sexuels. Si un garçon veut venir dans leur lit, il ne faut pas faire barrage à son arrivée.

— Vont-elles avec des hommes ?

— Ce n’est pas interdit, Monsieur Yves. C’est même recommandé pour une vie saine. L’amour fait partie de la vie. Pourquoi croyez-vous que les chambres sont équipées de lits à deux places ?

— Je laisserai passer, dit Yves. Ont-elles des amants ? Je crois qu’Irène a déjà connu un garçon.

— Si elles veulent vous le dire, c’est leur affaire. Laissez-les évoluer sans intervenir. Ne les gênez pas non plus par votre curiosité. Elles sont suffisamment grandes pour savoir ce qu’elles font. Allez-vous leur reprocher ?

— Non, dit Yves. Mais si un garçon n’est pas bien, comme ce garçon d’Irène ?

— Nous aviserons, Monsieur Yves, dit Zoé. Pas de précipitation. Faisons confiance à leur choix. Mademoiselle Irène a vite compris ce que valait son garçon. Elle n’a pas insisté.

* ° * ° *

_

Une nuit d’orage, Rose cherche la protection d’Irène. Celle-ci est partie chez ses parents. La chambre est vide. Rose se tourne vers celle de sa sœur ; elle est fermée à clé, et Louise ne l’entend pas dans son premier sommeil. Le tonnerre gronde, et de plus en plus fort. Elle cherche un autre refuge. Elle va tambouriner à la porte d’Yves, qui se lève, met un peignoir et va ouvrir. Elle passe devant lui, et, sans un mot, comme avec Irène, va se blottir sous la couette. Yves sait où elle va les jours d’orage. Il comprend immédiatement qu’Irène n’est pas dans sa chambre pour l’accueillir. Il se couche à côté d’elle en gardant le peignoir. Elle retourne dans sa chambre quand l’orage est fini. A posteriori, Rose se dit qu’elle a osé aller dans la chambre d’Yves comme si elle voulait se donner à lui. Rien n’en est résulté. Irène a raison : Yves n'essayera jamais de la forcer.

À partir de là, Yves ne ferme plus sa porte à clé, car il n’a pas apprécié de garder le peignoir, et Rose ne l’a pas agressé. Il préfère rester nu sous la couette et ne pas se lever pour ouvrir. La fermeture est visible de l’extérieur par un petit signal rouge. Rose est au courant, car la porte d’Yves est à côté de la sienne. Très souvent, Rose va se réfugier près de lui, et même quand Irène est là, car sa porte est beaucoup plus proche et il y a souvent urgence. Elle panique ainsi moins longtemps. Comme avec Irène, elle entre doucement, sans frapper, sur la pointe des pieds pour ne pas le réveiller, et se faufile vers le lit. Si Yves dort quand elle arrive, il ne remarque sa venue que par les draps froissés sur la place qu’il n’occupe pas. Il fait attention de rester sur son bord de lit. Quand il ne dort pas, il la voit vaguement comme une ombre derrière sa lampe de poche. Il l’observe mieux à la lueur des éclairs, mais elle a une longue et épaisse chemise de nuit opaque qui préserve sa pudeur et elle est très vite invisible sous la couette. Elle est sur le même matelas, mais ne le touche pas, chacun restant près de son bord. Il n’est donc pas plus choqué que quand elle s’assied en face ou à côté de lui pour travailler. Ils restent muets entre les coups de tonnerre. Yves est très excité par cette jeune fille qui partage sa couche, mais il se contient. Le lit est très large. Ils ne se touchent pas plus que dans la journée. Yves se tient loin d’elle et n’ose pas bouger tant qu’elle n’est pas partie, car il fait très attention à ne rien montrer de son anatomie en maintenant la couette sur lui. Pour Rose, c’est l’orage qui la préoccupe. Elle ne cherche qu’une protection de proximité qui ne nécessite pas de contact. Quand elle est certaine qu’il n’y a plus le moindre éclair, elle retourne dans son lit si elle ne s’est pas endormie. Elle dérange Yves le moins possible. L’orage fini, s’il lui disait de rester, elle resterait. S’il voulait la prendre, il la prendrait avec son assentiment, mais seulement avec un préservatif, car elle ne se prépare pas spécialement, se reposant sur la neutralité d’Yves. De son côté, il se maîtrise.

Irène est étonnée de ne pas voir arriver Rose pendant un orage. Croyant que celle-ci ne s’est pas réveillée, elle se lève et va dans la chambre de Rose, prête à se coucher près d’elle. L’oiseau s’est envolé. Elle le cherche partout, de la salle de bains au salon en passant par la cuisine et les placards. Pas de Rose. Elle en déduit qu’elle est avec Yves, car si elle était avec Louise, elle aurait entendu Rose frapper à la porte voisine de la sienne et entrer. Rose doit faire, avec Yves, la même chose qu’avec elle. D’ailleurs, elle n’a pas à les juger. C’est leur affaire et pas la sienne. Rose est libre de choisir entre elle et Yves pour calmer ses frayeurs. Rose se rapproche de lui : tant mieux. Elle lui en parle cependant :

— Tu vas dans le lit d’Yves. Est-ce pour l’orage, comme avec moi ?

— Oui, dit Rose.

— Que fait-il de plus avec toi ?

— Rien, dit Rose. Il ne me cherche pas plus que quand je suis seule avec lui dans la journée.

— Ta proximité doit normalement l’exciter, dit Irène. Tu le fais souffrir.

— Il n’en a pas l’air, dit Rose. Il ouvre sa porte maintenant, donc, il m’accepte.

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Rose est consciente que d’aller dans le lit d’Yves n’est pas innocent, qu’il a ainsi l’autorisation implicite de se servir d’elle. Pour ne pas trop tenter Yves, quand l’orage est fini, elle se sauve vite s’il est réveillé. Elle sait le détecter : il ne respire pas de la même façon quand il dort. Quand il est endormi, elle se presse moins. Ce garçon qui est à côté d’elle l’intéresse. Elle n’en a jamais vu un de près. Elle et lui sont sous la même couette. Lentement, une nuit, elle la soulève et dirige le faisceau de sa lampe vers le corps de son compagnon. Elle observe soigneusement ce qu’il ne veut jamais montrer. C’est avec émotion qu’elle constate qu’il est en érection. Irène a raison. Yves n’est pas inactif. Elle ne peut détacher ses yeux de l’attirant pénis qu’elle ose effleurer pour en apprécier le contact ensorcelant. C’est beaucoup plus fascinant en réalité que ce qu’elle a vu dans les films pornographiques et sur les photographies des livres. Elle réagit encore plus que dans ses fantasmes. Ses hormones la perturbent et elle subit le suintement dérangeant de ses glandes qui préparent l’acte. Elle doit se forcer pour se contenir, ne plus toucher, baisser la couette et repartir dans son lit. Souvent, par la suite, avant de retourner dans sa chambre, elle soulève la couette, mais elle n’a pas toujours la chance de le voir dans cet état. Yves ne se doute pas des indiscrétions de Rose.

* ° * ° *

_

Élise entraîne de temps en temps Thomas à faire un peu de sport. Il l’accompagne volontiers. Quand il n’est pas disponible, n’y allant jamais seule par peur des mauvaises rencontres, elle fait appel à son père, à Zoé, à Irène et plus rarement à Yves dont les qualités sportives sont plus faibles. Les jeunes vont souvent avec eux, ce qui forme une petite bande. Un jour chaud, elle n’a trouvé qu’Yves de disponible, et elle rentre avec lui à la maison. Ils ont transpiré. Elle a prévu de ressortir avec lui et Irène pour faire une course dans les magasins après le sport, car il est toujours partant pour accompagner, et elle a des choses à porter. Ils se reposent un instant, mais ils sont tous les deux en nage, et la sueur imprègne les vêtements. Élise se douche dans ce cas. Yves est dans le même état. Elle lui propose, ce qu’elle fait couramment avec Thomas et Irène, de passer avant elle pendant qu’elle va chercher de quoi se changer. Yves entre dans la salle de bains, cherche à pousser le loquet de la porte qui est coincé. Personne n’a mis Guy ou Zoé, les bricoleurs, au courant de ce dysfonctionnement, car la salle de bains est rarement fermée à clé. Ils n’y remédieront que quelques semaines plus tard. Yves se déshabille, ceint pudiquement une serviette autour des reins et sort ses habits pleins de sueur qu’Élise recueille et emmène. Elle les joint aux siens et met le tout au lavage. Comme elle ne veut pas descendre nue au deuxième étage pour aller chercher des vêtements pour Yves, elle trouve commode d’en choisir dans le placard de son mari, celui-ci ayant la même stature. Elle prend ce qu’il faut pour elle dans le sien, étale ce qu’elle a préparé sur des chaises près du lit, et revient vers lui. Elle pénètre dans la salle de bains et se prépare pour prendre la suite d’Yves sous la douche et lui avancer de quoi s’essuyer.

Élise aborde Yves comme c’est usuel avec ses proches de la famille, et, oubliant les recommandations de son père, ayant enlevé ses vêtements, s’expose nue. Elle ne fait pas de bruit en marchant sans chaussures. Elle est revenue vite, et Yves a pris son temps, ne s’attendant pas à ce retour rapide. Il pense qu’elle restera à la porte pour lui passer ses habits. C’est seulement quand il se retourne pour sortir de la douche qu’il la découvre près de lui. Il n’est pas préparé à une telle rencontre, car à son étage chacun se lave seul et il n’a jamais assisté aux ablutions de Rose ou d’Irène. Il est surpris par cette brusque apparition d’une Élise qui montre des charmes féminins comme il n’en a jamais observé qu’en images. S’il n’était pas nu lui aussi, Yves ferait meilleure contenance, mais sa verge se dresse vigoureusement sans qu’il puisse l’en empêcher. Il est en pleine confusion. Élise sourit et lui donne la serviette dont il se fait rapidement un pagne cachant ce qu’il n’aurait pas voulu montrer. Pendant qu’il se sèche, embarrassé par son pagne, Élise se douche rapidement.

Avec Élise, Yves n’a pas été capable de voiler la réaction de son sexe comme il le fait habituellement grâce aux vêtements avec Rose, Irène, Louise ou Zoé. Il a été pris par surprise en flagrant délit d’excitation. Il attend, la sortie d’Élise de la douche. Elle ne traîne pas et saisit une serviette.

— Où sont les vêtements ?

— Dans ma chambre, dit Élise. Attends-moi. Je vais avec toi.

 

Élise s’essuie à peine et en vitesse, prend Yves par la main, et l’entraîne vers la chambre. Elle est toujours nue, et Yves l’est rapidement aussi, car le pagne serviette le lâche à l’entrée de la chambre et s’empêtre dans ses pieds. Sur le bord du lit, il trébuche. Élise et Yves tombent ensemble. Les instincts d’Yves, déjà très éveillés par la proximité du corps d’Élise, prennent le dessus. Il est sur elle, dans la position idéale pour que les sexes s’épousent. Le contact du corps d’Élise contre le sien est un électrochoc qui relance son excitation. Son sexe, dur comme du bois, se niche dans la toison d’Élise et elle le tire fermement vers elle. Avant qu’il réalise, la verge en pleine vigueur passe les portes du paradis avec une facilité déconcertante, et plonge dans le vagin accueillant. Élise le maintient contre elle, s’agrippant à lui. Elle a été émoustillée en constatant l’excitation d’Yves. Elle se donne allègrement à ce charmant camarade qu’elle aime bien, lui imposant l’amour.

* ° * ° *

_

Yves est honteux. Prisonnier des bras d’Élise, électrisé par le contact ensorcelant, il s’est retrouvé au paroxysme de l’excitation. Attirée implacablement vers son but, sa verge a glissé, est allée de l’avant et a pénétré au plus profond. Il ne pouvait l’en empêcher. Il vibrait en elle, tendu à l’extrême. Le sexe d'Élise a répondu immédiatement par des compressions rythmées. Il voulait se retenir, mais d’un seul coup, son sperme a giclé. Il s’est répandu en elle jusqu’à la dernière goutte. En violeur invétéré, il a imposé sa semence. Elle a reçu entièrement tout ce qu’il accumulait en lui depuis si longtemps et qu’il avait du mal à empêcher de déborder. Sa tension était telle qu'il n'a pu faire autrement que se soulager. C’est un viol complet, puisque Élise ne lui a jamais dit qu’elle l’aimait. Il vient de faire ce qu’il avait promis de ne jamais faire. En plus, il y a adultère. Que va dire Thomas s’il l’apprend ? Il ne sait quelle attitude prendre. Hébété, il est debout près du lit où il s’est laissé aller à son instinct de mâle. Tête basse, comme un gosse qui vient de faire une grosse bêtise et attend la correction, il observe avec inquiétude Élise qui debout, jambes écartées, essuie consciencieusement avec un mouchoir le surplus de ses épanchements abjects. Elle est belle dans sa nudité, et gentille, et il l’a violée, souillée. Il est consterné, abattu. Élise le voit qui ne bouge pas. Elle lui tend un autre mouchoir et il réalise qu’elle l’invite à s’essuyer aussi. Elle met son mouchoir en tampon, prend Yves de l’autre main et l’entraîne vers la salle de bains où elle se nettoie, puis le nettoie aussi, délicatement, comme un bébé. Elle le guide ensuite vers la chambre pour s’habiller avec les vêtements qu’elle lui montre sur la chaise. Il les met, mécaniquement.

_

Élise rompt le silence et dit à Yves :

— J’ai profité de toi. Ton érection était-elle pour moi ?

— C’est difficile de nier, dit Yves. Je ne voulais pas la monter, mais je n’ai pas su la cacher.

— Tu n’es pas obligé de cacher, dit Élise. J’aime bien voir. Fais-tu souvent l’amour ?

— Je n’en ai pas eu l’occasion, jusqu’à aujourd’hui, dit Yves.

— Les garçons de ton âge ont une petite amie, dit Élise. N’en as-tu pas ?

— Non, dit Yves. Je n’en ai pas encore.

— Pourtant, tu as des filles près de toi. Elles sont disponibles.

— Ce n’est pas certain.

— T’empêchent-elles d’aller dans leur lit ?

— Je n’oserais pas m’imposer, dit Yves.

— Et elles se proposer, dit Élise. Des filles idéales pour papa et Zoé. Mais les filles te font-elles cet effet-là ?

— Oui, mais je ne le montre pas, dit Yves. Cela peut gêner. Ne le dis pas à Irène, à Rose ou à sa sœur.

— Tu ne m’as jamais fait une seule avance, dit Élise. Est-ce que je t’excite depuis longtemps ?

— Presque depuis le début, dit Yves. Je ne devrais pas. Je t’ai souillée. Je t’ai violée sans le vouloir.

— Regarde-moi, dit Élise. Tu ne veux pas de moi ? Et moi, je ne veux pas de toi ? Si c’est cela, un viol, je veux bien être violée.

— Si tu ne m’aimes pas, dit Yves, c’est un viol.

— D’accord, mais je t’aime.

— Tu ne me l’as jamais dit.

— Ici, tout le monde t’aime. C’est évident, dit Élise. Regarde Zoé et Denise. Elles t’adorent.

— Tu es mariée, dit Yves. Je t’ai imposé ma volonté. C’est un adultère. Je suis en faute. Je ne voulais pas faire cela à Thomas.

— Tu es innocent, dit Élise. Sache que si je n’avais pas voulu, tu ne m’aurais pas eue. Je suis bonne en judo. Je t’ai déséquilibré. Tu es tombé sur moi comme je l’ai calculé, ton sexe contre le mien, et je t’ai attiré pour que tu me pénètres. C’est moi la responsable. Tu n’as rien à te reprocher. J'ai obtenu ce que je souhaitais.

— Il y a adultère, dit Yves. Thomas est cocu.

— Oui, dit Élise. Il est cocu. Pour moi, ce n’est pas une tare. Tu utilises un langage qui est le reflet des coutumes de la société qui nous entoure. Je ne te le reproche pas, car ta réaction est normale en te plaçant dans le cadre de la tradition qu’on t’a enseignée. Mon point de vue est différent. Je suis dans une famille qui suit les préceptes de Marie, que Zoé peut t’expliquer en détail. Tu respectes les critères qui permettent de t’accueillir parmi nous, ceux qui nous ont fait choisir Irène et Rose. Comme il n’y a pas de jalousie entre nous, j’ai tous les droits de t’aimer et de me faire aimer par toi. As-tu de l’animosité contre Thomas et Thomas contre toi ? Non. Tu es comme nous. La relation sexuelle est chez nous naturelle, sans arrière-pensée, une jouissance que nous prenons pour ce qu’elle est, et que nous partageons volontiers avec ceux que nous aimons quand ils en ont besoin. Tes réticences sont normales, car tu ne veux pas imposer ce que des coutumes réprouvent. Ces coutumes sont critiquables, car il existe des sociétés parfaitement équilibrées où l’amour est libre et sans mariage. Dans la nôtre, l’évolution vers une plus grande liberté est en marche. Les filles, avec la contraception, ont acquis le même droit que les garçons de s’exercer avant le mariage, et les couples se passent de plus en plus de se marier. L’amour exclusif traditionnel n’est pas pratiqué par la majorité, ce qui monte l’inadaptation des coutumes. Les statistiques sont là pour le prouver. La plupart des filles et des garçons font des essais avant de se marier. Il reste, avec les lois anciennes, la jalousie pour limiter les libertés. Nous n’en avons pas ici. Notre seule limite impérieuse est que nous rejetons les jaloux, car la raison nous l’impose. Il faut aussi faire un choix parmi tout ce qui s’offre à nous, ne pas se disperser, avoir du respect, en laisser aux autres, et avoir un minimum d’organisation. Papa et Zoé sont de bons guides que je suis. J’ai choisi Thomas, et il m’a choisie. Je ne cesse pas de l’aimer parce que je viens d’aller avec toi. C’est le contraire. Je l’aime encore plus de me le permettre. Thomas t’aime aussi. Tu es notre ami. Tu as besoin d’amour. Je me devais de te l’offrir. Ne me dis pas que tu n’en avais pas besoin. Ce genre de cadeau est complètement désintéressé. Il ne me coûte rien en dehors de ce que je t’aime un peu plus. Nous sommes tous ainsi, ici. C’est ce qui nous distingue des gens communs qui ont tendance à agir en catimini pour éviter les jalousies. Nous aimons être cocus par les gens que nous aimons. Je ne trompe pas Thomas. Il a connu des femmes, et moi des hommes que nous aimons toujours. Nous nous disons tout et ne donnons pas notre amour à n’importe qui. L’adultère n’est répréhensible que lorsqu’il n’est pas accepté. Thomas m’a toujours dit qu’il me laissait libre. Il est libre aussi, comme toi d’aller avec une autre que moi.

— Tu n’es pas cocue, toi, dit Yves.

— Cela me plairait pourtant, dit Élise.

— Tu as reçu mon sperme, dit Yves. Je t’ai salie.

— Ton sperme est très bien où il est, dit Élise. Tu ne voulais pas le garder. J’ai eu du plaisir à le sentir arriver. L'amour ne serait pas complet sans lui.

— Prends-tu la pilule ?

— Non, dit Élise.

— Tu risques d’être fécondée, dit Yves. Je n’ai pas mis de préservatif. Lave-toi vite.

— Non, dit Élise. Surtout pas, et ce serait déjà tard. J’accepte un enfant de tous les hommes que j’aime.

— Tu préfères de moi plutôt que de Thomas ?

— Mais non, dit Élise. Je prends tout ce que me donne Thomas, et il ne se prive pas, mais rien ne vient. Si ça peut s’arranger avec toi, je n’ai rien contre.

— Il vaut mieux qu’il soit de Thomas.

— D’accord, dit Élise. Tu aurais pu mettre un préservatif, mais je préfère sans. Tu es médicalement sain, et moi aussi.

— Couches-tu avec beaucoup d’hommes ?

— Non, dit Élise. Si je m’écoutais, je coucherais avec de nombreux hommes. C’est le meilleur moyen de les connaître. Mais ceux que j’aime sont rares. Ils sont tous ici. Les autres ne sont pas convenables. Je ne me risquerais pas sans demander l’avis de Zoé ou de papa. Il vaut mieux s’en passer. Nous manquons d’hommes ici. L’avis sur toi est favorable. Tu m’as désirée. Je t'ai désiré. Il était normal de faire l'amour. Aimes-tu des femmes ?

— Il y en a quelques-unes qui me plairaient, dit Yves.

— Plus ou moins que moi ?

— C’est difficile à dire, dit Yves. J’ai des envies, mais je n’ai pas l’expérience. Il faut bien connaître pour être sûr. Elles m’excitent, comme toi.

— Dis-moi celles qui t’excitent, dit Élise.

— Toutes celles qui sont ici, dit Yves.

— Irène, Rose, Louise, Denise, Léa, Blanche, Zoé…

— Oui, toutes, dit Yves.

— Tu me connais depuis le temps, dit Élise. Es-tu sûr pour moi ? Comme les autres ?

— Oui, dit Yves, mais tu me gênes. Je ne suis que n’importe qui pour toi.

— Non, dit Élise. J’apprécie ton amitié. Zoé, papa, Thomas et Denise, tous me disent du bien de toi. Irène et Rose aussi. Avec quelqu’un comme toi, il est normal que je me donne. Mais je ne côtoie pas n’importe qui. Je n’invite pas les gens qui me déplaisent. Il faut un profil qui convienne.

— Quel profil ?

— Des gens qui ressemblent à ceux qui sont ici, dit Élise. J’ai les mêmes goûts que toi, mais pour les hommes au lieu des femmes. Tu ne dépares pas dans l’ensemble. Je ne me suis pas rendu compte que tu me désirais. J’aurais dû m’en douter. Tu le cachais bien ; pas un mot, pas un geste déplacé. Heureusement qu’il n’y avait pas de serviette dans la douche, car je n’aurais rien remarqué et ne le saurais pas. J’ai déniaisé un véritable timide. Ne me le reproche pas. J’aime les timides dans ton genre, et il y en a peu de disponibles.

* ° * ° *

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Élise ne cache rien à Thomas de sa liaison avec Yves, et de ce qui l’a motivée. Il ne lui fait aucun reproche.

— Tu es gentil de ne pas m’en vouloir, dit Élise. J’aime Yves. Il n’y a pas beaucoup de maris qui seraient aussi compréhensifs que toi.

— C’est simplement parce que je vois que ton amour pour ce garçon ne détruit pas celui que tu as pour moi, dit Thomas. Tu es comme Denise, et c’est une des raisons qui font que je t’aime. Tu ne soustrais pas un amour à un autre ; tu les additionnes. Les garçons que tu choisis me plaisent, et à Denise aussi.

— Tu ne couches plus avec Denise ?

— Non, dit Thomas.

— Tu n’en as pas envie ?

— Tu la remplaces efficacement et elle ne souhaite pas que j’aille avec elle, dit Thomas.

— Si elle te le demandait, dit Élise, le ferais-tu ?

— Je l’aime toujours dit Thomas, mais il faudrait qu’elle insiste, et cela n’arrivera pas.

— Tu n’aimes pas changer, dit Élise. Comment as-tu fait pour passer d’elle à moi ?

— Cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas couché avec Zoé dit Thomas.

— Zoé a quelque chose à voir avec moi ?

— Je n’aurais pas fait attention à toi sans Zoé dit Thomas. Cela m’a révélé que je pouvais aimer plusieurs femmes. Tant que j’étais uniquement avec Denise, je ne voyais qu’elle.

— Tu es bien allé chercher Zoé ?

— Je ne l’ai pas fait parce que je l’aimais dit Thomas. Je l’ai fait pour faire plaisir à Denise.

— Tu n’aimes donc pas Zoé ?

— Si dit Thomas. Je l’aimais seulement un peu, pas suffisamment pour lui demander d’aller avec moi. Maintenant, je l’aime. C’est comme toi avec ton copain Yves.

— En dehors de Denise, Zoé et moi, dit Élise, aimes-tu d’autres femmes ?

— Au point de vouloir coucher avec elles ? Non dit Thomas, bien que je ne sois pas insensible aux charmes de Blanche et d’Irène. C’est comme avec Zoé : tu me suffis.

— J’aimerais que tu couches avec d’autres femmes, dit Élise.

— Pourquoi ?

— J’aurais moins de scrupules à me comporter comme je fais, dit Élise.

— En es-tu certaine ?

— Oui, dit Élise. D’autant plus que tu en aimes d’autres et que tu m’aimes toujours. Ce serait comme moi, à égalité.

— As-tu des préférences ?

— Je te fais confiance, dit Élise.

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Élise n’a pas tout compris du comportement d’Yves. Il a procédé rapidement. À peine entré, après avoir trouvé sa place, il a éjaculé puis est ressorti. Elle aurait préféré ce qu’elle a avec Thomas : une relation plus longue, qui donne le temps d’arriver à l’orgasme. Il est vrai qu’elle l’a forcé, ce qui a dû accélérer le dénouement. L’amour dans l’agitation était nécessaire pour qu’il se produise, mais ce n’est pas une bonne solution. Elle va consulter son père.

— Je me suis mal comportée avec Yves. J’ai oublié sa pudeur. Je suis allée sous la douche avec lui comme je le fais ici.

— C’est fâcheux, dit Guy. C’était ce que nous voulions éviter. Il est difficile de rattraper cette erreur. Que va-t-il penser de toi ?

— J’espère qu’il me pardonnera, dit Élise.

— Je l’espère aussi, dit Guy.

— D’autres choses m’inquiètent, dit Élise. J’ai fait l’amour avec lui. Thomas le sait et il m’approuve. Yves a cru me violer alors que je l’avais attiré à moi. J’étais consentante puisque je l’ai retenu pour qu’il ne s’échappe pas.

— En effet, dit Guy. Croire qu’il t’a violée n’est pas normal.

— Comment l’interprètes-tu ?

— Je peux me tromper, mais sa pudeur s’explique s’il a peur du viol. Le viol guette nos femmes. Sa mère a été violée. C’est tout à son honneur de réprouver le viol, mais il n’a pas à s’accuser de viol sur toi.

— J’ai essayé de lui faire sortir cette idée de la tête, dit Élise. Je ne sais pas si je l’ai convaincu.

— Il faut absolument rétablir en lui une idée saine sur le viol, dit Guy. Nous devons nous y employer.

— Je propose de l’inviter de temps en temps dans mon lit, dit Élise.

— C’est une façon de soigner la pudeur, dit Guy. Espérons que ses idées sur le viol évolueront. As-tu remarqué autre chose ?

— Oui, dit Élise. Éjaculation trop rapide. C’est peut-être normal une première fois, mais avec Xavier, ce n’était pas à ce point.

— À surveiller, dit Guy. Je te fais confiance pour améliorer notre Yves.

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Élise annonce par interphone qu’elle souhaite retrouver Yves dans sa chambre 3 jours plus tard. Ce sera alors sans précipitation.

À l’heure dite, ils se retrouvent, et Élise s’offre. Yves impose le préservatif. Leurs sexes s'épousent normalement, mais Yves est aussi rapide que la première fois. Élise n’a pas la satisfaction complète qu’elle escomptait. Avec Xavier, au début, il était aussi très rapide, mais nettement moins qu’Yves. Elle avait le temps de jouir, et assez vite il a prolongé son action sans qu’elle intervienne. Yves a besoin de se réformer. Elle va s’y employer. Elle pense que l’inactivité de 3 jours a provoqué une forte envie, d’où la précipitation d’Yves.

Élise réclame Yves au matin. C’est toujours aussi rapide alors qu’il ne devrait plus être sous pression. Guy consulté lui explique qu’Yves doit se presser et ne sait pas qu’il doit au contraire se retenir pour satisfaire sa compagne, et Thomas le confirme. L’inexpérience d’Yves pousse Élise à lui enseigner l’amour. Elle épluche les livres et décide d'apprendre à Yves les bonnes manières.

Élise invite Yves dans sa chambre certains soirs, tout en conservant une large priorité à Thomas. Elle s’applique à le former, à lui apprendre tout ce qu’elle sait. Avec son consentement, elle cherche à en faire un amant parfait, sachant combler sa compagne. Les déviations excitatrices sont décrites dans les livres, mais Guy a expliqué qu’avec leur caractère, elles sont inutiles : pas de fellation ou autres bizarreries. Elle peut aller au plus simple. La relation précipitée du début est remplacée par des passes amoureuses plus contrôlés, tendres, mais sans fantaisie. Il ne suffit pas de quelques leçons, car elle est perfectionniste. Yves doit comprendre le comportement féminin. Pour cela, elle lui révèle ses sentiments, le niveau précis de son plaisir, ce qu’elle ressent dans le moindre détail à chaque instant, comment le percevoir, et les petits secrets des femmes. Elle insiste pour qu’il s’astreigne à prolonger les préliminaires. Dans la simplicité, elle guide ses caresses et corrige ses maladresses, s’inspirant de ce qu’elle pratique avec Thomas. Tous deux parviennent à l’orgasme en harmonie. L’engagement d’Élise est total, car elle ne ménage pas son corps, ne se limitant pas à la parole et à la théorie. Elle explore les possibilités de ce garçon, le poussant aux limites. Docilement, il accepte cette tutelle. Il apprend à se contrôler, à laisser le temps à sa partenaire de développer son plaisir, à patienter en la caressant pour la préparer, à respecter le rythme féminin beaucoup plus lent à démarrer que celui de l’homme, et à toujours octroyer quelques minutes minimales de pénétration. Élise le surveille les nuits qu’elle lui accorde, le corrigeant quand il s’écarte de l’idéal. Elle réclame des relations complètes, longues, répétées et parfaites, aussi bien dans la soigneuse préparation que dans l’acte lui-même. L’avidité d’Élise, toujours prête à le recevoir, déconcerte Yves au début. Elle manifeste parfois tant son plaisir, qu’une bouffée d’amour emporte l’élève qui éjacule à contretemps, écourtant la relation. Elle le gronde gentiment, mais il s’améliore vite et il est plus endurant que le trop jeune et inconstant Damien. Les incohérences initiales disparaissent et la stabilité arrive. Elle en est satisfaite. Il est désormais l’amant-modèle dont elle tire le maximum de jouissance et qui s’accorde bien avec elle. Elle n’a plus rien à lui apprendre, mais elle continue avec lui pour rectifier s’il dérive et parfaire les détails. Il est reconnaissant de ce que son maître en amour lui enseigne. Ils passent des heures merveilleuses ensemble. Voyant Élise se complaire dans les orgasmes, et lui décrire les bouleversants plaisirs que Thomas et lui provoquent en elle, Yves commence à comprendre que les femmes ne se font pas toujours violer. Sa mère lui avait d’ailleurs dit qu’elle avait vécu deux années pleines avec un homme qu’elle avait aimé, plus d’un an avant sa naissance. Il n’avait pas cru qu’elle l’avait fait librement. Il change d’opinion. Les livres sur la sexualité sont plus compréhensibles. Il les relit pour bien se pénétrer de la façon de se comporter. La femme n’est plus un mystère, une pauvre soumise au viol de l’homme. Elle est son égal.

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* ° * ° *

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Denise dit à Guy :

— Élise couche de temps en temps avec ton filleul. C’est régulier. Il paraît qu’il s’est bien amélioré. Elle ne s’arrête pas.

— Qu’en dit Thomas ?

— Il dit qu’elle est heureuse d’enseigner et qu’il l’aime, dit Denise. D’ailleurs, elle l’aime toujours, mais elle a l’art d’attirer les gens qui sont bien. Elle ne va pas avec n’importe qui. Je parle souvent avec Yves. Je serais plus jeune, il me plairait, tout comme Xavier.

— Plus que moi ou Thomas ?

— À peu près pareil, dit Denise. Élise voulait travailler Irène pour la pousser vers Yves. Thomas n’a pas voulu. Il préfère qu’elle reste avec Yves. Il trouve qu’il n’est pas gênant et qu’il vaut mieux garder celui-là plutôt que de tomber après sur d’autres.

— Il veut la stabiliser, dit Guy. C’est assez sage. Élise a les mêmes goûts que toi.

— À peu près, dit Denise.

— Elle est allée chercher Damien, dit Guy. C’est ton garçon. Te plaît-il ?

— Si on me mettait avec lui sur une île déserte et qu’il me fasse des avances, je ne résisterais pas, dit Denise.

— Vous aimez les mêmes, toi et Élise, dit Guy.

— Tu oublies que je t’aime, dit Denise. Elle ne t’aime pas.

— Elle m’a fait des avances, dit Guy.

— Élise te dit qu’elle t’aime bien, comme cela, comme les autres enfants, dit Denise.

— Non, dit Guy, elle m’a demandé de coucher avec elle. Elle a le même comportement en amour que toi, mais tu gères mieux tes amours.

— Crois-tu ? J’ai toujours eu du mal à quitter mes amants, dit Denise. Je n’ose pas leur retirer le plaisir qu’ils ont avec moi.

— Tu ne vas pas aller chercher Zoé pour t’en sortir, dit Guy.

— Regarde ce que j’ai fait quand tu as voulu te marier avec moi, dit Denise. Je suis allée chercher Léa et Blanche.

— Voulais-tu te débarrasser de moi ?

— Pas complètement, dit Denise, mais j’aimais bien Thomas.

— Élise n’est pas très fidèle.

— J’ai fait le compte, dit Denise. Elle n’a pas connu beaucoup d’hommes. J’en ai connu plus, et elle sait mieux les choisir. Je crois qu’elle les aime tous, comme nous faisons, toi et moi.

— Te l’a-t-elle dit ?

— Élise renseigne Thomas, dit Denise. J’admire Thomas ; il encaisse tout, mais il l’aime et elle l’aime. Rien ne cassera jamais entre ces deux-là, comme entre nous deux.

— Crois-tu qu’elle cessera un jour de trouver de nouveaux amants ?

— Dans notre entourage, dit Denise, je n’en vois pas d’autres qui me plaisent : c’est une garantie, mais la vie n’est pas terminée.

* ° * ° *

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Chère Yvonne,

Ton fils vient de subir une épreuve où les hommes doivent passer. Ma fille Élise l’a pris dans son lit. Avec elle, cela devait arriver. Elle n’a pas eu beaucoup d’amants, mais ce n’est pas le premier qu’elle y entraîne, et ce n’est certainement pas Yves qui l’a forcée. Elle est mariée, mais Thomas, son mari, est aussi accommodant que moi. Il le voit plutôt d’un bon œil, car il apprécie Yves. Élise n’est pas encore stabilisée, et ton fils est un élément stable qui va contribuer à la calmer. J’aurais préféré que ce soit Irène ou Rose qui le fasse, mais je pense que ce sera bénéfique pour Yves. Élise n’est pas dangereuse pour lui ; elle le laissera faire sa vie quand il le faudra. Tout le monde est au courant ici, et nous ne nous opposons pas à ce que les amoureux se rencontrent librement. Irène et Rose n’ont pas changé d’attitude envers Yves. C’est une bonne chose, car ils travaillent toujours bien ensemble, et Élise est l’amie des trois.

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Maman.

Je me suis mis avec Élise. Je ne l’ai pas violée. Elle avait envie de moi et moi d’elle. Tout le monde me dit ici que c’est normal. Nous continuons. Thomas, son mari, m’a dit que je fais une bonne action en restant un certain temps avec elle. D’après lui, elle n’est pas encore adulte et a besoin de s’affirmer en allant avec d’autres hommes. Il estime qu’il lui faudra encore quelques années. Je serais un point d’ancrage pour elle qu’il me demande de maintenir aussi longtemps que possible. Si tu penses que ce n’est pas bien, dis-le-moi.

* ° * ° *

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Yves se plie aux appels d’Élise et découche quand elle le souhaite. Élise parle de lui à Irène, détaillant ses progrès. Yves ne parle pas de sa liaison, même quand les filles lui donnent les messages explicites d’Élise. Il est encore bloqué pour évoquer la vie privée, et les filles respectent la sienne, observant avec attention son évolution.

Yves commence à voir d’un autre œil les femmes qui l’entourent. Aiment-elles comme Élise ? Sont-elles aussi avides des hommes ? Il ne veut pas les empêcher d’aimer quelqu’un, maintenant qu’il sait que l’amour n’est pas toujours imposé aux femmes. Il continue ses protections, mais en moins aveugle qu’auparavant. Il laisse approcher ceux pour qui ses protégées manifestent de l’intérêt.

* ° * ° *

 

 

41 Les amours d’Yves

* ° * ° *

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Yves et Élise s’aiment, mais sans grande passion, et c’est elle qui l’entraîne. Des rencontres fréquentes ne sont possibles que quand Thomas est appelé à voyager seul. Il est généralement là, et Yves doit se contenter d’une nuit par-ci par-là. Physiquement, Yves serait très satisfait de ce qu’elle lui offre si elle était plus disponible. Il doit réprimer sans faiblir les envies impérieuses liées au calendrier lâche, et jamais il ne la sollicite, estimant que Thomas est prioritaire. Élise lui donne des rendez-vous dans sa chambre. Thomas découche et va dans son appartement pour laisser la place à Yves qu’elle appelle par l’interphone. Ce n’est pas toujours lui qui répond. Irène ou Rose transmet un message sans commentaire.

Irène voit que tout se passe bien pour Élise ou Yves. Elle reste neutre et est heureuse pour eux. Elle a pris l’habitude de s’habiller de façon stricte à cause d’Yves. Elle la conserve à l’extérieur, trouvant des avantages à une absence de coquetterie qui éloigne les gêneurs. À la maison, elle ne fait plus autant attention à sa mise, car Yves n’a plus ses révélatrices petites réactions de gêne. Elle évolue prés d’Yves et avec la famille qui entoure Guy, avec son naturel réservé et tolérant. Elle s’accommode de la nudité qu’elle rencontre chez Guy tout comme de la diminution de la pudeur d’Yves. Elle l'invite implicitement en ne le protégeant plus de ce qu'il peut voir d'elle quand elle se promène désormais sans complexe en chemise ou en petite tenue.

Rose est plus perturbée. L’irruption d’Élise dans la vie d’Yves, et les découches indubitablement sexuelles, l’incite à se demander pourquoi ils se sont rencontrés. Elle s’informe auprès d'Irène pour savoir si Élise tient vraiment à Yves.

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Irène pose directement la question de Rose à Élise :

— Rose voudrait savoir jusqu’à quel point tu aimes Yves ?

— Est-elle intéressée ? Papa a pris la responsabilité de son filleul, dit Élise. Nous devons nous occuper de lui. Tu vas me demander : pourquoi moi ? J’aime suffisamment Yves pour vouloir coucher avec lui, et il en a besoin. L’occasion s’est présentée, tout simplement. Je n’ai pas hésité. Je vais essayer de t’expliquer comment je fonctionne. J’ai mis un certain temps à me comprendre, et Zoé m’a aidée. Mon idéal est papa. Je suis amoureuse de lui et de ce qui lui ressemble. Ceux qui lui ressemblent le plus ici sont Thomas, Yves, Zoé et toi. Dans une moindre mesure, il y a aussi Xavier et mes frères et sœurs. Pour l’amour physique, j’exclus les femmes, et l’inceste m’interdit presque tout, et en particulier papa. J’ai retrouvé en Thomas, à peu près mon idéal, mais sur certains points, ce sont les autres qui y correspondent, et ils m’attirent. Je dois être naturellement infidèle, comme Denise. Cependant, je suis très attachée à Thomas. Je ne crois pas qu’il soit possible qu’un autre homme puisse le remplacer auprès de moi. Il m’aime et je l’aime. Il a une qualité qui fait que je l’aime toujours plus : il n’est pas jaloux, même un tout petit peu. Il comprend que je puisse en aimer d’autres et que cela n’oblitère pas notre amour. Papa est pareil.

— Guy va avec d’autres femmes, dit Irène.

— Papa et Thomas sont fidèles, dit Élise. Ils ne vont avec d’autres femmes que pour faire plaisir, en accord avec leurs amours. Si je dis à Thomas d’aller avec une autre qui le mérite à notre avis commun, il le fait.

— Thomas t’a-t-il dit d’aller avec Yves ?

— Non, dit Élise, mais c’est tout comme. J’étais certaine que Thomas m’approuverait. Si j’avais eu des doutes, je n’aurais pas dépucelé Yves. Thomas a confirmé en me disant de continuer. Il faut me comprendre. Yves m’aimait, au moins un peu ; il avait envie de moi à ce moment-là. Si je lui avais dit simplement de venir dans mon lit, il n’aurait pas osé, car il avait peur des femmes. Je me suis imposée physiquement. J’admets que c’était facile, mais je l’ai violé. Ainsi, je l’ai débarrassé de son appréhension. C’est comme à la piscine : au lieu d’entrer progressivement dans l’eau, on plonge, et parfois on est poussé dans l’eau. On n’a pas le temps de sentir que l’eau est froide. J’avais envie de lui. Moi aussi, je l’aimais, et il m’a aimé. Nous nous aimons toujours. Je ne vais pas le laisser tomber. Je crois que c’est bénéfique pour lui. Il n’est pas encore assez sûr de lui. Il a besoin d’être formé. C’est encore moi qui ai l’initiative. Je dois l’inviter. Il faudrait que je le prenne plus souvent. Je lui accorde ce que je peux, mais je l’avoue, avec un très grand plaisir. Enseigner l’amour est agréable avec Yves. Il accepte ma tutelle. Il fait tout ce que je lui demande. Il est très attentif à ce que je lui conseille. Il est attachant. J’aurais du mal actuellement à le quitter, bien que je l’aime beaucoup moins que Thomas.

— Que dois-je dire à Rose ?

— Je ne pense pas que l’amour d’Yves pour moi soit énorme, dit Élise. Il peut se passer de moi s’il va avec une autre. Il vous aime autant que moi, sinon plus. Il aime toutes les femmes qui sont ici. Il me l’a dit.

— Moi, dit Irène ?

— Oui, toi.

— Zoé ?

— Toutes les femmes de la maison, dit Élise, dont Zoé. Il a naturellement des préférences. Je ne serai en aucun cas un obstacle au développement d’un de ses amours. Il en a besoin. Je ne souhaite pas m’éclipser tout de suite, mais je le ferai un jour. Je suis avec Thomas et j’y reste. Je conseille à Rose d’aller vers Yves et de chercher un terrain d’entente. Il ne se repliera pas sur lui-même comme il aurait eu tendance à le faire avant que j’intervienne. Je pourrais aussi te dire la même chose ainsi qu’à Louise. Yves est maintenant plus ouvert, moins bloqué, moins pudique. Il progresse. Il accepte de me regarder quand je suis nue. Il détournait la tête les premières fois et n’osait pas me toucher. Je lui apprends à me caresser, à se frotter contre moi, à m’exciter aussi. Il est doué pour l’amour, l’amour sérieux, sans brutalité. S’il vous convient comme à moi : profitez-en ! Yves est manifestement resté trop longtemps sans femme dans son lit, et je garantis à Rose qu’il se comporte bien. Un garçon de son âge, aussi viril, aurait dû se mettre avec une fille comme elle depuis des années. Occupez-vous de lui de façon plus intime. Pour moi, Yves est libre d’aller avec qui lui plaît, comme cela se fait dans ma famille. Il aime Rose. Si Rose en a envie, ils n’ont qu’à se rapprocher.

Irène transmet le message à Rose qui est dubitative devant cette réponse d’Élise.

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Rose dit à Irène :

— Yves a-t-il réellement changé depuis qu’il va avec Élise ?

— Sa pudeur a diminué, dit Irène. Maintenant, il nous regarde en face et je ne le choque pas quand il me voit en chemise de nuit à la cuisine ou dans le couloir.

— N’aurait-il plus peur des femmes ?

— C’est l’avis d’Élise et le mien.

— En es-tu certaine ?

— Oui, dit Irène. Je me suis mise en bras nus jusqu’aux épaules et il l’a supporté. Auparavant, il aurait été horrifié, et je ne l’aurais pas fait.

— Les bras, ce n’est pas suffisant, dit Rose.

— Rien ne t’empêche d’en montrer plus, dit Irène.

— Estimes-tu qu’on peut le faire maintenant.

— Mais oui, dit Irène. Nous pouvons entre nous, nous débarrasser de la pudeur, aller jusqu’à la nudité. C’est possible là-haut.

— Ainsi tu te montres dans le simple appareil là-haut, dit Rose.

— Avec Élise, je le fais. Nous nous habillons ensemble pour le sport dans sa chambre.

— Je n’ai jamais eu droit à cet honneur.

— Tu m’as déjà vue en chemise de nuit, dit Irène.

— Ce n’est pas pareil, dit Rose.

— Ce soir, je me montre à toi.

— J’enregistre. Mais là-haut, vas-tu avec d’autres ?

— Je voulais, dit Irène, mais ça n’a pas marché. Je passe avant eux à la salle de bains comme on fait ici. Quand j’ai fini, ils entrent tous. J’ai demandé à Zoé pourquoi j’avais un régime séparé. Elle m’a expliqué :

— Mademoiselle Irène, dit Zoé. Nous ne voulons pas choquer votre pudeur par notre impudeur. Ce que nous faisons entre nous, nous est réservé. Il n’est pas question d’y faire participer une personne étrangère à nos coutumes. Ce serait trop scabreux. Nous avons du respect pour vous.

— Pensez-vous que je ne peux pas me plier à vos coutumes ?

— Ce n’est pas facile dit Zoé. Nous nous lavons ensemble. Cela date de Madame Marie. Elle nous avait incités à l’impudeur et cela s’est perpétué. Mais il y a des conséquences. Ainsi, Madame Élise s’est mariée avec Monsieur Thomas après quelques passes amoureuses dans la salle de bain. Ce n’est pas neutre du tout.

— J’accepte de voir des corps nus et d’être nue moi-même.

— Nous nous touchons aussi, dit Zoé, et les hommes avec les femmes. Et ne croyez pas que c’est innocent. Il y a des réactions inévitables. C’est très sexuel des deux côtés. Je ne pense pas que c’est bon pour vous.

— Si je vais cependant avec vous, m’acceptez-vous ?

— Oui, mais avec réticence, dit Zoé. Vous êtes vierge. La proximité des hommes va vous perturber. Ils vont avoir aussi envie de vous. Ce n’est pas tenable.

— Si l’un d’eux veut de moi, je suis disponible.

— J’entends bien, dit Zoé. Vous êtes disponible. Vous acceptez leur amour. Vous n’y êtes pas opposée. Vous les laisserez faire. Vous oubliez que nous avons tous du respect pour vous, et qu’en aucun cas un de nos hommes ne vous imposera une relation sexuelle, même s’il a une envie intense de vous.

— S’il a une envie intense, il est normal qu’il vienne à moi.

— Nous ne sommes pas des animaux, Mademoiselle Irène. Nos hommes se tiennent. Si vous en voulez un, demandez-le clairement et il vous satisfera. Il y a deux façons d’aborder l’amour. Soit on se donne à plusieurs hommes et on choisit ensuite, soit on étudie les hommes pour savoir à qui se donner. Pour quelle solution êtes-vous ?

— Plutôt pour la seconde. Mais tu viens de me démontrer qu’il n’y a pas de problème pour que j’aille avec vous. Les hommes se tiennent et moi aussi.

— Ce n’est pas si simple, dit Zoé. Vous oubliez nos adolescents, nos deux garçons qui seront bientôt des hommes. Eux aussi vont être aussi perturbés. Une vierge parmi eux, qu’ils vont pouvoir observer et toucher si vous ne les repoussez pas. Vous allez les exciter fortement.

— Faudrait-il les repousser.

— Si vous ne le faites pas, dit Zoé, ils feront comme avec Élise. Ils iront vous tâter. Elle est seule à leur permettre. Élise joue avec eux. C’est à la limite du tolérable. Ne venez pas rajouter votre présence. Vous ne pouvez que jeter de l’huile sur le feu. S’ils n’étaient pas là, ce serait plus facile de vous accepter.

— Bon, dit Irène. Pas d’impudeur pour moi. Mais pourquoi gardez-vous l’impudeur si vous préférez la pudeur ?

— L’impudeur a aussi des avantages. Plus de commodité. Pas de barrière inutile. Éducation sexuelle des enfants plus naturelle. Mais avec les étrangers, c’est impossible, et c’est une incitation pour les enfants à un amour précoce. Je me demande souvent si nous sommes dans la bonne voie.

 

 

— Tu vois, dit Irène à Rose. Nous nous respectons. Je n’ai d’impudeur qu’avec les femmes. L’impudeur totale n’est qu’entre eux. Mais aller ensemble, quand c’est possible, est beaucoup plus commode pour tout le monde. Pas de temps perdu à attendre devant la porte.

— Trouves-tu que c’est bien, dit Rose ?

— Oui, dit Irène. Avec Yves, pourquoi ne pas faire pareil ? Il est inutile de fermer la salle de bains quand on y est. Nous pouvons nous comporter aussi bien que là-haut. Je peux y aller avec toi et avec Yves. Y vois-tu une objection ? On pourrait prendre cette liberté. Cela compenserait ce qu’on ne peut pas faire à l’extérieur.

— Oui, dit Rose, à condition qu’Yves s’y prête. Je vais bien dans son lit pendant les orages et il m’a toujours respectée.

— N’en a-t-il jamais profité ?

— Jamais, dit Rose.

— Il est sérieux, dit Irène. Il est possible d’aller avec lui dans la salle de bains.

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— Es-tu au même niveau de pudeur que là-haut, dit Irène à Yves ?

— Sauf Élise, ils ont beaucoup de pudeur là-haut.

— Il est vrai que quand tu es là, dit Irène, ils en ont. Mais il y a des moments où ils n’en ont plus.

— Tu m’en diras tant, dit Yves. Voudrais-tu que je me comporte de cette façon ?

— Il faudrait qu’on puisse se dénuder devant toi, sans que tu le prennes pour une avance, dit Irène. Je pense que c’est possible.

— Font-ils ça là-haut ?

— Mais oui, dit Irène. C’est sans conséquence si on se respecte. Je ne m’aventurerais pas à le faire avec des gens de l’extérieur. La pudeur est nécessaire avec ceux-là. Es-tu capable de me respecter ? Tu te tiens bien avec Rose quand elle va dans ta chambre.

— Je suis capable de te regarder en me tenant bien.

— Bon, dit Irène. Tu me respectes, et c’est très bien. Je pense m’habiller ici de façon plus légère. Comme cela, tu vas t’habituer et je serai libre de mes vêtements, ici comme là-haut.

— D’accord, dit Yves. Mets d’autres vêtements. Ceux que tu portes t’enlaidissent.

— Je le faisais exprès pour toi, dit Irène. Tu n’en supportais pas d’autres. Je vais te faire plaisir en me montrant plus coquette ici, mais pas question à l’extérieur. J’y perdrais ma tranquillité. Donc, sorties en vêtements couvrants. Ici, liberté. Si tu veux me voir au bain, je ne verrouillerai plus la porte.

— Je suis curieux de voir comment tu es, dit Yves. Montre-toi de loin en loin, mais, tout le temps : non. Enferme-toi dans la salle de bains. Je préfère.

— Pourquoi ?

— Les femmes m’excitent, dit Yves. Je serais trop tenté. Il ne faut pas abuser.

— C’est vrai que là-haut, les hommes ne font pas l’amour seulement les 36 du mois comme toi avec Élise. Tu as raison de garder de la pudeur. Je m’enfermerai. Je suis aussi curieuse. Tu peux te dénuder devant moi. Je n’y verrai aucune intention particulière.

— C’est possible si tu supportes, dit Yves. Je le fais déjà avec Élise.

— Oui, dit Irène. J’apprécie que tu acceptes. Il n’y a pas à se gêner entre nous. Ma chambre t’est toujours ouverte. Tu viens quand tu veux. Puisque qu’Élise t’a libéré de ta pudeur et enseigné l’amour, je peux te le dire : tu es très délicat et tu ne voudrais pas faire mal. Sais-tu qu’une femme peut avoir des douleurs pendant les premières relations sexuelles ?

 

Yves ne s’est jamais posé le problème, mais il acquiesce.

— Oui, je l’ai lu. C’est gênant.

— Cela t’empêcherait-il de venir avec moi ?

— Effectivement, dit Yves.

— Alors, sache que je suis déflorée, dit Irène. Je ne peux plus avoir mal. Avec un préservatif, tout homme de la maison peut venir librement dans mon lit. Je vous aime tous. Je ne t'exclus pas.

— Fais comme Élise si tu me veux, dit Yves. Tu m’invites, ou tu viens dans mon lit.

— Moi, c’est uniquement pour ton bien-être, dit Irène. Je ne m’impose pas.

— Moi non plus, dit Yves. Si tu t’exposes, je risque d’être excité.

— Mais moi aussi, dit Irène, et je fantasme parfois sur toi. Ne crois pas que je suis insensible. Mon corps serait très favorable à ta venue ou à celle de Thomas ou même de Guy. J’aime les hommes à qui j’accepte de m’exposer. C’est indéniable. Cependant, je ne veux pas que tu te méprennes. Je t’aime assez pour que je t’accueille volontiers et aussi souvent que tu le voudras. Avec un contraceptif, jamais je ne te repousserai. Élise dit que tu as des besoins et que tu es apte à l’amour. Tu pourrais venir à moi, mais je te conseille Rose. Elle a envie de toi depuis longtemps. Elle se désespérait de ton incapacité avant que tu rencontres Élise. Va la voir. Elle est intéressée. Il est logique que tu t’adresses à elle plutôt qu’à moi. Elle en serait heureuse. Je préfère que tu t’abstiennes avec moi si tu peux t’en passer, car je réserve l’amour pour plus tard, et pas nécessairement avec toi. Comme tu es raisonnable, j’escompte que tu iras avec elle et me laisseras tranquille. Est-ce clair ?

— Oui, dit Yves. Pour Rose, c’est comme pour toi et Élise. Je l’accueille si elle veut.

— Me permets-tu de l’inciter à aller vers toi ?

— Oui, dit Yves, mais sans la forcer.

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— Mon cher Yves, dit Élise, tu es capable désormais de voler de tes propres ailes. Je ne resterai pas éternellement avec toi et je ne te suffis pas. Il te faut choisir une compagne. Tu en as besoin. Avec qui vas-tu aller ? Qui souhaites-tu ?

— Zoé, dit Yves.

— Zoé est presque libre, mais plus vieille que toi. Es-tu certain de ce choix ?

— Oui, dit Yves.

— Zoé a envie de toi, mais ne va pas se laisser faire.

— Pourquoi ?

— Zoé te voit avec Irène. Elle va te pousser vers elle. Irène est très bien. Va coucher avec elle.

— Elle ne m’invite pas, dit Yves.

— C’est là le problème, dit Élise. Irène n’est pas encore décidée de prendre un compagnon. Mais elle dit à tout le monde qu’elle accepte les hommes d’ici. Prends-la au mot. Va dans son lit. Elle sera surprise, mais elle s’y fera.

— Non, dit Yves. Ce serait la forcer. Je la respecte.

— Oui, dit Élise. Tout le monde la respecte. Je la soupçonne de s’offrir, ce qui ne lui coûte rien, et de miser sur ce respect pour être tranquille.

— Je l’admire. On sait où on va avec elle. Sa position est logique. Je n’ai rien à lui reprocher.

— Moi non plus, dit Élise, mais elle bloque Zoé qui attendra qu’Irène se décide. Et toi, tu n’as ni l’une, ni l’autre. Elle peut faire un effort pour toi. Je vais essayer de la persuader.

— Ne fais pas ça, dit Yves. Irène a été très claire avec moi. Elle attend d’avoir terminé les études pour se décider. Ne l’oblige pas à se forcer. Elle ne le souhaite pas.

— Si elle va à toi, que fais-tu ?

— Je lui demande si elle se force, dit Yves. Elle est franche. Elle me le dira. Pour moi, la forcer, c’est la violer. Je vais avec toi parce que tu me veux.

— Et bien, ma Zoé qui veut te rapprocher d’elle n’est pas près d’obtenir un résultat de ce côté-là. Il te reste Rose et Louise en dehors de moi.

— Je ne vais pas les forcer non plus, dit Yves.

— D’après ce que me dit Irène, tu ne forcerais pas Rose. Elle hésite, mais elle est à toi sans que tu la pousses. Ce serait bien de la satisfaire.

— Irène me l’a dit aussi.

— Alors, tu vois ce qu’il te reste à faire.

* ° * ° *

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Guy organise parfois, entre autres promenades ou réunions, une sortie générale pour aller à la piscine. Toute la famille est invitée et la plupart y vont. Les filles ne se font pas prier pour les accompagner. Chaperonnées, elles se sentent en sécurité avec Guy. Elles n’iraient pas seules. Yves a toujours décliné l’invitation jusque-là. Élise le persuade d’y aller et elle lui fait cadeau d’un splendide maillot de bain. Il a encore quelques réticences, mais il y va. Il n’a pas nagé depuis une dizaine d’années, mais il sait encore. Irène, Rose, Louise, Élise, Blanche, Denise, Zoé, et Marguerite, déjà sorties de l’enfance, sont là autour de lui. Ses regards passent de l’une à l’autre et découvrent des nudités qu’il ne pourrait pas supporter si Élise ne l’avait pas accoutumé à les caresser. Il reste imperturbable. Son maillot de bain, solidement doublé, le rassure en contenant sa vigueur, et le bain est calmant. Guy est heureux d’avoir son filleul avec eux, apparemment débarrassé d’une partie de sa pudeur. Yves n’est pas choqué par Rose qui, pour le tester, porte un petit deux-pièces qui l’aurait épouvanté auparavant, et qui passe et repasse devant lui en le frôlant et le regardant interrogativement. Irène ne prend pas les libertés de Rose. Elle se méfie toujours quand elle n’est pas à la maison. Elle arbore donc un maillot venant de Marie, classique, très couvrant, peu voyant et très décent. Elle observe aussi Yves sans s’approcher et s’exposer aussi ostensiblement que Rose. Il aurait été gêné auparavant par l’étalage des chairs de toutes ces femmes de la piscine qui tourbillonnent autour de lui. Maintenant, Yves les voit belles et attirantes. Élise lui souffle :

— Elles sont toutes à toi si tu le désires. Pas une ne te résistera, même Zoé si tu la pousses. Il n’y a que Blanche qu’il vaut mieux laisser à papa.

 

Yves veut bien croire Élise, mais il ne réclamera rien.

_

Rose est tentée par les hommes auxquels elle pense le soir dans son lit, quand le labeur du jour ne lui impose pas un sommeil précoce. Elle côtoie Yves, et il occupe une bonne partie de ses pensées, parmi d’autres moins présents. Elle songe à ce qu’elle a observé sous la couette : ce gland gonflé, à la peau fine, au toucher tiède, si ferme et si doux. Elle en frémit. Elle est troublée quand elle est près de lui, ce qui n’échappe pas à Irène qui ne s’interpose plus et compatit à ses attentes. Yves n’est plus le copain sans expérience, incapable d’utiliser son sexe. Élise va avec lui, mais pas très souvent, car elle a Thomas. Il reste disponible presque toutes les nuits. La voie est libre pour Rose qui hésite encore.

— Crois-tu qu’Yves est intéressé par moi ? Il a Élise, dit Rose.

— Si peu, dit Irène. Il couche rarement avec elle. Ce n’est pas suffisant pour un homme. Élise s’en rend bien compte. Elle voudrait que je me donne à lui. Je préfère que ce soit toi. Vas-y. Il est disponible et il aime toutes les femmes d’ici. C’est certain. Il te prendra comme tu le souhaites. Il ouvre sa porte en permanence. Il n’a plus peur des femmes. Tu l’as vu à la piscine. Il t’a bien détaillée. Ton physique lui plaît. Un petit signe d’accord suffira.

— Quel signe ?

— Montre-lui un préservatif, par exemple, dit Irène.

— N’est-ce pas trop suggestif ?

— Non, dit Irène. J’en ai dans mon sac à main.

— Pour quoi faire ?

— On ne sait jamais, dit Irène. Vas-y en confiance.

* ° * ° *

_

Rose, a fantasmé sur Yves plusieurs nuits. Encouragée par Irène, elle ose aller dans la chambre d’Yves, un soir sans orage. Elle n’est pas très sûre de ce qui va se passer. Elle a lu et relu les livres de sexualité. La première expérience est délicate. Yves dort déjà. Elle hésite, prête à retourner dans son lit et remettre à plus tard, puis se décide à rester. Elle enlève sa chemise de nuit, et se couche en silence près de lui. Elle se ravise, retourne dans sa chambre, et revient avec des préservatifs qu’elle pose en évidence. Elle étale aussi une serviette sous elle avant de s’étendre. Comme cela, Yves saura qu’elle est vierge. Après avoir soulevé la couette pour observer et toucher, elle s’endort. Il ne constate sa venue qu’au petit matin. Il pense qu’il y a eu un orage. Cependant, une chose l’intrigue. Il voit que de la couette, dépassent des épaules nues ; elle ne porte pas la chemise habituelle qui repose sur la chaise près du lit. Il ose ce qu’il n’aurait jamais osé avant Élise. Il soulève la couette pour observer les vêtements de sa compagne. Les volets ne sont pas fermés ; la lumière du jour naissant traverse le capiton translucide. Tout est bien visible. Rose est aussi nue que lui. Longtemps, très longtemps il la contemple, regardant en détail ce qu’il a toujours fait cacher à sa mère et qu’il peut comparer avec ce qu’il connaît d’Élise. Elle est faite comme elle, à quelques détails près. Il la voit encore mieux qu’à la piscine. C’est bien une jeune fille, comme il l’avait craint si longtemps. Elle est tout aussi désirable qu’Élise malgré son immobilité que seule vient perturber la respiration régulière. Elle est très séduisante. Elle a disposé une serviette sous elle. Il ne voit pas pourquoi. Il a envie d’elle. Est-elle là pour l’amour ? Il est facile de se tromper. Il y a peut-être eu un orage et elle avait trop chaud avec sa chemise. Il ne veut surtout pas la violer. Il aperçoit sur la table de nuit des préservatifs qu’elle a amenés là. Serait-elle venue dans le dessein qu’ils soient utilisés ? Il hésite. L’aime-t-elle ? Elle ne lui a jamais dit. Il sait cependant par Irène qu’elle est bien disposée pour lui. Il n’ose pas la déranger. Il la contemple longuement avec une excitation devenue lancinante et effleure seulement les poils du pubis avec les doigts. Ils ne sont pas disposés exactement comme ceux d'Élise. La petite fourrure bien fournie est douce comme celle du chaton de la voisine. Il s’y attarde, la survolant, la frôlant parfois.

Rose se réveille, par la fraîcheur de la couette soulevée et la petite chatouille. Elle ouvre seulement les yeux et, reconnaissant Yves, sourit timidement sans bouger. Puis, d’une main, elle rejette la couette s’exposant entièrement. Elle est décidée et attend qu’Yves vienne sur elle. Pour répondre à cette nette invitation, il serait immédiatement passé à l’action sans Élise. Respectant l’enseignement qu’il a reçu, Yves ne se précipite pas. Il ne doit pas suivre ses impulsions trop rapides. Il doit au contraire soigner les préliminaires. Pour cela, il entreprend de la caresser. Il pose doucement son extrémité d’index sur elle, entre les seins, attend en moment pour voir la réaction, un simple sourire, puis le déplace lentement sur la ligne médiane. Les yeux de Rose suivent le doigt. Il atteint le nombril, le dépasse et finit par arriver au sexe sans qu’aucune interdiction ne se manifeste. Il le masse légèrement sous la toison. Longtemps, très longtemps il s’y attarde, fouille enfin et entrouvre les grandes lèvres pour frôler le petit bourgeon sensible quand elle se décide à écarter les cuisses, manifestant ainsi son approbation. Il caresse plus franchement. Les yeux de Rose, jusque-là bien ouverts, attestent de son émoi grandissant en se fermant de longs moments. Les appréhensions du début ont disparu. Emportée par son désir croissant, elle est prête à se donner. Les glandes lubrificatrices sécrètent abondamment, poissant les doigts. Élise a enseigné à Yves ses réactions dans les moindres détails. C’est un signe révélateur de la préparation physique à la pénétration. Rose aspire à le recevoir. Elle a envie de lui : c’est certain. Yves hésite. Il a lu que le premier rapport est souvent mal vécu, et il ne veut pas faire mal à Rose. Même si elle est consentante, il voudrait qu’elle ne soit plus vierge, car il se sent paralysé à l’idée de blesser. Mais l’est-elle ? Jamais il ne s’est trouvé dans cette situation. L’enseignement d’Élise est incomplet sur ce point. Avec Irène, ce serait plus simple, car elle ne l’est plus ; elle lui a dit. Il sait qu’elle avait fréquenté un garçon inintéressant, ce qui explique son état. Mais Rose ? Aucune idée. Rose n’a jamais parlé de relations masculines et de son sexe comme Irène. L’une informe et l’autre ne dit rien. Yves est troublé par la protection que Rose a placée sous elle. Quelle signification a-t-elle ? Il n’ose pas interroger la muette. C’est catastrophique si elle est vierge. Irène a dû avoir mal en perdant son hymen, car autrement, elle n’en aurait pas parlé. Faut-il pousser Rose à l’orgasme uniquement par des attouchements extérieurs de la main ? C’est possible : il l’a expérimenté sur Élise. Rose est propre. La serviette est peut-être là pour recueillir des bavures de sperme ; avec Élise, ils ont taché le lit la première fois. Mais avec le préservatif : pas de taches si elle n’est pas indisposée. Pendant les caresses préliminaires qu’il poursuit, il réfléchit. Élise l’a détourné de ce qu’elle considère comme farfelu : les fellations, les vêtements incitateurs, le sado-masochisme et autres fantaisies, mais elle est favorable aux caresses intimes. Pour qu’il n’ignore rien de l’anatomie, plusieurs fois elle lui a réclamé de l’explorer. Il est ainsi renseigné sur la conformation féminine. Elle lui a dit que c’est agréable, de se livrer à ses doigts, que c’est presque comme le sexe, car il est doux et respectueux. Il a répondu à sa demande, puis l’a fait aussi souvent qu’il l’a désiré, et elle a approuvé et révélé ses sensations pour qu’il améliore son doigté. Il n’aurait pas eu l’audace de caresser ainsi sans Élise, mais puisque cela peut faire partie des préliminaires, il ose. Il explore Rose délicatement, par prudence moins profondément qu’Élise, mais jusqu’entre les petites lèvres d’une fille conquise qui continue de sourire, les yeux fermés. Yves regarde le sexe, mais il est mal placé et il ne voit pas ce qui se cache dans les replis des petites lèvres. Ses yeux ne le renseignent pas. La certitude passe par les doigts. L’index cherche avec prudence une membrane tendue en barrière. Il ne la trouve pas et s’enfonce facilement. Enhardi, il introduit le majeur à côté de l’index, en parallèle. Il écarte et jauge, sans aller à la limite, car c’est bien assez large. L’ouverture est similaire à celle d’Élise, bien dégagée, avec un toucher tiède et humide qui le ravit. Le vagin est parfaitement accessible et à sa disposition, avec ses parois fermes et ondulées, si caractéristiques, qui l’ont étonné quand il les a découvertes chez Élise. Maintenant certain de la suite à donner, Yves est heureux, car il pourra procéder agréablement sans traumatiser. Complètement abandonnée, sensible à cette douce intrusion qui prolonge les caresses externes et qui déjà la livre entièrement à Yves, Rose a un avant-goût de ce qui va suivre. Elle monte progressivement les degrés du plaisir.

 La regardant toujours, Yves prend un préservatif et, voyant qu’elle ne s’y oppose pas, déchire son emballage, et l’enfile en le déroulant. Elle le suit des yeux et sourit, pensant qu’Irène a vu juste pour les préservatifs. Il la caresse encore un bon moment, sur le corps et le sexe, activant le désir. Elle a assimilé ce que conseillent les livres. Elle se dispose comme ils l’indiquent, écartant les jambes pour qu’il s’installe entre elles. Elle s’ouvre au maximum à son action, avide de connaître enfin ce qu’elle va découvrir. Lentement, très lentement, avec des soins infinis, il se rapproche, se place au-dessus d’elle, d’abord sans contact, et se positionne précisément. Grâce au bon éclairage, il cherche à peine, ayant bien repéré visuellement l’endroit. Le gland trouve rapidement l’ouverture après quelques tâtons. Il s’enfourne, et aucun obstacle n’arrête la progression. En évitant d’écraser Rose par son corps, Yves procède le plus délicatement possible, glissant son sexe sans geste brusque dans l’espace exploré, tout en la regardant interrogativement. Le moindre refus le ferait s’arrêter et reculer. Il insère graduellement sa verge dans un vagin exquis dont les parois s’écartent et l’étreignent, exactement comme celui Élise. Rose frémit quand il pénètre et se décontracte vite, car ce n’est pas désagréable, seulement surprenant pour une non initiée. Cette verge adorée qu’elle connaît bien pour l’avoir observée de longs moments, elle l’aspire de tout son être. Yves n’est pas dépaysé. Il a répété avec Élise, et il sait ce qu’il doit faire. Tant que le fluide lubrifiant n’est pas parfaitement en place sur toutes les surfaces en contact, ses mouvements sont lents dans les allers et retours. Il accélère ensuite par moments quand tout frottement a disparu, mais sans précipitation et sans la secouer, la travaillant en douceur. Rose apprécie en silence la délicatesse d’Yves, attentive à ce qu’elle ressent pour la première fois. Elle découvre un délicieux massage intime savamment dosé par ce pénis ferme qui l’avait tellement impressionnée, et qui est adroitement activé par Yves, aux rythmes qu’Élise lui a appris. Il se révèle la source d’un plaisir d’une intensité qu’elle avait sous-estimée. Appliquant les conseils de son maître en amour, Yves prolonge son massage, au ravissement de Rose. Elle répond par des mouvements d’accord du bassin, par des contractions musculaires pour mieux le sentir, et se cabre quand le plaisir la submerge. Elle se laisse emporter, se reposant sur lui. La nuit précédente, il était avec Élise. Il n’a pas trop de tension, ce qui lui permet de prolonger encore, voyant que Rose apprécie, allant au-delà du temps réglementaire des livres, mais sans exagérer. Elle est en harmonie totale avec lui, toute à lui, complètement offerte. Il la sert de son mieux, guettant le moment où il devient inutile de prolonger. Après l’éjaculation finale qui termine leurs ébats, elle part en emportant sa chemise, et, vierge de toute tache de sang, sa serviette qu’elle avait ajoutée sciemment aux préservatifs pour qu’Yves comprenne qu’elle était vierge. Yves est heureux. Il ne l’a pas violée. Il va à la salle de bains se débarrasser du préservatif et se laver. Il a examiné la serviette et l’entrejambe de Rose, pour constater l’absence de sang ainsi que sur le préservatif. Il avait bien correctement exploré. Tout comme Élise et Irène, elle n’était plus vierge, mais il n’a pas à s’en étonner. Les statistiques sont en accord : c’est normal à l’âge de ces filles de ne plus l’être, même non mariées. Si Rose est venue à lui, c’est qu’elle en avait le besoin. Il n’y a pas d’autres garçons dans son entourage actuellement. Il est logique qu’elle se soit tournée vers lui dès qu’il a été capable de faire l’amour. Elle a dû attendre qu’il soit disponible pour aller à lui. Il s’en veut de l’avoir obligée à patienter. Elle devait avoir de fortes envies, car elle a tout de suite eu du plaisir, mais une femme qui a déjà l’expérience l’atteint plus facilement. Il a appliqué consciencieusement tout ce qu’Élise lui a conseillé. Elle dit qu’il est en progrès. Il espère que la comparaison avec le ou les amants antérieurs n’est pas à son désavantage et que Rose reviendra, car elle est aussi agréable à satisfaire qu’Élise.

Rose est contente de la prestation d’Yves. Elle ne s’attendait pas à un plaisir aussi grand, car les livres n’étaient pas optimistes sur les premières relations, mais elle l’accepte, en attribuant le bénéfice à la gentillesse d’Yves.

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Rose en parle à Irène le lendemain.

— Je suis allé hier avec Yves comme tu me l’avais suggéré.

— Était-ce bien demande Irène ?

— Très bien, répond Rose. J’étais sur un petit nuage. Yves est parfait.

— Vous mettez-vous ensemble ?

— Pas si vite, dit Rose. J’ai besoin de réfléchir à ma conduite. Je me suis imposée à lui. J’hésite à recommencer.

— T’a-t-il repoussée ?

— Non, mais j’ai vu qu’il hésitait avant de m’entreprendre. Il ne tient peut-être pas à moi. Il peut en préférer une autre.

— Actuellement, il n’y a qu’Élise pour te concurrencer. Ce n’est pas une grosse gêne. Il t’accepte : c’est le principal. Si tu l’invites, tu vas voir qu’il ira dans ton lit. Tu seras tous les jours ou presque sur ton petit nuage.

— Tu voudrais que je me comporte comme une femme mariée, dit Rose. Non. Ce n’est pas possible. Yves ne sera pas mon mari. Il est trop intelligent pour moi. Toi, tu peux le prendre, pas moi. J’ai probablement commis une erreur en allant dans son lit. Il n’a pas à s’occuper de moi. Il a mieux à faire avec toi ou d’autres.

— Ne me force pas à aller le satisfaire alors que je préfère que ce soit toi, et qu’apparemment tu t’en trouves bien.

— Je m’en trouve bien physiquement, mais il ne faut pas qu’il s’intéresse trop à moi. Je dois limiter les rencontres. Il ne doit pas venir à volonté dans mon lit.

— Alors, dit Irène, fais comme moi. J’ai toute ma liberté avec les hommes de la maison. Il suffit de demander. Si j’en voulais un dans mon lit, je l’aurais, Yves ou un autre. Mais je n’en veux pas, et je n’en ai pas. Tu peux les exciter autant que tu veux, tu restes maîtresse de la situation. Ils ne te forcent pas.

— Tu dis ça, mais tu n’excites personne en t’habillant comme tu fais, et c’est pour ça que personne ne va dans ton lit.

— J’excite Yves, dit Irène. J’excite les hommes. Ils ne viennent pas dans mon lit parce qu’ils ne savent pas si je le souhaite.

— Et le souhaites-tu ?

— Pas vraiment. Ici, les hommes te respectent, et pas seulement quand ils sont incapables. Yves est débridé, mais il fera ce que tu voudras. Il te respectera. Que souhaites-tu de lui ?

— Pouvoir aller avec lui de temps en temps, quand je le veux.

— Pour t’entretenir sans abuser.

— Oui, dit Rose. Sans abuser.

— Tu as l’homme idéal pour cela. Tu ne l’invites surtout pas à te prendre à volonté, et tu y vas à ton rythme.

— Tu penses qu’il n’y aura pas de dérive ?

— Comment veux-tu qu’elle se produise ? Elle ne viendra pas de lui.

— Bon, dit Rose. Ce n’est pas mon envie qui va me guider, seulement la raison. Je vais me fixer un calendrier. Crois-tu qu’il l’acceptera ?

— S’il est capable de faire l’amour quand tu y vas, il sera à ta disposition, dit Irène. Ce sera une invitation ponctuelle. Il serait mal venu de te refuser.

— Bon, dit Rose. J’irai chez lui quand je voudrai et sans le forcer. Tu penses qu’il ne viendra pas dans mon lit.

— Il n’ira pas chez toi si tu ne l’invites pas, dit Irène.

— Ce sera très bien ainsi, dit Rose.

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De temps en temps, Rose va rejoindre Yves, toujours de la même façon, et il la prend doucement, avec les mêmes précautions. Il aimerait qu’elle vienne plus souvent, mais il ne la sollicite pas. Toujours prêt, jamais il ne la repousse, et il met un préservatif. Elle l’arrêterait d’un geste s’il ne le mettait pas. C’est un amour très calme, strictement muet, peu fréquent, limité à une longue caresse préparatoire, une lente relation sexuelle, et qui exclut tout baiser ou autres démonstrations d’amour. À la fin, Rose s’éclipse silencieusement vers sa chambre. Cela perturbe peu leurs habitudes. Ils ne cachent pas qu’ils se rencontrent, mais entre eux deux, ils n’en parlent pas. Ce n’est pas secret. Yves le dit à sa mère quand il retourne chez elle pendant les vacances. Rose le dit brièvement à ses parents et à Louise, sans commentaire. Élise est informée par l’élève.

— As-tu suivi mes consignes ? A-t-elle eu du plaisir ?

— Oui, répond Yves.

— Elle n’en aurait peut-être pas eu si elle n’avait pas été déflorée préalablement, dit Élise. Elle a eu raison de s’adresser à toi. Je suis fière de mon Yves.

— J’ai fait de mon mieux, dit Yves. J’aurais hésité à lui faire mal, mais avec elle je n’ai pas eu de problème. Je préfère les femmes déjà déflorées, comme toi ou Irène. C’est plus confortable.

— Ce n’est pas l’avis de beaucoup d’hommes, dit Élise, mais je suis de ton avis. Qu’avez-vous prévu avec Rose ?

— Rien, dit Yves. J’espère la revoir dans mon lit.

— Es-tu certain de son plaisir ?

— Oui, dit Yves. Elle en a monté tous les degrés, et elle a abouti à l’orgasme. Les mêmes signes qu’avec toi. Elle n’a pas simulé.

— Et vous n’avez pas prévu une suite ?

— Non. Elle est restée fermée avec moi. Je l’ai revue depuis. C’est comme si rien ne s’était passé. Manifestement, elle ne souhaite pas aborder ce sujet.

_

Rose ne veut pas s’attacher. Elle limite ses relations avec Yves. Elle ne va pas le voir souvent. Elle établit un calendrier rigoureux qui fixe le nombre de ses visites à Yves. Elle ne le révise pas, bien qu’elle apprécie de plus en plus l’amour. Elle a la ferme volonté de tenir à cette parcimonie, gage de sa liberté. Yves n’est donc surchargé, ni par Élise, ni par elle. N’étant pas invité, il ne va pas dans la chambre de Rose.

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Élise, s’informe auprès d’Yves de la qualité et de la fréquence de ses rapports avec Rose. Elle est formelle : ces échantillons d’amour, même réussis, ne sont pas suffisants. Il est nécessaire pour un bon équilibre de compléter avec une autre offre. Elle le dit à Irène qui escomptait une présence plus continue de Rose auprès d’Yves. Pour Irène, c’est Zoé qui résoudrait le problème, mais elle sait que Zoé voudrait que ce soit elle. Que faire ? Irène examine la situation sous tous les angles. Yves souffre en attendant. Elle fera une tentative vers Zoé pour la persuader, mais en cas d’échec, elle invitera Yves. Elle tentera avec le temps d’amener Zoé à Yves. Elle se résigne à prendre un rendez-vous pour se faire prescrire des pilules contraceptives.

* ° * ° *

_

Cher ami,

C’est une révolution. Yves m’a autorisé à sortir avec mon plus grand décolleté et en jupe courte. Il m’a fait acheter un maillot de bain pour qu’on aille ensemble à la piscine, et tenez-vous bien : un petit deux-pièces de jeune fille ! Il m’accepte nue à la maison et vient me voir dans la salle de bains. Il me tient la serviette à la sortie de la douche. Votre fille Élise l’a transformé. Il n’a plus peur des femmes. C’est un résultat remarquable que je n’espérais plus. Il est depuis si longtemps avec Irène et Rose ! Dites à Élise et à Thomas toute ma satisfaction de le voir débridé. Il est au paradis chez vous. Rose va aussi dans son lit. Il ne faudrait pas que cette fille pâtisse de la situation. Il semble qu’elle s’est décidée à suivre l’exemple d’Élise, mais j’ai du mal à évaluer leur amour.

_

Guy doit ainsi s’intéresser à la liaison entre Yves et Rose. Il n’est pas inquiet pour Rose, car Yves est sérieux, et il ne le serait pas pour Irène qui a déjà un comportement d’adulte, mais Rose ne l’est pas encore à son sens. Il se demande ce qui peut se passer dans sa tête si Yves s’y prend mal avec elle, dans le genre de ce qu’Élise lui a révélé sur son comportement amoureux du début, et il veut rassurer Yvonne. Il délègue à Zoé la mission d’éclaircir la situation, étant plus proche et apte à s’adresser à Rose sur son intimité.

* ° * ° *

_

Zoé dit à Irène :

— Mademoiselle Irène, vous travaillez très bien avec Monsieur Yves. L’aimez-vous ?

— Comme tout le monde, dit Irène. Je ne suis pas différente des autres. Si tu veux savoir si j’aime Yves au point de me donner à lui, je te dis oui, comme avec les autres hommes de la maison.

— Si un jour vous voulez aller dans son lit, dit Zoé, il vous acceptera. Il l’a dit à Élise. Il vous aime toutes.

— S’il vient dans mon lit, dit Irène, je l’accepterai.

— Voulez-vous que je l’envoie ?

— Je te remercie, dit Irène. Je suis capable de l’inviter moi-même.

— N’avez-vous pas envie de faire l’amour comme Rose ?

— Rose ne veut pas rester vieille fille, dit Irène. C’est son affaire. Je ne suis pas véritablement tentée. J’estime qu’en ne faisant rien, je n’attise pas l’amour en moi. Ainsi, je serais plus apte à choisir l’homme que j’aimerais. Je ne privilégie personne en ne me liant pas. Je reste objective.

— Vous savez que vous pouvez endormir vos possibilités d’aimer si vous attendez trop.

— C’est le raisonnement de Rose, dit Irène. Ce n’est pas complètement vrai.

— Il y a peu de femmes qui y échappent, dit Zoé.

— Si je suis bien renseignée par Élise, dit Irène, Blanche et Marie ont commencé très tard.

— C’est exact.

— J’ai le même caractère qu’elles, dit Irène.

— C’est encore exact.

— Ta conclusion ?

— J’ai la même que la vôtre, dit Zoé. Comment voyez-vous l’homme que vous espérez aimer ?

— Pour me marier ? Si tu étais un homme, ce serait toi.

— Je suis flattée Mademoiselle Irène, mais je n’ai pas les attributs nécessaires. Seriez-vous lesbienne ?

— Pas plus que toi, dit Irène. Je voudrais un homme qui raisonne comme toi.

— Monsieur Yves est voisin de ce que vous cherchez, dit Zoé. Il vous aime.

— Un peu, dit Irène. C’est certain, mais il en aime d’autres au moins autant que moi. Je cherche un homme qui m’aime beaucoup, comme toi.

— Comment savez-vous à quel point je vous aime ?

— Tu m’as choisie au milieu de beaucoup d’autres, dit Irène. Tu me traites comme si j’étais une merveille.

— C’est Monsieur Guy qui a décidé de vous garder, dit Zoé.

— Tu m’as proposée, dit Irène. Il t’a suivie.

— Il utilise les mêmes critères que moi. C’est normal. Il a été emballé par vous. Vous étiez exactement ce qu’il souhaitait : la jeune fille idéale de son point de vue.

— Et Rose ?

— Elle n’en était pas loin, dit Zoé.

— Avoue que tu as un faible pour moi, dit Irène.

— J’ai mes préférences, dit Zoé, comme Monsieur Guy, mais nous vous traitons à égalité avec les autres.

— Je l’admets, dit Irène. Élise m’a dit que c’est moi que tu souhaitais voir avec Yves, et que tu l’aimes beaucoup. Tu ne lui proposerais pas une fille que tu n’aimes pas. Si tu me le proposes, c’est que tu l’aimes.

— Vous êtes subtile, Mademoiselle Irène.

— C’est facile de savoir ce que tu penses, dit Irène. Je raisonne et réagis comme toi.

— Pourquoi ne voulez-vous pas aller avec Monsieur Yves ? Si vous êtes comme moi, vous devez l’aimer.

Irène enregistre que Zoé aime Yves. Elle en est heureuse.

— Il y en a qui passent avant moi, dit Irène.

— Monsieur Yves vous aime autant que Madame Élise ou Mesdemoiselles Rose ou Louise, dit Zoé.

Yves a vaguement demandé à Irène de ne pas révéler qu’il aime Zoé. Irène a cru longtemps que Zoé était seule. Par Élise, elle sait qu’il en aime d’autres, dont Zoé. Ce n’est plus un secret. Autant dire à Zoé qu’elle est dans la liste.

— Je crois qu’Yves t’aime plus que moi, dit Irène. C’est toi qui dois aller avec lui. Moi, je ne serais qu’une passade.

Zoé enregistre qu’Yves l’aime. Il ferait mieux d’aimer Irène.

— L’amour peut évoluer, dit Zoé. Il peut m’oublier à votre profit.

— Cela m’étonnerait, dit Irène. Il t’aime comme je t’aime. Il a raison de te préférer.

— Je n’en suis pas persuadée, dit Zoé.

— Ne l’aimes-tu pas ?

— Si, dit Zoé. Beaucoup. J’aime encore plus Monsieur Guy.

— Qu’a-t-il en plus ?

— J’ai des affinités avec lui, des façons de raisonner, des défauts aussi.

— Quels défauts ?

— Par exemple, dit Zoé, je fais des fautes d’orthographe et je ne suis pas douée pour les langues.

— Tu es douée pour le reste, dit Irène. C’est ce que j’aime.

— En résumé, dit Zoé, Monsieur Yves n’est pas votre idéal. C’est dommage, je vous voyais bien ensemble.

— Si cela avait voulu se faire, dit Irène, ce serait déjà fait. Yves te préfère. Va avec lui.

— Nous nous renvoyons la balle, dit Zoé. Je ne désespère pas de vous convaincre. Nous en reparlerons plus tard.

— Yves a besoin d’une femme d’après Élise, et il t’aime. Rose ne suffit pas.

— Votre raison me pousse vers lui, dit Zoé. Bien sûr, je l’aime, mais ma raison me pousse à une autre solution. Il commence sa vie amoureuse. Je ne l’aimerais pas si je le détournais à mon profit d’aller vers les filles de son âge. Yves a auprès de lui des filles qui peuvent le satisfaire et qu’il aime, même si c’est modérément. Si une fille qui déclare l’aimer comme vous, le prend pendant une longue période, et qu’ensuite il persiste à toujours me vouloir, alors j’irai avec lui.

— Mon avis ne change pas, dit Irène. Vous devez aller ensemble. Tu connais mon point de vue et moi le tien. Il est inutile de poursuivre. Parlons d’autre chose. Tu ne suis pas rigoureusement les préceptes de l’Église. Quelles sont tes opinions sur Dieu et la religion ? Personne ne parle de religion, ici.

— Grave et délicat problème, dit Zoé. Si je ne vous connaissais pas tolérante, j’éluderais la question. La religion, la politique, sont des sujets de discorde. S’affirmer dans un camp vous expose au mépris de celui qui est dans l’autre camp. Je n’ai pas été éduquée dans la religion. J’ai lu la Bible, le Coran et d’autres livres sacrés. Je vais vous dire ce que j’en pense. Je me suis rangée à l’avis de Monsieur Guy. Pour Dieu ou les Dieux, je suis incapable de vous dire s’ils existent ou non. Certains ont la foi et sont croyants. Ils sont majoritaires, et je sais que nous en avons parmi nous, même s’ils sont tolérants. Moi, je constate que Dieu n’intervient pas dans mes décisions. Je fais comme s’il n’existait pas, et je laisse croire ceux qui ont besoin de Dieu.

— Dieu peut nous guider, dit Irène.

— Je ne suis pas fataliste, dit Zoé. Je n’ai pas l’impression qu’il me guide. Je préfère me guider.

— Les miracles ?

— Contestables.

— La religion ?

— Indispensable, dit Zoé. La plupart des humains ne peuvent s’en passer. Ils ont besoin de sacrements et de suivre des rites. Elle fournit une morale et des coutumes.

— Que tu ne suis pas rigoureusement, dit Irène. Il faudrait se marier avant de faire l’amour.

— L’histoire fourmille de revirement dans ces coutumes et ces morales, dit Zoé. De grands malheurs sont venus et viennent encore de ceux qui imposent leur façon de voir. La religion est souvent retardataire même si elle a de très bons côtés. Qu’on interdise l’alcool, les drogues ou le tabac : très bien, car c’est nocif, mais imposer des méthodes rituelles, restreindre la liberté des femmes, interdire de s’habiller de telle façon, de montrer ses cheveux, de manger du porc ou de la viande certains jours ou encore de travailler le vendredi, le samedi ou le dimanche, est un reste de coutumes anciennes qui ne se justifient plus. Monsieur Guy a un œil critique là-dessus. Je l’approuve. Nous cherchons à vivre le mieux possible sans brimer les autres, et en respectant leurs convictions. Les conseils que je donne vont dans ce sens. J’espère ne pas me tromper et ne pas vous choquer. Si vous avez une religion qui vous oblige à respecter certains rites, il suffit de nous en faire part. Nous nous adapterons, car nous souhaitons vous garder.

— Inutile, dit Irène. Je suis très proche de vous. Je m’en doutais. Je voulais simplement en être certaine.

— Attendrez-vous le sacrement du mariage pour faire l’amour ?

— C’est une coutume qui ne se justifie plus avec la contraception, dit Irène. Ce n’est pas ce qui m’arrête.

— Avec notre caractère, dit Zoé, la religion est rarement un problème. Les émotifs ne sont pas aussi sereins que nous. La religion fait partie de ces idéologies qui mènent les hommes. Presque tous les gens se forment au début à une idéologie, par l’éducation, par la coutume ou par un autre moyen. Ils adhèrent à une cause qui devient rapidement primordiale. Regardez autour de vous : rares sont ceux qui y échappent. Quand ils se sont persuadés de sa valeur, alors, ils passent au stade de la croyance en leur idéologie. Ils souhaitent la généraliser autour d’eux. Quelques-uns se passionnent pour elle et ne raisonnent plus, balayant toutes les contradictions. Ils militent pour la répandre. Suivant leurs tendances, ils utilisent la violence ou la persuasion pour convertir, et s’opposent aux idéologies des autres. L’histoire du monde est édifiante : les hommes passent leur temps à imposer leurs coutumes, jugeant qu’elles sont les meilleures.

— Et toi, n’as-tu pas d’idéologie ?

— J’en ai au moins une, dit Zoé. Je vénère Madame Marie, et son prolongement en Monsieur Guy. Je protège ce qu’ils ont créé ici.

— Cherches-tu à détruire les autres idéologies ?

— Non, Mademoiselle Irène. La tolérance et l’absence de jalousie font partie de mon idéologie, mais je réprouve les excès, et en particulier, tout ce que la raison ne justifie pas. S’enfermer dans des rites absurdes est, tout comme fumer ou se droguer, un indice d’inintelligence, de laxisme ou d’ignorance. Ce genre de dérèglement est malheureusement trop courant pour qu’on puisse l’éradiquer. Les hommes y sont prédisposés. Il faut se contenter de prêcher par l’exemple et espérer que la sagesse l’emportera dans l’avenir. La science nous aide par son objectivité. Elle trouvera peut-être un remède. Pour vivre en paix, je ne cherche pas à persuader les autres, car je peux me tromper.

— Je t’approuve, dit Irène. Et la fidélité ? Est-elle utile ? Est-ce une coutume qui se justifie ?

— La fidélité a évolué, dit Zoé. Il y a la fidélité totale, qui asservit la femme à un homme de la naissance à la mort. Elle est idéalisée par les troubadours qui en font une perfection. On rencontre encore des femmes qui s’y soumettent. La fidélité a trouvé refuge dans le mariage. Chaque marié se réserve à l’autre. Cette fidélité est surtout imposée à la femme. Elle doit avoir des enfants avec un seul homme. Avant la contraception, cela pouvait se justifier. Avec les divorces et les couples qui se font et se défont, cette fidélité se réduit à de courtes périodes. Elle est utile pour éviter les jalousies.

— S’il n’y a pas jalousie, dit Irène, elle n’est pas utile.

— La jalousie étant très répandue, dit Zoé, la fidélité est nécessaire dans la plupart ses cas. N’oubliez pas qu’on peut tuer un infidèle, et que la justice est clémente dans ce cas.

— La jalousie étant un défaut, dit Irène, la fidélité en est presque un. C’est un sous-produit.

— On peut être fidèle sans être jaloux, dit Zoé. Regardez Madame Blanche. C’est l’image même de la fidélité. Elle la pratique sans l’imposer aux autres. Je l’admire. C’est la bonne façon d’être fidèle. Monsieur Guy serait fidèle s’il avait suivi ses tendances naturelles.

— Pourquoi ne les a-t-il pas suivies ?

— Pour donner le bonheur aux femmes qui l’entoure. Il aurait été égoïste en se consacrant à une seule femme. La fidélité n’est pas toujours bonne.

— C’est bien ce que je pensais, dit Irène. Les aime-t-il à égalité ?

— Pour les sentiments, c’est le cas, dit Zoé.

— Et pour les relations sexuelles ?

— Si l’une de nous en a envie, elle fait l’amour avec lui, dit Zoé.

— Le même nombre pour toutes ?

— Ce serait possible, dit Zoé.

— Est-ce la réalité, dit Irène ?

— Madame Blanche étant fidèle, elle en a plus, dit Zoé. Bon, si vous voulez savoir, Mademoiselle Irène, Monsieur Guy fait presque uniquement l’amour avec elle.

— Et les autres rarement ?

— De temps en temps, dit Zoé, mais nous avons nos nuits avec lui, contre lui. Il y a l'égalité. Quand nous avons envie d’une relation sexuelle, nous l’obtenons. Monsieur Guy est merveilleux. Être avec lui est un grand privilège. Il ne faut pas en abuser.

— Vous ne faites pas souvent l’amour, dit Irène.

— Nous avons eu des enfants avec lui, dit Zoé, ceux que nous avons souhaités. Nous avons aussi d’autres amours qui viennent à notre secours.

— Qui vous permettent de laisser presque tout à Blanche, dit Irène.

— C’est un équilibre qui s’est établi progressivement, dit Zoé. Pour nous, il est équitable et satisfaisant, même s’il peut vous sembler bancal. Monsieur Guy serait surmené si nous le sollicitions plus. Si nous pratiquions la fidélité, avec un seul partenaire, nous n’aurions pas ces problèmes.

— Vous ne seriez pas aussi heureux, dit Irène.

— C’est juste, Mademoiselle Irène, dit Zoé.

— Blanche a bien de la chance, dit Irène.

— Nous aussi, dit Zoé. Monsieur Guy est un être exceptionnel.

— Qui a trouvé des femmes à sa mesure, dit Irène.

* ° * ° *

_

Zoé va voir Yves :

— Madame Élise passe de bons moments avec vous, Monsieur Yves. Elle ne tarit pas d’éloges à votre égard.

— Elle est gentille. Je l’aime bien, dit Yves.

— Tout le monde vous aime, ici, Monsieur Yves.

— Toi aussi ?

— Oui, Monsieur Yves, dit Zoé. Moi aussi.

— Autant qu’Élise ?

— Pourquoi non, Monsieur Yves ?

— Tu ne fais pas l’amour avec moi, dit Yves.

— On peut faire l’amour sans aimer et aimer sans le faire, dit Zoé.

— Je ne comprends pas bien, dit Yves.

— La relation sexuelle n’est pas indispensable quand on aime, dit Zoé. Monsieur Thomas aime Élise et vous laisse avec elle.

— Il va aussi avec elle, dit Yves.

— C’est vrai, dit Zoé, mais il serait capable de vous la laisser entièrement si Élise en manifestait le désir. Il l’aime énormément, au plus haut degré, celui qui va jusqu’au sacrifice.

— Il y a des degrés ? Quels sont-ils ?

— J’ai mon échelle personnelle, dit Zoé. À zéro, c’est l’indifférence totale. À un, on aime modérément. À deux, c’est plus fort, et on souhaite des relations sexuelles. À trois, c'est le summum. Ici tout le monde est au moins à un.

— Je suis à un pour toi ?

— Vous étiez à zéro avant que je vous connaisse, dit Zoé. Vous avez très vite été à un.

— Et maintenant ?

— Vous avez dépassé un, dit Zoé.

— Souhaites-tu avoir des relations sexuelles avec moi ?

— Je vais être franche, dit Zoé. Je le souhaite, mais ne le ferai pas. Pour le moment, les filles se dégèlent avec vous. Je leur laisse le champ libre. J’aime aussi Monsieur Guy et Monsieur Thomas.

— À quel niveau ?

— Je peux vous révéler que Monsieur Thomas est à deux et Monsieur Guy à trois.

— Et moi exactement ?

— Vous êtes curieux, Monsieur Yves, dit Zoé. Si vous me dites votre degré, je vous dis le mien.

— Je suis à deux avec toi, dit Yves. Plus qu’Élise et Rose. Tu sais tout. Tu es merveilleuse.

— Je suis à un peu plus de deux, dit Zoé, et cela augmente tous les jours avec votre gentillesse. Du calme. Soyons sages et voyons comment les choses évolueront. J’ai 15 ans de plus que vous et vous avez de quoi faire actuellement avec vos études et vos amours. Madame Élise tient à vous, et Mademoiselle Rose probablement. Il ne faut pas les abandonner. Avoir de l’expérience est utile pour vous, et pour Mademoiselle Rose aussi. Attention à ce que vous faites avec elle. Les premières relations sont fondamentales pour une femme ; cela peut conditionner toute sa vie. Elle est psychologiquement moins forte que vous et que Mademoiselle Irène. Ne la brusquez pas. À quel degré êtes-vous avec elle ?

— Je croyais être à deux avant de connaître Élise, dit Yves, comme avec Irène et d’autres. Depuis, j’ai révisé à la baisse mon envie des femmes. En dehors de mes envies matérielles qui sont fortes, je suis plutôt à un avec Rose, et entre un et deux avec Élise.

— Vous faites l’amour avec Mademoiselle Rose pour lui faire plaisir, dit Zoé. Et elle ?

— Je ne sais pas, dit Yves. Elle doit m’aimer un peu puisqu’elle est venue à moi. Nous n’en parlons jamais.

— Vous ne parlez pas ?

— Je fais comme elle. Elle ne parle pas ; je ne parle pas. Elle ne me caresse pas ; je la caresse le minimum indispensable pour la préparer. Elle ne m’embrasse pas ; je ne l’embrasse pas. Il n’y a que l’acte sexuel qu’elle veut de façon évidente. Je n’ose rien faire d’autre. Elle ne vient dans mon lit que pour cela. Elle part quand c’est fini. Je ne veux pas lui imposer ce qu’elle ne réclame pas.

— Du sexe pur, dit Zoé.

— J’ai du plaisir physique, dit Yves, et elle aussi, mais c’est tout.

— Cela ne vous pèse-t-il pas ? Ne cherchez-vous rien d’autre ? Des contacts, des caresses plus poussées, des paroles d’amour ?

— J’ai tout cela avec Élise, dit Yves. Rose ne le demande pas. Elle ne bouge pas et ne dit rien. Je ne sais pas si je fais bien ou mal. Éclaire-moi. Que faut-il faire ? Être plus tendre avec elle ou rompre ?

— Ce n’est pas évident, dit Zoé. Il faut être prudent et la comprendre. Je vais aller voir Mademoiselle Rose pour essayer de savoir comment elle vous aime.

_

Zoé aborde Rose :

— Je voudrais vous poser quelques questions, Mademoiselle Rose.

— Vas-y, dit Rose. J’ai appris mes leçons. Je vais savoir répondre.

— Nous passerons aux leçons tout à l’heure. Je souhaite vous parler aujourd’hui de problèmes intimes. Me permettez-vous de le faire ?

— J’ai confiance en toi, dit Rose. Tu peux parler.

— Voilà, dit Zoé. Monsieur Guy sait par Madame Yvonne, la mère de Monsieur Yves, que vous allez dans sa chambre la nuit. Mademoiselle Rose, personne ne s’y oppose ici, bien entendu. Mais l’aimez-vous ?

— Je ne sais pas, dit Rose.

— Vous ne savez pas et vous couchez avec lui ?

— Oui, dit Rose. Est-ce interdit ?

— Non, dit Zoé. Vous êtes tous les deux majeurs et responsables.

— Irène m’a dit que vous nous avez sélectionnées pour servir de femelles à Yves.

— C’est provocateur de le dire comme cela, dit Zoé, mais il y a du vrai. Nous vous avons choisies en pensant que nous allions vous aimer. Vous correspondiez exactement à notre idéal. Monsieur Guy et moi-même vous avons tout de suite aimées, et les autres, dont Monsieur Yves, ont suivi. Nous n’avons pas spécialement choisi des filles. Des garçons auraient convenu. Il est certain que les femelles attirent les mâles, et Monsieur Yves en est un. Nous nous doutions que l’amour surgirait un jour, mais nous n’avons rien fait pour le provoquer. Nous l’attendions sans appréhension, car nous savons que vous êtes tous les trois raisonnables. Il aurait pu venir d’ailleurs. Je vous avais dit que Monsieur Yves ne vous agresserait pas. L’a-t-il fait ?

— Non, dit Rose. Il a compris que je voulais de lui.

— Si c’était à refaire et connaissant ce que vous savez aujourd’hui, dit Zoé, viendriez-vous ici, dans les mêmes conditions ?

— Oui, dit Rose, et j’irais rapidement dans le lit d’Yves.

— Par curiosité ?

— En partie, dit Rose. Je ne savais pas ce que c’était, et c’est bien. C’est mieux que ce que je pensais. Yves est gentil. J’ai du plaisir avec lui. Je souhaite continuer.

— Il va aussi avec Madame Élise, dit Zoé.

— Je ne suis pas jalouse, dit Rose, et Élise a dit à Irène de nous occuper de lui. Comme Élise est souvent avec Thomas, Yves est disponible et m’accepte. Cela ne gêne personne. Je le dérange le moins possible en n’allant dans sa chambre que le temps strictement nécessaire, et nous travaillons toujours de la même façon. Pour moi, je suis plus calme et attentive ; c’est positif et je crois que pour lui aussi. Sur les livres de la pharmacie, il est dit qu’il est normal de faire plus souvent l’amour. Je ne le surmène pas, et je ne crois pas le perturber.

— C’est juste, ce que vous dites, dit Zoé. Pourquoi ne lui parlez-vous pas ?

— Quand je parle avec lui, dit Rose, il va plus vite que moi dans les raisonnements. Je suis plus lente. Je ne suis pas faite pour lui. Je ne me marierai qu’avec un homme qui va au même rythme que moi.

— Alors, dit Zoé, pourquoi faire l’amour avec Monsieur Yves s’il va trop vite ?

— Sexuellement, il est à mon rythme, dit Rose.

— Donc, dit Zoé, en ne parlant pas d’amour avec lui, cela se passe bien. Vous êtes son égal.

— Oui, dit Rose. C’est cela.

— N’avez-vous pas envie de le caresser ? Pas de baisers ?

— Il a l’air de pouvoir s’en passer, dit Rose. Je ne vais pas lui imposer. Lui me caresse un peu, ce qui me prépare. Je le laisse faire. C’est sans doute mieux comme cela. C’est bien qu’il accepte le sexe. Il ne faut pas aller plus loin. Nous nous attachons moins l’un à l’autre.

— Craignez-vous cet attachement ?

— Je l’ai craint au début, dit Rose. C’était ce qui me faisait reculer. Les livres disent qu’on ne peut plus se passer de l’autre. Yves ne s’attache pas grâce à Élise, et moi à lui parce que je m’imagine avec mon futur mari.

— Comment est-il ?

— Exactement comme Yves, dit Rose, en moins rapide.

— Si Monsieur Yves va dans votre chambre, que faites-vous ?

— C’est improbable, dit Rose. Si cela arrive, je me donne, mais je n’irai plus dans la sienne. Je ne souhaite pas du tout qu’il le fasse.

— Pourquoi ?

— Je désire garder mon indépendance et l’initiative avec Yves. Irène m’a fait comprendre qu’il ne s’imposera pas si je ne l’invite pas. Il ne me forcera pas plus qu’elle. Je suis comme elle. En amour, je ne m’en laisse pas imposer quand c’est possible. Je m’impose à Yves. Je lui suis reconnaissante de me le permettre.

— Bien calculé.

— C’est Irène qui m’a fait comprendre comment fonctionne Yves.

— Quel avenir proche voyez-vous ?

— Je vais avec lui tant qu’il le veut bien, dit Rose, comme on fait maintenant. Je ne dois pas le détourner d’Élise. Quand il ne voudra plus de moi, je le laisserai. Je souhaite qu’il reste mon ami. Si Irène se décide pour lui, je m’effacerai. Elle va à son rythme.

— C’est très raisonnable, dit Zoé. J’ai vu Monsieur Yves. Il se pose des questions sur vous, mais ce que vous faites avec lui, lui convient. Je le rassurerai. Continuez ensemble, Mademoiselle Rose. C’est normal de faire l’amour, même sans grande passion. L’avantage des gens de la maison est qu’ils n’ont pas de passion qu’ils ne sachent maîtriser. Vous acceptez le partage avec Madame Élise et vous êtes prête à le laisser à Mademoiselle Irène, tout comme lui peut s’arrêter avec vous si vous le souhaitez. Nous faisons tous cela ici. Nous ne sommes pas esclaves de nos instincts, seulement parfois des désirs des autres.

— Pourtant, dit Rose, Élise trompe son mari avec Yves. Elle suit son instinct.

— Au sens propre, dit Zoé, elle ne le trompe pas puisqu’il est d’accord. Quand la raison va dans le sens de l’instinct, pourquoi ne pas le suivre ? La nature nous incite à aimer. Vos amours sont bénéfiques, car ils répondent à un besoin fondamental. Ils vous calment et ne sont nuisibles à personne.

— J’occupe une place qu’Irène pourrait prendre, dit Rose.

— Croyez-vous ? Vous êtes la première à l’inviter chez Monsieur Yves, dit Zoé.

— Elle devrait se mettre à l’amour, comme moi, dit Rose. Si nous suivons la nature, elle est en retard.

— Si vous suivez uniquement la nature, dit Zoé, vous commencez à 17 ans si ce n’est pas plus tôt, vous avez un enfant à 18 ans et une ribambelle d’autres par la suite. Vous n’avez pas le temps de faire autre chose que de procréer et vous mourez jeune. Si vous êtes raisonnable, vous ne suivez la nature que partiellement, et vous utilisez l’hygiène, la médecine, la contraception, les études et votre cerveau. Mademoiselle Irène mène sa vie comme elle l’entend. Elle ne gêne personne. Si elle a des raisons de ne pas faire l’amour, ce n’est pas la peine de la pousser.

— Bon, dit Rose. Je suis convaincue. Pourquoi te donnes-tu tant de mal à nous aider, à répondre à toutes nos questions ? Tu n’y es pas obligée.

— Moralement si, Mademoiselle Rose, dit Zoé. Je suis redevable aux gens de cette maison d’être devenue ce que je suis. Ils m’ont aidée et aimée. Je fais pour vous ce qu’ils m’ont appris à faire.

— Nous t’exploitons, dit Rose.

— Non, dit Zoé. En vous faisant réciter vos leçons, je progresse et j’apprends.

— Tu es toujours à notre service, dit Rose. Nous ne faisons rien pour toi.

— Je crois que vous m’aimez, dit Zoé.

— Comme une seconde mère, dit Rose. Irène également ; elle t’admire beaucoup.

— Je suis comblée, dit Zoé, et cela me suffirait. Je mène aussi ma vie parmi vous. Je profite des occasions pour l’améliorer. Je pose des questions aux livres et à ceux qui sont capables d’y répondre, et je satisfais une bonne partie de mes besoins instinctifs. J’ai mes amours, Mademoiselle Rose.

— Si tu es heureuse, comme moi ici, dit Rose, c’est très bien.

— Soyez-en certaine Mademoiselle Rose, dit Zoé. Avez-vous consulté un médecin pour avoir une ordonnance ?

— Pas encore, dit Rose. Yves met un préservatif.

— Allez consulter, dit Zoé. Vous n’êtes pas riche. Voilà un peu d’argent pour couvrir les frais.

— C’est à moi de payer.

— C’est vrai, mais j’ai envie de vous faire ce cadeau, dit Zoé, car votre santé conditionne celle des autres. Vous me passerez l’ordonnance et je renouvellerai les préservatifs et les pilules. La maison se charge de la pharmacie. D’accord ? Nous le faisons pour vous et Yves. Nous vous aimons bien.

— Je te remercie, dit Rose.

— Il ne faut pas lésiner avec les frais d’hygiène, dit Zoé. Vous êtes propre, mais il faut l’être encore plus. Vous mettez maintenant des tampons. Changez-les souvent. J’en remets quand il n’y en a plus. Ne laissez pas aux microbes le temps de les envahir.

— Tu as raison, dit Rose. Je ne veux pas faire prendre des risques à Yves.

— Nous sommes déjà plusieurs au courant de votre liaison, dit Zoé. Souhaitez-vous la discrétion ?

— Je la préfère, dit Rose. Yves sera moins gêné s’il veut se réorienter. Je ne l’ai dit qu’à Louise, à Irène et à mes parents. Que les gens d’ici le sachent. C’est normal, mais les autres n’ont pas besoin de savoir.

— J’irai expliquer à Monsieur Yves que vous souhaitez continuer de la même façon, sans rien changer. Passez-moi le livre. Je vais vous interroger, bien que ce ne soit pas très utile. Vous avez fait beaucoup de progrès, Mademoiselle Rose.

* ° * ° *

_

Zoé retourne vers Yves :

— J’ai élucidé les raisons de l’attitude de Mademoiselle Rose. Elle vous aime à peu près au même niveau que vous. Elle s’est rapprochée de vous parce que c’est naturel d’avoir un partenaire pour une femme et que vous la comprenez, mais vous n’êtes pas exactement son idéal. Elle ne l’a pas encore trouvé. Vous êtes une solution d’attente, Monsieur Yves.

— A-t-elle besoin de moi ?

— Et vous, Monsieur Yves ? Avez-vous besoin d’elle ?

— Elle est agréable. Elle complète ce que me donne Élise. Je ne me plains pas. Elle pourrait venir plus souvent, mais je peux passer à une autre.

— Elle n’a personne d’autre que vous, Monsieur Yves, dit Zoé. Ne la lâchez pas avant qu’elle trouve ailleurs. Vous avez commencé. Formez-la. Soyez doux avec elle. La moindre brutalité peut la déstabiliser. Vous devez lui enseigner l’amour. Madame Élise dit que vous en seriez capable. Elle s’orientera vers un autre homme, mais elle aura acquis les bons réflexes avec vous. Je vous fais confiance, Monsieur Yves, pour l’accompagner le temps nécessaire. Êtes-vous d’accord ?

— Je vais le faire pour toi, dit Yves.

— Quand elle va vous voir, dit Zoé, ne lui parlez pas, Monsieur Yves. Elle souhaite le silence et la discrétion sur l’amour. Ce que vous avez fait jusque-là lui convient. Ménagez-la. Tentez quelques petites caresses supplémentaires, peut-être un baiser, sans insister.

— J’ai compris, dit Yves. Quand elle vient, je continue avec elle. Ai-je de l’espoir avec toi ? C’est toi que j’aime le plus.

— Quand le temps sera venu, Monsieur Yves, dit Zoé. Je souhaite que, pour le moment, vous restiez avec les filles. Vous allez vous perfectionner avec elles. C’est une bonne expérience, et elles n’ont pas envie de vous nuire. Aimez-les. Elles le méritent. Vous avez la chance qu’elles sont convenables et qu’elles ne vous apporteront aucun souci. Travaillez bien en attendant que l’avenir se dégage. Cela me fera plaisir. J’aime les gens intelligents et qui ont du savoir. Restez avec Madame Élise et Mademoiselle Rose jusqu’à ce qu’elles puissent se passer de vous. Elles se sont engagées avec vous. Ce serait mal de les rejeter.

— Tu as contribué à me créer un bon environnement en choisissant Rose et Irène.

— Je l’avoue, dit Zoé. Le rapprochement aurait pu être plus rapide. Vous avez été très sage en n’allant pas dans leur lit.

— Je ne savais pas si elles m’accepteraient et j’en avais peur, dit Yves. Elles pouvaient me voir négativement. Y a-t-il des degrés négatifs pour toi ?

— Oui, Monsieur Yves, dit Zoé. Avec des gens de l’extérieur. J’ai longtemps mis tous les hommes au-dessous de zéro. Je n’aime pas du tout les violeurs.

— Tu ne dois pas m’aimer, dit Yves. Je suis un violeur. En rêve, je viole les femmes. Je fais l’amour avec elles en m’imposant.

— En réalité, dit Zoé, combien de femmes avez-vous violées, Monsieur Yves ?

— J’ai presque violé Élise, dit Yves.

— Je connais Madame Élise, dit Zoé. Elle m’a dit que c’est elle qui vous a entraîné. Elle a fait les premiers pas, et Mademoiselle Rose aussi. Votre timidité est plus forte que votre envie de violer. Vous êtes doux comme un agneau qui vient de naître. C’est votre instinct de mâle qui se manifeste dans les rêves.

— Je viole dans mes rêves. C’est l’intention qui compte.

— Moi, dit Zoé, j’ai tué de nombreux hommes dans mes rêves, et je ne suis pas une criminelle. On ne contrôle pas les rêves. Quand vous ne rêvez plus, c’est la raison qui vous guide, et non vos instincts. Il est normal que vous ayez envie des femmes. Il n’y aurait pas d’enfants sans cela. Avez-vous lu les livres sur la sexualité ? C’est notre lot à tous de s’y soumettre et de faire l’amour. Pas d’équilibre si on s’y refuse.

— Comment savoir si l’autre veut ou non ?

— Élise et Rose sont venues vous chercher, dit Zoé, et je viens de le faire. Il faut vaincre sa timidité pour parler. C’est le plus difficile avec notre caractère. Regardez Mademoiselle Rose : elle réclame le silence. Il ne faut pas lui reprocher, mais on a souvent tort de taire ce qui peut gêner l’autre. La vérité est bonne à dire à ceux qui la supportent.

— Comment as-tu fait pour te décider à me le dire ?

— La raison : elle me pousse à être franche avec vous, dit Zoé. Je vous explique ce que je pense. Vous êtes assez intelligent pour comprendre les réticences liées à notre différence d’âge. Le droit chemin est que vous alliez avec une des filles, et la plus indiquée est Mademoiselle Irène. J’espère vous persuader. Je suis également attirée par vous, et je n’ai pas à le cacher. Pendant de nombreuses années, j’ai fait des complexes, comme vous probablement avec le viol. Je sortais de l’enfer, et j’ai été accueillie au paradis ici. Je me croyais incapable de contenter un homme en m’imaginant que je ne valais rien. J’ai aimé Monsieur Guy en lui disant que je ne voulais pas de lui. J’avais simplement peur d’avouer que j’étais une prostituée. Je ne suis pas une innocente, comme vous et Mesdemoiselles Rose, Louise ou Irène. J’ai un lourd passé, des amants et ma petite Zita, Monsieur Yves. Vous êtes tout neuf, et moi laminée par la vie. Je ne suis pas un cadeau de ce point de vue. J’ai 15 ans de plus que vous, mais je suis prête à envisager une future union avec vous malgré ce handicap. Ce n’est pas utopique, et je suis heureuse de mon sort quoi qu’il arrive maintenant. Je pense cependant à améliorer mon avenir dans la mesure du possible. Je n’aime que les gens d’ici. Vous êtes le seul homme disponible. Je tente ma chance et pose ma candidature auprès de vous puisque vous m’aimez. Je vous dirai tout sur moi. Vous déciderez ensuite, et ne vous croyez pas engagé avec moi. Je vous laisse le temps de réfléchir et de vous aguerrir au contact des filles. Sachez que j’accepte vos instincts de violeur, car vous les contrôlez, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’hommes qui n’ont pas vos scrupules. Sachez aussi que j’irai avec Monsieur Guy, tant qu’il le voudra. J’ai un amour absolu pour lui.

— J’aime aussi mon parrain, dit Yves. Ce n’est pas un obstacle. Je ne te pensais pas si vieille, mais je serais bête de ne pas saisir l’occasion que tu m’offres. Les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Je serais là pour accompagner ta vieillesse. Je ferai comme tu veux. Je suis avec toi.

— Cela me fait très plaisir, Monsieur Yves, dit Zoé. Je ferai tout pour que vous ne le regrettiez pas et vous rendre heureux. Mais pour le moment, vous restez avec les filles.

— Tu fais toujours tout bien, dit Yves.

— Non, Monsieur Yves, dit Zoé. Je me reproche de ne pas avoir compris que vous aviez des besoins sexuels à satisfaire. Vos fantasmes de violeur étaient prévisibles. Il aurait fallu vous mettre plus tôt avec une partenaire. Même chose pour Mademoiselle Rose. Voyez-vous, j’ai laissé faire, au lieu d’intervenir et de vous orienter l’un vers l’autre. Il a fallu qu’Élise déclenche le processus. Sans elle, vous seriez encore à vous exciter dans le vide, et Mademoiselle Rose aussi. J’ai failli à mon devoir. J’aurais dû vous pousser. Je dois me réformer. Bon. Mesdemoiselles Irène et Louise sont avec nous. Il faut penser à elles dès maintenant. Si elles ont des besoins, êtes-vous disposé à les satisfaire ? Il n’y a que vous pour le faire dans de bonnes conditions. Il serait criminel de les envoyer à quelqu’un de l’extérieur alors qu’avec vous elles ne courent aucun risque d’être matées. Elles sont propres, gentilles et très bien faites. Elles devraient vous plaire.

— Je les ai vues à la piscine.

— Vous font-elles envie, dit Zoé.

— Je les ai violées en rêve.

— Comme Mademoiselle Rose ?

— Oui.

— Il suffirait de faire l’amour avec elles comme avec Mademoiselle Rose, quand elles le souhaitent. Vous ne pouvez pas les violer : elles vous aiment. Ne les repoussez pas.

— Je les aime comme Rose, dit Yves, moins que toi.

— Il faudrait faire comme avec Mademoiselle Rose, dit Zoé, à leur rythme.

— C’est possible, dit Yves, si elles ne se disputent pas. Je ferais comme parrain. Il y a beaucoup de femmes ici. Faut-il parler ?

— Si elles parlent, parlez Monsieur Yves, dit Zoé. Dévouez-vous pour notre communauté. Vos instincts sont précieux. Ne les gaspillez pas. Ils servent les nôtres.

* ° * ° *

_

Zoé dit à Louise :

— Vous savez que votre sœur est avec Monsieur Yves, Mademoiselle Louise.

— Elle me l’a dit, dit Louise.

— Qu’en pensez-vous ?

— C’est très bien ainsi, dit Louise. Rose met longtemps à juger les gens, mais si elle a choisi Yves, elle sait ce qu’elle fait. Elle y retourne. C’est volontaire et j’ai entièrement confiance en son jugement. Dans le tien aussi.

— Nous ne nous connaissons pas depuis très longtemps, dit Zoé.

— Rose m’a dit que tu nous as choisies de façon que nous nous accordions tous bien ensemble, dit Louise. Depuis qu’elle est là, elle l’a vérifié de nombreuses fois. Je n’ai aucune raison de me méfier. Je l’ai fait au début, mais c’est inutile. Son jugement est meilleur que le mien, et le tien également.

— Avez-vous eu à vous plaindre du vôtre ?

— C’est une histoire que je préfère oublier, dit Louise. J’ai fait confiance à un garçon. Je l’ai quitté au bout de quelques mois. Cela m’a refroidie des garçons. Je n’ai pas envie de recommencer de sitôt.

— Il ne faut pas garder pour soi une déception, dit Zoé. Vos parents peuvent vous éclairer.

— Je leur en ai parlé, dit Louise, et à Rose aussi. Veux-tu que je te raconte ce qui m’est arrivé ? Je me suis conduite comme une imbécile. Tu vas être édifiée sur ta Louise.

— Je ne veux pas que vous vous rabaissiez, dit Zoé. C’est probablement injustifié.

— Je raconte, dit Louise. Tu jugeras. J’ai connu banalement Bruno, un voisin plus âgé que moi. J’ai remplacé une fille qui était partie. J’allais le voir et cela allait bien. Je l’ai aimé. Je faisais comme Rose actuellement avec Yves. Je me modérais et je prenais la pilule. Lui, allait souvent à des fêtes organisées par ses copains. Il me disait que c’était sympathique, qu’on s’amusait bien et que je devrais l’accompagner. Je n’aime pas danser, je n’aime pas la musique et je n’aime pas la foule et ses bousculades. Je n’avais aucune envie d’y aller. J’ai plusieurs fois décliné son offre. Finalement, pour lui faire plaisir, j’y suis allée. Je me suis mortellement ennuyée pendant tout le début de la soirée. Les couples dansaient et s’agitaient dans une musique assourdissante. J’attendais la fin dans mon coin. Il y avait un bar avec de petites choses à manger et des boisons. J’ai déniché une bouteille d’eau et un grand verre, car j’avais soif. Il faisait chaud. J’étais trop couverte. J’ai patienté. Les garçons qui m’invitaient à danser ont vite compris que c’était inutile. Je n’étais pas seule à boire, mais ce n’était pas ma bouteille d’eau qui les intéressait. L’ambiance a changé, et les rires hystériques ont commencé à fuser. Les filles, qui se tenaient au début, se sont dégelées, et les garçons sont devenus entreprenants. Des couples s’éclipsaient vers les chambres. Bruno m’a invité à aller voir ce qui s’y passait. Nous y avons trouvé un couple. Bruno a fait des avances à la fille, et il m’a dit d’aller avec le garçon. Je n’étais pas d’accord. Il faisait encore plus chaud dans cette chambre que dans la salle de danse. J’ai tendu mon verre à Bruno en lui disant d’aller le remplir, car je venais de manger quelque chose qui était tellement épicé que j’avais la bouche en feu. Quand il est arrivé avec le verre, j’avais tellement soif que je l’ai avalé d’un seul coup. C’était transparent comme de l’eau, mais ce n’en était pas, et ce n’est qu’après avoir bu que je me suis rendu compte de mon erreur. L’alcool a achevé de me brûler la gorge et l’œsophage. Moi qui n’en bois jamais, cela m’a fait un effet extrêmement désagréable. J’ai eu brutalement chaud. J’ai voulu enlever mon pull-over. Je commençais à tourner. Le pull était serré. Je n’y arrivais pas. Bruno m’a aidé. Je me suis assise sur le lit, et il l’a tiré. J’étais de plus en plus mal. Ensuite, bien que je n’aie rien demandé, il m’a ôté aussi le chemisier, puis le soutien-gorge, et puis tout le reste. J’étais incapable de protester, de m’y opposer physiquement. L’alcool avait annihilé toutes mes possibilités de résistance. Tout bouillonnait dans ma tête. Le garçon est venu sur moi, et je me souviens vaguement avoir fait l’amour. L’autre fille riait et battait des mains. Bruno criait : « Vas-y, vas-y. Elle aime ça. » J’étais incapable de me contrôler. Un deuxième garçon est venu sur moi. J’ai sombré ensuite et je ne sais pas s’il y en a eu d’autres. Je me suis réveillée au matin avec un fort mal de tête. On m’avait enveloppée dans une couverture et étendue sur un lit. La fille qui avait invité était là. J’ai eu droit à une douche et à un bol de lait, après avoir refusé un café. Elle m’a dit qu’elle avait assisté à ma prestation, mais que je n’aurais pas dû boire autant, car je n’en avais pas profité. Un petit coup suffit pour se donner du courage, car c’est parfois un peu long avec les hommes qui se succèdent. Mon copain m’avait bien choisie. J’étais mieux que la précédente et j’excitais plus les garçons. Je ferais mieux la fois suivante et je jouirais plus. En conclusion, elle me disait de revenir souvent avec Bruno qui lui plaisait beaucoup. Ce n’est pas ce que j’ai fait.

— Avez-vous revu Monsieur Bruno ?

— Oui, dit Louise. J’avais laissé quelques affaires chez lui. Il a été étonné que je les reprenne. Il voulait continuer avec moi et m'emmener aux fêtes. Il estimait qu’on s’était bien amusé, et il avait apprécié l’échange avec l’autre fille. J’ai appris qu’il était échangiste comme la plupart de ceux qui allaient à ces fêtes. Bruno est un cochon. Le pire, c’est qu’il n’est pas le seul.

— À qui le dites-vous ! J’ai eu à souffrir de ce genre de personnages, dit Zoé.

— Toi aussi ?

— Quand j’étais jeune, dit Zoé, on m’a obligée à me prostituer. J’ai longtemps généralisé et estimé que tous les hommes étaient des cochons. Ce n’est pas le cas des hommes qui sont ici.

— Ils vont avec plusieurs femmes, dit Louise.

— C’est vrai, dit Zoé, mais ils les respectent et les femmes le font en toute connaissance de cause. D’ailleurs, jugez-vous bien vos fêtards ?

— Ce sont des violeurs, dit Louise.

— Non, dit Zoé. Ils n'ont pas soupçonné qu’ils vous forçaient. Ils vous ont violée en toute innocence en vous confondant avec les autres filles. Ils pensaient que vous étiez volontaire. Si vous vous excluez du lot, ils sont bien ensemble, les cochons avec les cochonnes. Il n’y a rien à leur reprocher. Ils ont des caractères adaptés entre eux.

— Mais pas au mien. Pourtant, je pensais que Bruno était fait pour moi. Pourquoi est-il allé avec ces échangistes ?

— Il est très difficile de changer le caractère de quelqu’un, dit Zoé. Vous, vous voulez connaître celui avec qui vous allez. C’est naturel pour lui d’être échangiste et d’aller avec des femmes qu’il connaît à peine. Ils s’aiment entre eux. S’ils ne forcent personne, il faut les tolérer et même admettre qu’ils sont autant dans la norme que nous. Votre attitude envers eux est aussi incompréhensible que la leur pour vous. Vous jugez à l’aune de votre caractère et eux font de même. Vos vérités sont différentes. La plupart des gens réagissent ainsi instinctivement en croyant être dans le vrai absolu, et beaucoup de conflits viennent de là. Il y a une incompatibilité de caractère. Il est préférable dans ce cas de se séparer, même si les relations sexuelles se déroulent bien. Il n’y a pas à accuser Monsieur Bruno de quoi que ce soit. Il n’est pas accordé à vous, et c’est tout. Laissez-le vivre sa vie et vivez la vôtre. À votre avis, pourquoi Monsieur Guy vous a-t-il sélectionnée pour venir ici ?

— Pour éliminer ce genre de problème, dit Louise.

— Tout juste, dit Zoé. Les hommes et les femmes qui sont ici pensent et réagissent comme vous et vivent bien ensemble. Votre sœur ne risque rien avec Yves. Tous ceux qui sont ici aiment définitivement ceux qui continuent de les aimer. Nous nous aimons tous, et vous en faites partie, Mademoiselle Louise.

— C’est ainsi que je conçois l’amour, dit Louise, entre gens qui se comprennent. Je suis bien avec vous. J’ai été une imbécile d’aller avec Bruno.

— Pas du tout, dit Zoé. Vous ne pouviez pas savoir que son caractère et le vôtre n’étaient pas adaptés. C’est difficile de détecter qu’un homme est fait ou non pour vous. Vous n’êtes pas la première à avoir mal choisi. Pratiquement, sans les moyens d’analyse de Monsieur Guy, il faut faire l’essai et y aller avec prudence. C’est ce que vous avez fait. J’estime que vous vous en êtes tirée le mieux possible. Il n’y a rien à vous reprocher Mademoiselle Louise. Vous vous êtes vite rendu compte qu’il fallait rompre. Mademoiselle Irène aussi a rencontré un garçon qui n’était pas ce qui lui convenait : elle l’a quitté. Normalement, il faut en prendre son parti et essayer avec d’autres jusqu’à ce que cela marche. Vous êtes une jeune fille pure et respectable.

— J’ai été souillée, dit Louise.

— Pas d’esprit, Mademoiselle Louise. De corps, peut-être. Et encore ? Si peu. Vous étiez presque inconsciente et il n’y a pas eu de conséquence. Presque rien.

— Ils n’ont pas mis de préservatif, dit Louise. Bruno savait que je l’exigeais. Je pouvais attraper une maladie. Il est le responsable. Il m’a souillée avec ses copains.

— Vous l’aimiez, dit Zoé. Tant que vous l’avez aimé, il ne vous a pas souillée. Lui aussi s’est trompé sur vous, et ce préservatif n’avait pas d’importance pour lui. Vos valeurs ne sont pas les mêmes. Admettez la différence.

— Il est préférable d’oublier ce passé, dit Louise. Maintenant, je suis ici.

— Vous êtes avec nous, mais vous n’êtes avec personne, dit Zoé.

— Oui, dit Louise.

— Aimeriez-vous être avec quelqu’un ?

— Évidemment, dit Louise. Mais pas avec un Bruno.

— Quelqu’un comme Monsieur Yves ?

— Oui, dit Louise. Mais il a Élise et Rose, et s’il voulait de moi, il me le dirait.

— Elles ne l’occupent pas beaucoup, dit Zoé. La plupart de ses nuits restent libres, et il a du répondant. Il a envie des femmes et veut bien de vous. Je lui ai demandé, et il m’a dit oui. Il vous aime à égalité avec les autres. Il ne vous sollicitera pas si vous n’allez pas au-devant de lui. Il est trop timide pour l’oser. Si vous le voulez, c’est à vous de l’aborder et de parler de votre penchant. C’est un conseil, et ce n’est pas une obligation mais une possibilité. Il ne vous cherche pas précisément. Mademoiselle Irène ferait aussi bien l’affaire, et il serait bon de ne pas lui fermer l’accès, car elle a autant de droit que vous de bénéficier d’un garçon aussi intéressant pour elle. Il faut vous entendre avec toutes les intéressées, mais celles d’ici ont le caractère adapté. Si vous vous décidez, il ne s’attachera probablement pas plus à vous qu’à Madame Élise ou à Mademoiselle Rose. Il gardera certainement votre amitié. Vous pouvez aller dans son lit quand il n’est pas avec une autre.

— Librement ?

— Oui, dit Zoé. Il n’est pas du genre à refuser, rudoyer ou imposer. Il le montre avec Mademoiselle Rose. Elle n’y va que quand elle veut, et il ne la dérange pas par des assiduités. Elle est libre. Il faut le laisser libre aussi. Madame Élise l’a un peu brusqué, mais elle n’abuse pas. Il a des idées, mais n’est pas encore fixé solidement sur la femme qui se laissera choisir. Il a le droit de choisir et nous ne devons pas le forcer.

— Je ne suis pas fixée non plus, dit Louise, mais il serait bon qu’il mette un préservatif. Ces échangistes n’en ont pas mis avec moi. Ils sont fous. Tant qu’on n’est pas en couple stable, il est indispensable.

— Il y en a à votre disposition dans la pharmacie, dit Zoé. Prenez-en à volonté. Lisez les livres qu’elle contient.

— J’ai lu vos livres. Rose m’a montré. Ils sont très bien. Je vais aller tâter Yves comme Rose, puisque vous m’y invitez.

— Vous étiez avec Monsieur Bruno dans un milieu à risque, dit Zoé.

— Tranquillise-toi, dit Louise. Le médecin m’a examinée. Je voulais en avoir le cœur net sur les suites de mon viol. Rien.

— Nous sommes tous sains ici, dit Zoé, et il est impératif que nous le restions. Si vous étiez une coureuse, nous vous rejetterions. Nous n’avons rien contre l’amour, mais il doit se dérouler en sécurité. Vous passerez des visites et des tests régulièrement, comme votre sœur et Monsieur Yves. À l’avenir, pour aller dans un lieu risqué, tel que votre fête, je conseille un préservatif féminin.

— Je ne connais que les masculins.

— Complétez votre savoir. Il y en a sur le rayonnage du haut à votre disposition. Il est dommage que la pose rebute, car je la trouve facile. Nous les utilisons peu, mais il suffit de s’isoler un moment pour l’enfiler, et il a le gros avantage sur le préservatif masculin de ne pas être tributaire de l’érection. Bien sûr, il peut se crever, être mal mis ou mal enlevé, comme l’autre.

— S’il se perce, dit Louise, il ne sert à rien.

— Mais si, dit Zoé. Il se perce rarement s’il est posé avec soin. Il retarde la transmission des maladies même si l’accident ponctuel est presque inévitable quand nous faisons souvent l’amour. L’hygiène générale de notre groupe nous aide. L’absence d’amours dispersés de l’un de nous est notre meilleure protection, mais le préservatif renforce sérieusement l’hygiène.

— J’avais des relations fréquentes avec Bruno, dit Louise. Je ne me suis pas arrêtée de prendre la pilule.

— Double précaution pour les enfants, dit Zoé. Vous êtes prudente, mais la pilule ne préserve pas des maladies. Les relations sexuelles sont nécessaires à votre équilibre, et Monsieur Yves est comme vous. C’est bon que vous vous rapprochiez de lui. Le seul gros risque est que vous cherchiez inconsciemment ou même consciemment à avoir un enfant.

— Est-ce possible ?

— Oui, dit Zoé. Croyez-moi. Nous succombons souvent avec un homme qu’on aime. L’envie d’enfant est tenace. Ce qui relève de l’instinct, comme l’érection chez l’homme ou ce désir chez la femme, est gérable, mais il y a des moments de relâchement dans nos raisonnements. Parfois, nous allons dans un sens en croyant bien faire, et nous le regrettons plus tard. Aimer n’est pas sans danger, et vous aimerez Monsieur Yves. Il est séduisant.

— Si je me mets à l’aimer fortement, que faut-il faire ?

— Comme nous toutes. Moi, dit Zoé, je n’ai pas pris ce risque pendant de nombreuses années. Maintenant, je le prends, et je peux avoir tort. Si vous avez un enfant de lui, gardez-le. Je l’élèverai pour que vous puissiez continuer vos études. Vous êtes intelligente, Mademoiselle Louise. Ce serait dommage de les abandonner. Voyez-vous, cet enfant de Monsieur Yves, il me plairait. Je comprendrais qu’il vienne.

— J’ai l’impression que tu en ferais volontiers un avec lui, dit Louise. Tu l’aimes. Lui aussi t’aime.

— Je vous aime aussi, dit Zoé. Nous nous aimons tous, ici. Nous sommes solidaires. Allez sans crainte avec lui. Nous approuverons.

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* ° * ° *

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Zoé dit à Guy :

— J’ai vu Monsieur Yves et Mademoiselle Rose. Vous pouvez rassurer Madame Yvonne. Le mieux est de faire comme si cette liaison n’existait pas. Mademoiselle Rose fait l’amour au minimum et demande la discrétion, alors que Madame Élise le fait au maximum et s’affiche. Monsieur Yves s’est admirablement adapté aux deux et les contentes toutes deux. Il s’est plié à leurs désirs et leurs rythmes avec intelligence. Il va faire un bout de chemin avec les deux jusqu’à ce qu’elles se lassent ou trouvent une autre direction. Monsieur Yves n’est pas fait pour Mademoiselle Rose. Elle a un complexe d’infériorité envers lui qui limite son amour. C’est pour elle principalement de l’hygiène sexuelle. Pour lui, c’est de la bonté. Cela leur donne de la stabilité, du plaisir et de l’expérience. À terme, la séparation se fera en douceur des deux côtés.

— Que va devenir Rose ?

— Elle sait ce qu’il lui faut, dit Zoé. Elle trouvera. Mademoiselle Louise va probablement aller avec Monsieur Yves. Ce sera comme pour Mademoiselle Rose.

— Avec qui Yves ira-t-il finalement ?

— Mademoiselle Irène me semble l’idéal, dit Zoé. Elle est encore sur sa réserve. Ce n’est pas une fille influençable. C’est elle qui choisira, et peut-être pas Monsieur Yves. Il m’intéresse. Si Mademoiselle Irène n’en veut pas, j’ai posé des jalons.

— Envisages-tu de te lier à Yves ?

— Oui, dit Zoé. Pas tout de suite. Il y aurait de la place pour moi dès maintenant, mais je ne veux pas aller sur les brisées de Mademoiselle Irène. N’étant pas saturé d’amour, il est plus apte à se rapprocher d’elle, mais je suis décidée à aller avec lui, si rien ne vient de ce côté d’ici quelques années.

— Tu as 15 ans de plus que lui, dit Guy.

— C’est pour cela que je laisse la voie libre aux filles et la priorité à Mademoiselle Irène, dit Zoé. Monsieur Yves m’a dit qu’il m’aime. S’il persiste à me choisir, j’irai avec lui.

— Connaît-il ton passé ?

— Partiellement, dit Zoé. Je ne lui cacherai rien. Je n’en ai plus honte.

— Auras-tu encore besoin de moi ?

— Oui, Monsieur Guy, dit Zoé. Je souhaite vous garder. Monsieur Yves acceptera. Il se partage déjà.

— Comment doseras-tu ?

— C’est difficile de doser. Vous le savez bien Monsieur Guy. Nous sommes toutes à vous désirer, et vous devez trancher. Je suis pour l’égalité, une égalité pondérée par nos désirs, par nos différences. Je vous admire d’avoir su trouver l’équilibre.

— Je suis moins sûr que toi de l’avoir trouvé, dit Guy. Si je pouvais, j’élargirais vos parts. Je me sens toujours plus ou moins en déséquilibre. Je ne fais pas assez l’amour avec toi.

— Il faudrait trouver le moyen d’évaluer les désirs réels, dit Zoé, de les mettre en équation et de sortir le résultat qui conviendrait le mieux à tout le monde. Je pense que ce serait simple si chacun n’avait qu’un partenaire. Avec plusieurs, c’est beaucoup plus compliqué, mais c’est indispensable, ici, et pas seulement à cause du manque d’hommes. Vous êtes saturé, Monsieur Guy. Mettre Monsieur Yves dans le circuit ne peut être que bénéfique. En allant avec lui, j’allégerais votre tâche. Une partie de mes désirs se reportera sur lui.

— Tu veux le faire pour moi ?

— Pour Monsieur Yves, pour vous, pour nous, pour moi, pour que je sois heureuse et nous tous aussi. J’aime Monsieur Yves.

— Bien, dit Guy.

* ° * ° *

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Louise ne perd pas de temps. Le soir de sa conversation avec Zoé, elle va chez Yves. Elle explique que Zoé lui a conseillé de s’entendre avec lui. Elle n’est pas vierge, ayant connu un garçon pendant quelque temps, et se trouve ainsi à égalité d’expérience avec lui. Zoé lui a dit aussi qu’il avait envie d’elle et elle en est honorée. L’abstinence lui pèse. Elle propose de faire un essai sans engagement de part et d’autre. Elle est prête à respecter ses autres liaisons, et elle pense qu’elles ne poseront pas de problème, Zoé ayant été optimiste à ce sujet. Elle exige le préservatif à cause des maladies transmissibles. Elle est prête à passer la nuit avec lui, et Yves l’accueille dans son lit.

Malgré sa confiance en Zoé qui la sécurise, Louise va dans l’inconnu. Étant passée par Bruno, elle est attentive, critique envers Yves, et prête à s’éloigner s’il lui déplaît après essai. Elle laisse l’initiative, ne voulant contraindre à rien, et s'offre à lui simplement. Yves, non guidé par Louise, n’innove pas. Il a lu que certaines filles disent qu’elles ne sont plus vierges, car certains partenaires appréhendent de blesser, et c’est son cas. Il ne pense pas que Louise le trompe, mais il préfère vérifier. Il procède donc exactement comme avec Rose, et s’applique : caresses prolongées de la main sur tout le corps de Louise sans précipitation. Il est moins vif, plus posé, beaucoup plus attentionné et calme que Bruno qui l’attrapait et s’imposait vigoureusement sous les couvertures. Yves repousse la couette pour voir ce qu’il caresse, et elle regarde attentivement les lents mouvements de son amant. Elle préfère les câlins à l’agitation débridée. La main qui la parcourt et l’explore est agréable, et elle le laisse aller finalement jusque dans le sexe, dans les endroits sensibles. Elle se sent défaillir pendant que les doigts d’Yves, tout en caressant, confirment qu’elle est aussi ouverte que sa grande sœur. Il est soulagé de constater que le passage est libre. Le lubrifiant naturel est abondant. Louise est prête. Après la mise en place du préservatif, il introduit sa verge facilement et sans faire mal dans la place bien rodée ainsi reconnue. Louise est aux anges. Elle a l’habitude des pénétrations, mais l’amour, comme le pratique Yves, est une révélation, et elle apprécie d’autant plus qu’elle en a été sevrée pendant plusieurs mois. Elle a aimé sincèrement Bruno avant la rupture. Par comparaison, sans le dénigrer, elle l’aime moins, préférant la méthode d’Yves. Même si elle garde encore un minimum de réserve, elle est satisfaite, et elle l’exprime, n’étant pas muette. Élise, quand elle est avec Yves, détaille tout ce qu’elle ressent avec une grande précision et le guide. Rose n’exprime rien, en dehors de mouvements du corps et du visage. Louise, à l’image des chats qui ronronnent leur contentement, râle doucement, modulant l’intensité du son au rythme de son plaisir. C’est une mélodie qui renseigne instantanément Yves sur l’effet de ses actions. Grâce à cette réponse rapide, il peut jouer sur elle comme d’un instrument avec sa baguette magique de chef d’orchestre, et il ne s’en prive pas, prolongeant le concert. Elle s’épanouit au contact d’Yves, un amant merveilleux qu’Élise a su éduquer, presque créer. Il est loin des fantaisies de Bruno qui la gênait, et elle apprécie la douceur. Yves n’a pas de soucis à se faire. Elle est conquise. Elle jouit intensément et Yves est content du bonheur qu’il lui procure. Entièrement disponible, Louise est d’une gentillesse qu’il apprécie au plus haut point. Ils dialoguent tranquillement, heureux que Zoé les ait associés. Une tendre et calme amitié se développe, sans effusions. Ils restent dans des limites qu’ils se fixent en commun. Ils passent des nuits ensemble, concentrent leurs relations sur le principal de façon qu’elles ne prennent pas trop de temps. Ils respectent strictement les contraintes de la contraception en puisant dans la pharmacie ce qui leur est nécessaire, et rien n’est changé par ailleurs. Vue de l’extérieur, la relation avec les deux sœurs est aussi discrète avec l’une qu’avec l’autre. Aucun favoritisme, et ils ne sont pas démonstratifs. Ils n’affichent pas leurs relations. On pourrait ignorer qu’ils se rencontrent le soir. L’amour est réservé à la nuit et ne déborde pas sur la vie courante. Il sert de détente, remplaçant les fantasmes, sans empiéter sur les études et le sommeil.

Louise n’a ni Thomas pour la limiter, ni les complexes de Rose. Elle ne craint pas de s’attacher à Yves. Elle a confiance dans le sérieux d’Yves et dans sa propre maîtrise pour se restreindre éventuellement. Elle se donne sans crainte en faisant très attention à ne gêner ni Élise, ni Rose. Yves coopère dans cette voie : Élise et Rose ont priorité, vu leur faible participation. Louise profite des nuits restantes, se limitant aux possibilités d’Yves qui, comblé, ne viole plus en rêve. Les jours de Rose, Louise cède la place. Ils parlent sereinement de leurs liaisons de circonstance qu’ils considèrent comme temporaires. Les deux sœurs discutent entre elles des mérites d’Yves, et elles sont d’accord, heureuses de l’avoir rencontré. Il est le garçon qui leur apporte le bien-être sans empiéter sur l’avenir.

Louise propose d’essayer un préservatif féminin. Yves observe la pose, un peu étonnée de son aspect quand il est déployé, avec les anneaux qui maintiennent l’écartement. Mais installé, il s’éclipse entièrement et est pratiquement invisible. Il ne gêne pas plus que le masculin. De temps en temps, Louise en met un. Vite familiarisée, certaine de l’avoir bien enfilé et que ses mouvements ne le déplacent pas, ainsi équipée, elle s’émancipe. Elle prend l’initiative de s’approcher d’Yves et de se coller à lui, peau contre peau. Il n’a jamais eu à gérer ce genre de situation avec Élise, qui s’est bornée à des câlineries manuelles. Surpris, l’amant-modèle est déstabilisé par ce corps doux et envahissant qui le caresse de partout. Il est violemment et immédiatement excité, alors qu’il n’y a pas eu de préliminaires. Pour le calmer, Louise se positionne rapidement et se plante sur lui sans attendre. Incapable de se contenir, il se décharge aussitôt. Il est consterné de sa précipitation, mais Louise ne l’est pas. Après le rapide nettoyage dans la salle de bains voisine, elle se recolle contre lui. Plus pieuvre que sangsue, elle cherche le contact, et Yves soulagé ne la repousse pas et s’adapte. Ils sont désormais l’un contre l’autre, à la satisfaction de Louise qui récidive régulièrement par la suite. Quand elle se pose un préservatif, il sait ce qui l’attend. Alors, elle mène le jeu. Ils peuvent rester des heures enlacés en dormant, et quand l’excitation enflamme Yves, Louise sait y remédier. Elle coiffe la chandelle avec son éteignoir. Plus aucune précipitation, car Yves s’habitue et sa flamme n’est pas tout de suite étouffée. Elle persiste vaillamment, et entraîne la mélodie, faisant durer le plaisir. Ils gardent les deux façons de se comporter : la lente et sublime méthode d’Élise dirigée par Yves, et le corps-à-corps que Louise impose et qu’il subit désormais sereinement. Dès que l’un a fait le choix de diriger, l’autre suit. Ils dorment bien, et gardent avec Irène la tête de leurs promotions respectives.

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— J’ai envie d’abandonner la pilule et les préservatifs, confie Louise à Yves. Ne dit rien. Si tu étais d’accord, je le ferais.

— Ton amour pour moi a-t-il augmenté ?

— Oui, dit Louise. Il est très fort. Zoé m’avait prévenue. Il y a des moments où l'on n’est pas raisonnable.

— Envisages-tu de te marier avec moi ?

— Non, dit Louise. C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que tu aimes Zoé et qu’elle t’aime. Ta place est auprès d’elle. Dès qu’elle voudra de toi, je m’effacerai.

— Malgré ton amour pour moi ?

— Avec Zoé et avec toi, il y a un compromis possible. Je n’ai pas de soucis.

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Quand Louise s’est décidée pour Yves, Irène s’apprêtait à aller avec lui. Elle ne lui dispute pas la place et annule son rendez-vous chez le médecin.

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Rose se dégèle. Progressivement, elle se rapproche d’Yves. Les jours d’orage, elle se blottit silencieusement contre lui. Yves n’abuse pas de la situation. Par Louise qui a les confidences de sa sœur, il a compris que Rose s’impose un calendrier. Quand elle garde sa chemise, c’est jour d’orage. Alors, il ne fait rien pour la provoquer. Il la prend seulement dans ses bras en attendant que le tonnerre et les éclairs s’arrêtent. C’est elle qui, une nuit, décontractée après la tempête et envahie par un désir soudain, se laisse aller à le solliciter en enlevant sa chemise, et à déroger à son calendrier. Elle termine ainsi certains orages. Elle juge que c’est exceptionnel, que les orages sont rares. Cela est vrai, bien qu’il existe quelques orages imaginaires dans la tête de Rose qui se concrétisent avec Yves, attentif à ne pas lui déplaire. Louise n’en prend pas ombrage : elle s’éclipse quand Rose se pointe. Yves est à elle la majorité des nuits et elle donnerait beaucoup plus à Rose. Elle lui dit d’ailleurs, mais Rose est assez tourmentée par ses écarts exceptionnels, révélateurs d’un attachement qu’elle réprouve, pour ne pas en rajouter.

* ° * ° *

_

Irène suivra une autre voie que Rose et Louise. Elle est de plus en plus souvent avec Élise, qui trouve en elle la même stabilité que chez son père, Thomas et Zoé. Irène étant plus jeune, Élise la domine, au moins apparemment. Elle la fait venir auprès d’elle le plus souvent possible, et en fait son amie privilégiée.

* ° * ° *

 

 

42 Xavier de retour

* ° * ° *

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Xavier a terminé ses études et son service militaire. Il trouve un travail dans les environs et se pointe chez Guy. Il va voir Zoé qui est étonnée, car il n’avait pas donné signe de vie après son départ.

— Bonjour, Monsieur Xavier. Vous avez trouvé l’occasion de venir nous voir ?

— Je voudrais m’installer ici. Es-tu contente de me revoir.

— Bien sûr, Monsieur Xavier, dit Zoé. Je vous aime bien. Tout le monde sera heureux. Nous parlons souvent de vous. Nous n’avions pas de vos nouvelles. C’est une surprise agréable.

— Je t’ai regrettée quand je suis parti, dit Xavier.

— Moi aussi, dit Zoé. Vous m’avez expliqué beaucoup de choses que je ne comprenais pas dans les livres.

— Tu comprenais vite, dit Xavier. Tu t’es mise avec Guy ?

— Oui, dit Zoé. Monsieur Guy m’a fait une place près des Dames.

— Es-tu heureuse avec lui ?

— Oui, dit Zoé. Je l’aime beaucoup.

— N’est-ce pas en plus, comme avec moi ?

— Non, ce n’est pas en plus, Monsieur Xavier, dit Zoé.

— Tu as une fille maintenant ?

— Oui, dit Zoé. Zita est bien ici. Tout le monde s’en occupe.

— Veux-tu renouer avec moi ?

— Si vous en avez envie, dit Zoé, je le fais.

— En plus ou parce que tu en as envie ?

— Plutôt en plus, dit Zoé. Pour vous faire plaisir.

— C’est Guy que tu préfères, dit Xavier. Quand tu étais avec moi, pensais-tu déjà à lui ?

— Oui, Monsieur Xavier, dit Zoé. Ne m’en voulez pas.

* ° * ° *

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Xavier rencontre Élise.

— Me voilà.

— Pour longtemps ?

— Je voudrais m’installer ici, dit Xavier.

— Pour quelle raison ?

— Je ne suis bien qu’ici, dit Xavier. J’aime le calme de cette maison et tous ceux qui sont là. C’est presque impossible d’avoir cette atmosphère ailleurs. Je voudrais avoir une petite place parmi vous.

— C’est gentil ce que tu dis là, dit Élise. On va se pousser un peu pour te faire ta place. Je suis très heureuse de ton retour. Papa et Denise voulaient avoir de tes nouvelles.

— Es-tu toujours avec Thomas ?

— Toujours, dit Élise. Je suis sa femme et nous sommes bien ensemble. Je suis aussi avec Yves. As-tu retrouvé Zoé ?

— Je viens de la voir, dit Xavier.

— Se remet-elle avec toi ?

— Non, dit Xavier. Elle n’est pas très chaude. Elle a eu Zita avec Guy. Je crois que c’est fini avec elle.

— N’y a-t-il pas d’espoir ? Tu peux la partager avec papa, dit Élise.

— Elle m’a poliment dit que ce n’est pas ce qu’elle souhaite, dit Xavier. Je ne vais pas la forcer.

— Pourtant, dit Élise, je trouve que tu n’es plus le gamin avec qui j’ai commencé. As-tu rencontré d’autres femmes ?

— J’en ai rencontré, dit Xavier. Il y en a partout. Je ne suis jamais allé aussi loin qu’avec toi. Je n’ai jamais fait l’amour.

— Tu n’as jamais fait l’amour ! … N’as-tu plus d’envies ?

— Si, dit Xavier. Je ne sais pas aborder les femmes.

— Tu es timide, dit Élise. Je t’avais un peu choisi pour cela. Tu es pourtant un bel homme.

— Tu es aussi une belle femme, dit Xavier. La gamine qui m’a dépucelé n’est plus.

— C’est vrai que tu préfères les femmes aux gamines, dit Élise. C’est grâce à cela que j’ai pu me consacrer à Thomas. Je t’ai passé à Zoé sans trop de difficulté, et je crois que tu as été heureux avec elle.

— C’est loin, tout cela, dit Xavier. Tu m’avais même promis de me revenir si Zoé me lâchait.

— Elle vient de le faire, dit Élise. Je dois tenir ma promesse.

— Tu ne m’aimes plus, dit Xavier. Laisse tomber ta promesse.

— Je t’aime, dit Élise. Cela été dur de te confier à Zoé. J’aimais dans ma tête et voulais m’éloigner de toi. Pendant un an, je me suis réveillé la nuit en train de faire l’amour avec un de ceux que j’aime.

— J’en étais ?

— Oui, dit Élise. Assez souvent, malgré moi. M’aimes-tu, toi ?

— Je t’aime toujours, dit Xavier. Quand tu m’as quitté, je n’ai pas voulu te le monter, mais j’ai eu de la peine. Je suis allé avec Zoé pour te faire plaisir. Je l’aime aussi, mais c’est toi mon premier amour et celle que je préfère.

— Je t’ai vraiment fait mal en te quittant ?

— Oui, dit Xavier. Je te regrette encore.

— Pour qui reviens-tu ici ?

— Pour tous, pour Zoé et pour toi, dit Xavier.

— Aimerais-tu coucher avec moi ? Je suis une femme maintenant, dit Élise.

— Bien sûr, dit Xavier, mais tu es mariée.

— Viens, dit Élise. J’expliquerai à Thomas et à Yves.

* ° * ° *

_

Élise dit à Xavier, deux semaines plus tard :

— C’est gênant de continuer à coucher avec toi. Thomas aimerait bien un enfant, et moi aussi, et avec Yves, cela fait un peu trop.

— J’arrête quand tu le veux, dit Xavier.

— Je t’aime bien, dit Élise. Tu me fais le même effet que Thomas. Quand je t’ai envoyé à Zoé, j’aurais voulu encore aller avec toi, mais je pensais à Thomas. Je l’aime aussi et ne veux pas le quitter, même pour toi. Il te faut une femme qui t’aime autant que moi.

— Si tu en vois une, tu me fais signe, dit Xavier.

— J’en vois deux, dit Élise. Mon amie Irène devrait se mettre avec quelqu’un comme toi, mais je lui ai parlé, et elle n’a pas l’air décidée. Je vais plutôt te mettre avec une fille que j’aime bien et qui est à mon avis mieux que moi.

— Crois-tu qu’elle existe ?

— Que penses-tu de Marguerite ?

— La fille de Guy et Marie ? C’est encore une gamine, dit Xavier.

— C’est presque une femme, dit Élise. En plus, elle t’aime. Elle ne rêve que de toi et n’ose pas te le dire. Depuis que tu es arrivé, il n’y a que toi qui comptes. Elle ressemble à sa mère ; elle est très bien. N’as-tu pas remarqué ?

— Si, dit Xavier. J’avoue qu’elle me fait quelque chose. Elle est intelligente et charmante. Elle me fait penser à toi quand je t’ai connue.

— Mon idée n’est pas mauvaise, dit Élise. Papa et Thomas l’admirent beaucoup. Elle plaît à tout le monde et elle a tout pour elle. Profite de ce qu’elle t’aime.

— Comment le sais-tu ?

— Blanche trouvait qu’elle était bizarre, dit Élise. J’ai fait le rapprochement avec ton arrivée et je l’ai vue te regarder. Elle se confie à moi facilement. Je lui ai dit que tu es disponible, que tu fais bien l’amour et je l’ai interrogée sur toi. Elle est aussi timide que toi, mais elle m’a avoué qu’elle t’aime en me demandant de ne pas le dire.

— Et tu le dis !

— Je n’ai jamais promis de ne pas le dire et je ne le dis qu’à toi, dit Élise. C’est un secret entre vous deux. Je t’informe, mais n’interviens pas. Si cela pouvait nuire à Marguerite, je n’aurais rien dit. Je suis toujours à ta disposition pour coucher avec toi si tu n’en veux pas.

— Je vais aller la voir, dit Xavier.

— Tu le fais pour moi, comme avec Zoé, pour me libérer ?

— Oui, ma chère Élise, et aussi parce qu’elle me plaît, dit Xavier.

— Tu es un amour, mon cher Xavier, dit Élise. Tu ne le regretteras pas. Si j’étais un homme, je la choisirais. C’est la plus adorable des sœurs. Ne la brusque pas ; elle n’a pas d’expérience, mais je te fais confiance : elle sera en bonnes mains. Fais comme avec moi au début ; tu étais merveilleux.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Quand Xavier est revenu, il est allé voir Zoé.

— Cela date de plus d’un mois, dit Guy. Il s’est remis avec elle ?

— Non, dit Denise. Elle n’a pas voulu, car elle est avec toi. C’est avec Élise qu’il est allé.

— Longtemps ?

— 15 jours, dit Denise. Thomas m’a dit quand ils ont fini. Elle était désolée pour lui dès le début, comme d’habitude, mais elle est encore avec Yves.

— Comment a-t-elle fait cette fois-ci pour terminer avec Xavier ?

— À ton avis ?

— Elle a trouvé quelqu’un pour la remplacer, dit Guy.

— Oui, dit Denise. Devine qui ?

— Ce n’est pas Zoé, dit Guy. Dis-moi.

— Ta fille, Marguerite, qui s’est laissé embobiner et qui est collée à Xavier, dit Denise. Bien collée, je t’assure. Heureusement qu’elle prend la pilule.

— Crois-tu que c’est grave ?

— Marguerite a de la chance, dit Denise. J’aimerais être à sa place.

— Aimerais-tu Xavier ?

— Je l’ai toujours aimé, dit Denise.

— Coucherais-tu avec lui ?

— Évidemment, dit Denise. J’en ai une envie folle, comme j’ai eu envie de toi et de Thomas. C’est même peut-être plus fort.

— Je ne m’attendais pas à cela, dit Guy. Vas-tu le dire à Xavier ?

— Je n’ose pas, dit Denise, et ce n’est pas le moment ; il vient de se mettre avec Marguerite. Il faut les laisser tranquilles. Xavier a l’air de l’aider à travailler, et les résultats scolaires sont bons. Ils sont heureux.

— Alors, laissons faire, dit Guy. Xavier n’est pas un mauvais garçon. Marguerite n’est pas à plaindre. C’est toi qui m’inquiètes... Thomas m’a demandé s’il pouvait coucher avec Zoé. Je lui ai dit que Zoé est libre et que je n’y suis pas opposé. Il m’a dit aussi qu’il t’a demandé et que tu l’as orienté vers Zoé. Je croyais qu’il était accroché à Élise.

— Il l’est toujours, dit Denise, mais c’est Élise qui le pousse. Elle aime de temps en temps aller voir ailleurs, comme moi. La fidélité de Thomas à son égard la trouble. Il veut la mettre à son aise. S’il va avec d’autres femmes, elle se sentira plus libre avec ses amants.

— N’arrive-t-elle pas à s’en passer ?

— C’est plus fort qu’elle, dit Denise, et elle est malheureuse si elle n’est pas libre. Je la comprends.

— Toi aussi tu veux rester libre.

— Je suis comme elle, dit Denise. Je ne lui jette pas la pierre. Je n’aime pas que toi. Il faudrait qu’Élise se fixe sur un petit nombre d’amants. Ce n’est possible que si elle ne les rejette pas à cause de Thomas. Il l’a bien compris. Il fait un effort dans ce sens.

— N’est-ce pas disproportionné ?

— D’aller avec moi ou avec Zoé, ne va pas lui coûter beaucoup, dit Denise. Il nous aime.

— Pourquoi l’orientes-tu vers Zoé plutôt que vers toi ?

— Lui et moi sommes un peu trop attachés l’un à l’autre, dit Denise. Il y a moins de risques pour Élise avec Zoé, car Zoé manque plus d’amour que moi. Tu n’es pas assez souvent avec elle. Il n’y aurait pas de risque avec moi, car nous savons nous tenir. La vraie raison est que je suis amoureuse de Xavier. Je suis comme Élise ; cela me tenaille bien que je sache que ce n’est pas raisonnable. J’en oublie mes autres amours.

— J’avais remarqué que tu me délaissais, dit Guy. Tu dois être bien amoureuse.

* ° * ° *

_

Thomas dit à Zoé :

— Je souhaite passer quelques nuits avec toi.

— Pour l’amour ?

— Éventuellement, dit Thomas, si tu n’y vois pas d’inconvénient.

— Je suis avec Monsieur Guy, dit Zoé. Je lui dirai.

— Je lui ai demandé, dit Thomas. Il te laisse libre.

— Si je vais avec vous, dit Zoé, n’irais-je plus avec lui ?

— Il n’est pas question que tu le quittes, dit Thomas. Tu restes avec lui, comme avant. Il garde la priorité.

— Je ne veux pas faire concurrence à Madame Élise, dit Zoé. Vous êtes avec elle.

— Élise souhaite que je renoue avec toi, dit Thomas.

— Elle a besoin de liberté ?

— Tu as compris, dit Thomas. Elle n’arrive pas à se contenter de moi. Elle a besoin d’expériences. Elle prend quelques nuits. Elle ne veut pas que je passe ces nuits, seul dans mon lit.

— Je vous aime, Monsieur Thomas, dit Zoé, mais si vous ne m’aimez pas, il ne faut pas venir avec moi. Madame Denise vous aime.

— Denise préfère que ce soit toi, Zoé, dit Thomas, et je t’aime. J’ai un très bon souvenir des moments que nous avons passés ensemble.

— J’irai avec vous, dit Zoé.

— Il n’y a pas de réticence de ta part ?

— Non, dit Zoé. Vous, Monsieur Guy et un autre, êtes les hommes que j’aime le plus. Je suis heureuse de votre choix. Monsieur Guy a beaucoup à faire. Vous allez combler un manque.

— Qui est l’autre ? Je suis curieux de savoir, dit Thomas.

— C’est Monsieur Yves. Il est heureux avec Madame Élise. Ne dites rien.

— Il est capable de partager, dit Thomas.

— Comme nous tous ici, dit Zoé, mais je préfère le laisser aux deux sœurs et à Madame Élise, qui ne le garderont pas éternellement. Je serai là pour le recueillir s’il ne se décide pas pour Mademoiselle Irène.

— Alors, dit Thomas, je lui laisserai la place près de toi. Nous nous arrangeons comme cela ?

— Oui, Monsieur Thomas, dit Zoé.

* ° * ° *

_

Élise dit à Xavier :

— Alors, la petite sœur te plaît-elle ? Vous avez l’air de bien vous aimer.

— C’est vrai, dit Xavier. Elle est aussi adorable que tu me l’avais dit.

— Je savais que cela irait tout seul, dit Élise.

— Tu t’es trompée, dit Xavier. Ce n’est pas allé tout seul.

— Sur quoi me suis-je trompée ?

— Marguerite n’est pas comme toi, dit Xavier. Je n’ai pas fait comme avec toi au début, ni même comme avec Zoé.

— Elle n’est pas faite comme nous ? Pourtant, je la connais bien, dit Élise, et elle n’a rien d’anormal. Tout est placé au bon endroit et le chemin était déblayé.

— Il y a de grosses différences, dit Xavier.

— Ah ?

— Oui, dit Xavier. Avec toi, la première fois, tu m’as sauté dessus et j’ai eu à peine le temps de dire ouf. Avec Zoé, c’est allé aussi assez vite.

— Marguerite est plus lente ?

— Elle est timide et délicate, dit Xavier. Elle était prête à tout pour moi, mais la première fois que je l’ai effleurée du doigt, elle a sauté comme si elle avait reçu une décharge électrique. Il n’était pas question de faire l’amour avec elle.

— Vous ne faites pas l’amour ?

— Maintenant, dit Xavier, si, mais ses réactions ont duré plusieurs jours.

— Comment cela s’est-il terminé ?

— Ton père savait qu’elle était hypersensible, dit Xavier. Il lui avait dit que sa mère était également sensible, mais que cela disparaissait à la longue. En fait, cela a plus ou moins persisté jusqu'à ce que nous réussissions à faire l’amour.

— Elle est normale, maintenant ?

— Oui, tout est rentré dans l’ordre, dit Xavier, mais elle est plus fragile que toi. Elle est moins sûre d’elle.

— Me préfères-tu ?

— À vrai dire, non, dit Xavier. J’ai pris goût à ses méthodes. Je l’aime.

— Tu ne m'aimes plus ?

— Si, mais pas de la même façon, dit Xavier. Tu es une femme, et c’est encore une gamine.

— Tu as toujours été plus attiré par les femmes que par les gamines, dit Élise.

— Oui, mais cette gamine-là, j’y tiens, dit Xavier, comme je tenais à toi quand tu m’as lâché. Je n’ai pas envie de m’en séparer, même pour une femme. Je suis trop bien avec elle.

— Tu ne veux plus faire l’amour avec moi ?

— Tu n’en as pas besoin, ma chère Élise, dit Xavier.

— Je pourrais en avoir besoin, mon cher Xavier. Je voudrais un enfant de Thomas, mais il ne vient pas.

— L’as-tu fait avec moi sans protection, les deux semaines ?

— Cela n’a rien donné ; je suis indisposée, dit Élise. Je préférerais que ce soit Thomas. Mais il n’est peut-être pas capable d’avoir des enfants. Il n’en a pas eu avec Denise.

— Denise prend ses précautions, dit Xavier. Elle n’en voulait pas de lui. Elle te réservait Thomas.

— Sans doute, dit Élise. Si je ne peux pas en avoir de Thomas, j’aimerais en avoir de toi.

— Tu as Yves et il y a des banques de sperme, dit Xavier.

— Je préfère le tien, dit Élise. Yves met un préservatif pour m’embêter.

— Je demanderai à Marguerite si elle est d’accord, dit Xavier.

— Tu penses bien que je lui ai demandé, dit Élise. Elle m’accorde tout ce que je veux. Elle te laisse libre.

— Ce n’est pas pressé, dit Xavier. Laisse Thomas faire ses preuves.

— Si j’en ai besoin, dit Élise, tu me le donneras ?

— Dans une éprouvette ?

— Non, Xavier, dit Élise. Naturellement et simplement. C’est agréable pour les deux et nous savons comment faire. Tu ne vas pas nous compliquer l’existence avec la fécondation artificielle. C’est moi qui t’ai procuré Marguerite. Sans moi, vous ne vous seriez jamais adressé la parole. Vous êtes trop timides tous les deux. Tu me dois bien cela. Promets-le-moi. D’ailleurs, tu reviens avec moi si Marguerite te plaque. Je tiens mes promesses. Je t’aime toujours.

— Écoute Élise, dit Xavier. C’est Marguerite qui décidera le moment venu. Nous avons bien deux ou trois ans devant nous. Elle sera une vraie femme et tu as le temps de changer d’avis. Pour le moment, je suis avec Marguerite et j’y reste. Je t’aime bien, mais Zoé dirait que c’est en plus. Je suis sûr que Thomas et Yves font mieux l’affaire que moi.

* ° * ° *

_

— J’ai eu un long entretien avec Marguerite, dit Guy à Denise. Elle sait que tu aimes Xavier. Cela ne lui a pas échappé.

— Je ne l’ai dit qu’à toi !

— Tu ne dois pas savoir cacher tes sentiments, dit Guy. Pour Marguerite, c’est évident. Elle m’a même dit qu’elle le savait bien avant qu’elle se mette avec lui, et que c’est toi qui lui as fait aimer Xavier par tes commentaires élogieux.

— C’est vrai que je lui ai dit tout le bien que je pense de Xavier, dit Denise. Je suis consternée. Je ne voulais pas qu’elle le sache. Comment réagit-elle ?

— Elle t’aime beaucoup, dit Guy, et trouve normal que tu aimes Xavier comme elle. Elle dit que vous êtes toutes heureuses avec moi. Cet exemple lui fait dire qu’il n’y a pas de raison pour qu’elle empêche Xavier d’aller avec toi s’il le souhaite. Elle est prête à partager, d’autant plus qu’elle voit comment tu te comportes avec moi et Thomas. Elle dit aussi qu’elle n’est pas encore une femme et que Xavier appréciera d’aller avec toi. Elle va l’inciter à le faire. Elle a un peu honte de te l’avoir soufflé et souhaite que tu ne lui en veuilles pas.

— Je suis abasourdie, dit Denise. C’est vraiment ce qu’elle pense ?

— Oui, dit Guy. N’abuse pas de la situation. Il ne faut pas détourner Xavier de Marguerite. Ils sont tous les deux à ménager.

* ° * ° *

_

Xavier dit à Zoé :

— Quand je t’ai quittée, étais-tu enceinte ?

— Vous pensez que je l’étais ?

— Ne fais pas l’innocente, dit Xavier. Entre mon départ et la naissance de Zita, il n’y a pas eu neuf mois. Zita était-elle prématurée ?

— Non, dit Zoé. Zita était normale.

— Avais-tu encore tes règles quand je suis parti ?

— Non, dit Zoé.

— Alors ? Tu ne couchais pas avec un autre, à cette époque-là, dit Xavier.

— Vous savez compter, dit Zoé.

— Pourquoi me l’as-tu caché ?

— Je savais que vous partiez, dit Zoé. Vous ne deviez pas revenir. C’était sans conséquence pour vous. Je n’avais pas d’autre homme. Avec Monsieur Guy nous avons pensé qu’il était inutile de vous ennuyer avec cela, que vous seriez gêné d’avoir un enfant aussi jeune et que l’enfant serait bien ici.

— L’as-tu fait volontairement ?

— Oui, dit Zoé.

— Tu aurais pu demander mon avis ?

— Vous auriez refusé, dit Zoé, mais je ne le ferais plus. Ce n’était pas bien.

— Regrettes-tu d’avoir Zita ?

— J’aime Zita, dit Zoé, et vous par son intermédiaire, mais je ne vous ai pas fait confiance, Monsieur Xavier. Vous êtes un homme bien.

— Me laisseras-tu m’occuper de Zita ?

— Elle est à vous autant qu’à moi, dit Zoé.

— Ne pleure pas, dit Xavier. Tu me fais de la peine. Zita est bien ici et tu peux compter sur moi. Ce qui m’étonne est que tu m’aies fait ça. Comment l’expliques-tu ?

— En amour, dit Zoé, je ne devais pas être encore complètement adulte. En réalité, je n’ai aucune excuse.

— Je vais réfléchir, dit Xavier.

* ° * ° *

_

Xavier dit à Guy :

— Zita est ma fille, et pas la vôtre. Zoé me l’a avoué.

— C’est vrai, dit Guy. Je l’ai prise à ma charge de ma propre initiative, pour aider Zoé. Que comptes-tu faire ?

— Je vais dire à tout le monde que c’est ma fille, dit Xavier.

— Même à Marguerite ?

— Surtout à Marguerite, dit Xavier. Je n’ai rien à lui cacher.

— Serais-tu allé avec Marguerite si tu avais connu l’existence de ta fille ?

— J’aurais hésité, dit Xavier. J’aurais cherché à me marier avec Zoé.

— Zoé est libre, dit Guy. Si tu lui demandes, elle se mariera avec toi. L’envisages-tu ?

— Je ne sais pas, dit Xavier. C’est ce que je dois faire.

— Si tu le fais, dit Guy, il y aura des malheureuses.

— Zoé sera malheureuse ?

— Zoé n’est pas emballée par toi, dit Guy. Si tu ne la laisses pas encore avec moi, elle le sera. C’est surtout Marguerite qui aura du mal à s’en remettre. Elle escompte se marier avec toi.

— Je ne veux pas faire de mal à Marguerite, dit Xavier.

— Marguerite est folle de toi, dit Guy. Elle me fait penser à sa mère avec moi. Tu as réussi à surmonter ses réflexes cutanés. Son amour pour toi est immense. Je serais désolé que tu l’abandonnes. Zita est bien avec nous, tu vis avec nous et avec elle, et tout le monde t’aime, ici. Que veux-tu changer ? Reste avec Marguerite.

— Je reste avec elle, dit Xavier. Vous avez raison.

— Quand tu es allé avec Élise, dit Guy, est-ce toi qui l'as cherchée ou elle ?

— C’est elle, dit Xavier.

— Cela ne m’étonne pas, dit Guy. Si elle te le demande encore, te laisseras-tu faire ?

— Elle a déjà fait les premiers pas, dit Xavier. Je l’ai renvoyée aux calendes grecques. Marguerite me suffit.

— Je te comprends, dit Guy. Marguerite a les gestes de sa mère. Je suis un peu jaloux. J’envie ta place auprès d’elle. Tu provoques des remous auprès de nos femmes. Elles ont besoin d’amour, de ton amour.

— Qui a besoin de mon amour en dehors de Marguerite ?

— Un peu Élise et beaucoup Denise, dit Guy.

— Denise ne vous aime plus ?

— Si, dit Guy, mais elle serait heureuse si tu couchais aussi avec elle. J’en ai parlé à Marguerite. Elle souhaite, comme moi, que tu le fasses. Denise ne t’en parlera pas si tu ne l’invites pas. Elle se trouve trop vieille pour toi, mais c’est son vœu secret le plus cher. Pour elle, tu es l’homme qu’elle aime le plus.

— Plus que vous ?

— Au moins autant, dit Guy. Va voir Marguerite ; elle te dira comme moi. Denise a besoin de toi.

— Marguerite m’a déjà dit d’être gentil avec Denise, dit Xavier. Je n’avais pas bien compris. Je n’aurais jamais osé aller avec elle, mais si Marguerite m’y incite, je vais me laisser tenter.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Je suis avec Xavier. Je vous remercie tous les trois, Xavier, Marguerite et toi. C’est bon de se sentir soutenue. Je n’aurais jamais espéré pouvoir coucher avec Xavier. Marguerite fait tout pour moi et Xavier est merveilleux.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Je suis enceinte.

— De moi ?

— De Xavier, dit Denise, mais je vais faire comme si c’était de toi. L’enfant sera comme les autres. Tu seras le père.

— Xavier va être difficile à tromper, dit Guy. Avec Zoé, cela n’a pas marché.

— Je lui ai dit que je ne prenais pas la pilule pour avoir un enfant de toi, dit Denise. J’ai visé les bonnes dates pour me donner à lui en lui faisant croire que ce sont les mauvaises. Il voulait mettre un préservatif, et je lui ai dit que c’était inutile. Il n’avait pas de raison de ne pas me croire, mais il a quand même mis le préservatif.

— Chat échaudé craint l’eau froide, dit Guy. Il a été prudent, et avec raison. Il est encore perturbé par Zita. Comment as-tu fait pour être enceinte ? Es-tu sûre qu’il n’est pas de moi ?

— Tu as eu droit aux mauvaises dates, dit Denise, et je n’ai même pas fait l’amour quand j’ai couché avec toi.

— J’avais remarqué que tu ne me sollicitais pas depuis un bon bout de temps, dit Guy. Cela fait bien quatre ou cinq mois. C’est cette nuit seulement que tu as repris. Est-ce parce que tu es sûre d’être enceinte ?

— Oui, dit Denise. Si tu avais voulu, je t’aurais laissé me faire l’enfant. Mais comme cela, il est certain que c’est de lui.

— A-t-il oublié de mettre le préservatif ?

— Non, dit Denise. Il l’a mis toutes les fois.

— Comment as-tu fait ?

— Ce n’est pas bien malin, dit Denise. J’ai récupéré le sperme et je l’ai mis où il faut.

— Ce n’est pas si simple, dit Guy.

— Il est aussi méticuleux que toi, dit Denise. Il enlève soigneusement le préservatif en laissant le sperme dedans pour qu’il ne sorte pas avant de le mettre à la poubelle. La poubelle est bien lavée. Par précaution, j’ai mis un sac plastique et un peu de papier propre dedans pour éviter qu’il se salisse. Je me suis procuré des préservatifs sans spermicide et les ai mis à sa disposition. J’avais le sperme. Il n’y a qu’une fois que je ne l’ai pas eu. Il s’était vidé sur le papier.

— Comment te l’as-tu mis ?

— J’utilise les seringues du lycée qui sont bien adaptées, dit Denise. J’ai copié sur ce que vous avez fait pour Claire. C’est très pratique pour aller dans le fond du préservatif. Je ne perds pratiquement rien en aspirant. Pour l’introduire, c’est comme un tampon ; je connais l’angle d’introduction ; quand c’est en place, tu appuies un coup sec. Tu t’envoies tout au fond. J’ai la technique, et elle est bonne. J’en ai la preuve. Ainsi, il sait que je suis enceinte et il est persuadé que c’est de toi.

— Tu es une sacrée voleuse de sperme, dit Guy.

— Tu es mon receleur, dit Denise. Sans ton aide, je ne peux rien.

— Étais-tu certaine que je marcherais dans ta combine ?

— Oui, dit Denise. Tu ne m’as jamais lâchée.

— Qu’est-ce qui t’a poussée à avoir un enfant ?

— D’abord, dit Denise, je n’étais pas sûre de pouvoir encore en avoir. Je suis près de la ménopause. Je suis rassurée ; je suis encore jeune. Avoir un enfant de Xavier me comble ; je voudrais qu’il ressemble à Zita. Élever un enfant ici, entre vous tous, quoi de mieux. Il me reste un peu d’argent pour payer cet enfant.

— C’était plus simple avec moi, dit Guy. Pourquoi ne m’as-tu pas choisi comme père ?

— J’y ai pensé, dit Denise, mais nous avons déjà Diane, et c’est toi qui sers de père aux autres. Je me suis un peu prise au jeu avec Xavier. Je vais avoir un enfant de tous les hommes que j’aime le plus. Xavier ne couche avec moi que pour faire plaisir à Marguerite. Je vais espacer mes relations avec lui et te revenir. Je suis trop vieille pour lui.

— Il m’a avoué qu’il t’aime presque autant que Marguerite, dit Guy, et qu’il est heureux avec toi. Tu l’as conquis. Il aime les femmes mûres. Ne l’abandonne pas complètement. Mais pourquoi voulez-vous toutes, des enfants de lui ? Ne m’as-tu pas dit qu’Élise est prête à le faire si elle n’a pas d’enfant avec Thomas ?

— Xavier a tout ce qu’une femme recherche, dit Denise. C’est l’image de l’enfant qu’elle souhaite. Si cela avait été utile, je lui aurais procuré du sperme de Xavier, comme j’ai fait pour moi.

— Tu aurais fait cela !

— Oui, dit Denise. Elle souffre de ne pas avoir d’enfant. Je doute que ma méthode s’applique aussi bien à elle qu’à moi.

— Tu sais que Thomas n’est pas en cause, dit Guy. Il te l’a prouvé. Ne t’embarque pas dans cette histoire. Élise doit se faire examiner.

— Tu vas avoir un enfant de Zoé, dit Denise. Est-ce Zoé qui l’a voulu ? A-t-elle fait comme avec Xavier ?

— Non, dit Guy. C’est moi qui lui ai dit de le faire ; je venais de relire le testament de Paule ; elle conseillait de donner des enfants à Zoé. Quand j’ai vu les yeux de Zoé briller de plaisir à l’idée d’en avoir un de moi, je n’ai pas regretté. Elle a l’enfant du Monsieur qui plaisait tant à Madame Marie, mais elle veut payer sa part, comme vous.

— Elle est assez riche, dit Denise. Ce n’est pas l’enfant de Thomas ?

— Thomas a eu la gentillesse de s’abstenir en attendant qu’elle soit enceinte, dit Guy. Elle lui avait demandé.

— Elle te vouvoie toujours dans l’intimité ?

— Je lui ai dit de me tutoyer, dit Guy. Elle n’a pas voulu. Elle a ses idées. Elle se méfie des hommes.

— Il y en a quelques-uns qu’elle apprécie, dit Denise.

— Ceux dont elle est sûre qu’ils sont gentils en amour, dit Guy. Cela ne fait pas beaucoup : les hommes qui sont ici. Elle rejette les autres. Heureusement qu’elle vous aime bien.

* ° * ° *

_

— Yves t’admire beaucoup, dit Élise à Zoé. Veux-tu coucher avec lui ? Irène ne se décide pas pour lui.

— Ils peuvent encore se rapprocher. J’attendrai que vous n’en ayez plus besoin, dit Zoé.

— Je ne te ferai pas trop attendre, dit Élise.

* ° * ° *

 

 

 

43 Vivre

* ° * ° *

_

Guy a changé plusieurs fois d’ordinateur. Il est maintenant relié par modem et ligne téléphonique, à l’entreprise qui l’emploie.

Guy suit ce qui se fait en informatique. Au début, il travaillait en langage FORTRAN. Il est passé par l’ASSEMBLEUR, le COBOL, le PL1, le BASIC, le PASCAL et le C. Il en arrive au langage C++ et à la programmation orientée objet. Tous les 5 ans environ, il est reparti presque à zéro, vu l’évolution rapide. La plupart des anciens programmeurs qu’il rencontre de temps en temps sont dépassés. Seuls, les jeunes arrivent à se mettre aux nouveautés, mais abandonnent au bout de quelques années, incapables de s’adapter. Il fait figure d’exception, dans ce monde impitoyable de la création de logiciels, où les purs spécialistes de l’informatique, formés dans les facultés, sont inefficaces, ne sachant que fabriquer des logiciels monstrueux et pleins d’erreurs dont personne ne se sert. Cette réussite s’explique par sa façon de raisonner qui lui permet de surmonter les difficultés, comme il le faisait avec les problèmes lorsqu’il était étudiant. Il ne se laisse pas piéger par les particularités des ordinateurs et quand il écrit ses programmes, il sait ce qui va se passer au niveau physique. Il choisit les bonnes options parmi les milliers disponibles, et réalise ainsi des programmes qui peuvent être 100 fois plus efficaces que ses concurrents, tout en étant dépourvus de fautes de programmation et de principe. Il en a tiré jusque-là des revenus non négligeables, mais il est surtout intéressé à le faire. Il conseille les enfants et Blanche qui se sert d’ordinateurs dans son travail. Il leur montre l’usage des traitements de texte, des logiciels de mise en forme, des logiciels de dessin et des tableurs.

Guy initie aussi Zoé aux tableurs. Elle comprend si vite que Guy lui fait cadeau d’un ordinateur et lui procure des logiciels de gestion. Zoé s’intéresse aussi à la programmation et Guy lui montre ce qu’il fait. C’est moins simple que d’utiliser des programmes faits par les autres, mais Zoé est accrocheuse et arrive à comprendre. Guy trouve en elle une passion pour l’informatique analogue à la sienne quand il a débuté. Il lui procure les moyens de satisfaire cette passion. Bien que ne consacrant que ses soirées à l’informatique, au bout de quelques mois, elle est apte à critiquer le travail de Guy. Il lui confie le soin de tester ses logiciels, en plus de ses propres tests.

Guy a aussi acheté d’autres voitures. C’est avec regret que la voiture de l’oncle est partie à la casse ; elle roulait, mais était trop rouillée. Ses nouvelles voitures sont toujours d’occasion et assez âgées quand il les achète. Il aime bien les grosses, encore en bon état. Ses femmes ne se plaignent pas de ses choix. Elles apprécient les directions assistées qui font oublier la taille des voitures et sont heureuses de pouvoir transporter beaucoup d’enfants. Comme Guy et Thomas s’occupent de la mécanique, les pannes sont rares. Tous conduisent prudemment et les rares bosses des carrosseries ne leur sont pas imputables : les voitures durent longtemps et ne sont lourdes pour aucun budget.

La richesse de Guy et Blanche, bien gérée, grossit progressivement ; celles de Zoé et de Léa avec Urbain sont beaucoup plus modestes, mais augmentent. Thomas avec Élise n’est pas à plaindre ; il rembourse lentement ses emprunts. Denise est toujours un peu juste, mais ne veut aucune aide ; elle n’a pas accepté que Guy lui paie la voiture d'occasion qu’il a achetée pour elle.

Les logiciels de Guy, testés par Zoé, se vendent si bien sur le plan national qu’on lui demande des versions internationales. Pour avoir moins d’impôts, il met, sur le conseil de Blanche et sans leur dire, les logiciels aux noms de Denise, de Léa, de Zoé et d'Élise. Le résultat va au-delà de ses espérances. Une fortune s’abat sur eux, et dépasse celle issue de Marie.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Pourquoi as-tu fait cela ? Je ne veux pas de cadeau.

— C’est difficile de revenir en arrière, dit Guy. J’ai fait cela pour les avantages fiscaux en accord avec Blanche. On y gagne un peu ; relativement pas autant que ce que je pensais. Je ne prévoyais pas des revenus si importants. Nous y gagnons à nous quatre, l’équivalent d’un salaire, grâce à la répartition sur plusieurs feuilles d’impôts. Tu bénéficies de ces revenus à la place de l’état.

— En tout cas, dit Denise, mon salaire va être décuplé cette année. Je n’ai pas besoin de tout. Je vais t’en faire cadeau.

— Je n’aime pas plus les cadeaux que toi, dit Guy, et je doute que le fisc accepte un transfert d’aussi grosses sommes sans y mettre son nez.

— Je suis condamnée à être riche, dit Denise.

— Il faut te résigner, dit Guy. Zoé est plus heureuse que toi. Elle a des idées pour faire fructifier son avoir qui sont très judicieuses. Tu peux lui confier ton argent en toute quiétude ; cela lui fera plaisir d’utiliser ses compétences et les avis de Blanche sont superflus ; elle est aussi bonne qu’elle. Le logiciel, que je lui ai attribué, est celui qui se vend le mieux. Elle l’a très bien testé. Elle va être la plus riche de nous tous.

— On le doit bien à Zoé, dit Denise ; c’est elle qui travaille le plus ici. Cela va-t-il durer longtemps ?

— Non, dit Guy. Un an ou deux au maximum, mais je prépare de nouvelles versions pour remplacer.

— Toujours à nos noms ?

— Pourquoi veux-tu que je change les noms ? J’ai d’autres logiciels en réserve à mettre au mien, dit Guy.

— Bon, je suis résignée, dit Denise. Pour moi, rien ne sera changé. Zoé va pouvoir s’amuser avec son argent et le mien, et tu vas avoir le plaisir de nous voir vivre avec l’argent que tu gagnes.

— C’est ce que je fais avec l’argent de Marie, dit Guy. C’est un juste retour des choses.

— Élise voulait s’acheter une petite voiture neuve, dit Denise. Il y en a une qui lui a tapé dans l’œil. Thomas l’a dissuadée.

— Pourquoi ? Élise conduit bien, dit Guy. Il a remboursé, avec ce qu’il a reçu d’Élise, toutes les dettes de son appartement, mais il lui reste beaucoup d’argent.

— Il lui a dit que cela ne te ferait pas plaisir, dit Denise.

— Je n’ai rien contre, dit Guy.

— Il estime que tu auras beaucoup de plaisir à lui trouver une voiture d’occasion, dit Denise. Elle va te demander de le faire. Trouve-lui une voiture rutilante.

— Je vais lui trouver une voiture presque neuve, dit Guy. Renseigne-toi pour savoir quel modèle lui plaît.

— Thomas me l’a montré sur catalogue, dit Denise. Je vais te le donner.

— Léa est venue se faire câliner quand elle a su, dit Guy. Elle va acheter des appartements dans l’immeuble. Elle ne veut pas qu’un propriétaire puisse nous mettre à la porte. Cet afflux d’argent sert à nous donner quelques idées.

— L’ordinateur, dit Denise, c’est un bel outil. Si tu ne l’avais pas, on n’aurait pas de si beaux cadeaux.

— Ce n’est pas pour moi le plus bel outil, dit Guy. Il y en a un bien supérieur qui me permet de travailler sans effort. Ne devines-tu pas ? ... Mes lunettes... Sans elles, je serais fini.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Élise adore la voiture d’occasion que tu lui as trouvée.

— Elle est presque neuve, dit Guy. Je n’ai même pas eu à faire de réparation. C’est celle qu’elle avait choisie.

— Oui, dit Denise. Elle a une boîte de vitesses automatique. Elle trouve que c’est génial. Elle doit consommer plus.

— C’est vrai, dit Guy. Un litre de carburant en plus aux cent kilomètres.

— Ce n’est pas bon pour le budget, dit Denise.

— Mais si, dit Guy. Les gens ne veulent pas des boîtes automatiques à cause de cela et de la petite perte de puissance. De ce fait, la voiture n’était pas chère par rapport à la même avec boîte normale. Elle décote tellement qu’on peut faire 200 000 km avant de rattraper la différence de prix. Pourtant, c’est une boîte solide. C’est une bonne affaire et c’est plus facile à conduire.

— Elle me l’a fait essayer, dit Denise, et à Zoé aussi. Nous sommes converties à l’automatisme. Blanche n’a pas réussi à reculer le siège assez loin. C’est dommage... Pour expliquer aux enfants ce qu’est un scrutin, j’ai organisé avec Blanche une enquête pour connaître l’opinion des enfants sur nous quatre. Ils ont voté de façon anonyme sur des bulletins où ils avaient des cases à cocher. Zoé a fait les bulletins sur l’imprimante de son ordinateur. Le résultat est intéressant.

— Quelles étaient les questions ?

— Il y en avait deux, dit Denise. En premier, ils devaient classer les femmes par ordre de préférence. Zoé est en tête, suivie de près par nous toutes, presque à égalité. Je suis la dernière. C’est très homogène. Je suis heureuse de voir qu’ils nous mettent dans le même sac.

— En second ?

— Ils devaient positionner leur mère dans les réponses à la première question, dit Denise. Où l'ont-ils mise, à ton avis ?

— En première position, dit Guy.

— Oui, dit Denise. Ils avaient la possibilité d’ex æquo. Les trois quarts nous ont classées à égalité.

— Qu’en déduis-tu ?

— Que les enfants ne privilégient pas l’une de nous, dit Denise, et que la mère n’est que légèrement plus importante à leurs yeux. D’ailleurs, de notre côté, nous faisons pareil. Nous nous comportons avec tous les enfants de la même façon et nos préférences ne sont pas liées au fait d’être la mère. Cela doit être pareil pour le père. Ce qui compte, c’est de donner de l’amour à tous ces enfants. Ils nous le rendent. L’enquête les a incités à donner aussi leur avis sur la façon de vivre ici. Ils apprécient notre solidarité et l’atmosphère non conflictuelle de la maison. Pour eux, c’est un nid douillet où ils se sentent bien, et ne sont pas dérangés comme à l’extérieur. Les petits voulaient aussi rajouter Élise, Irène, Marguerite et les hommes à la liste.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— Didier fait un arbre généalogique. Il est allé dans les archives et il remonte de plusieurs générations.

— C’est du bon travail, dit Guy. Je ne l’ai jamais fait.

— Il a tout faux, dit Denise. Son père n’est pas toi. Il a fait ta généalogie.

— De ton côté, dit Guy, c’est meilleur.

— Tu sais que mon père n’est pas le bon, dit Denise. De mon côté, je n’ai pas d’ascendant.

— Il reste ta mère, dit Guy.

— Il ne s’est pas rendu compte qu’elle était de l’assistance publique, dit Denise. Elle a été adoptée.

— Il reste bien ta mère et toi, dit Guy. Ce n’est pas tout faux. Laisse-le faire. Ce n’est pas un travail inutile. Les liens du sang ne sont pas les plus importants. Tu es déjà convertie ; pour moi, c’est de plus en plus flagrant. J’aime beaucoup Zita, et tu as un faible pour Marguerite.

— Oui, dit Denise. Et je suis responsable d’une partie des erreurs.

* ° * ° *

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Élise se stabilise petit à petit. Yves est son amant principal. Damien est son amant secondaire. C’est devenu de la routine. Par jeu, elle fait régulièrement des avances à Xavier, qui ne se laisse pas faire.

* ° * ° *

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Thomas dit à Élise :

— Tu es plus détendue depuis que je suis avec Zoé.

— Oui, dit Élise, cela me calme de savoir que je ne suis pas seule à partager. Zoé me dit le plus grand bien de toi. Je suis contente qu’elle t’apprécie. L’aimes-tu aussi ?

— Vois-tu, dit Thomas, j’y suis allé un peu sur commande, comme la première fois. Zoé m’a étonné. Elle sait tout et sait tout faire. Sa chambre est remplie de livres de classe qu’elle a récupérés auprès de vous. Elle travaille sur l’ordinateur ou lit tous les soirs et m’apprend quantité de choses.

— Quand elle me faisait réciter mes leçons, dit Élise, et quand une question se posait, elle trouvait avant moi dans les livres. Elle étudie aussi très bien les gens.

— Elle est très intelligente, dit Thomas.

— Papa lui donne à contrôler ses logiciels, dit Élise.

— Moi, je l’admire, dit Thomas, et je l’aime de plus en plus.

— Autant que moi ?

— Elle va bientôt être à égalité avec toi et Denise, dit Thomas.

— Tu la partages avec papa, dit Élise.

— Elle dit que c’est très bien ainsi, dit Thomas. Elle préfère toujours ton père, mais souhaite que je ne la quitte pas. Elle est sincère, je crois.

— Si elle le dit, tu peux la croire, dit Élise. Je suis heureux pour vous que cela se passe bien.

— Et toi, dit Thomas, tes amours ?

— Tu sais que je voudrais un enfant, dit Élise, mais rien, ni avec toi, ni avec les autres. Je commence à désespérer.

— Il ne faut pas, dit Thomas. Le médecin dit de patienter.

— Ce n’est pas lui qui patiente, dit Élise. Pourquoi attend-il pour me faire le traitement ?

— Il y a des risques d’avoir plusieurs enfants en même temps, dit Thomas. Il faut être prudent. Marie avait une amie : Claire, qui ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle en a trois maintenant, mais elle a eu des jumelles.

* ° * ° *

_

Élise dit à Zoé :

— Je me demande si papa m’aime. Il t’aime, toi. Pourquoi pas moi ?

— Monsieur Guy vous aime beaucoup, Madame Élise, dit Zoé. Il se ferait couper la tête pour vous.

— Quand je lui demande quelque chose qui ne lui coûterait pas beaucoup, dit Élise, il refuse.

— Monsieur Guy a plus d’expérience que vous, dit Zoé. S’il refuse, c’est que ce n’est pas bien. Il veut vous éviter de faire une bêtise. Il l’a déjà fait pour moi.

— Tu fais des bêtises, dit Élise.

— J’en ai fait, dit Zoé. J’ai eu un enfant avec Xavier.

— Zita est adorable, dit Élise. C’est bien qu’elle soit ici.

— C’était une bêtise, dit Zoé. Je voulais m’en débarrasser en avortant. Monsieur Guy n’a pas voulu, et il a eu raison. Il faut écouter Monsieur Guy. Madame Marie l’avait choisi.

— N’a-t-il jamais fait de bêtises ? Crois-tu que je serais là s’il n’en avait pas fait ?

— Quand on est jeune, dit Zoé, on fait des bêtises. Quand on est adulte avec de l’expérience, il ne faut plus en faire et conseiller les autres.

— Est-il adulte, maintenant ?

— Oui, dit Zoé.

— Et toi ?

— Je l’espère, dit Zoé.

— Et moi ?

— Ce serait bien de le devenir, dit Zoé. Il faut écouter ceux qui le sont.

— Pourquoi papa ne m’aime-t-il pas comme vous toutes ? Je suis la seule femme dont il ne veut pas ici, dit Élise.

— Ce n’est pas vrai, Madame Élise, dit Zoé. Mademoiselle Marguerite est comme vous.

— Pourquoi cette ségrégation ? Je l’aime autant que vous, dit Élise.

— Oui, dit Zoé, mais vous êtes sa fille. Regardez votre sœur, elle l’aime aussi, mais pas sexuellement. C’est normal pour un enfant de ne pas aimer sexuellement ses parents.

— Comment le sais-tu ?

— Je l’ai lu dans les livres qui traitent de la question, dit Zoé. Vous avez une excuse. Vous étiez déjà sexuellement mûre quand vous avez rencontré pour la première fois votre père. Votre amour pour lui s’est mêlé de sexualité.

— Et lui, dit Élise, n’a-t-il pas eu la même réaction ?

— Il vous connaissait, dit Zoé. Il avait votre photographie sur lui.

— Ne suis-je pas anormale de l’aimer ?

— Non, dit Zoé, mais cela ne veut pas dire qu’il faut le faire, et il est normal qu’il vous repousse. Vous voulez un enfant. Vous seriez capable de faire la même bêtise que moi, avec des conséquences inquiétantes pour cet enfant. Et il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Si vous l’aimez vraiment, dit Zoé, vous ne devez pas lui faire de mal.

— Je ne veux pas lui faire de mal, dit Élise. Je ne lui en ai jamais fait.

— Il n’est pas heureux de votre conduite, dit Zoé. Il préférerait vous voir uniquement avec Monsieur Thomas.

— Et que je laisse tomber Yves ?

— Oui, dit Zoé. Vous aimez plus Monsieur Thomas que Monsieur Yves, et c’est vous qu’il préfère.

— Tu me reproches d’abandonner mes amants. Que deviendrait Yves ? Il m’aime, dit Élise.

— C’est vrai, dit Zoé, mais pas énormément. Il doit aller avec celles qu’il aime le plus.

— Tu es de celles-là. Irène n’en est pas. Veux-tu l’aimer ?

— Je serais heureuse de le faire puisqu’il persiste avec moi, dit Zoé. Nous avons des caractères adaptés.

— Plus qu’avec Xavier ?

— Oui, dit Zoé.

— Et tu laisserais Thomas et papa ?

— Monsieur Thomas, oui, dit Zoé. Je suis très bien avec lui, mais il est encore mieux avec vous. Monsieur Guy, non.

— Pourquoi ?

— Monsieur Guy est mon premier amour, dit Zoé. Je suis comme ses autres femmes. Tant qu’il ne me repoussera pas, je resterai avec lui.

— N’ai-je pas droit à mon premier amour ?

— C’est dur, dit Zoé, mais c’est raisonnable. Nous sommes là pour vous aider, votre père le premier.

— Je vais faire comme tu dis, dit Élise. Papa me l’a toujours conseillé. Sincèrement, tu préfères Thomas ou Yves ?

— Monsieur Yves, dit Zoé.

— Sans l’avoir essayé ?

— Ce n’est pas indispensable, dit Zoé. Je sais comment je réagirai. L’amour se fait principalement avec la tête.

— Je vais te le confier, dit Élise. Denise me dit qu’il n’a pas d’avenir avec moi.

— Elle l’aime bien aussi, dit Zoé.

— Comme Xavier, dit Élise. Yves sera mieux avec toi, et plus longtemps.

* ° * ° *

_

— Tu vas souvent avec Damien, dit Guy à Élise. Il ne faut pas le faire, car Thomas dit que tu ne prends aucune protection.

— Je ne suis tombée qu’avec des hommes qui n’ont pas d’enfants, dit Élise. Xavier ne veut pas m’en faire un. Il n’y a plus que toi pour en avoir. Tu as fait tes preuves. Fais-moi un enfant. Je t’aime depuis que tu es venu me chercher à la pension. Tu es mon prince charmant.

— Je t’ai tourné la tête sans le vouloir, dit Guy. Reprends tes esprits. C’est très dangereux avec moi. Regarde les choses en face. Tu veux un enfant. Ce n’est pas en cherchant du côté de tes amants que tu trouveras la solution. Thomas est normal. Les tests médicaux le prouvent. C’est toi qui n’es pas très féconde.

— Le médecin n’a rien trouvé d’anormal, dit Élise. Il ne veut pas intervenir avant un ou deux ans.

— Il a raison, dit Guy. Cela te donne le temps de terminer tes études. Ne voulais-tu pas trouver du travail avant d’avoir des enfants ?

— Si, dit Élise, mais je n’ai pas la patience.

— Je vais parler à Damien et lui dire de ne plus aller avec toi, dit Guy.

— Je te préfère à Damien, dit Élise. J’accepte l’échange.

— Tu as la tête dure, Élise, dit Guy. Heureusement que je connais tes autres qualités.

— Je voulais te faire marcher, papa, dit Élise. Je suis capable de me passer de toi. Je vais t’étonner. Je vais faire ce que tu souhaites, et c’est parce que je t’aime. À partir d’aujourd’hui, je ne coucherais plus qu’avec Thomas, et je ne vais déjà plus avec Damien depuis un certain temps. Ce n’est pas la peine de le sermonner.

— C’est très bien, dit Guy, mais tu laisses tomber Yves.

— Ce n’est pas grave, dit Élise. Il a les filles et Zoé l’aime. Je lui passe et je reprends Thomas pour moi toute seule.

— Que va dire Yves ?

— Il ne m’aime que modérément, dit Élise. Il me fait simplement plaisir. Il n’y aura pas de drame. Si je le pousse un peu, il se laissera faire. Il est comme toi. Il aime toutes les femmes qui sont ici, et Zoé en particulier.

— Qu’est-ce qui t’a fait changer aussi radicalement ?

— J’ai vu à la télévision une émission sur les handicapés, dit Élise. Il disait que l’inceste y était pour beaucoup. Je ne veux pas d’enfant comme cela. J’ai parlé aussi à Zoé.

— Ma fille deviendrait sage ?

— Peut-être adulte, dit Élise.

— Je suis heureux de ce retournement, dit Guy. Je m’inquiétais pour toi.

— Tu n’as plus à t’inquiéter, papa, dit Élise. Je t’aime, mais pas sexuellement.

— Il y en a encore une qui m’inquiète un peu, dit Guy.

— Denise ? Veux-tu que je dise à Thomas d’aller avec elle ?

— Non, dit Guy, tu n’y peux rien, et moi non plus.

* ° * ° *

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Élise fait ce qu’elle a dit et se retrouve avec son mari, ce qui satisfait celui-ci. Thomas et Zoé se séparent. Ils se sont appréciés et restent très bons amis. Ils s’aiment toujours. Zoé se met avec Yves. Denise, voyant cela, décide de rendre entièrement Xavier à Marguerite.

* ° * ° *

_

Denise trouve que son fils Damien est triste. Elle va le voir dans sa chambre, en sortant de la douche, après avoir enfilé un peignoir.

— Tu as l’air un peu déprimé, dit Denise. Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Ce sont les femmes, répond Damien. Élise n’est plus disponible.

— Tu l’aimais bien ?

— Oui et non, dit Damien. Elle était bien au lit, mais Zoé me disait qu’elle n’était pas pour moi.

— A-t-elle raison ?

— Sans doute, dit Damien. Me voilà tout seul.

— Elle ne veut plus de toi ?

— Si je lui demande, dit Damien, elle me prendra.

— Tu ne demandes pas ?

— Non, dit Damien. Elle n’en a plus envie. Elle ne le ferait que pour mon plaisir. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai préféré rester seul. Nous sommes des amis, comme elle avec Marc.

— Je crois que c’est aussi bien, dit Denise. Élise se range avec Thomas. Laisse-la tranquille. Tiens, tu as mes photos quand j’étais jeune ?

— Tu es très belle, dit Damien.

— Sur les photos, dit Denise, je suis à mon avantage. Je ne suis plus ainsi.

— Je te trouve toujours pareille, dit Damien.

— Tu ne m’as pas bien regardée, dit Denise.

— Si, dit Damien, tu te montres de temps en temps.

— Tu ne m’as pas vue de près, dit Denise. Je vais te montrer...

Denise ouvre le peignoir et le laisse tomber. Elle se tourne devant lui.

— Alors, dit Denise, tu ne changes pas d’opinion ?

— Au contraire, dit Damien, tu es mieux qu’Élise.

— Sois objectif, mon garçon, dit Denise. Mes cuisses sont moins fines, mon ventre est moins plat. Touche, là et là. C’est moins ferme.

— Tu me fais plus d’effet que les photos, maman, dit Damien.

— Parce que, les photos, tu t’en sers pour te masturber ?

— Je n’ai rien d’autre, dit Damien. S’il te plaît, va-t’en, j’ai trop envie de toi.

— Mon pauvre fiston, dit Denise. Tu as le complexe d’Œdipe.

— C’est plus fort que moi, dit Damien. Tu es là, devant moi, m’offrant tout ce que je cherche. Je n’ai pas fait l’amour depuis longtemps. Laisse-moi me masturber tranquillement.

— Tu ne vas pas te masturber !

— Si tu ne t’en vas pas, dit Damien, je vais éjaculer devant toi. Regarde !

Il lui montre sa verge gonflée au maximum.

— Mon pauvre petit, dit Denise. Je ne me rendais pas compte.

Denise a envie de se donner à lui. Elle s’avance, mais se ravise.

— J’ai eu envie de toi, mais Guy n’aimerait pas, dit Denise.

— Tu penses que papa serait jaloux ?

— Pas du tout, dit Denise. Ce n’est pas son genre. Il n’aime pas l’inceste. C’est ce que nous pourrions faire.

— Est-ce grave ?

— C’est une grosse bêtise, dit Denise. Toi, tu es encore jeune. J’ai commis beaucoup de bêtises quand je l’étais, mais celle-là, je n’y pensais même pas. C’est dommage qu’il y ait des interdits là-dessus. Soyons sages. J’ai été idiote de vouloir m’offrir ainsi à toi. Il est préférable que tu te masturbes plutôt que de faire l’amour avec moi. J’ai été folle d’y penser.

— Tu penses que la masturbation n’est pas bien ? Papa m’a dit que c’est sans danger, dit Damien. Marc aussi le fait.

— Quand j’étais plus jeune, dit Denise, on disait qu’il valait mieux l’éviter, que ce n’était pas naturel et néfaste. Guy me dit que maintenant, on trouve cela normal, aussi bien chez l’homme que chez la femme, et que c’est une sorte de purge qui remet en état les organes sexuels quand ils sont peu sollicités. Pour moi, c’est du gâchis. Il y a assez de femmes qui seraient heureuses de profiter de toi. Il est préférable d’avoir un partenaire sexuel. Un conseil : ne regarde plus mes photos et trouve une fille. Il n’en manque pas.

* ° * ° *

_

— J’ai presque fauté avec Damien, dit Denise à Guy.

— Tu as abandonné Xavier prématurément. Je ne te satisfais pas entièrement. Tu as besoin de chair fraîche.

— Ne te moque pas de mes envies, dit Denise.

— Est-ce lui qui t'a sauté dessus ? Ce n’est pas son genre, dit Guy.

— C’est moi la responsable, dit Denise, mais je suis faible avec lui, c’est comme quand Marc m’appelle maman. J’ai été imprudente. Sans y penser, je me suis presque fourrée dans son lit. Je ne me suis pas rendu compte que je l’excitais à ce point. J’ai eu du mal à résister. Mets-toi à ma place. Il n’avait pas fait l’amour depuis longtemps, comme moi. Il était sous pression. C’est un accident. Il n’y aura pas de suite. Je vais être vigilante.

— Ce serait grave si vous aviez un enfant, dit Guy. Si des chromosomes identiques se retrouvent ensemble, les tares apparaissent. Tu pourrais même avoir une fille daltonienne.

— Dans le feu de l’action, dit Denise, j’avoue ne pas y avoir beaucoup réfléchi. C’est seulement après.

— Prends-tu encore la pilule ?

— Ce n’est plus la peine, dit Denise. Les enfants, c’est fini pour moi.

— Zoé se met avec Yves, dit Guy.

— C’est bien ma chance, dit Denise. Je voulais le récupérer.

— C’était étonnant que tu ne te précipites pas sur lui, comme tu as fait sur Xavier, dit Guy. Voilà ce que tu mijotais... Zoé te l’a soufflé parce que tu t’es attardé avec ton fils. Elle a été plus rapide que toi et est bien avec lui. Elle n’attendait que cela. Elle m’a avoué qu’elle le préfère à Thomas qu’elle a rendu à Élise. Yves l'aime ; il a tout de suite dit oui à Zoé.

— Tant pis, dit Denise. S’ils sont heureux, Guy, tu me consoleras.

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* ° * ° *

_

Guy dit à Denise :

— Depuis que tu ne vas plus avec Xavier, tu es à moi entièrement.

— Je le croyais aussi, dit Denise, mais je comptais sans la gentillesse de Zoé. Elle a persuadé Yves d’aller aussi avec moi.

— Aimes-tu Yves ?

— Oui, dit Denise, c’est un garçon charmant.

— Tu n’as pas dû savoir cacher ton envie à Zoé, dit Guy. Tu ne vas pas pouvoir nous faire encore un enfant. C’est bien dommage. Je commençais à m’habituer à tes détournements de sperme.

— Je ne tenais pas vraiment à aller avec lui, dit Denise, malgré mon envie. C’est Zoé qui a insisté. Je ne le regrette pas. Dans l’intimité, il est aussi bien que Xavier. Il fait l’amour divinement. Il me rappelle Serge. Je vais continuer quelque temps et je le rendrai à Zoé.

— Tu aimes tous les essayer, dit Guy.

— M’en veux-tu ? Je les aime, dit Denise. Ils sont tous biens.

— Cela m’amuse de te voir faire, dit Guy, bien que je ne t’approuve pas entièrement.

* ° * ° *

_

Denise dit à Guy :

— J’ai une surprise à t’annoncer. Je suis enceinte d’Yves.

— N’était-ce pas fini ?

— Eh non !

— N’est-il pas de moi ?

— Impossible. Il ne suffit pas de coucher ensemble.

— Vas-tu avorter ?

— Ah non ! C’est une très bonne surprise, dit Denise. Si j’avais su que j’étais fécondable, j’aurais fait pareil, et même je l’aurais sollicité un peu plus.

— Ne mettait-il pas de préservatif ?

— Pour lui faire plaisir, dit Denise, j’utilisais des préservatifs féminins, et c’est lui qui l’a voulu. Tu penses bien qu’au bout de deux ou trois fois, je n’ai plus mis que mon lubrifiant. Il n’a pas vu la différence. Je ne suis coupable que d’inconscience cette fois-ci, et pas de préméditation. Faisons comme pour les autres. Je ne vais pas ennuyer Yves et Zoé avec cela. Ils ont envie de se marier. Maintenant, avec tes cadeaux, je peux payer. Avec mon seul salaire, ce serait trop juste.

— Je ne te laisserais pas faire si j’avais le moindre doute concernant le bonheur d’Yves et de tes enfants, dit Guy. Je vais être père encore une fois, victime consentante de tes enfantillages.

_

Chère amie,

Yves n’est plus avec Élise. Zoé a pris la place. Zoé est aussi ma compagne. Je vous certifie que Zoé ne fera aucun mal à Yves. Je les verrais volontiers se marier, et ils le souhaitent. Yves a trouvé là un trésor, au propre et au figuré. Elle est moins jeune qu’Irène, qui aurait convenu, mais c’est une perle comme on n’en fait plus. Je souhaite qu’ils restent ensemble, pour le bien de tous deux. Denise, ma compagne également, accueil aussi Yves dans son lit. Elle n’est plus toute jeune, car elle a 23 ans se plus que lui. Ils s’aiment aussi, mais cela ne durera pas éternellement. Ce n’est qu’une passade comme avec Élise. C’est difficile d’aller contre, mais le partage est sans problème, ni d’un côté, ni de l’autre. Yves prend les habitudes de ma famille qu’on peut considérer comme mauvaises. Si vous vous y opposez, il est encore temps de le dire. Zoé, aussi bien que Denise peuvent rompre en douceur avec Yves si nous leur demandons. Nous essayerons alors d’encourager Irène à aller avec lui, ce qui n’est pas garanti, car Irène n’a jamais fait un pas vers lui. Avec Rose, ce serait plus facile, car elle va toujours de temps en temps avec Yves, d’ailleurs plus par habitude que par amour. À tout prendre, c’est lâcher la proie pour l’ombre que de passer de Zoé à Rose ou à Louise, et j’aurais scrupule à faire cela à Zoé. J’espère que vous serez de mon avis. Je ne cherche que le bonheur de tous, et Yves a trouvé le sien avec Zoé.

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* ° * ° *

_

Zoé prend la place d’Élise auprès d’Yves en compagnie de Denise de Louise et de Rose, une toute petite place. Zoé ne veut pas léser les deux sœurs. Elle estime qu’elles ont besoin d’amour pour leur équilibre, et refuse de les voir se restreindre. Élise, experte en la matière, signale à Zoé que Marc et Damien sont aptes à aimer. Le déficit en hommes de la maison diminue. Il est possible d’améliorer la situation en déchargeant Yves.

Zoé propose Marc à Rose. Elle avance qu’il est comme Yves, avec la différence d’une lenteur héritée de sa mère. C’est un bon parti pour Rose qui n’hésite pas longtemps et accepte. Elle est prévenue qu’il n’a pas d’expérience et que c’est à elle de l’encourager. C’est Zoé qui va chercher Marc et l’emmène dans la chambre de Rose. Elle laisse les deux timides en tête à tête Rose apprend à Marc à se comporter comme Yves. Il y ajoute des caresses, des paroles et des baisés qui ravissent Rose. Elle n’est plus avare de sensations comme avec Yves. Elle trouve en Marc le rythme qui lui convient. Elle délaisse Yves avec son accord. Ce rapprochement est une réussite complète : elle et Marc ne se lâcheront jamais. Ils se marieront quelques années plus tard.

Zoé sait que Damien ronge son frein, tout seul, séparé la nuit de Marc et abandonné par Élise. Zoé en discute avec Guy, Blanche et Denise, qui saute sur l’occasion. Son fils souffre sans femme, et il y a urgence. Il ne doit pas prendre de mauvaises habitudes. Elle confie à Louise que ce serait une bonne action si elle allait avec Damien. Rose pousse dans ce sens, disant à sa sœur qu’elle est très satisfaite du frère. Zoé est plus circonspecte, car Louise prouve avec Yves sa pleine maturité, la charge d’Yves venant surtout d’elle. Moins persuadée des performances du jeune Damien que Denise et Élise, Zoé pense qu’Yves aura encore à s’occuper de Louise pour combler les déficiences de Damien. Louise va sans complexe chercher Damien pour la bonne action. D’emblée elle le sollicite à fond, et il se comporte honorablement, justifiant l’avis d’Élise. Il a passé le cap des pannes à répétition, a une douceur de bon aloi, et accepte le contact rapproché. Louise pourrait garder Yves, en ayant les moyens, ce que Zoé avait bien vu, mais, consciente qu’elle n’est pas seule, elle se restreint à Damien et se sépare d’Yves en douceur, l’abandonnant aimablement aux bons soins de Zoé et de Denise. Elle se limite aux possibilités de Damien qui s’améliorent avec le temps, et elle est heureuse de voir Zoé avec Yves. Louise et Damien formeront un couple solide, et se marieront le même jour que Marc et Rose. Yves et Zoé seront leurs témoins.

Denise reste avec Yves en plus de Guy, mais elle gêne peu Zoé qui désormais vit pleinement son amour avec Yves.

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Cher ami,

Je vous crois quand vous me dites que ce qui se passe chez vous est la meilleure solution. J’ai compris depuis longtemps que vous vous comportez comme un père pour Yves. Je vous fais confiance pour le diriger vers son bonheur. J’écris à Yves pour lui dire qu’il serait bon qu’il se marie avec Zoé. Je ne la connais pas, mais c’est certainement une merveille d’après ce qu’il m’écrit sur elle.

_

Dans la maison, de nombreuses chambres sont libres, et chacun a son propre lit. Accueillir un partenaire n’est pas compliqué. Ce ne serait pas aussi simple avec moins de lits, et si ceux-ci n’étaient pas à deux places ou jumeaux. Cette particularité facilite les partages que pratiquent plusieurs d’entre eux. Guy a veillé à ce confort qui laisse la liberté à chacun.

Marc et Damien quittent la nuit leur chambre commune pour s’installer avec les deux sœurs. Zoé se déplace vers les lits de Guy et d’Yves quand ceux-ci sont disponibles. Yves va chez Denise quand elle l’appelle. Guy prend dans son lit les femmes qui viennent à lui. Un planning très souple, modifiable à volonté par les intervenants, est tenu à jour par Zoé et Blanche. Tout se passe en famille et au vu de tous, sans relations à la sauvette, personne ne cherchant à empiéter sur le plaisir des autres.

Les deux garçons qui descendent de l’étage supérieur pour passer la nuit, ont des habitudes qui sont différentes de celles du deuxième étage. Ils utilisent la salle de bains en commun. Irène les accepte et ne ferme plus. Ceux qui sont avec elle ne la gênent apparemment pas. Marc et Damien, à l’image de leur comportement à l’étage du haut se dénudent sans complexe, et tous s’alignent sur ce comportement. La configuration des sanitaires a vaincu la pudeur, comme au dernier étage. Désormais, les chambres font aussi partie du domaine commun. Celui qui fait le ménage va partout avec son aspirateur.

Vêtue de ses vêtements habituels, Irène n’est pas attractive, car elle les a justement choisis dans ce but, mais, une fois déshabillée, elle se révèle fort désirable. C’est un bijou sorti de son écrin. Les trois garçons sont, au début surtout, excités par cette apparition, alors qu’auparavant ils l’étaient bien moins, sa tenue camouflant ses charmes. Ils ne peuvent ignorer qu’elle est ravissante. Dénudés également, ils ne peuvent cacher leurs réactions. Irène ne doute pas de l'attirance qu’ils ressentent pour elle. Elle y est sensible, mais son émoi ne se voit pas. Elle n’aurait aucun mal à se donner à eux, mais elle se maîtrise, comme les garçons. Zoé lui a souvent dit qu’elle n’avait rien à craindre des hommes de la famille. C’est parole d’évangile pour Irène qui adore Zoé. Quand Irène est interrogée sur ce qu’elle pense des érections qu’elle provoque, elle avoue sereinement que cela la touche au plus profond d’elle-même, qu’elle éprouve une réelle tension attractive, mais que tout cela est naturel et qu’elle serait anormale si elle ne ressentait rien puisqu’elle les aime un peu. Elle a la preuve qu’elle est aussi aimée, ce qui lui plaît, bien qu’elle considère que les réflexes physiques ne sont pas le principal de l’amour. Elle ne voit pas pourquoi elle aurait besoin de la barrière des vêtements pour se comporter de façon normale puisque les garçons sont suffisamment intelligents pour savoir qu’elle ne leur fait pas d’avance en s’exposant ainsi. Elle ne prend pas les érections pour une invite, sachant très bien qu’ils ne les contrôlent pas facilement, et qu’elle n’est pas seule, car Louise, Zoé et Rose en provoquent aussi. Ils en ont certainement d’autres quand ils sont habillés. Les excitations mutuelles sont alors les mêmes. Cela fait partie de la vie normale et ne doit pas détruire une bonne entente. Elle a confiance en eux et n’a pas honte d’arborer de temps en temps une serviette hygiénique. La proximité des garçons de la maison est supportable, et même plutôt agréable. Elle ne voudrait pas d’une ségrégation résultant de son statut de femme sans partenaire.

Les garçons savent par Irène elle-même que, malgré son apparente impassibilité, elle n’est pas insensible. Ils l'estiment et la respectent. Elle, ne doutant pas d’une maîtrise comparable à la sienne, ne fait rien pour se protéger d’eux, et tous savent qu’elle n’utilise pas de contraceptif. Si elle a à s’approcher, à toucher ou frôler un garçon, elle n’hésite pas, mais ne le recherche pas. Elle réagit intérieurement autant qu’eux, mais elle n’écoute pas son corps. Zoé admire Irène qui, sans y être obligée, s’est pliée aux commodités de tous, qui reste autant pudique avec les étrangers qu’elle ne l’est plus avec eux. Qu’elle ose ainsi s’exposer au désir de garçons qui, s’ils n’étaient pas du bon caractère, pourraient d’autant plus vite la dépuceler qu’elle ne s’y opposerait pas, montre à quel point elle a assimilé les particularités de la famille. Louise et Rose, qui observent aussi les réactions masculines devant Irène, ne critiquent pas celle-ci, mais elles s’interposent parfois pour détourner vers elles l’avidité des garçons et libérer Irène de sa tension sexuelle inévitable. Marc et Damien ne s’échangent pas Rose et Louise. Malgré une attirance non nulle pour la partenaire de l’autre qu’ils peuvent observer librement aussi bien qu’Irène, ils préfèrent celles qu’ils ont choisies, et la réciproque est vraie. Les quatre sont d’une fidélité absolue et non doctrinale car venant seulement de la satisfaction de disposer d’un bon partenaire. Zoé, elle, ne s’interpose pas quand c’est Yves qui est près d’Irène. Elle serait heureuse de les voir ensemble et persiste dans son idée de les rapprocher un jour.

Rose et Louise répondraient favorablement à une sollicitation d’Yves, comme Yves le ferait s’il en recevait de l’une d’elles, mais cela n’a pas lieu. Louise reste très attachée à Yves. Souvent, quand ils se rencontrent dans la salle de bains, elle s’approche lentement et se colle contre lui. Elle l’étreint de tout son corps, et il ne la repousse pas. Au bout d’un moment, elle se détache, et si Zoé est là, elle les prend par la main et les rapproche pendant qu’elle s’éloigne pour aller avec Damien. Zoé, aussi bien que Damien, voudraient qu’ils passent des nuits ensemble, mais Louise est ferme : elle fait sa vie avec Damien. Elle lui est fidèle car si Yves la laisse venir à lui, il ne la réclame pas.

Zoé déplore qu’Irène reste isolée et lui dit que sa présence ne doit pas l’empêcher de pouvoir se lier à Yves tout comme Denise le fait. Elle l’interroge pour savoir ce qui l’a décidée à se mettre nue comme les autres. Irène répond à Zoé que c’est la commodité, et qu’elle n’a rien à refuser à ses amis. Elle a suivi le courant majoritaire. Elle n’a pas à imposer la pudeur à ceux qui ne la souhaitent pas. Pour l’amour ? Irène n’est pas encore fixée. Elle estime qu’elle a besoin d’approfondir sa connaissance des hommes, ce qu’elle va faire, elle l’espère, par la caractérologie que Zoé et Guy lui ont proposée d’expliquer. En attendant, elle n’a de répulsion que pour la plupart des hommes de l’extérieur. Elle aime tous ceux de la maison, et elle ouvre son lit à celui qui aurait besoin d’elle, bien que cela puisse biaiser son choix et qu’ils aient certainement mieux à faire avec d’autres puisqu’elle ne garantit pas que ce soit celui qu’elle aimera le plus.

Ainsi prévenus de ce qu’Irène pense, personne ne s’impose à elle. Ses offres sont trop ambiguës pour qu’Yves ou un autre aille dans son lit. Ils ne savent pas si cela lui ferait vraiment plaisir. Ils s’abstiennent. Zoé pourrait intervenir en poussant Yves, mais elle sait qu’Irène l’aime et est prête à la suivre aveuglément. Elle s’abstient aussi, paralysée par l’amour qu’elle lui porte. Elle s’en ouvre à Guy, estimant qu’elle a fait une erreur en déclarant son amour pour Yves.

_

Guy va voir Irène :

— Zoé s’inquiète. Elle pense que vous aimez Yves et qu’elle vous en a détourné. Est-ce vrai ?

— Non, dit Irène. Ce n’est pas lui que j’aime. C’est seulement un très bon ami.

— Alors, qui aimez-vous ?

— J’aime tout le monde dans cette maison, dit Irène, y compris Yves.

— Mais encore ?

— Voyez-vous un homme pour moi ? Ils ont tous des partenaires. Je dois chercher ailleurs.

— Vous savez bien que c’est principalement ici qu’il y a des hommes à votre mesure. Vous aurez du mal à trouver à l’extérieur. Vous n’y avez pas de relations. Vous avez une place à prendre ici. Il n’y a pas d’obstacle de notre côté. Nous serions heureux de vous intégrer par l’amour, comme Rose et Louise.

— Je sais, dit Irène. Je ne suis repoussée par personne. Les trois garçons qui sont ici sont disposés à me servir si je demande, et leurs compagnes applaudiront. Ils m’acceptent, mais ils ne me mettent pas en premier. Je voudrais être si possible à peu près à égalité et être sûre que mon amour restera toujours le même. Laissez-moi observer. Je ne veux pas me lancer à la légère. Je ne suis pas encore décidée et ne souhaite pas déranger inutilement.

— Êtes-vous certaine de ne pas regretter Yves ?

— Il n’a pas une grande place dans mes fantasmes, dit Irène. Votre place est aussi grande. Tranquillisez-vous et tranquillisez Zoé. Yves n’est qu’un petit amour pour moi. Je l’ai assez observé pour en être assurée. Je pourrai me rattraper si je change. Zoé ne me refuse rien.

— Si j’étais à la place d’Yves, dit Guy, je vous aurais choisie, à égalité avec Zoé.

— Zoé est plus savante que moi, dit Irène. Il a eu raison de la choisir.

— Quand vous aurez l’âge de Zoé, dit Guy, vous le serez autant.

— Préjuger de l’avenir expose à des déconvenues, dit Irène. Son choix est bon. Je ne peux dépasser Zoé.

— J’aimerais vous garder avec nous pour toujours, dit Guy, ne pas vous perdre.

— C’est aussi mon souhait, dit Irène. Je suis très bien ici. Pourrais-je m’installer près de vous dans l’avenir, quand j’en aurai les moyens ?

— Si vous le désirez le moment venu, dit Guy, je vous faciliterai cette installation. Nous achetons les appartements de la maison quand ils se libèrent. J’en garderai un pour vous ou une chambre chez nous si vous préférez. Actuellement, n’avez-vous pas besoin du plaisir physique ? Zoé pense qu’à votre âge, c’est utile. Sans vous engager, un de nos garçons peut vous le procurer, dit Guy.

— Plaisir ? Les trois accepteraient probablement, dit Irène. Ils le feraient par bonté, pour me donner ce plaisir que je réclamerais. Ce serait de la charité. Ils préfèrent leurs partenaires. Mon plaisir serait l’aumône. Je ne veux pas d’une aumône qui tuerait mon plaisir. Je veux bien donner, mais pas recevoir.

— Quand l’aumône est dans les deux sens, ce n’en est plus une, dit Guy.

— Oui, dit Irène. Quand Yves était avec Rose et Louise, c’était équilibré. Je souhaite l’équilibre en amour.

— Avec Yves, dit Guy, c’est équilibré. Il vous aime comme Rose et Louise.

— Avec Zoé, cela ne l’est plus. Il la préfère. Il a quitté Rose et Louise.

— Mais accepté Denise, dit Guy.

— Par bonté, dit Irène. Zoé l’a poussé vers elle.

— Je crois qu’il y a pris goût, dit Guy. Ce n’est plus une aumône.

— Il aime les femmes accomplies, dit Irène. Il a raison. Denise l’aime beaucoup.

— Yves n’est-il pas assez accompli pour vous ?

— C’est possible, dit Irène. Yves est celui que je connais le mieux ici. Ce n’est pas l’homme de ma vie.

— Marc ou Damien ?

— Préjugé favorable, comme pour Yves, mais je ne les connais pas assez pour m’engager, dit Irène. Mais ce n’est pas la vraie raison, car j’ai l’assurance par Élise, Zoé et vous qu’ils sont biens. Il faudrait aussi qu’ils ne le fassent pas par bonté.

— Il vous faut un grand amour réciproque, dit Guy.

— Oui, dit Irène. Comme entre Yves et Zoé ou entre vous et Zoé.

— Pourriez-vous avoir deux amours comme Zoé ?

— Je ne sais pas, dit Irène, mais un serait déjà bien. Ne m’en veuillez pas, mais je suis difficile.

_

Denise reste à son étage où elle prend rendez-vous avec Yves, comme procédait Élise. Guy écoute les commentaires de Zoé, d’Élise et de Denise, et réunit de temps en temps tout le monde autour de lui.

_

Le mariage d’Yves avec Zoé a lieu chez Yvonne. Une bonne partie de la famille de Guy s’est déplacée. Par contre, un seul des nombreux cousins d’Yvonne a accepté l’invitation. Sous des prétextes divers, les autres ont refusé, sans jamais avouer qu’ils ne veulent pas fréquenter une fille mère.

Irène, pour terminer ses études et ensuite travailler, s’éloigne pendant plusieurs années. Elle va revenir, après avoir obtenu un travail à proximité.

* ° * ° *

 

 

44 Réflexions

* ° * ° *

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Guy dit à Denise :

— Léa et Urbain ont l’air de bien s’entendre, mais Léa vient encore avec moi. Toi, tu as laissé complètement Thomas à Élise.

— Tu n’as pas à protester, dit Denise, c’est toi qui as le plus de partenaires. Elle n’en a que deux, comme moi. Je te l’avais dit, c’est dans le caractère de Léa de ne pas t’abandonner.

— Qu’y a-t-il dans son caractère pour qu’elle reste avec moi ?

— Tu me l’as dit toi-même quand tu m’as parlé pour la première fois de Léa, dit Denise : tu es le souteneur de Léa. Elle fait ce que tu veux. Tu l’as envoyée se marier avec Urbain. Elle l’a fait. Si tu veux qu’elle soit heureuse, il faut encore coucher avec elle.

— Léa n’est pas une prostituée ; tu l’as dit.

— Si elle n’était pas tombée amoureuse de toi, mais d’un autre qui voudrait l’exploiter, elle pourrait l’être, dit Denise. Léa est ton esclave.

— Tu exagères, dit Guy. Voudrais-tu que Léa quitte Urbain ?

— Non, dit Denise. Elle a du plaisir avec lui parce que cela te fait plaisir, et à moi aussi. Je souhaite leur bonheur. Ne change rien. Elle aime aussi Urbain, mais garde-la ; son plus grand plaisir vient de toi. Elle n’est pas la seule.

— Le souteneur la garde, comme l’entremetteuse le dit.

— Je crois que dans ce domaine, dit Denise, Élise et Zoé ne sont pas mal non plus. Il faut bien des gens pour pousser ceux qui sont incapables de dire comment ils aiment. Avec Léa, je te reproche de n’avoir pas compris que d’aller avec Urbain, c’est te prouver son amour pour toi.

— Grâce à toi, dit Guy, j’ai enfin compris : c’est Léa qui m’aime le plus.

— Odile t’aimait sans doute encore plus, dit Denise.

— C’est vrai que son amour était total, dit Guy. Je l’ai bien vu dans son journal. Chaque année, elle m’envoie une lettre d’amour où elle réaffirme son adoration pour moi.

— Lui réponds-tu ?

— Je lui réponds que je suis très honoré de son amour, dit Guy.

— Fais-la venir et fais un peu l’amour avec elle.

— Non, dit Guy. Son paradis est dans son souvenir.

— Elle était très belle, dit Denise. J’aimerais la voir maintenant.

— Pour voir ce qu’elle est devenue ?

— Oui. Cela me ferait plaisir, dit Denise. J’espère qu’elle ne s’est pas décomposée comme l’ex-femme d’Urbain que j’ai eu du mal à reconnaître l’autre jour dans la rue.

— Alors, je vais l’inviter, dit Guy.

— Propose-lui de venir passer quelques semaines avec nous, dit Denise. Un amour si continu pour toi mérite qu’on l’étudie sérieusement.

— Curieuse !

_

— Je viens de recevoir une lettre de Claire et André, les amis de Marie, dit Guy. Ils s’installent ici. Ils me demandent de trouver un appartement pour eux et leurs trois grands enfants qu’ils ont eus après la mort de Marie : Christian, un garçon qui commence ses études supérieures, et deux jumelles, Caroline et Cécile, un peu plus jeunes.

— Léa a ce qu’il leur faut, dit Denise. Ils vont être nos voisins. D’après ce dont je me souviens, Claire et Marie étaient comme deux sœurs.

— Tu ne vas pas me la mettre aussi dans mon lit ! Je veux bien la recevoir, comme Odile, dit Guy. Je n’en ferai pas plus.

— Si André me plaît, dit Denise, ce serait bien que tu fasses une diversion avec Claire. Si Marie les a choisis, ils sont certainement bien.

— Ne te monte pas la tête, dit Guy. Laisse-les venir.

— Il faut aussi de la place pour la mère de Claire et son mari.

— Je croyais que son mari était mort.

— Elle s’est remariée avec un ancien soldat qu’elle avait rencontré pendant la guerre et qu’André a réussi à retrouver. C’est paraît-il quelqu’un de très bien.

— Marie m’avait parlé du troisième amour de sa mère. Nous avons de quoi les loger.

_

— Urbain m’a dit que Camille, son ancienne amie, va revenir travailler ici, dit Guy. Elle a perdu son mari dernièrement. Léa va les loger, elle et ses deux enfants, Colette qui a 18 ans et Charles, un peu plus jeune.

— C’est aussi une de tes anciennes, dit Denise. Cela devrait te plaire.

— Oui, dit Guy, mais pas pour ce que tu penses. Urbain est beaucoup plus concerné que moi. Il a dit à Léa qu’il ne coucherait pas avec elle si elle ne lui demande pas. Elle ne demandait pas autrefois. Elle proposait à Urbain pour faire plaisir parce qu’elle le voyait seul. Ce sera calme.

— Dommage. Je te voyais déjà avec elle, dit Denise. Sais-tu ce qu’Yves m’a raconté sur sa mère ? Yvonne s’est fait violer quand il était petit. Il n’a pas bien réalisé ce qui se passait, mais il a compris par la suite. Il a ouvert un jour à deux hommes et une femme, qui sont entrés chez eux. Yvonne était seule avec son fils, La femme a maintenu le petit et ils se sont servis d’elle devant lui. Yves culpabilise parce que c’est lui qui a ouvert. Dernièrement, elle s’est à nouveau fait violer.

— C’est bien triste, dit Guy. Le sort s’acharne sur cette pauvre Yvonne. Heureusement, elle a Yves. Je vais lui parler. Il ne doit pas se culpabiliser. C’est malheureusement notre caractère qui prédispose nos femmes à se faire violer. Elles ne réagissent pas, s’offrent sans défense à l’avidité des violeurs. Elles luttent à peine contre eux et n’essaient pas de faire mal. Elles sont des victimes désignées. Ici, nous sommes dans un havre de paix, mais une isolée comme Yvonne a toute probabilité d’être violée de temps en temps. Notre race est une race d’esclaves.

— Tu es bien pessimiste, dit Denise, mais tu dois avoir raison, car Yvonne a dit à Yves pour le déculpabiliser qu’après, elle s’est fait encore violer, et qu’elle avait l’habitude. Ils arrivent probablement saouls après une fête, et ils savent qu’elle ne les dénonce pas. Avec nous, c’est moins fréquent. Zoé donne ses leçons de judo. Il a servi déjà plusieurs fois avec Zoé et les filles. Les violeurs classiques sont assez faciles à décourager. Moi, je me suis fait attaquer dernièrement. Je m’en suis tirée, et sans le judo.

— Comment as-tu fait ?

— J’ai vu tout de suite ce qu’il voulait, dit Denise. Je lui ai dit : « Vous voulez faire l’amour ? Moi aussi, j’ai envie, mais, ici, ce n’est pas confortable. Venez chez moi, on cassera la croûte et on aura un bon lit. »

— Il t’a suivie ?

— Non, dit Denise. Il s’est sauvé.

— Tu as bien réagi.

— Celui-là n’était pas bien dangereux, dit Denise. Nos filles ont la consigne de se laisser faire quand il est impossible de se défendre, et de se décontracter au maximum. Notre arme est le sang froid. Il rend le judo efficace. Marie et Zoé ont eu raison de nous y mettre. Mais il ne faut pas se frotter à plus fort que soi. Du temps de Serge, j’ai rencontré un balaise. Je n’ai pas résisté.

— T’a-t-il violée ?

— Oui, dit Denise. Cette brute a eu ce qu’il voulait. J’ai eu la peur de ma vie. J’ai cru qu’il allait m’assommer ou me tuer. Je lui ai facilité les choses pour ne pas le contrarier. Une fois satisfait, il est parti. Je n’ai jamais rien dit à personne.

— Pourquoi ?

— Tu n’étais pas là pour m’écouter et je n’allais pas en parler à Serge. Je l’ai pris sur moi. À cette époque-là, que voulais-tu faire ? Si cela se reproduit demain, je t’avertirai et je demanderai une analyse génétique du sperme. C’est la seule méthode pour prouver le viol.

— Comment l’as-tu supporté ?

— Comme toutes les femmes qui se font violer : mal au début. Ensuite, j’ai réfléchi et je l’ai considéré comme normal. Je ne suis pas la seule à me faire violer. Qui ne l’a pas été ou ne le sera pas ? Le viol nous pend au nez dès que nous sortons, mais je ne vais pas me tenir cloîtrée ici. Je tiens à ma liberté de circuler et de m’habiller comme je veux. Je l’ai supporté une fois. La fois suivante ne sera pas pire. Tant pis si je me fais violer quelques fois dans ma vie. Les statistiques sont pour moi. Le risque est acceptable.

— Dans notre société, c’est vrai, dit Guy. Le nombre de violeurs est peu élevé. La liberté ne se paie pas aussi cher que dans d’autres pays. Les femmes de notre caractère sont plus violées que les autres, mais les traumatismes qui en résultent sont moins importants. Moins de troubles sexuels, pratiquement pas de séquelles. Ceci compense cela. Donc, tu acceptes le viol.

— Bien obligée, dit Denise. Comment faire autrement ? Je suis une femme et les hommes le savent.

_

— Tu as choisi les caractères des gens qui sont ici, dit Denise. Ils sont tous biens.

— Presque, dit Guy. Deux sont à la limite de l’acceptable.

— Élise ? C’est ta fille, dit Denise. Il faut bien accepter les enfants.

— Elle a mis trop longtemps à se ranger, dit Guy. Tous les autres enfants sont acceptables. L’hérédité y est pour quelque chose, comme dans la famille de Claire et André.

— Il y en a deux, dit Denise. L’autre, c’est moi ?

— Oui, dit Guy. As-tu raison de ne pas dire aux enfants qui est leur père ? Ils ont le droit de savoir, surtout quand le père est bien.

— Tu penses à Damien qui croit que son père est Serge ?

— Oui, dit Guy.

— Tu n’as pas forcément raison de préférer Thomas, dit Denise. Nous sommes considérés à l’extérieur comme des gens qui ne se mélangent pas aux autres : des asociaux. La réputation de Serge est bonne, et s’améliore avec le temps. Il était admiré. Son image est meilleure que celle de Thomas, ce qui est bon pour Damien. Ceux qui l’ont connu font encore son éloge. Il savait tellement bien parler. Il n’y avait que toi pour chercher le fond, et montrer des réserves. Sans sa passion pour l’alcool, il était vivable. Serge avait un caractère peu adapté à toi, mais aimé en général. Même Marie avait un avis plus positif sur lui. En fouillant les papiers de Serge, j’ai trouvé une lettre qui m’avait échappé, et qu’elle a écrite peu avant sa mort. Lis :

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Mon ami,

J’ai honte de la première lettre que je vous ai écrite, et même de la seconde. J’ai réfléchi à ce qui nous est arrivé. Il est certain que votre comportement n’est pas critiquable alors que le mien n’a pas été à la hauteur. Je prends toute la responsabilité. En Angleterre, j’étais avec un ami, qui se trouvait isolé de ses connaissances habituelles, qui avait des besoins sexuels légitimes, et qui n’avait que moi pour les satisfaire. Je ne suis pas attractive. Je suis même repoussante, mais quand un homme aussi adulé que vous s’adresse à une femme aussi négligeable que moi, il aurait été normal que je vous accueille les bras ouverts. C’était possible puisque je me trouvais dans la situation symétrique de la vôtre, que j’avais de la sympathie pour vous, et que nos conjoints étaient favorables à un rapprochement. En plus, Guy m’avait expliqué la tension qui anime un homme sevré d’amour. J’ai été cruelle involontairement. J’ai bataillé contre vous. Je ne suis pas une femme facile. Vous avez pu le constater. Excusez-moi si je vous ai fait du mal. Avant vous, Guy a eu les mêmes problèmes avec moi. Je ne me donne pas aisément. J’ai des réactions que je contrôle mal. Il me faut du temps pour accepter ce qu’il est normal de faire pour une femme. Guy a mis des jours et des jours avant que je parvienne à me donner. Je réagissais avec lui comme avec vous. Je n’acceptais pas les relations sexuelles, et je n’arrivais pas à m’exprimer. Pourtant, je finissais par avoir du plaisir. Les réactions négatives ont diminué et disparu avec Guy, mais, au début, c’était dur. Je ne l’accuse pas de m’avoir violée. Je pense qu’avec vous c’est la même chose. Je vous excitais, puisque j’étais la seule femme disponible, et je me refusais d’instinct contre toute logique, comme avec Guy. J’aurais fait comme vous, à votre place, avec la muette que j’étais, comme Guy a fait. Mon comportement incertain ne pouvait que vous y pousser. Je dois être parvenue au point où mes réactions s’atténuent, et n’arrivant pas encore à vous parler de tout cela, je le fais par écrit. Je vous ai probablement effrayé par mes brutalités involontaires. Sachez que vous êtes toujours mon ami. Je ne suis pas une femme très désirable. Vous en avez près de vous d’autres qui sont bien supérieures, et je préfère Guy, mais si un jour vous avez besoin de moi, je serai là. Je ne garantis pas que je serai sans réaction, mais vous voudrez bien m’excuser. Demandez-moi la façon de procéder. Parlez-moi. Je m’efforcerai de vous répondre et de vous guider. Avec un préservatif, je serais beaucoup plus décontractée. Je n’ai pas su communiquer correctement en Angleterre. Vous ne connaissiez pas mes particularités. Je suis fautive de ne pas vous en avoir informé.

J’espère que vous me pardonnerez.

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— Cette lettre confirme ce que nous pensions, dit Guy.

— Elle te met dans le même sac que Serge, dit Denise. L’aurais-tu violée ?

— Je l’ai poussée à faire l’amour avec moi. Je dois l’avoir violée. J’ai bien violé Hélène.

— Finalement, elle ne t’en a pas voulu.

— Et à Serge non plus, dit Guy. J’abandonne mes réserves en ce qui le concerne. Je l’admets définitivement comme père de Damien.

— Elle se faisait des illusions pour le préservatif. Jamais Serge n’a voulu en mettre.

— J’en ai mis avec elle très longtemps.

— Avec moi aussi, dit Denise. Si c’était à refaire, je te demanderais de ne pas en mettre, et je n’aurais pas pris la pilule avec toi. Je regrette aussi de ne pas avoir eu de garçon de Serge. C’était possible. Il aurait l’âge de Marguerite. Il irait voir les filles et leur ferait l’amour, comme son père. Elles en seraient heureuses, comme moi je l’ai été avec lui.

— Ne rêve pas. Ce garçon au milieu de nous aurait détruit notre communauté. Déjà avec Élise, ce n’était pas simple. Tu as eu raison d’en préférer d’autres. Tu débordes des limites avec ta façon de multiplier les pères de tes enfants, et le partage que tu pratiques et imposes aux autres, n’est pas d’une morale parfaite.

— Bonne ou mauvaise morale, dit Denise. Nous sommes heureux. Tout se passe bien, et tu as les enfants que tu souhaites malgré moi.

— Oui, dit Guy. Les hommes que nous avons admis ici sont de bons concepteurs. Tous les enfants sont réussis. Nous avons préservé notre petit coin de paradis.

— C’est ce que Marie souhaitait, dit Denise. C’est le résultat qui compte. Tu penses que j’ai eu des enfants avec trop de pères. J’ai consulté le logiciel de Zoé. Tout le monde a répondu aux tests concernant l’amour qu’on porte aux autres. J’ai fait une simulation rétroactive sur le comportement que j’aurais dû avoir. Je devais aller avec les hommes d’ici, comme cela a été réalisé. Ils sont à égalité. Il est normal que j’aie eu des enfants avec plusieurs.

— Tu aurais pu choisir.

— En ne respectant pas l’égalité ?

— L’égalité voudrait qu’ils restent les pères.

— Non, dit Denise. Des frères et sœurs doivent avoir le même père pour l’égalité.

— Il est inutile de poursuivre, dit Guy. Nous avons raison tous les deux. C’est une affaire classée. N’en parlons plus.

— Normal. Je ne peux plus avoir d’enfant. Le problème ne se pose plus.

* ° * ° *

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— Que pensent les gens de nous, demande Denise à Guy ? En as-tu une petite idée ?

— Je craignais les réactions, dit Guy. Cela se passe assez bien. La société a évolué. En un siècle ou deux, nous sommes passés imperceptiblement d’un monde où la protection des individus était réalisée par la famille, celle-ci étant d’autant plus grande que le milieu était défavorable, à un monde où l’État assure la protection individuelle. L’ancienne protection, liée à cette famille archaïque, persiste dans les pays sous-développés. Quand un individu obtient un avantage, toute la famille participe. Quand un immigré obtient ici un bon poste, toute la famille déboule à ses trousses au grand dam de notre nouvelle façon de voir les choses. Nous sommes devenus indépendants, biens protégés par les lois sociales, et individualistes. Le « chacun pour soi » nous est devenu naturel. Plus de contraintes. Même le mariage n’est plus la protection principale de l’enfant. Les couples libres se multiplient et le divorce qui atteint un marié sur deux ou trois est la preuve de ce besoin d’indépendance. Les coutumes, les lois de l’ancienne famille ne sont plus défendues que par des nostalgiques ou des fanatiques. Au milieu de ce nouveau monde, nous ne sommes pas trop déplacés.

— Nous avons reformé une grande famille, dit Denise. Nous sommes à contre-courant.

— Pas vraiment, dit Guy. Nous restons libres les uns des autres. Nous sommes séparés financièrement. Chacun a son travail. Chacun peut reprendre son indépendance immédiatement en s’en allant. Nous formons seulement un club de gens qui ont les mêmes goûts.

— Le club des gens qui s’aiment, dit Denise.

— En quelque sorte, dit Guy.

— Avec tous les risques des amours partagés qui entraînent les maladies, dit Denise.

— Le risque est moins grand que pour une personne comme Françoise qui va avec n’importe qui, dit Guy. Nos amours ne sortent pas de la maison. C’est un milieu fermé qui ne va pas chercher les microbes et les virus ailleurs.

— Avec un cerbère à la porte qui ne laisse entrer que ceux qui montrent patte blanche, dit Denise.

— C’est indispensable pour que la pagaille ne s’installe pas, dit Guy.

— Elsa n’a pas eu la chance de bénéficier de cette nouvelle façon de voir, dit Denise.

— Oui, dit Guy, avec la mère d’Élise, cela s’est moins bien passé. Elle n’avait pas de métier. C’était une autre époque.

— Elle était dans un milieu accroché à ses coutumes ancestrales, dit Denise. Comment as-tu aimé Elsa ?

— Elsa et moi étions très jeunes, dit Guy. Nous n’avons pas pensé aux conséquences. Nous faisions fonctionner ce que la nature nous a donné.

— Sans amour ?

— Nous nous aimions, dit Guy, mais de façon superficielle, comme des enfants que nous étions encore. Sans Élise qui est venue, cela n’aurait été qu’une passade, comme celles qu’Ingrid a connues ou comme une de celles que tu as eues avec tes amants, dont j’étais au début. Je n’étais pas adulte et je ne l’étais pas encore quand tu m’as demandé de coucher avec toi la première fois. C’est avec l’enseignement philosophique de Joël et économique de Blanche que j’ai seulement commencé à comprendre le monde et à voir les choses en adulte.

— Si Elsa ne t’avait pas dit en partant qu’elle était enceinte, dit Denise, tu ne connaîtrais pas Élise et elle n’aurait pas de père.

— C’est bon d’avoir un père, dit Guy.

— Sur lequel elle a pu compter, dit Denise. Tu as eu le courage d’aller la chercher. J’en connais beaucoup qui n’auraient pas bougé.

— Je savais, par les lettres d’Elsa, qu’elle n’était pas dans un milieu idéal, dit Guy. Un jour ou l’autre, elle aurait peut-être su que j’étais son père. Si j’avais été seul, sans vous à la maison, je n’y serais peut-être pas allé : je tenais à ce qu’elle soit bien accueillie. Vous avez été formidables avec elle.

— Elle a un souvenir émerveillé du jour de votre rencontre, dit Denise. Elle t’a tout de suite adopté. Tu l’as marquée et elle est tombée amoureuse de toi. Tu l’as repoussée. Je ne sais pas si tu as bien fait.

— C’était de l’inceste, dit Guy.

— Justement, dit Denise. Tu pars en guerre contre toutes sortes d’habitudes et de coutumes de notre société, et tu t’accroches à celle-là. Tu m’as pourtant dit que l’inceste est courant entre père et fille.

— C’est généralement le père indigne et plus ou moins alcoolique qui s’impose à sa fille, dit Guy.

— Dans ce cas-là, dit Denise, c’est de l’abus sexuel, voisin du viol et qui est répréhensible. L’inceste est mal considéré pour cette raison, et c’est normal. L’inceste est aussi mauvais par les enfants qui sont parfois tarés. Tu es contre tout ce qui est mauvais, comme le tabac, les boissons alcoolisées ou la drogue. Pourtant, tu acceptes que la morphine soit utilisée contre la douleur par les médecins. Si l’inceste n’est plus un viol et n’aboutit pas à un enfant, il est à mon avis tolérable. Avec toi, c’est Élise qui te sollicitait. Tu l’as traumatisée en ne répondant pas à son amour, un véritable amour pur. Elle t’a cherché pendant des années. Elle poursuit ton image à travers ses amants. Si tu avais été plus compréhensif, elle se serait stabilisée plus tôt. Elle n’avait aucun risque d’avoir un enfant avec toi ; tu es prudent, et elle aussi. Le seul obstacle est ton horreur de l’inceste dont tu n’es pas débarrassé alors que tu acceptes d’aller avec des femmes non mariées, d’en avoir plusieurs en même temps, et de vivre avec les amants de tes femmes.

— Tu me troubles, Denise, dit Guy. Pour moi, l’inceste a toujours été un interdit. Je ne sais pas qui a raison, de toi ou de moi. Je me demande si tu ne cherches pas à me culpabiliser pour te déculpabiliser ?

— Non, Guy. Ce que j’ai failli faire avec Damien, m’a seulement fait réfléchir à la question. Tranquillise-toi. Élise ne cherchera plus à coucher avec toi, et tes autres filles sont normales.

— Pourquoi est-elle aussi allée avec Damien, son presque frère ?

— Dans ce cas-là, dit Denise, c’est la mécanique qui a joué, comme pour moi. Quand tu mets deux aimants l’un près de l’autre, ils se collent. Pour les sexes, c’est pareil. Le nudisme classique se pratique à l’extérieur, dans de grands espaces. L’éloignement est suffisant. Avec notre nudisme à la maison, nous nous frottons l’un contre l’autre dans la salle de bains et les couloirs. Sans protection par les vêtements ou la pudeur, les contacts sont inévitables. Élise a dépassé innocemment les bornes. Nos traditions sont responsables.

— Voudrais-tu qu’on les change ?

— Si tu voulais, tu ne pourrais pas, dit Denise. On a trop l’habitude et on aime cette liberté, moi la première et toi aussi. À mon avis, avec la promiscuité et les frôlements constants des corps, nous avons chez nous un inceste bien marginal et très inférieur à ce qui se pratique ailleurs.

— C’est vrai, dit Guy. Les études statistiques sur ce sujet te donnent raison. Nous n’avons pas d’émotifs parmi nous, et pas de grandes passions. Ce que nous faisons ne serait pas possible ailleurs. Nous sommes des privilégiés. Vivons donc comme cela, restant cependant dans l’incertitude sur ce qui est bien ou mal en ce qui concerne l’inceste.

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— Élise n’est-elle jamais allée voir ses grands-parents ?

— Non, dit Guy. Ils viennent ici.

— Va-t-elle hériter d’eux ?

— Peu probable, dit Guy. Elle est à nous. Elle n’existe plus dans leur testament. Au mariage d’Élise, ils m’ont donné une grosse somme.

— Et pas à elle ?

— Ils veulent qu’elle hérite de moi.

— Je l’ai poussée au mariage, dit Denise. C’était peut-être une erreur de suivre la coutume ancestrale.

— C’est un engagement individuel à rester ensemble, dit Guy. Si c’est sincère des deux côtés, il n’y a pas d’inconvénient.

— Tu me rassures, dit Denise.

— Pourquoi ne t’es-tu pas mariée avec Thomas quand je me suis marié avec Blanche ? Tu n’as que 8 ans de plus que lui. C’est comme Blanche avec moi, et moins qu’avec Marie.

— C’est vrai, et j’en ai eu envie, dit Denise. Ce qui m’a retenue, c’est que je le vois toujours comme la première fois : un gentil petit élève débauché par son vieux professeur avide de sensations. C’était une lourde faute professionnelle qui m’a toujours tourmentée. J’étais en trop dans sa vie. Je lui ai caché son fils Damien, et personne ne s’est douté que je couchais avec lui ; j’ai continué à rester cachée et je ne le regrette pas. Tout s’est bien passé pour nous deux. Sans cette faute, ma vie aurait tourné autrement. Je n’aurais pas ce réflexe de réfugier mes enfants près de toi. Thomas fait sa vie avec Élise et heureusement les enfants n’en pâtissent pas. Pour moi, j’applique les nouvelles idées. Ne pas être mariée ne me dérange pas. Je n’ai pas besoin d’engagement avec toi. Je me repose entièrement sur toi.

— Si je devenais impuissant ? Que ferais-tu ?

— Je resterais avec toi, dit Denise.

— Si je n’étais pas là ?

— J’ai Yves, dit Denise.

— Et sans Yves ?

— Je chercherais un autre homme, dit Denise. J’ai encore à répondre aux envies des hommes.

— Je reconnais là ta façon de faire, dit Guy. Tu ne désarmes pas. Sais-tu que tu es la seule à qui je me suis toujours confié totalement. Tu as beaucoup d’influence sur moi.

— Ne dis-tu pas tout à Blanche ?

— Presque tout, dit Guy. Je ne dis pas que tu as des enfants de Thomas, de Xavier et d’Yves.

— Si Blanche était dans le même cas que moi, dit Denise, me dirais-tu ses secrets ?

— Non, dit Guy. Quand on me demande le secret, je ne dis rien.

— Alors, cela me va. Nous sommes à égalité, dit Denise. Sais-tu qu'Élise est enceinte ? Sans traitement.

— Elle a attendu bien longtemps, dit Guy.

— Quand elle a commencé avec Thomas, dit Denise, elle voulait travailler avant d’avoir un enfant. C’est ce qui arrive. Tu vas être grand-père. Thomas est fou de joie à l’idée d’être père.

— Il aurait été heureux d’être le père de tes enfants, dit Guy.

— S’il l’avait su, dit Denise, il ne serait jamais allé avec Élise. Il m’a quittée un peu à cause de cela. Il voulait des enfants, et moi je ne voulais pas lui en donner pour ne pas handicaper son avenir. Il est bien mieux avec Élise.

— Tu pourrais lui dire maintenant, dit Guy. Il aurait bien accepté qu’Élise fasse son enfant avec un autre.

— Non, dit Denise. J’ai pris cette option depuis trop longtemps pour en changer. Un enfant ne doit avoir aucune incertitude sur son père. Je m’interdis de changer. Ce serait psychologiquement grave pour eux. Ils restent avec le père que j’ai choisi. Ici, les pères vrais et faux vivent avec leurs enfants. Ils n’en sont pas séparés. J’aime aussi t’avoir comme complice. À l’aîné, je dirai toujours que c’est Serge et aux quatre derniers que c’est toi. Ainsi, Élise, Zoé et Marguerite n’auront pas de problème, et les pères n’ont pas à croire qu’ils sont tenus d’avoir des devoirs envers moi.

— Il y a maintenant des tests génétiques, dit Guy.

— Ce serait gênant, dit Denise, mais ce ne serait pas une catastrophe insurmontable si la vérité éclatait. Je pourrais plaider l’ignorance. Ce ne serait même pas la peine, car je serais pardonnée. J’ai bien choisi les pères. D’ici qu’on en fasse les tests à tout le monde, j’ai le temps de mourir.

— Cela me ferait une femme de moins, dit Guy.

— Tu m’as dit un jour que quatre femmes, c’est trop, dit Denise. Tu as l’air de supporter.

— Zoé est avec Yves, dit Guy. Elle ne tient pas beaucoup de place. Léa est avec Urbain, toi tu vas plus avec Yves qu’avec moi. Seule Blanche est entièrement à moi. Vous êtes toutes compréhensives.

— Il faut bien s’entraider, dit Denise.

— Sans toi, Denise, je n’aurais pas la même vie, dit Guy. Je n’aurais pas quatre femmes chez moi et une ribambelle d’enfants, au mépris des conventions.

— Le regrettes-tu ?

— Non, dit Guy. Pas complètement. Je suis heureux. Sans toi, Blanche ne serait pas là, Léa certainement pas, et je n'aurais pas eu la mignonne petite Zéphyrine avec Zoé.

— Dis-moi, dit Denise. Si tu n’avais à garder qu’une femme, qui choisirais-tu ?

— Je voterais comme les enfants, dit Guy. Je garderais Zoé.

— Et moi en dernier, dit Denise.

— Oui, dit Guy en souriant.

— Bon, dit Denise. Je l’ai cherché. Tes femmes font toujours toutes bien l’amour ?

— J’ai un faible pour Blanche qui me fait toujours penser à Marie, dit Guy. Elle a toujours envie de moi et me sollicite plus que vous trois. Elle vous vole un peu.

— Elle ne nous vole pas, dit Denise. Tu es marié. Tu fais ce que tu veux avec elle.

— Avec Léa, dit Guy, l’amour est très différent. Elle est à ma disposition complète. Tout ce que je fais est bien et elle perd carrément tout contrôle pendant un bon moment. Je me suis habitué, et Urbain aussi. Cette soumission m’a déconcerté au début. Toi, Zoé et Blanche n’êtes pas ainsi. Vous gardez encore conscience, même au moment des orgasmes.

— Je peux t’assurer que je ne garde pas grand-chose, dit Denise.

— Ce n’est pas au point de Léa, dit Guy. Maintenant, j’aime bien. Avec Zoé, il faut être très, très gentil, mais elle est heureuse et peu exigeante. Elle se fait toute petite et je dois l’inviter, mais elle est très bien. Nous parlons surtout d’informatique.

— Voudrais-tu que nous soyons toutes pareilles ?

— Non, dit Guy. J’apprécie la diversité, et pas seulement dans le physique. J’aime ce que vous faites. Zoé travaille tout le temps. Blanche est discrète et efficace. Léa a un cœur d’or et comble Urbain. En plus, j’ai une paix royale. Il n’y a jamais eu l’ombre d’une dispute entre nous.

— Tu m’avais dit que tu ne savais pas ce qu’était le cœur !

— Maintenant, je sais, dit Guy. Ne t’en déplaise, Denise. Léa a très bon cœur et se dévoue pour tout, dit Guy. Je te remercie de me l’avoir amenée.

— Il n’y a pas de mauvais chien ; il n’y a que de mauvais maîtres, dit Denise. Léa est capable de tout pour toi.

— Pour Urbain aussi, dit Guy, et elle est aussi dévouée à toi qu’à moi.

— Oui, dit Denise. Parce que, je ne t’attaque pas. Elle sait que je t’aime.

— Comme cela ne risque pas de changer, dit Guy, elle est bien avec nous.

— Ce qui me fait le plus plaisir est le bonheur de Zoé, dit Denise. Elle s’épanouit de jour en jour.

— Elle découvre toujours de nouveaux sujets d’intérêt. Elle me pousse à écrire, dit Guy.

— Avec ta mauvaise orthographe, dit Denise, je te croyais à moitié paralysé.

— Je le suis toujours quand j’écris à la main, dit Guy. Quand j’écris quelque chose au tableau dans ma classe, je regarde toujours ma feuille. Zoé fait encore plus de fautes que moi, mais elle a découvert que les logiciels de traitement de texte les éliminent. Pour écrire, désormais, je vais faire comme elle.

— Pourquoi n’as-tu pas réussi à apprendre correctement à l’école ? Les maîtres n’étaient-ils pas assez sévères ? Étais-tu plus bête que les autres ?

— À l’école primaire, dit Guy, j’ai appris les tables d’addition et de multiplication à coups de baguettes sur les doigts. Mon cerveau rebelle a fini par mémoriser les sons de ces opérations, ce qui est bien utile. Aujourd’hui, les écoliers remplacent les tables par une calculatrice. J’ai souffert aussi des coups dus aux dictées, avec ces mots tarabiscotés dont j’étais incapable de retenir la suite de lettres. La dictée n’est jamais parvenue à améliorer notablement mon orthographe.

— Pourquoi fais-tu autant de fautes ? Quand j’écris, je n’ai qu’à retranscrire les mots que j’ai lus. C’est facile, dit Denise. Ne fais-tu pas pareil ?

— Tu utilises ta mémoire visuelle, dit Guy. La mienne est défectueuse. Je ne mémorise pas les lettres des mots dans ma tête. Quand je lis, c’est par la méthode globale, ne voyant que la forme des mots et sans distinguer les lettres. J’ai appris, à l’école maternelle, en un temps record. Ma vue n’ayant été corrigée que très tard, je ne voyais bien les lettres qu’en m’attardant sur chaque mot. Pour aller vite en lecture, j’ai acquis une reconnaissance globale de la phrase, le contexte me faisant deviner presque tout. Les mots sont transformés instantanément par mon cerveau en sons qui sont alors interprétés et éventuellement mémorisés. Certains mots peu courants et beaucoup de noms propres n’évoquent aucun son. Ils restent comme des blancs dans la phrase. Je prends rarement le temps d’approfondir quand je lis sans épeler, me contentant de reconnaître vaguement leur forme quand ils reviennent dans le texte. C’est une première façon de perdre de l’information et de commettre des erreurs. Je perds une autre partie de l’information lorsqu’il y a plusieurs écritures pour un même son, car dans l’opération inverse de la lecture qu’est l’écriture, les sons des syllabes ne suffisent pas à restituer les mots.

— Tu écris malgré tout des documents sans fautes, dit Denise.

— Ils sont peu nombreux et courts, dit Guy. J’évite d’en écrire. Je n’aime pas rédiger et tu l’as constaté : tu es mon scribe. Sans toi, je dois lever l’incertitude des multiples possibilités de lettres correspondant à des sons. Les lettres qui ne se prononcent pas et les homophones sont si nombreux qu’écrire une page est un vrai parcours d’obstacles. Je dois aller consulter le dictionnaire. Pour le même mot, je recommence souvent l’opération : il m’arrive d’aller chercher des centaines de fois l’orthographe d’un mot aussi banal que « souvent », ne sachant jamais s’il s’écrit avec a ou e, et s’il faut un t à la fin. Pour accentuer les difficultés, les fins de mots et de verbes conjugués se prononcent rarement. La grammaire fourmille d’exceptions et d’accords farfelus comme ceux des participes passés, et généralement insonores. Les mots dont j’arrive à mémoriser la suite de lettres se comptent sur les doigts de la main. Si je n’étais pas seul à le faire, j’abandonnerais volontiers cette langue infernale à l’écriture, pour une plus simple ou à orthographe rectifiée. Je me régale en mathématiques ou avec les langages informatiques dépourvus d’ambiguïté.

— C’est bien compliqué, dit Denise. N’as-tu jamais cherché à changer de méthode ? Tu vois bien avec tes lunettes. La mienne me semble plus simple.

— C’est probablement impossible, dit Guy. Mon cerveau a été conditionné comme cela depuis mon enfance et se refuse à changer. Il faudrait une rééducation de plusieurs années. L’ordinateur va nous sauver, moi et Zoé. Le traitement de texte, et son cousin, le logiciel de dictée vocale, avec ses dictionnaires omniprésents et son analyse orthographique et grammaticale, rectifie rapidement des erreurs et s’améliore d’année en année. En passant d’une version à l’autre, Zoé a constaté que de plus en plus de fautes sont éliminées. Ce n’est pas encore la perfection. Il reste encore des homophones, des accords difficiles et des étourderies qu’une âme secourable dans ton genre est provisoirement seule à pouvoir rectifier, mes relectures étant inefficaces. Je t’envie, toi qui, comme bientôt l’ordinateur, as la mémoire et la technique permettant d’écrire impeccablement.

— Tu fais comme avec la calculatrice qui remplace les tables, dit Denise. Les littéraires qui se glorifient de bien savoir écrire ne vont pas être contents. Cela va supprimer les dictées.

— Pas encore, dit Guy. On en est loin. La mémoire humaine a encore de beaux jours devant elle. Il est certain que la mémoire précise des nombres, des formules, des méthodes de calcul et des lettres des mots, est de moins en moins utile quand elle est disponible dans sa poche. La traduction instantanée d’une langue à l’autre est aussi sur la même voie. Cela va permettre à beaucoup de gens, comme moi et Zoé, d’avoir accès à des domaines qui leur étaient interdits et pour les autres de consacrer leur temps à apprendre d’autres choses. Les livres ont été une première révolution, l’informatique miniaturisée en est une seconde.

* ° * ° *

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Irène obtient un emploi pourvu d’un bon salaire dans le voisinage, après plusieurs années passées dans une autre région. Elle se pointe chez Guy, qui lui propose, comme elle l’a espéré, de s’installer dans leur immeuble. La famille en possède maintenant la plus grande partie, et certains appartements ne servent que transitoirement. L’espace disponible est surabondant. Il y a plusieurs solutions de logement pour Irène, qui peut choisir entre différents emplacements où s’installer. Elle pourrait avoir un appartement pour elle toute seule, mais elle préfère une chambre à l’étage supérieur, là où se concentre le plus de monde. Guy accepte sa présence quasi permanente, car il sait qu’elle s’accommode des habitudes de la famille. Elle exige de payer sa cote part du budget commun, à égalité avec les autres. Elle a vieilli, mais elle est toujours d’un calme olympien : la plus calme au milieu des calmes, apportant sa contribution aux corvées ménagères sans broncher, prête à aider discrètement et à s’occuper des jeunes qu’elle sécurise à l’égal de Zoé. Sans faire de bruit, elle s’intègre immédiatement, comme si elle avait toujours été là.

* ° * ° *

 

 

45 L’invitation d’Odile

* ° * ° *

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Odile a accepté l’invitation et arrive chez Guy qui l’accueille avec Denise.

— Bonjour, Odile, dit Guy. Tu n’as pas beaucoup changé. Toujours aussi jeune.

— Tu es gentil, mais ce n’est pas vrai. Présente-moi à ta famille.

— Tout le monde n’est pas là, dit Guy. Je te les ferai connaître à mesure. Voilà Denise, que j’ai connue bien avant toi. C’est elle qui voulait te voir. Elle a insisté. Sans elle, tu ne serais pas là.

— Je vous remercie, dit Odile. Je suis très heureuse d’être ici avec Guy. Vous devez être déçus par une vieille femme qui n’est plus aussi belle qu’autrefois. Cela fait près de 25 ans que je n’ai pas revu Guy. Il a légèrement vieilli, mais il me plaît toujours.

— Vous n’êtes pas la seule à qui il plaise encore, dit Denise. Savez-vous qu’il est à la tête d’un vrai harem ici. En plus de moi, il dispose de Blanche et de Léa que vous avez connues. Si j’ajoute Zoé que voilà, vous aurez une idée de sa façon de vivre.

— Denise oublie de te dire qu’elle a fortement contribué à cet état de choses, dit Guy.

— Je savais que tu étais marié et que tu avais des enfants. J’ignorais la présence des autres. As-tu vraiment un harem ? Cela doit créer des problèmes.

— Tranquillisez-vous, dit Denise. Il n’y en a pas. Nous vivons en bonne entente.

— Guy va-t-il avec vous toutes ?

— Oui, et par roulement. Nous l’aimons toutes, comme vous.

— Je t’aime, Guy, mais je n’aimerais pas partager, dit Odile.

— J’en suis conscient, dit Guy. Tu n’as pas leur caractère. Denise a toujours rêvé de te faire partager notre vie. Elle doit se rendre compte que ce n’est pas possible.

 

Denise questionne Odile :

— Avez-vous encore envie de faire l’amour avec Guy ?

— J’y pense tous les jours, dit Odile. Je suis toujours attiré par toi. Je sais que je ne suis plus appétissante comme autrefois, et que de ce fait, je n’ai plus d’attrait. C’est plus fort que moi. Tu es pour moi l’homme idéal. En venant ici, j’étais déterminée à ne pas te faire d’avance. Je ne peux pas cacher que je t’aime.

— Vous êtes encore très belle, dit Denise. Vous étiez fantastique. Savez-vous que j’ai fantasmé pendant des années en me demandant comment Guy a pu résister à vos charmes alors que vous êtes cent fois plus belle que nous.

— Je ne sais pas comment vous avez pu évaluer ma beauté passée. Je serais étonnée que ce soit par Guy. On a dû vous tromper.

— Blanche et Léa vous ont connues. Elles sont d’accord avec moi, et en photo, il n’y a pas de doute, dit Denise.

— Je n’ai pas de photos de moi en dehors des photos de classes, sauf quand je suis toute petite. J’aimerais voir cette photo, dit Odile.

— Je ne sais pas où elle est, dit Denise.

— Mais si, Denise, dit Guy, dans le dossier photo du tiroir du bas. Va la chercher et montre-lui. Denise, tu as l’art de mettre les pieds dans le plat. Mais ne te formalise pas, Odile, Denise est comme cela, et elle ne s’assagit pas en vieillissant ; Joël a pris des photos en cachette à la baignade. Il m’en a donné une. Il y a longtemps que j’aurais dû te la rendre.

— Suis-je en maillot de bain, comme sur les couvertures de magazines ?

— Tu es nue comme à l’intérieur des magazines, dit Guy.

— Regardez. Vous êtes splendide dans ce grand format, dit Denise. Et vous n’avez pas perdu tous vos charmes.

— Est-ce Joël qui l’a prise ? Cela ne m’étonne pas de lui. Tu ne l’aurais pas fait, dit Odile.

— Ce cadeau de Joël m’a beaucoup gêné, dit Guy. C’était un viol de ton intimité.

— Que toi, tu aies cette photo, ne me gêne pas, dit Odile. Je n’ai rien à te cacher. L’été dernier, je suis allée sur une plage où toutes les femmes étaient nues au soleil. Tu dis que Joël en a d’autres.

— Oui, dit Guy. Il en avait une bonne douzaine, et celle-là en double.

— J’espère qu’il n’en fait pas mauvais usage. Si tu l’as en double, j’aimerais en avoir une. J’étais belle.

— Je te la donne, Odile. Elle te revient, dit Guy.

— Tu n’as pas le double ?

— Non, Joël l’a gardé, dit Guy. Elle est à toi.

— Alors, conserve-là. J’y suis belle. Il te faut ce souvenir de moi, dit Odile.

— Zoé va se faire un plaisir de t’en faire une copie, dit Guy. Avec le scanner à haute résolution de l’ordinateur et la nouvelle imprimante, sur papier glacé, cela va être vite fait. Ce n’est même pas la peine de retoucher en dehors d’un léger recadrage à effectuer. Cela vaudra l’original.

— L’original a bien vieilli, dit Odile.

— À voir ? Nous devrions toutes poser nues à côté de vous, dit Denise. On verrait qui Guy choisirait et qui remporterait la palme.

— Vous n’avez pas besoin de ce genre de compétition, dit Guy. Vous savez très bien que je suis peu sensible à la beauté physique. Je préfère la beauté intérieure.

— Je ne savais pas que Joël s’intéressait autant à moi, dit Odile.

— Tu en intéressais beaucoup d’autres, dit Guy. Tu faisais des ravages.

— Pourquoi te l’a-t-il donnée ? Il est vrai qu’il t’aimait, dit Odile. Il n’avait d’yeux que pour toi. Il a dû la prendre pour te faire plaisir.

— Tu devrais faire plaisir à Odile en couchant avec elle cette nuit, dit Denise. Elle vient de te dire qu’elle en a envie.

— C’est une idée fixe, dit Guy. Tu vois comment elle me provoque. Odile a dit aussi qu’elle ne supporte pas le partage.

— Pour une fois seulement. Pour essayer, dit Denise.

— Guy a raison, dit Odile. Il est préférable que je reste comme je suis. Si Guy me dit qu’il m’aime un peu, c’est suffisant.

— Je t’aime beaucoup et ne veux pas te perturber, dit Guy. Cette visite doit être pénible pour toi.

— Je t’ai toujours dit que j’aime être près de toi, même si tu réveilles en moi des sensations, dit Odile. D’ailleurs, pour être honnête, je les recherche. Je comprends que tu ne veuilles pas de moi dans ton lit et je m’y refuse aussi.

— Vous ne risquez plus d’avoir d’enfant, dit Denise.

— Évidemment. Quand j’étais plus jeune, j’aurais aimé en avoir.

— Tu vois, dit Denise. Je te l’avais dit. Il fallait lui faire un enfant.

— Non, dit Odile. Guy a été sage en ne couchant pas avec moi. Les enfants me manquent parce que je suis seule.

— Cela vous plairait-il de vous occuper d’enfants ?

— C’est surtout depuis que je suis à la retraite que cela me manque. Quand j’avais mes élèves, ils étaient mes enfants.

— Nous avons des enfants ici, dit Denise.

— Odile pourra s’en occuper pendant le temps qu’elle va passer avec nous, dit Guy. Tu as bien quelques jours à nous consacrer ?

— J’ai tout mon temps, dit Odile.

— Tu verras, dit Guy. Ils sont faciles, mais c’est aussi pour parler et vivre avec nous.

— À côté de toi ?

— Oui, mais pas dans mon lit, dit Guy.

— J’avais bien compris, dit Odile. Ta présence m’ouvre le paradis. Je suis aussi curieuse que Denise. Je voudrais vous voir vivre…, mieux, vivre comme vous pendant mon séjour, tout près de vous, au milieu de vous.

— Nous avons tout ce qu’il faut ici pour te loger, dit Guy. Combien de temps restes-tu ?

— Près de toi, j’aimerais rester longtemps.

— Tu vois, j’ai eu raison de la faire venir, dit Denise. Vous pouvez rester tout le temps.

— Je ne veux pas abuser et je ne sais pas si ma présence est souhaitable auprès de vous, dit Odile.

Guy se tourne vers Zoé :

— Quel est ton avis, Zoé ?

— Il n’y a rien d’urgent, dit Zoé. Faisons connaissance avant de décider quelque chose. Mesdames Blanche et Léa sont concernées, ainsi que les enfants.

— Zoé est la sagesse même, dit Guy. Ne nous précipitons pas. Tu ne supporteras peut-être pas l’un de nous. Je propose que tu restes environ une quinzaine de jours pour voir si tu t’adaptes à notre façon de vivre. Nous déciderons ensuite.

— Madame Odile, dit Zoé, je propose de vous installer, dans l’appartement libre du deuxième étage. Vous y serez à l’aise sans nous. Il y a un bon lit et une grande salle de bains avec baignoire et douche.

— Mais je vais être séparée de vous !

— Zoé a les plans des appartements avec les occupants des chambres, dit Guy. Tu vas choisir la chambre libre qui te plaît.

— Je ne suis pas très portée sur les plans, dit Odile. Le plus près de vous, sera le mieux.

— Il y a une chambre libre ici, dit Guy, à côté de la chambre des trois garçons. La prends-tu ? J’espère qu’ils ne te gêneront pas.

— Font-ils du bruit ?

— Pas plus que moi, dit Guy. Ils n’aiment pas la musique. Tu seras tranquille.

— Ce sera très bien, dit Odile.

— Je vais prévenir que Madame Odile s’installe ici, dit Zoé.

— Cela change-t-il quelque chose que je sois là ?

— Il n’y a pas de chambre avec salle d’eau individuelle, dit Zoé. La deuxième salle de bains n’a plus d’eau depuis plus d’un mois. Les pièces pour la réparation sont commandées, mais n’arriveront pas avant plusieurs semaines. Il faut donc s’organiser avec la seule salle de bains disponible.

Odile ne veut pas déranger :

— L’organisation habituelle ne convient pas ?

— Habituellement, le matin et le soir, il y a des moments d’embouteillage dans les salles de bain, bien qu’elles soient grandes, explique Zoé.

— Pour aller plus vite, nous passons à plusieurs pour nous laver et aller au cabinet, dit Denise. Nous sommes souvent deux ou trois sous la même douche et autant devant chaque lavabo. S’il fallait faire la queue à la porte, on mettrait dix fois plus de temps.

Zoé cherche une autre solution :

— Je vais dire aux enfants d’aller dans les autres appartements.

— Ne changez surtout rien, dit Odile. Cela ne me gêne pas d’aller avec vous si vous m’acceptez. J’ai une belle chemise de nuit et je laisserai passer ceux qui sont pressés.

— Je dirai aux enfants de ne pas oublier de mettre les peignoirs, dit Zoé.

— Ils vont en mettre exprès pour moi ?

— Bien sûr, dit Zoé. Nous ne voulons pas vous choquer.

— Vous ne mettez rien ?

— Certains d’entre nous ne s’habillent pas pour aller se laver, mais nous nous habillons tous quand il y a un étranger, dit Zoé.

— Je ne veux pas être une étrangère, dit Odile. Ne modifiez en rien vous habitudes et je fais comme vous. Hommes et femmes mélangés ?

— Oui, dit Denise, et avec les enfants. C’est difficile de faire autrement.

— Cela ne pose-t-il pas de problème ?

— Pour être honnête, cela en pose quelques-uns, dit Guy. Élise, ma fille aînée, a le chic pour exciter les garçons et se met nue systématiquement sous leur nez et même contre leur nez. Avec les deux plus grands, elle a exagéré. Ils se sont calmés. Maintenant, c’est le tour des trois suivants de regarder les femmes.

— Faut-il ne pas s’exposer à leurs regards ?

— Ne craignez rien, Madame Odile, dit Zoé. Ils nous voient tous les jours. Ils sont timides et vous respecteront. Élise s’amuse avec eux. Elle aime jouer avec le feu. Si vous ne l’imitez pas, ils ne bougeront pas.

— Il n’y a donc pas de risque dit Odile.

— Ils ont l’habitude d’être avec nous et leurs sœurs, dit Guy. Quand il fait chaud comme aujourd’hui, la tendance est de ne pas se presser pour s’habiller, et personne n’a ici beaucoup de pudeur. C’est la rançon de cet appartement et de sa salle de bains commune. Ta vue ne va troubler personne. Peut-être seras-tu plus troublée qu’eux par la proximité d’hommes nus. Les garçons sont déjà virils et réagissent souvent près des femmes, surtout avec Élise qui s’en amuse, et aussi avec Irène.

— Vous auriez pu faire installer un cabinet indépendant et une autre salle d’eau, dit Odile. Il y a de la place ici.

— C’est vrai, dit Guy, mais au début, nous étions peu nombreux, et c’était inutile. Par la suite nous avons repoussé cette idée. Nous n’avons même pas installé de paravents.

— Pourquoi ?

— Avec les enfants, dit Guy, nous avons estimé qu’il était plus facile de les surveiller de façon qu’ils soient propres et qu’ils n’aient pas peur de leur corps. La sexualité est traitée de façon naturelle avec eux, sans rien cacher. Quand des étrangers arrivent, nous les envoyons si nécessaire dans un autre appartement, et leur imposons la pudeur s’ils restent ici. En dehors d’Irène, qui est pratiquement de la famille, il n’y a que toi pour réclamer d’être ici avec nous en permanence, et c’est la première fois que le problème se pose. Nous pouvons te réserver des heures d’exclusivité dans la salle de bains.

— Je n’ai jamais côtoyé d’homme nu de près, dit Odile, mais j’en ai vu de loin et à la télévision. Je souhaite te voir vivre sans que tu ne changes rien. C’est à moi de m’adapter. Je réclame l’égalité complète. J’espère que je ne vous gênerai pas. Je n’ai pas trop de pudeur. Je me ferai aussi petite que possible.

— Alors, c’est décidé, dit Guy. Tu te plonges dans la famille, avec tous les risques. Ne va pas te plaindre si l’un de nous te frôle de près ou si un gamin veut se doucher avec toi en se mettant entre tes jambes.

— J’ai compris, dit Odile. J’accepte tout, même de me laver devant vous. Je ne serai pas offusquée de vous rencontrer nus dans le couloir.

— Suivez-vous un régime, Madame Odile ?

— Non, dit Odile, je mange de tout. Faites comme pour vous.

— Les étrangers ne sont pas toujours satisfaits de notre alimentation, dit Zoé. Nous mangeons peu salé et sans épices. Aimez-vous les œufs sans sel ?

— Ce n’est bon qu’avec du sel, dit Odile.

— L’excès de sel n’est pas bon pour la santé, dit Zoé. Le sel est une cause de mortalité importante, mais je mettrai du sel sur la table. Du poivre et de la moutarde aussi ?

— Oui, si je ne me singularise pas trop, dit Odile. Guy, tes goûts ont dû déteindre sur tout le monde, ici. Tu n’en utilisais pas beaucoup quand je t’ai connu.

— Pour la boisson, que voulez-vous ? Un peu de vin ou de bière ?

— Que prenez-vous ?

— Nous prenons de l’eau et parfois du lait et des jus de fruit, dit Zoé.

— Pourtant, le vin, c’est naturel, dit Odile.

— Comme la ciguë ou le tabac, Madame Odile, dit Zoé. Ce n’est pas parce que la majorité s’adonne au vin que nous en prenons. Nous préférons l’avis de spécialistes. Ils sont en grande majorité contre son usage, même si marginalement, ils le trouvent tolérable, et même bon pour les artères à faible dose.

— Je peux me passer de vin, dit Odile. Je boirai comme vous.

— Pour le petit déjeuner ?

— Du café.

— J’irai en acheter, dit Zoé. Celui qui est ici est éventé.

— Personne n’en boit ici ?

— Nous évitons les excitants, dit Zoé. Nous préférons le lait et les jus. Nous avons une cafetière pour les étrangers et aussi du thé.

— Je ne veux pas être une étrangère, dit Odile. Pas d’exception. Je vais voir si je peux m’en passer.

— Certains d’entre nous ont des particularités alimentaires, dit Zoé. Ce ne serait pas une exception.

— Je ne mange plus de chocolat depuis ma jaunisse, dit Denise. Urbain n’aime pas les aubergines, Guy la sauce tomate concentrée et Blanche évite les fromages.

— J’aurai donc mon café, dit Odile. C’est moi qui le préparerai si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— S’il te manque quelque chose, dit Guy, n’hésite pas à demander.

— Merci Guy, dit Odile. Tout le reste devrait aller. Je réclame une stricte égalité de traitement. Je dois pouvoir supporter les mêmes choses que vous. Aucune dérogation. J’y tiens.

— J’en prends bonne note, dit Guy. Tu es courageuse. Ne te plains pas si tu as des surprises.

— Je ne me plaindrai pas, dit Odile. C’est juré.

* ° * ° *

_

Pendant quelques semaines, Odile vit avec eux, partageant toutes les activités non professionnelles. Elle fait comme eux, ne ménageant pas ses efforts pour s’intégrer de son mieux aux travaux quotidiens et à l’éducation des enfants. Au début, elle a quelques réactions instinctives d’inadaptation, mais la promiscuité ne la dérange plus au bout de quelques jours.

_

Hors de la présence d’Odile, Guy et ses femmes font un jour le bilan.

— Il est temps de savoir si nous gardons ou renvoyons Odile, dit Guy. Quelles sont vos remarques sur elle ?

— Elle a un beau physique, dit Denise. Je l’ai regardée plusieurs fois dans la salle de bains. Elle nous dépasse en beauté malgré son âge. Peu de rides, des dents splendides, le corps ferme, le ventre plat, les seins en place, des jambes impeccables, pas de cellulite et une belle allure comme les jeunes. J’aimerais vieillir comme elle. En plus, elle est très propre et ne salit pas. Tu devrais la prendre de temps en temps dans ton lit. Elle est saine et ne demande que cela.

— Je n’en suis pas certain, dit Guy. Elle aime que je la respecte.

— Elle dit amen à tout ce que tu fais et tout ce que tu dis. Tu dis blanc : elle dit blanc. Tu dis noir : elle dit noir. Elle t’aime, c’est évident. Fais l’amour avec elle, dit Denise.

— Tu l’as bien observée, dit Guy. J’ai buté un jour sur la porte de la salle de bains.

— Je l’ai vu, dit Denise. C’était le premier jour. Je lui ai fait remarquer que cette porte n’était jamais fermée et que tu l’avais trouvée bouclée. Elle m’a avoué qu’elle avait fermé sans réfléchir et que jusqu'alors, elle ne s’était jamais montrée qu’à toi.

— En plus du médecin et de Joël, dit Guy.

— Ils ne comptent pas, dit Denise. Elle fait comme nous : elle ne ferme plus. Elle nous voit défiler en petite tenue, et tout le monde peut aller l’observer librement. Thomas et Élise m’ont dit qu’il la trouve appétissante et agréable à regarder. Je suis pour qu’elle reste.

— J’étais là, au début, quand les garçons ont envahi la salle de bains, dit Blanche. J’ai senti qu’elle était à la limite de l’affolement. Pourquoi fait-elle cela ? Elle n’est pas obligée ?

— Elle a décidé de faire comme nous, dit Zoé. Elle est engagée. Elle va jusqu’au bout. Elle ne perdra pas la face.

— Avec le temps, elle s’adapte, dit Guy. Léa, qu’en penses-tu ?

— Je me rangerai à ton avis, dit Léa. Avec les enfants, elle est bien. Elle a des connaissances en français qui leur sont utiles. Avec les petits, elle joue beaucoup. Elle manque un peu de fermeté.

— Tu veux dire qu’elle les laisse tout faire, dit Blanche.

— Elle va parfois un peu loin, dit Léa.

— Elle n’a pas notre fermeté, dit Blanche. Elle se laisse guider par eux au lieu de les guider. J’ai été obligée d’intervenir plusieurs fois. Elle m’a cependant laissé faire sans mauvaise grâce.

— C’est une grand-maman gâteau, dit Guy. C’est tout ce que vous avez à lui reprocher ?

— J’ai fait des courses avec elle, dit Blanche. Elle n’achète pas comme nous. Elle est sensible à la publicité. Elle me demande sans arrêt mon avis et hésite beaucoup. Elle a besoin des vendeuses et se laisse influencer par elles. Elle laisse ses lunettes dans son étui au lieu de les mettre sur son nez. Elle n’est pas vraiment dépensière, mais le fonctionnel lui échappe. L’aspect compte beaucoup pour elle. Elle met des heures à choisir si on ne lui dit pas de se décider. Il ne faut pas la charger d’une mission : elle oublie tout le reste. Un exemple. Elle voulait réaliser une recette de cuisine. Pendant tout un après-midi, elle a cherché dans les magasins. Je l’accompagnais pour la guider en ville. Je n’ai pas voulu intervenir pour voir jusqu’où elle irait. Elle s’est acharnée à trouver tout ce qu’il fallait. Je dois dire à sa décharge qu’en n’intervenant pas, implicitement, j’allais dans son sens, mais, à sa place, j’aurais modifié un peu la recette. On aurait gagné plusieurs heures.

— Je l’ai aussi guidée en ville, dit Denise. Elle voulait acheter des cadeaux. Je lui ai demandé pour qui. C’était pour les enfants. Elle proposait d’acheter des téléphones portables pour qu’ils se sentent moins isolés à l’école. Ensuite, elle avait l’idée d’acheter des vêtements et des chaussures de marque : celles à la mode que tous les gosses réclament, et qui sont hors de prix. Je lui ai fait remarquer que l’abonnement au téléphone dépassait le budget des enfants, et que ni le téléphone, ni les vêtements ne seraient utilisés. Les enfants ont trop peur de se faire repérer et agresser. J’ai résolu le problème de nos enfants en lui faisant remarquer que ce n’était pas dans nos habitudes de faire des cadeaux, que nous leur apprenons justement à s’en méfier, et qu’ils doivent rester exceptionnels. Les enfants ont l’argent de poche qu’ils gagnent pour acheter ce qu’ils veulent, et jamais de cadeau de complaisance : pas d’anniversaires ou de fêtes, ces prétextes aux excès. Personne n’aime ça ici. Je l’ai incitée à leur trouver du travail, en la priant de discuter avec nous de la rémunération. Elle en a engagé un pour changer l’eau des fleurs qu’elle met partout. Heureusement qu’elle avait promis de se conformer à notre façon de vivre.

— Donc, pas de cadeaux.

— Je lui ai dit qu’elle devrait plutôt les faire progresser en français, dit Denise. Elle le fait. Pour les cadeaux, elle s’est rabattue sur ceux qui sont destinés à ses neveux, nièces, petits-neveux, petites-nièces et cousins divers. Elle m’a traînée dans les magasins de bricoles. Il faut une ou deux heures pour envisager d’acheter quelque chose. Vu la liste des bénéficiaires, elle n’est pas près d’avoir fini. En plus, elle s’arrête dans les cafés pour prendre des boissons et a besoin de faire pipi même si elle n’a pas envie : c’est en prévision d’une envie future.

— Elle ne sait pas se servir d’un plan, dit Léa. Elle est perdue. Pour aller quelque part en ville, elle demande aux passants.

— À la cuisine, dit Denise, pour préparer un plat, c’est toute une affaire. Elle n’avance pas et ne dose pas bien. Elle a du mal à faire plusieurs choses en même temps. Elle oublie facilement une casserole sur le feu quand elle a entrepris autre chose. Elle n’arrive pas à mettre une puissance moyenne à la plaque à induction. C’est pourtant facile, mais c’est du tout ou rien. Elle rate souvent ce qu’elle prépare, et elle s'irrite.

— Elle perd souvent des choses, dit Blanche. Elle ne sait plus où elle les a mises. Une bonne partie de son temps est consacrée à ces recherches. Elle se laisse facilement déborder et s’énerve. Elle n’est pas bricoleuse et utilise mal les appareils. Elle voudrait qu’ils s’adaptent à elle. Nous faisons le contraire.

— J’ai aussi constaté qu’elle est longue au téléphone, dit Léa. Elle téléphone souvent aux membres de sa famille, pour ne rien dire ou répéter ce qu’elle a déjà dit. Heureusement, elle a aussi un portable qu’elle utilise quand nous occupons la ligne.

— Elle parle de tout, dit Blanche. De la pluie, du beau temps, et relance son interlocuteur sur tout. Elle dit en un quart d’heure ce que je dis en deux minutes. Elle téléphone souvent à sa voisine qui a les clés de son studio. Elle doit sortir telle plante sur le balcon, arroser de telle façon, entrouvrir telle fenêtre, baisser tel volet, mettre tant d’eau et de telle façon à telle fleur. Elle n’en finit pas, et recommence tous les jours. Je suis sûre qu’en rachetant des fleurs à son retour, ce serait plus simple.

— Elle aime ses fleurs, dit Zoé. Nous n’allons pas lui reprocher, même si pour nous elles n’ont aucune importance. Je lui ai dit qu’elle pouvait aller en chercher dans le parc. Elle va tous les jours aider le jardinier. Elle nous monte des bouquets ici. Elle a voulu aller en déposer sur la tombe de Marie, car nous en parlons souvent. Elle a été étonnée qu’il n’y en ait pas.

— Elle s’est rattrapée en me traînant sur la tombe de Serge dit Denise.

— Tu n’y vas plus, dit Guy ?

— Plus jamais depuis que mes beaux-parents sont morts, dit Denise. Ils n’y allaient pas souvent, mais j’allais nettoyer pour eux. Je l’ai laissée à l’abandon, depuis. La concession va bientôt arriver à son terme, et Damien est comme nous. Il trouve inutiles les cimetières. Il faut une Odile avec des fleurs pour y aller.

— La tombe n’était pas en mauvais état ?

— Non, dit Denise. Cela m’a étonné. Elle était propre, et il y avait un bouquet pas trop fané dessus. Une personne doit s’en occuper. Je vais me renseigner. Je reviens à Odile. Elle ne conduit pas très bien sa voiture. Elle va trop vite et ne sait pas à quoi servent les boutons. Quand elle a besoin de l’essuie-glace ou des phares, elle se trompe. Elle est perdue devant un distributeur automatique d’essence. Elle se fait toujours servir.

— Elle a acheté des enregistrements de chansons à la mode, dit Léa. Elle a été étonnée qu’il n’y ait pas d’appareil pour les passer à la maison.

— Ce n’est pas vrai, dit Zoé. Il y a les ordinateurs.

— Je n’y ai pas pensé, dit Léa. On ne les utilise jamais pour cela. Elle a acheté un lecteur de disques.

— Elle a des qualités artistiques, dit Blanche. Elle dessine bien et trouve des harmonies de couleurs dans les vêtements. Elle essaie de mettre les enfants à la poésie et à la musique.

— Elle vit dans le passé, dit Zoé. Elle évoque toujours ce qui lui est arrivé autrefois et ramène ce qu’on lui dit à un de ses souvenirs.

— Les premières fois, j’ai trouvé cela intéressant, mais la même histoire revient souvent, dit Blanche.

— Elle radote un peu, dit Denise.

— Ce n’est pas à ce point, dit Guy. Elle se souvient de l’avoir déjà dit.

— Elle le dit quand même, dit Zoé. Il faut être patient et écouter jusqu’au bout. Elle n’est pas comme nous. Elle est sentimentale.

— Il n’empêche qu’elle doit être bonne pour l’amour, dit Denise. Moi, je l’aime bien.

— Moi aussi, dit Zoé, car elle n’est pas méchante, mais on ne sait pas ce qui va sortir d’un volcan éteint s’il se rallume. Madame Odile est émotive. Ici, elle est la seule à rire. Elle aura du mal à partager. Elle fait déjà un effort pour supporter notre situation.

— Zoé a raison, dit Guy. J’ai la même opinion. Autrefois, avec Hélène, je suis allé trop loin et cela s’est mal passé.

— Ce n’est pas pareil, dit Denise. Odile n’est pas bloquée par sa virginité. Elle t’en fait cadeau volontiers.

— Comme Zoé, je me méfie, dit Guy. Elle peut la faire payer très cher. Elle rumine ce problème depuis des dizaines d’années. C’est stabilisé. Si j’étais certain que cela se passe bien, je n’hésiterais pas, mais la probabilité de réussite est faible. C’est jouer à la roulette russe.

— Lance-toi. On verra bien, dit Denise.

— Si Guy a des réticences, dit Blanche, tu ne dois pas le pousser, Denise. Nous pouvons la garder sans que Guy la traite comme nous. Guy a le loisir de changer s’il le souhaite.

— Je suis aussi de l’avis de Madame Blanche, dit Zoé.

— Blanche, je te remercie de me comprendre, dit Guy. Sur ce point, Denise, la majorité est contre toi et tu t’es parfois mordu les doigts de tes choix. En ce qui concerne la possibilité de garder Odile avec nous, ce que vous lui reprochez principalement, est son manque d’efficacité matérielle. Par contre, elle est plus sensible que nous et dialogue facilement avec les gens.

— Elle a appris en un rien de temps les prénoms des enfants, et ne se trompe pas, dit Denise. Quand elle a vu une fois une personne, elle la reconnaît.

— Je n’ai pas ce don, dit Guy.

— Nous ne l’avons pas non plus à ce point, dit Blanche.

— Si je résume, dit Guy. Accueil mitigé lié à une façon différente d’appréhender le monde. Si maintenant, nous nous plaçons de son point de vue. Est-elle plus heureuse avec nous ou toute seule ?

— Il est évident qu’elle se trouve bien ici, dit Léa. Elle est en adoration devant toi et s’amuse avec les enfants, même si elle se fatigue.

— Est-elle gênante pour les enfants ?

— Non. Il suffit de rectifier un peu, dit Blanche, et ils s’habituent à un peu moins de rationnel.

— Vous gêne-t-elle ?

— Non, dit Léa.

— Elle est très gentille, dit Zoé. Cela rachète tout ce qu’on critique. Elle ne nous gêne pas. C’est plutôt elle qui serait gênée par nous.

— Alors, nous allons la garder le temps qu’elle voudra, dit Guy.

— J’ai l’espoir que tu changeras d’avis, dit Denise.

— Madame Denise, ne comptez pas trop là-dessus, dit Zoé. Vous connaissez Monsieur Guy aussi bien que moi.

* ° * ° *

_

— Cette Irène qui est souvent devant son ordinateur quand elle est ici, dit Odile à Zoé, elle ne parle pas, même pendant les repas. Elle est muette, impassible et glaciale. Elle est la plus renfermée de vous tous. Je n’ai pas encore eu l’occasion de discuter avec elle.

— Mademoiselle Irène, dit Zoé, est une amie, comme vous, qui est arrivée ici juste avant vous, car elle travaille maintenant près de chez nous depuis un mois. Elle a été étudiante ici. Elle était plus ouverte en ce temps-là. Elle a dû essuyer des déboires. Nous l’aimons beaucoup, bien qu’elle ne soit pas loquace. Avec Monsieur Guy, nous la prenons pendant nos heures de loisir, pour nous aider à la conception de logiciels. Elle nous amène des idées neuves et est très douée. Elle ne parle pas pour ne rien dire. Si vous la questionnez, elle répond.

— Je l’excuse si elle a eu des déboires, dit Odile. J’ai connu cela à la mort de mon fiancé. Pourquoi nous observe-t-elle de sa chambre ? Elle devrait fermer sa porte. Elle est indiscrète.

— Ici, les regards des autres sont bienveillants, dit Zoé. Elle se mêle à nous, comme nous à elle et à vous.

— Elle a un poste d’observation privilégié, juste en face de la salle de bains, dit Odile.

— Si vous voulez, dit Zoé, je peux lui demander d’échanger sa chambre avec la vôtre. Elle ne s’en formalisera pas. Mais savez-vous que la caméra de la salle de bains vous permet d’encore mieux observer ? Vous branchez la télévision de votre chambre sur le bon canal, et vous serez en première loge, bien mieux placée que Mademoiselle Irène. Je vous donne le numéro du canal tout de suite. Il n’y en a pas pour longtemps.

— C’est une machine, dit Odile. Je préfère aller dans la salle de bains pour regarder directement. C’est plus simple. En vérité, je ne vois pas pourquoi j’irai spécialement. Je vous connais tous. Mais pourquoi ne ferme-t-elle pas sa porte ? On peut la voir. Elle n’a pas l’air gênée.

— Pourquoi le serait-elle, dit Zoé ? Elle n’a pas à se protéger. Avez-vous de mauvaises intentions à son égard ? Je vais vous dire pourquoi elle ne ferme pas sa porte. C’est une tradition chez nous.

— Oui, dit Odile. Les portes sont toujours ouvertes.

— Non, Madame Odile, dit Zoé. La porte est fermée quand nous sommes en couple et que nous souhaitons ne pas être dérangés. Nous ouvrons seulement pour indiquer qu’on peut entrer librement. Nous le faisons tous plus ou moins quand nous sommes seuls. Il n’y a pas à s’isoler ; personne ne fait de tapage. Quand un enfant a un cauchemar ou seulement besoin d’un peu d’affection, il sait qu’il y a des adultes prêts à l’accueillir. Il n’a pas à frapper aux portes, à lever une barrière. Il y a toujours des mères disponibles et parfois des pères. Mademoiselle Irène participe au réconfort des enfants. Vous avez aussi la possibilité d’entrer et de participer.

— J’ai compris, dit Odile. Pourquoi Irène a-t-elle droit à Mademoiselle et moi à Madame ?

— J’ai commis un impair, dit Zoé. Comment voulez-vous que je vous appelle ? Comme elle ?

— Oui, dit Odile. Appelez-la donc Madame ; elle en a l’âge, si je ne me trompe. Et puis, c’est sans importance : je vais bientôt rentrer chez moi.

— Songez-vous à nous quitter ? Nous sommes habitués à votre présence. Restez avec nous, comme Madame Irène.

— Non, dit Odile. Je suis d’une efficacité nulle quand je la compare à celle que vous avez tous. Je suis un boulet à traîner.

— Vous n’êtes pas nulle, dit Zoé. Notre efficacité est due à Madame Blanche. Elle a organisé la famille de façon que la productivité soit maximale. Quand je vous demande de faire quelque chose, vous le faites très bien.

— En mettant dix fois plus de temps que vous. Je ne suis pas compétitive.

— Vous vous sous-estimez, dit Zoé. Nous vous aimons bien.

— Les enfants me critiquent gentiment, dit Odile. Je ne réagis pas comme vous. Je ne suis pas à ma place. Ils m’ont même reproché de ne pas savoir jouer à la bataille. J’y jouais quand j’étais toute petite. Ils me battent.

— Ils rangent les cartes qu’ils gagnent par valeurs décroissantes, dit Zoé.

— Je n’ai pas à les laisser gagner continuellement comme je fais avec mes petits-neveux, dit Odile. Ils sont bons perdants. Cela me change.

— Vous aussi, vous nous changez, dit Zoé. Les enfants doivent s’habituer à d’autres personnes que nous. Quand ils vont à l’extérieur, ils en rencontrent de tous les genres.

— Je ne suis pas à la hauteur, dit Odile. Je vais partir.

— Notre trio de fille ne vous critique pas, dit Zoé. Elles sont charmées par votre beauté. Elles vous admirent quand elles vous croisent dans la salle de bains.

— Elles sont jolies, dit Odile. Trois femmes déjà, que j’aime bien voir.

— Malheureusement, trop jolies, dit Zoé.

— Pourquoi, dit Odile ?

— Elles vont être la cible des hommes qui cherchent les filles, dit Zoé. Notre trio de garçons va vous regretter encore plus que les filles.

— J’ai remarqué que j’excite beaucoup vos garçons. Ils sont très virils. Quand je m’approche d’eux, ils réagissent. Je ne m’imaginais pas que les hommes étaient aussi excitables.

— C’est normal puisqu’ils n’ont pas encore de partenaires, dit Zoé. L’amour les travaille. Vous ne voyez rien quand ils sont habillés. Je suis certaine que la majorité des hommes que vous croisez font de même. N’êtes-vous jamais attaquée ?

— Il y en a plusieurs qui ont essayé, dit Odile. Je ne me contente pas de me défendre. Je fonce sur eux, et je les bats. Je ne m’occupe pas de savoir s’ils sont plus ou moins forts que moi. Ils se sont tous enfuis. Je fais du sport.

— J’admire ce que vous savez faire depuis que vous faites votre gymnastique avec moi, Madame Odile. J’aimerais que nos filles soient aussi pugnaces que vous. En ce qui concerne nos garçons, ils n’oseront même pas vous dire qu’ils vous aiment. Pourtant, ils sont tombés amoureux de vous.

— Je n’ai pourtant rien fait pour les exciter, dit Odile. Je me comporte comme vous.

— Oui, mais nous, nous sommes de la famille, dit Zoé. Nous nous côtoyons tous les jours. C’est la protection naturelle contre la consanguinité. C’est sur des gens moins connus que l’amour se déclenche, des gens comme vous qui arrivent sans crier gare. Votre beauté et votre gentillesse leur plaisent.

— J’ai remarqué qu’ils m’ont filmée, mais ils ne se sont pas approchés.

— J’ai pu admirer sur l’ordinateur le montage qu’ils ont fait sur vous avec Élise, dit Zoé. Ils savent utiliser le zoom et vous êtes en gros plan. Ils ont de très belles images, qui les excitent aussi, bien que moins que l’original.

— Sont-ils vraiment amoureux ?

— Je les connais depuis toujours, et ils ne savent pas me cacher ce genre de chose. Ils sont épris de vous.

— C’est une raison supplémentaire pour partir, dit Odile. Je les perturbe.

— N’exagérons rien, dit Zoé. J’attends depuis un certain temps que l’amour se déclenche en eux. Ils ont l’âge. Il faut bien qu’un jour ou l’autre, ils se décident à aller avec les filles. Ils n’auront plus à se masturber et s’exciter inutilement. Je suis heureuse de voir qu’ils s’intéressent à quelqu’un, à quelqu’un qui le mérite.

— Les trois s’intéressent-ils à moi ?

— C’est normal, dit Zoé. Ils sont ensemble depuis toujours. Ils ont des comportements de jumeaux.

— Les filles de leur âge ne les intéressent-elles pas ?

— Jusqu’à maintenant, pas assez, dit Zoé. Ils ont des envies, mais ne savent pas les aborder. Ils sont handicapés dans les relations humaines, comme nos filles. De voir leurs mères et leurs sœurs dans la salle de bain les débride un peu, mais pas assez. Même Élise qui leur fait toucher du doigt ce qu’ils ne devraient pas toucher, n’arrive pas à les sortir de leur timidité. Il ne suffit pas de savoir comment l’autre sexe se présente. Avoir une nouvelle femme comme vous à regarder est utile, car ils ne voient plus leurs sœurs et leurs mères. Nous devons nous occuper d’eux pour les orienter vers les jeunes filles de l’extérieur qui conviennent et faire les démarches nécessaires. Il faut se méfier des filles faciles, et pas seulement pour le sida. De notre temps, cette maladie n’existait pas.

— Vous allez les marier ?

— Actuellement, Madame Odile, on fait l’essai avant d’aller plus loin. Si je me réfère aux grands, ils ne se sont pas fixés tout de suite. Quelques expériences au début sont utiles.

— Ne sont-ils pas trop jeunes ?

— Dès qu’ils en sont capables, dit Zoé, il vaut mieux qu’ils aient des partenaires, sinon ils attendront des années. Le seul problème est de choisir les bons. Il ne faut pas une personne qui s’accroche et ne pense plus qu’à cela. Il leur faut une dose normale qui ne les détourne pas des études et ensuite du travail. Des gens comme eux.

— Quelle est cette dose ?

— Les livres que j’ai consultés estiment à environ 10 à 15% le temps à consacrer au partenaire, dit Zoé. En couchant ensemble, la dose y est. Sans partenaire, le temps perdu est généralement plus long, même si on se masturbe. Attendre éternellement et ruminer n’est pas la solution, ni pour les filles, ni pour les garçons. D’ailleurs, vous avez dû vous en rendre compte sur vous-même.

— Du temps que je consacre à l’amour ? Je ne fais pas l’amour, dit Odile.

— Le temps consacré aux relations sexuelles est toujours relativement court, dit Zoé. Je ne parle pas que de ce temps-là. Notre corps est aussi occupé à des exigences sexuelles qui ne sont pas toujours satisfaites. Je parle du temps pris par notre cerveau à y penser ou l’évoquer, ne serait-ce qu’un peu. Par exemple, du temps consacré à un roman d’amour, à un acteur de film ou à un partenaire imaginaire, et à nos fantasmes.

— Alors là, dit Odile, beaucoup trop ; au-delà de votre dose. Je suis toujours travaillée intérieurement. Avec l’âge, cela devrait s’atténuer. Mais cela ne vient pas vite et je ne sais pas faire autrement. Il faut que je m’occupe pour y penser moins, par exemple avec le sport, mais ce n’est pas suffisant. J’aimerais avoir la recette qui résolve ce problème.

— Je vous l’ai donnée, pour une résolution partielle, dit Zoé.

— Vous recherchez l’efficacité, dit Odile.

— Oui, Madame Odile, d’autant plus que là, elle se marie au plaisir. S’en priver est absurde.

— N’est-ce pas de la débauche ?

— Pas avec nos jeunes, dit Zoé. Ils n’y sont pas portés. Ils ne sont pas précoces et n’auront pas beaucoup de partenaires.

— Trouvent-ils facilement ces partenaires ?

— C’est le plus compliqué, dit Zoé. Nos enfants sont timides et passent inaperçus à l’extérieur. Avec leur caractère, ils se lient difficilement. Il suffit de lire ce qu’écrivent les enseignants sur leurs carnets. Ce n’est que : « ne participe pas aux groupes », « reste dans son coin », « se promène le nez en l’air et les mains dans les poches sur le stade de football », « écoute, mais ne parle pas ». Ce sont des introvertis, à l’exception d’Élise qui nous a donné du fil à retordre, mais a aussi contribué à notre évolution. D’autres enfants se rebellent à l’adolescence contre les parents et s’affirment. Les nôtres : non. Si nous ne les aidons pas, ils resteront des années et des années à attendre et souffriront d’un amour insatisfait qu’ils garderont pour eux parce qu’ils le contrôlent trop bien. Nous avons ici l’exemple de plusieurs adultes, dont moi-même, qui avons attendu comme cela très longtemps. Notre impudeur, les incitations à l’amour sont nécessaires pour qu’ils se développent normalement sans rester isolés. C’est même insuffisant, car ils ont l’habitude de se cacher non seulement physiquement à l’extérieur, mais aussi de ce qu’ils pensent. Ils cachent leurs sentiments. Ils n’osent pas affirmer que leurs valeurs sont différentes de celles de la majorité. Ne pas apprécier ce qui relève de l’émotivité, comme la musique, de nombreux arts et la poésie, les relèguent au niveau des imbéciles pour les personnes qui y placent la culture et, ainsi, nous méprisent. Ils ne s’expriment pas pour ne pas être en butte à la contradiction, avec leur idéal plus concret. Ils se méfient des autres et d’eux-mêmes, et leur timidité à s’affirmer déborde jusque chez nous. Ils n’imposent jamais leurs idées à autrui, et en amour moins qu’ailleurs. Un rapprochement de deux d’entre eux est laborieux. Nous, les adultes, sommes obligés de les aider, bien que notre propre caractère ne nous y pousse pas. La non-intervention et la dissimulation sont des réflexes qu’il faut combattre par la raison. Moi-même, j’ai mis de nombreuses années à m’en défaire. Ma Zita, que j’ai volée à son père, est là pour en témoigner. Nous protégeons les enfants de notre mieux. Il y a des pièges à éviter. Nous ne voulons pas d’un partenaire qui couche à droite et à gauche. Ils doivent être sérieux et participer à leurs activités. Les parents et les amis sont aussi à considérer.

— Je trouve que vos enfants semblent heureux, dit Odile.

— Ici, ils le sont, Madame Odile. Nous aussi. Savez-vous pourquoi ? Je peux vous l’expliquer. Nous sommes tous des dominés, ici. Nous sommes capables, dans une certaine mesure, de nous défendre, mais pas d’attaquer. Cela fait que, lorsque nous rencontrons une personne qui nous agresse, nous sommes à peu près sûrs de perdre. Les personnes qui cherchent à dominer sont nombreuses, et on leur enseigne à la faire. Notre seule véritable défense est de les éviter, de nous replier sur nous-mêmes, de rentrer dans notre coquille comme un escargot. Pas moyen de s’épanouir dans ces conditions où il faut rester caché. Ici, sans dominateur, l’escargot peut sortir ses cornes. Nous y sommes libres et heureux. Il reste aux jeunes à apprendre à sortir les cornes et à dominer de temps en temps.

— Vous laissez-vous dominer par les enfants ?

— Non, Madame Odile. C’est une faute à ne pas commettre. Ils sont heureusement faciles. C’était limite avec Élise. Mais tout se passe bien. Nous arrivons à nous forcer à les dominer.

— C’est bien vous qui commandez, qui distribuez le travail aux enfants, dit Odile.

— Observez bien, Madame Odile. Ils me demandent du travail, contre rémunération, mais je n’en impose pas. Il n’y en a pas assez. Nous nous empressons de le faire avant les autres.

— Guy m’a dit que vous respectiez la loi du marché avec les enfants ?

— C’est avec les adultes que j’ai des problèmes, dit Zoé. Il faudrait que je les paye pour qu’ils me laissent le travail. Je suis la bonne.

— En tout cas, il est bien fait, dit Odile. Je comprends que vous vous trouviez bien ici. C’est donc parfait ?

— Non, dit Zoé. Nous sommes obligés de sortir. Il y a des courses à faire. Les enfants vont à l’école. Les adultes travaillent.

— Vous arrivez à passer inaperçus.

— Pas complètement, dit Zoé. Nous nous faisons battre ou violer par de plus forts ou plus malins que nous.

— Souvent ?

— De temps en temps, dit Zoé. Nous le subissons presque toutes. Il faut la prudence et l’art de passer inaperçue de Madame Irène pour y échapper quand on est belle. C’est presque inévitable avec la vie assez libre que nous menons. Nous sortons généralement ensemble. Nous sommes préférentiellement ici, chez nous, dans notre havre de paix. Pas de violences, pas de viols entre nous. Nous avons la maîtrise de l’amour, qui nous permet d’en jouir en toute quiétude, et de tolérer un nudisme, qui ailleurs ne serait pas sans conséquences désastreuses. Il n’empêche que nous sommes attaqués à l’extérieur, les garçons comme les filles, mais avec moins de conséquences. Nous apprenons à éviter et à nous défendre, mais nous avons eu trois viols à déplorer dernièrement.

— Trois viols ?

— Oui, dit Zoé. Mesdames Marguerite, Louise et Élise. Pour Madame Marguerite, c’est une imprudence malheureusement classique, du genre de ce qui arrive le plus souvent avec nos jeunes. Trop de confiance. Un copain de faculté devait lui fournir un document. Elle est allée dans sa chambre pour le chercher. Il l’a poussée sur le lit. Elle n’a pas osé se défendre, mais elle se méfie maintenant. Ce copain n’est pas près de pouvoir recommencer, au moins de la même façon.

— Et les deux autres ?

— Un autre genre d’imprudence, dit Zoé. Nous recommandons d’être accompagnées pour dissuader un violeur isolé. Elles étaient ensemble, mais elles sont passées à travers le parking de la discothèque qui est à 600 mètres d’ici. Il en sortait des garçons et des filles, plus ou moins drogués et excités. Les garçons essayaient de retenir les filles. Ils n’ont pas été assez rapides. Elles leur ont filé entre les doigts. Elles se sont envolées en riant et en les narguant, se dispersant entre les voitures. Ils râlaient de les voir parties, hors de portée. Mesdames Louise et Élise regardaient. Elles ont été cernées par les garçons qui se sont rabattus sur elles, croyant probablement qu’elles sortaient aussi de la discothèque. Ils les ont entraînées vers des camionnettes qui étaient garées là. Ils les ont poussées dedans, renversées sur des paillasses qui étaient destinées aux ébats avec les filles au sortir de la discothèque.

— Elles n’ont pas pu l’éviter, se sauver comme les autres filles ?

— Non, dit Zoé. C'étaient des hommes revenus à l’état sauvage qui cherchaient les femelles en chaleur. Une fois attrapées, elles ne pouvaient que se soumettre. La résistance était inutile. Il y avait trop de mains pour les tenir, trop de verges prêtes à l’action. Je les ai vues revenir à la maison. J’étais avec Monsieur Guy. Elles étaient sales, les vêtements en désordre, tachées de boue et de sperme. Elles n’avaient plus de sous-vêtements. Elles étaient choquées, accablées. Elles se sont remises à nous. Nous en avons pris chacun une pour la laver, la débarrasser de ses souillures internes et externes. Elles se sont laissé faire comme des bébés, abandonnées à nos soins. Nous les avons couchées et veillées, après leur avoir fait avaler une boisson chaude.

— Sont-elles traumatisées ?

— Elles se remettent heureusement vite, dit Zoé. Sous des apparences effacées, nos filles sont fortes de caractère et préparées psychologiquement à ce genre d’aventure. C’est nécessaire, car elles sont très exposées. Nous savons ce qu’il faut penser quand cela arrive. Leur vie ne se passe pas à se le remémorer constamment. C’est trop habituel pour que nous ne sachions pas le traiter. La raison nous fait préférer l’oubli. Ceux qui violent sont des irresponsables, ne suivant que leur instinct, et ils existeront toujours, même dans la meilleure de sociétés possibles. La sauvagerie de l’homme réapparaît facilement. Le viol est interdit, réprimé, mais toujours à craindre, et porter plainte n’est pas efficace quand le violeur n’est pas conscient qu’il viole.

— Ce n’est pas possible, dit Odile, s’ils vont jusqu’à l’acte.

— Mais si, Madame Odile. C’est courant. Reprenons ce qui s’est passé avec le copain de Madame Marguerite. Elle est allée chez lui. Il l’a entreprise, comme il a dû le faire avec d’autres qui y vont pour ça. Elle s’est murée dans un silence réprobateur, notre réflexe habituel. Il a considéré, que ne criant pas, elle était consentante. Elle a subi. Elle est trop douce pour se révolter. La meilleure preuve qu’il n’a pas eu conscience de son viol, est qu’il l’a relancée plusieurs fois. Elle se détournait seulement. Il a fallu que nous lui disions de se forcer à dire non. À partir de là, il l’a laissé tranquille. Heureusement qu’elle était préparée, et qu’elle savait qu’il était nécessaire qu’elle nous en parle. Ce genre de viol, avec une personne connue ou de la famille, est le plus fréquent. Elle savait pourtant qu’elle devait manifester sa réprobation et se défendre. Nous lui avions dit plusieurs fois.

— Elle n’a rien dit ?

— Non, Madame Odile. Avec un copain, elle n’a pas osé. Elle s’est repliée sur elle-même. Elle était paralysée. Il faut beaucoup de maîtrise pour réagir et reprendre la situation en main. Pour se défendre, il faut avoir votre pugnacité, Madame Odile ou une longue préparation. Madame Marguerite a été punie parce qu’elle n’a pas su s’exprimer. Une partie de la faute lui revient. Elle a trompé son copain par son attitude. Peut-être, une autre fois saura-t-elle éviter le viol en exprimant qu’elle n’est pas consentante. Avec elle, la défense sera difficile à obtenir. Ce copain ne saura jamais qu’il l’a violée. J’ai évité moi-même plusieurs viols en me forçant à sortir de cette tendance au repli que nous avons. Je suis certaine qu’en agissant ainsi, par un début de défense oratoire, nous éviterions la plupart des viols. L’expérience montre que nos filles ont beaucoup de mal à réagir. Elles sont vouées à se faire violer de cette façon.

— Avec les autres, c’était un viol manifeste, dit Odile.

— Non, dit Zoé. Ces garçons ont l’habitude de ces filles de la discothèque qui y vont pour s’étourdir. Les camionnettes aménagées servent régulièrement. Les filles étaient parties. Elles sont revenues se faire attraper par les garçons quand elles ont terminé leur jeu de cache-cache. Celles-là ont fait l’amour sans être violées. Elles étaient en harmonie avec les garçons, aussi allumées qu’eux et avides de les recevoir. Elles ont libéré les nôtres en reprenant leur place habituelle. Ces jeunes recherchent l’excitation incohérente des sens, par la drogue, le tabac, l’alcool, la musique, la danse, les spectacles choquants, les hallucinations, les démonstrations de supériorité, la vitesse, la violence, l’impudeur et le débridement sexuel. Nos deux égarées ont été confondues avec ces filles faciles qui se donnent sans discernement en état second. Soyez persuadée que les garçons n’avaient pas conscience de violer. Ils étaient habitués à se comporter de cette façon, et dans leur état, ils étaient incapables de comprendre ce qu’elles pouvaient leur dire.

— Ils ont dû se rendre compte d’elles ne voulaient pas d’eux, dit Odile.

— Vous croyez ? Non, Madame Odile. Je suis bien renseignée. Il y a quelques années, j’ai subi le même sort.

— Vous vous êtes fait violer ?

— Mais oui, Madame Odile, par cette même bande ou leurs cousins, dans les mêmes conditions, près de la discothèque. Les camionnettes existaient déjà. À cette époque, je me croyais invulnérable. J’avais appris le judo avec Madame Marie. Je me suis débarrassée plusieurs fois de garçons entreprenants. Au fil des années, j’avais pris confiance en mes capacités. Je savais me défendre. Une bonne prise, et j’avais le dessus. Je parvenais à les paralyser. J’avais moins peur qu’auparavant. Je me suis aventurée seule près de la porte de la discothèque. Grosse imprudence. Les garçons me sont tombés dessus. J’en ai écarté quelques-uns, mais ils m’ont livrée à un plus fort qui m’a ceinturée, attachée, et offerte à un autre, malgré mes protestations.

— Donc, ils savaient qu’ils vous violaient.

— Non, madame Odile. J’étais loin d’être seule à me débattre. La plupart des filles qui étaient là se débattaient, par jeu, mais énergiquement, je vous l’assure. Elles criaient, mordaient, ruaient, frappaient, se démenaient, s’agitaient dans tous les sens. Un essaim bourdonnant. Les garçons essayaient de les accrocher et de s’imposer. Je n’étais pas la seule à avoir été attachée. C’était à qui montrait son adresse à capturer une proie, à soumettre les plus rétives, à triompher des résistances. C’était très animé. Éméchées aussi, les filles se faisaient désirer en les esquivant, en se battant pour la forme, en faisant monter la pression. Elles appréciaient de se faire forcer. Elles n’auraient pas manqué la fin de la fête. C’était l’aboutissement ultime de leur soirée folle qui n’aurait pas été complète sans sexe. Les garçons les empalaient et elles jouissaient. Comment voulez-vous qu’ils fassent la différence entre le jeu et le réel, entre moi et elles ? En apparence, j’étais comme elles. J’étais violée, mais eux ne me violaient pas. Un viol innocent, en somme.

— Pourquoi vous approchez-vous de la discothèque ? C’est dangereux.

— Nous avons le choix, Madame Odile, dit Zoé. Passer par là ou nous faire écraser par une voiture en faisant le tour par le carrefour. Je préfère la discothèque, en évitant la porte, bien sûr. C’est moins dangereux de notre point de vue. Nous n’y perdons pas la vie, un bras ou une jambe, ce qui est impossible à réparer. Ce viol est un accident dû à l’imprudence. Nous avons à réparer ce que nous pensons, mais rien physiquement. Nous apprenons à ne pas avoir de complexe après ce genre d’aventure, avec l’habitude. Nous avons l'appui des autres dans cette épreuve. Il faut bien sûr savoir s’y prendre. Nous minimisons la chose, l’évacuons de nos pensées sans le refouler. Nos maris et notre entourage compatissent et ne nous rejettent pas. Ils nous soutiennent et nous en parlons objectivement. Nous savons que quand nous ne sommes pas protégées par un moyen contraceptif, nous devons redoubler de prudence, perdre notre liberté. D’avoir des amours heureux, aide à supporter. Nos plus jeunes sont les plus fragiles, par inexpérience. Notre trio de filles a été épargné jusqu’à maintenant, probablement parce qu’elles sont toujours ensemble, mais elles sont trop belles pour ne pas y passer un jour. Débuter par un viol est difficile. Je l’ai pratiqué. Je ne leur souhaite pas. Ce sera un soulagement quand elles trouveront un compagnon, une aide précieuse pour supporter les viols.

— Vous pensez qu’elles se feront violer ?

— Ce n’est pas assuré, mais probable, Madame Odile. Statistiquement, elles doivent prévoir 2 ou 3 tentatives de viol. Elles doivent s’y préparer, ne pas s’affoler quand cela arrivera, se soumettre quand c’est devenu inéluctable pour ne pas subir de violences inutiles. Commencer tôt l’amour est bénéfique pour elles dans l’optique des viols. Mais ces viols ne sont que des mauvais moments auxquels nous ne devons pas attacher trop d’importance puisqu’ils sont inéluctables si nous voulons pouvoir sortir dans la jungle qui nous entoure. La vie a ses risques, avec quelques épisodes désagréables. Il n’est pas question que nos filles ne sortent pas ou ne côtoient pas les garçons, comme cela se fait dans certains pays. Se cloîtrer ici serait une solution, mais elles choisissent toutes de sortir, et nous respectons leur choix. Il y a avantage à vivre ensemble, à égalité entre hommes et femmes. Jouissons de la vie libre, ici et hors d’ici. Il faut seulement écarter le danger en le prévoyant. Globalement, nous sommes heureux, même avec les coups que nous recevons, et ces viols que nous sommes bien obligés d’accepter, conséquences de nos imprudences et de nos faiblesses. Il est impossible de les éviter complètement.

— Si je comprends bien, dit Odile, vous pardonnez à ces violeurs. Moi, non.

— Pas de haine, Madame Odile : nous pardonnons. Il faut se mettre à la place des violeurs. Il est rare qu’ils soient conscients de leur méchanceté. S’ils l’étaient, la plupart ne violeraient pas. Par le pardon, nous éliminons l’envie de vengeance, cette lèpre qui peut ronger les meilleurs esprits. Ceux qui s’y adonnent perdent leur temps. Nous pardonnons aux irresponsables. Nous pardonnons aux inconscients. Le pardon est la force qui nous permet de maîtriser les viols, de les ramener au niveau du mépris, et de contribuer à maîtriser l’amour sans le dévaloriser. J’ai appris le pardon par Madame Marie, qui a réagi de cette façon. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Je l’enseigne à nos enfants. L’amour a ses risques ; ce n’est pas une raison de le dénigrer ; il est globalement bénéfique. Oui, Madame Odile, nous acceptons les viols, ces accidents de l’amour, car nous acceptons l’amour, et nous en jouissons, nous le recherchons. Les violeurs ne sont pas complètement fautifs. Ils sont tellement nombreux, qu’il serait irréaliste de les considérer comme anormaux. L’élan qui porte vers l’autre sexe est naturel. Presque tous les hommes sont des violeurs potentiels. Il y en a partout. On les voit se déchaîner pendant les guerres. Il est indispensable de les tolérer, car nous sommes coupables de ne pas être dans la norme. Ils forment la majorité, et nous la minorité, cette minorité capable d’autocontrôle. Pour qu’ils disparaissent, il faudrait châtrer une bonne partie de la population ou injecter des hormones ou trouver un moyen plus doux. Nous n’avons pas la prétention de changer l’humanité. Ce serait irréaliste, d’autant plus qu’il y a équilibre entre l’offre et la demande d’amour. Castrer les hommes priverait les femmes. Mais les femmes qui se privent volontairement une bonne partie de leur vie (je pense un peu à moi et à vous, Madame Odile), sont légèrement responsables.

— M’accusez-vous de favoriser le viol ?

— Oui, Madame Odile : indirectement. Une femme doit faire l’amour pour un bon équilibre global. Mais j’admets que mon accusation n’est pas très valable, car cela ne réduirait pas énormément les viols. C’est surtout l’autocontrôle des hommes qui est en cause. Une bonne méthode pour l’augmenter, est d’éduquer, de civiliser, de discréditer la violence, ce qui est en grande partie réalisé dans notre pays. La rétorsion épaule l’autocontrôle. Elle est utile, mais n’est pas parfaitement efficace, bien que les analyses génétiques apportent une amélioration. Il reste que les hommes sont majoritairement incapables d’autocontrôle continu, qu’il y a toujours les viols commis par les inconscients et les innocents. Éradiquer le viol est utopique.

— Vous êtes fataliste.

— Non, Madame Odile. Pas fataliste. Nous ne nous laissons pas violer bêtement, même si nous commettons des erreurs. Nous nous défendons quand nous pouvons, et nous protégeons au maximum. Je suis réaliste en constatant que l’autocontrôle est rare. Vous-même, êtes-vous capable d’autocontrôle en toutes circonstances ?

— Je me contrôle bien.

— Permettez-moi d’en douter, dit Zoé, vu votre caractère. Ici, à la maison, nous jouissons de nos mâles qui ont la supériorité de savoir se contrôler, mais nous n’allons pas nous enfermer, nous couper du monde sous prétexte de supprimer des viols que nous arrivons à supporter tant bien que mal quand ils ne sont pas trop fréquents. La prévention par la prudence est notre façon principale d’éviter les viols, et la plus efficace. Ce n’est pas après le viol qu’il faut agir, mais avant. Ensuite, il est inutile de larmoyer ou de se venger. C’est du passé sur lequel il ne faut s’attarder que pour en tirer des enseignements. Ce sont les conséquences qu’il faut maîtriser, en les réduisant le plus possible par l’action préventive.

— Je pense que ces violeurs devaient être châtiés, dit Odile. Ce sont des dangers publics. Vous devriez les dénoncer.

— Un pervers : oui, pour notre bien commun en action préventive, et encore faut-il que la violée soit bien reçue. Mais dénoncer les violeurs innocents ? Dénoncer les violeurs inconscients ? Punir des innocents ? Punir les inconscients ? Non, Madame Odile. Il faut seulement les rendre moins innocents et moins inconscients par une éducation appropriée, et en apprenant à éviter ces drogues diverses qui vous font sortir de vos gonds. Il est probable qu’il soit difficile d’améliorer la situation actuelle, car le mauvais exemple est partout : violence au cinéma, à la télévision et dans les bandes dessinées. Les hommes sont des singes qui imitent. La plus grande responsabilité est dans les médias qui éduquent à l’envers, en cédant à l’attrait du public pour ce qui choque.

— J’admire votre philosophie. Vous avez donc trouvé la meilleure façon de vivre, ici, chez vous.

— Elle n’est pas parfaite, dit Zoé, mais elle nous satisfait si nous la comparons à ce qui arriverait si nous étions lâchés seuls dans la nature. Les trois quarts d’entre nous tomberaient sous la domination de personnes qui les réduiraient en esclavage.

— Je comprends que, lorsqu’il faut trouver des partenaires aux enfants, ce n’est pas facile.

— À qui le dites-vous, Madame Odile ? Il faut des gens de l’extérieur, et c’est d’autant moins facile que la nature ne nous guide pas dans le choix. Si on ne fait pas attention, on s’amourache à tort et à travers pour se retrouver dans les griffes d’un partenaire qui vous exploite. Tous les romans, les films et la télévision, donnent aux jeunes l’image d’un être idéal qui ne nous convient pas du tout ; des êtres pleins de sans-gêne ou de passions qui sont les pires pour nous. Certains d’entre nous sont tombés dans le panneau et cela ferait des ravages si nous ne guidions pas nos jeunes.

— Vous ne les guidez pas beaucoup, dit Odile. Ils sont très libres ici.

— Parce qu’ici, dit Zoé, il n’y a pas de risque. Le risque est à l’extérieur. Nous filtrons ceux qui viennent ici. Les indésirables sont repoussés.

— Personne ne s’impose ?

— Si cela arrivait, Madame Odile, ce serait une catastrophe. Mais nous sommes nombreux, et nous sommes solidaires. À plusieurs, en nous serrant les coudes, c’est plus facile de résister. Nous nous sommes naturellement réunis, car nous avons compris que l’union fait la force et que nous ne nous gênions pas entre nous. Nous sommes très heureux de cette liberté qu’il y a ici. Nous avons réussi jusqu’à maintenant à canaliser la sexualité des enfants vers des partenaires convenables et à vaincre leur répulsion à se déclarer en les incitant très tôt à considérer que la sexualité est normale.

— De mon temps, dit Odile, on ne commençait pas si tôt.

— À tort probablement, dit Zoé. C’est ce qui vous a manqué.

— Vous croyez ? … Mais on ne revient pas sur le passé. Mon fiancé et Guy n’ont jamais voulu.

— Monsieur Guy vous aime, Madame Odile. Il l’aurait fait s’il avait vaincu cette répulsion à se déclarer et n’avait pas su que vos caractères étaient peu compatibles. Les risques difficiles à éviter à votre époque ont disparu, et vous avez encore l’avenir devant vous.

— Il est réduit, dit Odile. Pour l’amour, je n’y crois plus.

— Vous oubliez notre trio d’amoureux, dit Zoé.

— Vous voudriez que je fasse l’amour avec eux ?

— Pourquoi pas ? Si vous n’envisagez qu’une petite aventure, elle ne leur fera aucun mal, et à vous non plus. Vous n’êtes pas dangereuse pour eux. Tant que l’autre n’a pas d’autre partenaire, cela ne va pas froisser votre fidélité.

— La fidélité a beaucoup d’importance, pour moi, dit Odile. De voir Guy avec d’autres me déconcerte. J’ai l’impression qu’il ne m’aime pas. Ce n’est pas possible de partager son amour. C’est contre nature. Il trompe l’une ou l’autre. Il faut être fidèle, comme Blanche. Je ne comprends pas qu’elle accepte que son mari la trompe.

— Madame Blanche n’impose sa fidélité qu’à elle-même, et pas aux autres, dit Zoé. C’est souvent un handicap. Quand le partenaire disparaît, il est bon de pouvoir s’allier avec un autre.

— Oui, mais pas en même temps, dit Odile.

— La fidélité humaine est plus souvent culturelle qu’innée, dit Zoé. Pourquoi rejeter d’anciennes amours pour les nouvelles ? Pourquoi limiter l’amour à une seule personne ? Vous-même, Madame Odile, vous êtes passée de votre ancien fiancé à Monsieur Guy.

— Vous avez beau dire, dit Odile. Guy est interdit pour moi. Je ne déborderai pas sur vous.

— Il est difficile de se débarrasser de sa culture, dit Zoé. Elle vous impose un compagnon fidèle, sans autre liaison que la vôtre. Le premier et le deuxième homme sont perdus. Il en faudrait un troisième qui soit libre.

— Savez-vous que quand j’ai vu Bastien pour la première fois, dit Odile, j’ai eu un pincement au cœur. C’était l’image de mon fiancé, en plus jeune.

— Il ressemble beaucoup à Monsieur Guy, Madame Odile. Il est libre, parfaitement libre. Votre culture l’autorise. C’est inespéré. S’il vous plaît, prenez-le dans votre lit. Il ne demandera pas mieux.

— Vous croyez que c’est possible ? Je suis vieille. J’ai une quarantaine d’années de plus que lui, plus du triple de son âge. Je suis à l’opposé de ce que vous cherchez.

— Je cherche une femme gentille, intelligente, propre, en bonne santé, sans maladie vénérienne, n’ayant pas connu beaucoup d’hommes, disponible, prête à faire l’amour et qui ne s’accrochera pas à lui, dit Zoé. Vous me semblez convenir. En plus, vous êtes belle.

— Il y a bien d’autres choses qui s’y opposent, dit Odile.

— Votre caractère n’est pas notre idéal, dit Zoé, mais il vous aime et vous avez un penchant pour lui. C’est équilibré. Profitez-en. Il est encore très jeune, mais vous lui montrerez qu’une femme est préférable à la masturbation, et Madame Élise pense qu’il est capable de faire convenablement l’amour, à peu près comme un adulte. Il a, comme vous, besoin d’amour. Il est temps qu’il s’y mette. Cependant, ne vous lancez pas à la légère et ne vous attendez pas à ce qu’il reste éternellement avec vous. Ce serait déraisonnable.

— Je ne l’envisage pas, dit Odile. J’hésite. J’ai cru comprendre qu’il n’a pas d’expérience. Je n’en ai pas non plus.

— Ensuite, Madame Odile, vous en aurez tous les deux, dit Zoé, et ce sera très bien. C’est une bonne action d’aller avec lui. Pour eux, il est très difficile de passer le cap de prendre une femme pour la première fois. Ils le ressentent comme une sorte d’agression contre la femme, presque un viol qu'ils ne veulent pas. Ils sont obligés d’agir et de se comporter en dominateur, contrairement à leurs habitudes. Il faut parvenir à leur montrer qu’ils ne sont pas seuls à le vouloir, que c’est aussi désiré par la femme, qu’elle se donne sans contrainte, et ainsi vaincre leur réticence instinctive. La théorie ne suffit pas ; l’expérience est nécessaire pour les convaincre. Vous devez être très douce et persuasive, Madame Odile. Vous êtes ce qu’il leur faut comme premier amour, comme première expérience. Vous êtes capable de faire le premier pas vers eux, de les entraîner. Les femmes dont ils ont besoin sont comme nos filles ; elles n’osent pas aller vers eux. S’ils passent par quelqu’un comme vous, ce sera cent fois plus facile de les caser.

— Je suis persuadée que vous avez raison, dit Odile, mais j’ai du mal à me décider.

— Il faut pourtant le faire, dit Zoé, en sachant que nos hommes ont des particularités dont il faut tenir compte. Chez eux, c’est la douceur et la réserve qui dominent.

— Ils ne sont pas virils ?

— Si vous mettez la virilité dans l’activité à vous circonvenir : non, Madame Odile. Ce sont des lents, qui ne font rien sans votre accord explicite. Ne vous attendez pas à de grandes effusions de leur part. Ils ne vous caressent et ne vous embrassent que si vous le demandez, mais ils sont attentifs à vous faire plaisir et ils ont la virilité du sexe. Cela ne plaît pas aux femmes qui recherchent du dynamisme, mais pour celles qui préfèrent la douceur, c’est bien. Il est impossible de se sentir agressée. J’espère que cela vous convient. Vous serez la maîtresse du jeu. Il fera ce que vous voudrez. Attention. Si je vous envoie Bastien, il ne faut pas le repousser au dernier moment, ce qui arriverait au contraire du but recherché. Je ne dois pas lui donner de faux espoirs. On est tendre à son âge. Vous devez aller jusqu’au bout ou refuser tout de suite si la perspective de vous donner à lui ne vous convient pas. Décidez-vous. Ce sera aussi très bon pour vous.

— Êtes-vous certaine qu’il n’en souffrira pas ? J’aime bien ce garçon et ne veux pas lui faire de mal. Après tout, vous avez raison. Si c’est une bonne action, ce sera oui. S’il ne veut pas, qu’il ne vienne pas. Ne le forcez pas. Dites-lui aussi que je suis vierge.

— Y tenez-vous encore ?

— Au contraire, dit Odile, je n’y ai jamais tenu.

— Je lui dirai, dit Zoé. Je l’avertirai des problèmes que cela pose. Vous ne risquez plus d’être enceinte. C’est plus simple que lorsque la contraception s’impose. Par précaution, je vais vous faire examiner par notre médecin dès aujourd’hui. Il saura prendre les dispositions nécessaires pour vous éviter tout problème. Il ne vous repoussera pas comme votre ancien gynécologue. N’ayez aucune crainte. Nous le connaissons. Il s’occupe parfaitement des vierges. Je vous conseille de lui demander de vous inciser l’hymen, comme il le pratique avec nos filles. Ce n’est pas douloureux. Il est inutile de souffrir et Bastien aura plus de facilité. Si j’ai bien compris, vous restez avec nous, Madame Odile. Il ne faudra surtout pas abandonner Bastien tout de suite. Ce n’est pas une seule fois qu’il faut le recevoir, mais plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il se stabilise et qu’il ait admis qu’une femme n’est pas inabordable et qu’on peut vivre avec.

— Soyez tranquille, Zoé. Je ferai attention à ce qu’il ne soit pas déçu.

— Je vous fais confiance. Vous êtes gentille, Madame Odile.

_

Odile n’a pas mesuré immédiatement les conséquences de ses promesses à Zoé. Elle s’est laissé influencer, comme cela lui arrive souvent avec de bons vendeurs sachant jouer des impulsions de ses clients. Pour elle, Bastien était aussi inaccessible que Guy. À la réflexion, elle juge que ce n’est pas bien. Elle ne va pas commencer à faire l’amour avec un petit jeune, un adolescent à peine pubère qu’il faudra initier alors qu’elle-même n’y connaît rien, en dehors de ces quelques romans et films d’amours dont elle ne se souvient pas précisément. Elle ne sait pas comment il faut se comporter avec lui. Elle panique maintenant. Elle voudrait faire marche arrière, aller trouver Zoé et lui expliquer qu’elle ne peut pas. Zoé l’a bien avertie de ne pas reculer, une fois la décision prise. Elle a fermé toutes les échappatoires et a même réussi à l’engager pour plusieurs fois. Elle se résigne. Elle ira jusqu’au bout de sa bonne action quoi qu’il lui en coûte.

Zoé est celle qui est la plus proche des enfants, et la plus présente, n’ayant pas d’activité professionnelle extérieure. Elle sert de référence pour eux, leur distribuant le travail de la maison et servant d’encyclopédie vivante : elle répond à toutes les questions en se servant au besoin des livres qu’elle a accumulés et du réseau Internet. Depuis toujours, ils la suivent et n’ont jamais à se plaindre d’elle. Ils ont une confiance absolue, d’autant plus qu’Élise, leur aînée, leur serine toujours qu’il faut suivre les conseils de Zoé.

Zoé est l’intermédiaire indispensable. Bastien n’aurait jamais fait d’avance à Odile, malgré l’attirance instinctive qu’il a pour elle. Son amour est réel, mais n’est pas profond. S’il s’excite en sa présence et fantasme sur elle, il n’envisage pas de faire sa vie avec une femme qui pourrait être sa grand-mère. Quand Zoé lui dit d’aller le soir avec Odile, il n’ose y croire. Des fantasmes à l’action, il y a une marge qu’il ne franchit pas aisément. Il se renseigne sur Odile. Est-elle une de ces femmes, avides de sensations, qui se jettent sur les garçons et qui en font collection ? Zoé le rassure : Odile en est très loin ; ce n’est pas une prostituée puisqu’elle est vierge. Il ne voudrait pas qu’elle se propose pour faire plaisir sans l’aimer. Mais non, elle l’aime et a envie de lui, affirme Zoé. Pourquoi lui ? Parce qu’il correspond à l’idéal qu’elle s’est forgé : elle ne le trouve qu’ici. Il n’a pas à se tourmenter : il peut faire l’amour avec elle sans se poser de questions ; elle partira au bout de quelque temps, car elle sait que cet amour n’est que transitoire. Zoé poursuit par toute une série de recommandations sur la conduite à tenir ; il voit que c’est sérieux. Il ne doit y aller que pour la nuit, quand il a fini son travail. Zoé a prévenu Odile : les études sont prioritaires.

C’est bien chapitré que Bastien ouvre la porte de la chambre d’Odile. Il hésite à entrer. Elle l’accueille avec l’assurance d’une adulte et le sourire aux lèvres, mais aussi avec la crispation intérieure d’une novice et une émotion qu’elle a du mal à maîtriser. Tout se passe bien.

* ° * ° *

_

— Je ne pensais pas en te disant de venir ici que tu irais avec les garçons, dit Guy à Odile.

— Moi, en venant ici, je n’y pensais pas, dit Odile.

— Se sont-ils comportés avec toi comme tu l’espérais ?

— Bastien est un amour, dit Odile. J’aurai du mal à le quitter.

— Envisages-tu de partir bientôt ?

— Il faudra bien, dit Odile. Zoé, Élise et Denise s’emploient à me trouver une remplaçante.

— Je vais leur dire de te laisser Bastien, dit Guy.

— Non, dit Odile. Bastien doit faire sa vie avec des jeunes.

— Tu es donc en sursis, dit Guy.

— C’est normal, dit Odile. C’est ce qui était convenu.

— Tu es aussi allée avec Didier et Lionel, dit Guy. Zoé m’avait dit que seul Bastien t’intéressait.

— C’était vrai au départ, dit Odile, quand j’ai donné mon assentiment à Zoé pour Bastien, mais rien ne s’est passé comme je l’avais prévu.

— Pourquoi ?

— Bastien venait le soir pour coucher avec moi, dit Odile. Je me suis vite habituée. Tous les jours, je l’attendais et il me comblait. L’amour est encore plus beau que ce que j’imaginais.

— Il continue avec toi, dit Guy. Il ne t’abandonne pas.

— Oui, dit Odile. C’est merveilleux, mais laisse-moi finir. Je m’attachais de plus en plus à lui. J’étais toujours impatiente de le retrouver. Un soir, j’ai vu son gentil minois apparaître à ma porte et j’étais émoustillée à l’idée de le recevoir. Il s’est effacé, et c’est Lionel qui est entré. J’ai été surprise, mais je ne l’ai pas montré, et j’ai fait avec Lionel ce que je m’attendais à faire avec Bastien.

— Tu aurais pu le renvoyer, dit Guy. C’était facile.

— Non, dit Odile. J’aurais déçu Bastien. Il a donné sa place à Lionel. Il était touchant. Bien sûr, j’aurais pu le renvoyer. J’ai respecté les habitudes de la maison. Ce n’est pas facile, mais j’avais promis. Tu ne peux rien me reprocher de ce point de vue. J’ai fait l’effort.

— Lionel n’est-il pas aussi bien que Bastien ?

— Sexuellement, c’est pareil, dit Odile, mais j’aime plus Bastien. Il te ressemble.

— Tu as reçu aussi Didier, dit Guy.

— Oui, dit Odile. Il s’est très vite pointé aussi, amené de la même façon par Bastien. Je l’ai accepté. Je ne pouvais pas faire moins.

— En somme, tu t’es partagée entre les trois, dit Guy. Ici, la notion de partage est bien ancrée dans nos mœurs.

— Je l’ai constaté et expérimenté à mon corps défendant.

— N’apprécies-tu pas ?

— Très modérément, dit Odile. J’ai du mal à en aimer plusieurs en même temps. Heureusement, Lionel et Didier ne sont plus venus. J’ai appris qu’on leur a trouvé des compagnes.

— C’est grâce à toi, dit Guy. Lionel connaissait Cécile, la fille de Claire, une amie de ma première femme, qui vient ici et qui nous plaît beaucoup. Le fait de te connaître l’a rendu plus hardi, et il s’est rapproché d’elle. Cela sert d’avoir de l’expérience. Il a su faire avec elle. Sans toi, il m’a dit qu’il ne se serait pas lancé.

— Même chose pour Didier ?

— Oui, dit Guy. Caroline, la sœur jumelle est tombée dans les bras de Didier. Elle est aussi parfaite que l’autre.

— Si elles sont jumelles, dit Odile, c’est normal. Je les ai vues ; elles ne se ressemblent pas.

— Ce sont de fausses jumelles, dit Guy.

— Sont-elles informées sur moi ?

— Oui, dit Guy. Elles sont comme nous, et les parents aussi. Elles comprennent ta situation.

— Elles ne sont pas jalouses ?

— Aucunement, dit Guy. Au contraire, elles t’apprécient et ne feraient aucune difficulté à te laisser Lionel ou Didier de temps en temps si tu les réclames.

— J’ai l’impression d’être tombée sur la Lune, dit Odile. Je ne m’y ferai jamais. Êtes-vous tous ainsi ?

— Voudrais-tu qu’on soit comme toi ?

— Je ne voudrais pas vous donner mes soucis, dit Odile. Tout est pour le mieux.

— Il faut ajouter Christian, dit Guy, le frère aîné qui a été accaparé par notre trio de filles.

— Je n’y suis pour rien, dit Odile. Comment a-t-il fait pour s’approcher d’elles, s’il est comme vous ?

— Je vois que tu commences à nous connaître, dit Guy. C’est Élise qui l’a attiré, a joué l’entremetteuse et accompagné dans le lit de Diane. Sans Élise, et surtout sans l’exemple de ses sœurs, il n’aurait pas bougé.

— C’est donc moi la responsable, dit Odile. Je suis à l’origine de tout.

— Telle que je te connais, dit Guy, tu vas en faire une montagne et te culpabiliser. Qui est le responsable ? Toi qui as initié les garçons. Zoé qui t’a demandé de le faire. Moi qui t’ai mise à côté des garçons et qui ai accepté ta venue ici. Denise qui a voulu te voir après avoir vu ta photo. Joël qui a pris la photo. Moi qui t’ai aimé. Toi qui m’as aimé à l’image de ton fiancé. Le fiancé qui t’a aimé. Veux-tu que je remonte au déluge ? C’est une réaction en chaîne comme beaucoup d’autres dont nous ne connaissons pas la fin. C’est la vie. Tu vas te faire des soucis alors que nous sommes heureux de ce qui est arrivé.

— Ce Christian, dit Odile, va-t-il avec les trois sœurs ?

— Je ne connais pas les détails, dit Guy, mais c’est vrai. Elles nous l’ont dit dès le début et nous les avons encouragées.

— C’est affreux, dit Odile. Il ne faut pas laisser tes filles aller avec ce garçon.

— Ce garçon est très bien, dit Guy. Il a un caractère idéalement adapté à celui des filles. Elles ne pouvaient pas espérer mieux. Il y en a certainement une qui va l’épouser.

— Je ne vous comprendrai jamais, dit Odile. Comment une fille peut-elle accepter que son amoureux, son futur mari, se fourvoie avec d’autres filles ?

— Elles ne sont pas jalouses et partagent, dit Guy. Aucune ne se fourvoie. Ce n’est pas facile de trouver un garçon convenable. Elles en sont conscientes. Elles ont l’exemple de mes compagnes. Elles savent qu’elles doivent s’entendre entre elles. Elles se serrent les coudes et sont heureuses d’avoir ce garçon. Elles ont décidé d’un traitement provisoirement égalitaire. Je les approuve de ne pas se déchirer entre elles et de le mettre à la disposition des trois. Les études n’en pâtissent pas. Elles sont raisonnables. Elles ne discutent pas des heures sur lui ou avec lui. Elles le prennent simplement dans leur lit à tour de rôle, en retirent du plaisir, et nous les soutenons. Ce garçon ne va qu’avec elles, et elles ne l’empêchent pas de travailler. Il est sérieux et heureux que les grands comprennent son comportement. Il ne se disperse pas avec des filles de passage. Il n’en connaissait pas d’autre avant les nôtres. Tout cela est normal à leur âge. Elles en ont besoin. Il y a déjà plusieurs années qu’elles auraient pu s’y mettre si elles l’avaient trouvé. Elles rêvaient des garçons. Zoé estime que désormais, elles seront moins traumatisées si elles se font violer. Pourquoi les priver de ce qui est naturel ? Tu es sentimentale. Ce n’est pas leur cas, et tu as bien accepté d’aller avec trois garçons plus jeunes qu’elles. Je ne te le reproche pas.

— Ne remue pas le fer dans la plaie, dit Odile. Je n’en suis pas fière. Il s’est passé tellement de choses ici que je ne sais plus où j'en suis. J’ai été emportée par mes élans sexuels. Je dois me reprendre et me retirer. Zoé espère que Bastien sera bientôt casé. Elle a trouvé une fille. Je suis le seul obstacle à cette liaison. Je vais laisser Bastien.

— Reste un peu avec lui, dit Guy. Il t’aime bien. Nous n’avons pas encore vu les parents de cette fille.

— Il sera mieux avec la fille, dit Odile.

— Ton aventure amoureuse est donc virtuellement finie, dit Guy. Regrettes-tu beaucoup d’être allée avec les trois ?

— Si je n’étais allée qu’avec Bastien, dit Odile, je l’aimerais comme j’avais commencé à le faire. Je serais attachée à lui et aurais plus de mal à m’en séparer. D’avoir connu les autres, m’amène à relativiser. Ma passion pour Bastien s’est émoussée au contact des autres.

— C’est donc heureux que tu aies connu les trois et pas seulement Bastien, dit Guy. Tu as mûri. En même temps, tu as fait du bon travail. Tu les as mûris aussi. Regarde la facilité qu’ont eue Lionel et Didier à passer à d’autres filles. Ils avaient besoin de te rencontrer. Leur virginité les paralysait. Tu as perdu la tienne, mais c’est pour la bonne cause. Je ne t’imaginais pas en spécialiste du dépucelage, mais cela te va bien, Odile. J’ai d’autres garçons plus jeunes que je te livre volontiers.

— Ne te moque pas de moi, dit Odile. Je termine avec Bastien, et je m’arrête là.

— Tu te sous-estimes, dit Guy. Bernard m’a parlé de toi.

— Je ne suis pas une femme facile, mon cher Guy. Bernard est un bon garçon, un peu collant, mais tu trouveras quelqu’un d’autre pour l’initier. Je n’ai été volontaire que pour Bastien. Avec Lionel, je retrouvais encore un peu de toi. Avec Didier, ce n’était plus que physique.

— Il est vrai qu’il ne me ressemble pas, dit Guy. T’a-t-il déplu ?

— Pas complètement, dit Odile. J’ai eu du plaisir, mais ce n’est ni toi, ni Bastien.

— Bernard n’a-t-il pas tes faveurs ?

— Il n’y a que toi qui les as, dit Odile. Tu le sais bien, et Bernard est trop jeune.

— Il commence pourtant à avoir de vigoureuses érections, dit Guy, mais je suis d’accord avec toi pour le trouver trop jeune. Il vaut mieux ne pas l’exposer à être en panne. Élise, qui surveille les garçons sur ce point-là avec une grande attention, dit qu’il n’est pas prêt. Continue à le repousser comme tu fais quand il va se frotter contre toi.

— Je vois que tu as observé le manège de ton garçon, dit Odile.

— Tu procèdes avec douceur, dit Guy. J’aime la façon dont, d’une caresse, tu l’éloignes de toi. Restes-tu avec nous ? Nous le souhaitons tous.

— Malgré mon incompétence, dit Odile, je vais rester. Je serais à votre charge.

— Une charge bien légère, dit Guy. Puisque tu restes et que tu t’es habituée au partage, je vais te mettre à égalité avec les autres.

— Cela veut-il dire que je coucherais de temps en temps avec toi ?

— Oui, dit Guy. N’est-ce pas ce que tu recherches ?

— Je t’aime, dit Odile, et j’aime Bastien parce que c’est ton fils, mais je refuse de coucher avec un homme qui va avec d’autres femmes.

— J’avais cru comprendre que tu acceptais le partage, dit Guy, même si c’est avec réticence.

— Tu n’as pas compris, dit Odile. Quand je me suis donnée à tes garçons, ils n’allaient qu’avec moi. Je n’aurais pas accepté une concurrente. Je n’ai pas pu faire autrement que de me partager. C’est tellement dans vos habitudes que cela semble naturel ici. Pour moi, cela ne l’est pas du tout. Je suis jalouse, et si tu viens avec moi, je te garde pour moi toute seule.

— Je retire ma proposition, dit Guy. Je n’abandonnerai pas les autres.

— Moi, je vous quitte, dit Odile. Je suis incapable de te résister, et je finirai dans ton lit si je reste ici. Je serai malheureuse de te voir aller avec les autres. Je ne reviendrai pas.

— Je peux te promettre de ne pas te toucher, dit Guy.

— Si je reste ici, dit Odile, sachant que tu m’acceptes, je serai demain à te supplier de faire l’amour avec moi. Bastien m’a appris ce qu’est l’amour. Je serai au supplice. Je le suis déjà. Je serais la putain de ta famille. Je pars tout de suite.

— Je ne t’accepte plus, dit Guy.

— Si demain, je vais dans ton lit et te sollicite, dit Odile, ne feras-tu pas l’amour avec moi ?

— Dans ce cas...

— C’est donc que tu m’acceptes, et Bastien fera pareil. Je pars, dit Odile, loin des tentations.

— Je ne te retiens pas, dit Guy. Quels souvenirs inscriras-tu dans ton journal ?

— Des quantités de souvenirs, dit Odile. Je viens d’écrire une dizaine de pages. Dis-moi que tu m’aimes.

— Je t’aime, dit Guy.

— Quel dommage que tu en aimes aussi d’autres, dit Odile. J’arrive trop tard.

— Veux-tu emporter des souvenirs visuels de ton passage ici ?

— De quel genre ?

— Élise a fait des enregistrements de vidéos, dit Guy. Si tu veux des copies, je te les expédierai.

— Ce sera volontiers, dit Odile.

— Quelle version veux-tu ?

— Il y en a plusieurs ?

— Il y a toujours des longueurs et trop d’images, dit Guy. Il faut faire une sélection. Une version expurgée est montrable à tout le monde.

— Faites-vous des versions qui ne le sont pas ?

— Oui, dit Guy, pour nous. Élise réalise des montages sur nous tous de trois types : photos fixes, version expurgée et version non expurgée.

— Il y a quelque chose sur moi ? J’ai vu qu’ils me filmaient dans le couloir et dans la salle de bains, et Zoé m’en a parlé. Ce n’est pas la peine d’expurger mes nus et les vôtres. Je garderai cela pour moi.

— Il n’y a pas que cela, dit Guy. Il y a une caméra au-dessus de l’armoire dans le fond de ta chambre. Ne l’as-tu pas remarquée ? Elle n’est pas cachée, dit Guy.

— J’ai dû la voir, dit Odile. J’ai remarqué un point rouge lumineux, mais je ne fais pas trop attention à ces choses-là. Fonctionne-t-elle ?

— Elle fonctionne bel et bien quand le voyant est allumé, dit Guy.

— Toujours ? Même quand j’étais avec les garçons ?

— Oui.

— Comme indiscrétion, on ne fait pas mieux, dit Odile. C’est pire que ce qu’a fait Joël avec ses photos. Je suis indignée. Tes enfants font cela ?

— Je suis responsable, plaide Guy. Ils m’ont demandé s’il pouvait enregistrer avec toi, comme ils le font avec nous. J’ai hésité, et je ne savais pas s’il valait mieux solliciter ton autorisation. Finalement, j’ai décidé de faire comme pour nous puisque tu avais réclamé de faire avec toi comme pour nous. Tu étais prévenue des conséquences. Tu es bien allée avec les garçons pour nous imiter. Nous avons ici la liberté totale de filmer sans demander l’autorisation. Tu n’avais pas arrêté la caméra. Il m’a semblé que c’était secondaire de t’enregistrer, d’autant plus que ceux qui sont sur les images en restent propriétaires et en disposent à leur guise. Je croyais aussi que tu savais qu’on pouvait t’enregistrer. Zoé m’a dit qu’elle t’avait parlé des caméras.

— De celle de la salle de bains. Oui, dit Odile. Je n’ai pas généralisé. C’est donc moi la véritable responsable. Je n’avais pas mesuré la profondeur de mon engagement à vous imiter. Je retire mon accusation d’indiscrétion. L’armoire est loin, dans un coin. On ne doit pas voir grand-chose, et je n’ai rien entendu. Elle ne doit pas fonctionner.

— La caméra est automatique et très bien réglée, dit Guy. Elle est reliée par câble à la régie qui est dans la chambre d’Élise. Elle est silencieuse, sans aucune mécanique qui s’use, ce qui fait qu’elle fonctionne en permanence. D’ailleurs, il y a une deuxième caméra pour avoir d’autres angles de prise de vues. Elle a été installée de l’autre côté, près de la porte.

— J’avais remarqué aussi un appareil près de la porte, dit Odile. Je n’en voyais pas la raison. Mais la technique n’est pas mon fort. Je n’ai pas cherché à savoir à quoi cela pouvait servir.

— L’éclairage des chambres a été étudié pour réaliser de bonnes photos, sans qu’il soit éblouissant, dit Guy. Élise m’a convaincue de garder la lumière quand nous faisons l’amour, par égard pour ceux qui peuvent observer. Les garçons sont à notre école : ils t’ont demandé de ne pas éteindre et de ne pas te cacher. Élise est subjuguée par ta dynamique et ta plastique. Elle dit que tu aurais dû faire du cinéma. Elle va monter tout ce qu’il y a sur toi bien que je lui aie dit que cela se répète un peu. Nous t’avons regardée en direct, sur la grande télévision du salon, quand tu as commencé avec les garçons.

— Avec les précautions que j’ai prises pour ne pas tacher, les embrassades, les caresses et les mamours ?

— Oui, Odile. Tu étais parfaite. J’ai admiré ta maîtrise, ta douceur et ton amour évident pour eux. Pour les premières fois de ces garçons, tu as été la femme idéale. Il ne pouvait pas espérer mieux. Bernard était très intéressé. Si cela te gêne, je vais détruire ce qui a été enregistré sur toi.

— Juges-tu que j’y suis bien ? Je n’ai pas l’impression que j’étais très maîtresse de moi.

— On ne peut pas faire mieux, dit Guy. Élise a raison.

— Y suis-je comme sur les vidéos pornographiques ?

— Ce n’est pas comparable, dit Guy. Sur ces vidéos, il n’y a que de la perversion, des exaltations avec des scènes de lesbiennes, des fellations et acrobaties amoureuses que nous ne pratiquons pas. Tu es plus animée, plus vivante que nos femmes, mais tu ne joues pas un rôle. Il n’y a que de l’amour pur sur ces vidéos. Sais-tu pourquoi nous enregistrons ?

— Non, dit Odile.

— C’est pour répondre aux enfants, dit Guy. Être nus devant eux ne suffit pas. Ils posent vite la question de savoir comment on fait l’amour et ils veulent voir. Il n’y a rien à cacher, donc, nous pourrions les inviter dans notre chambre. Comme au bon moment nous perdons un peu la notion de ce qui nous entoure et qu’ils posent des questions importunes qui nous déconcentrent, nous avons tendance à l’éviter. Les repousser, c’est les inciter à regarder par le trou de la serrure, ce qui n’est pas mieux. Élise l’a fait avant que la vidéo existe. La vidéo est bien moins gênante et nous pouvons leur expliquer après coup. Les tiennes seraient parfaites pour les plus jeunes. Bernard en est témoin. Nous sommes trop impassibles. Tu es un modèle expressif d’amour. Tu n’es pas muette comme nous, et on voit tes sentiments. C’est instructif et il n’y a rien à expurger sur tes vidéos alors qu’il y a tout à enlever de celles du commerce, de vraies pantalonnades. Les vidéos servent aussi au souvenir. Nous avons installé initialement nos caméras pour surveiller les enfants d’une autre pièce. Entendre le bébé ne nous suffisait pas ; nous voulions le voir, car les nôtres pleurent rarement, et les écouter ne suffit pas. C’est pratique d’avoir une caméra de surveillance. Nous avons étendu cela aux chambres de tous les enfants. Nous avons mis partout des caméras et branché tous les téléviseurs, y compris dans nos propres chambres. C’est la mosaïque des miniatures de l’ensemble des images qui sert le plus. Regarde ! Elle permet de trouver quelqu’un rapidement. Zoé est devant son ordinateur. Thomas et Élise sont sous la douche. Irène et Yves épluchent des légumes dans la cuisine. Par l’interphone, je contacte qui je veux immédiatement. Cela ne nous gêne pas que les enfants nous observent. Au contraire, ils doivent savoir ce que nous faisons. Nous n’avons pas de violences ou de colères à cacher. La télévision est plus pernicieuse.

— Il y a du sexe pour les petits, dit Odile.

— Oui, dit Guy, mais sans perversion, et donc montrable. Ils nous regardent rarement, ayant d’autres choses à faire, mais il est important qu’ils sachent que ça existe et nous donnons les explications nécessaires. Arrête tes caméras si cela te dérange.

— C’est trop tard, dit Odile. Envoie-moi les copies sans rien expurger. Je me regarderai.

— Je vais te fournir l’appareil qui permet de les voir, dit Guy. Il y a assez de vidéos sur nous pour les enfants. Je détruirai ce qui restera ici sur toi.

— Non, dit Odile. J’assume ce que j’ai fait, et tes fils ont autant le droit que moi au souvenir. Je suis heureuse d’avoir servi à quelque chose qui sera utilisé pour les enfants. Si Élise m’aime bien, je ne vais pas lui enlever son travail. Pour tes enfants, je te donne l’autorisation, mais, par contre, je n’aimerais pas être vue par des gens de l’extérieur. Ne me montre qu’à ceux qui sont ici et que je connais.

— Sois tranquille, dit Guy. Je ne diffuserai pas ton image sur le réseau Internet. Élise consacre beaucoup de son temps aux montages. Tu les auras bientôt.

— Envoie-moi en plus tout ce qu’il y a sur toi, dit Odile.

— Les enregistrements tiennent dans une petite boîte, dit Guy, mais c’est de l’ordre d’une centaine d’heures à regarder.

— Fais un effort en ma faveur, dit Odile. Je t’enverrai en compensation la photocopie de mon journal. J’échange ton intimité avec la mienne. Je sais qu’elle t’intéresse, mais tu la gardes pour toi : les autres ne me comprendraient pas forcément. As-tu montré ma photo prise par Joël aux enfants ?

— Non. C’est toi qui en disposes.

— Alors, fais-le, dit Odile. C’est la plus belle image de moi. J’aimerais que ce soit la seule. Ils verront comment j’étais. Pour comparer avec ce que j’ai fait, envoie-moi aussi les premières rencontres des enfants avec leurs nouvelles partenaires.

— Seulement si elles l’acceptent, dit Guy, et Bastien n’en a pas encore.

— Débrouille-toi pour qu’elles acceptent et choisissez-en une bonne pour Bastien. Il le mérite.

* ° * ° *

_

— As-tu décidé de partir ?

— Oui, je ne supporte pas le partage, répond Odile à Blanche.

— Bastien n’est qu’avec toi pour le moment, dit Blanche. Il t’aime bien. Il va être désolé. Ne l’aimes-tu pas ?

— Si tu savais ce que je ressens quand je suis avec lui, tu ne dirais pas cela, dit Odile. Mais j’aime Guy encore plus et vous avez pris la place.

— Fais comme nous, dit Blanche.

— Avec toi, Léa, Denise et Zoé ? Ma morale me l’interdit, dit Odile. Ce n’est pas possible. Je me demande comment tu fais pour supporter les trois autres ?

— C’est simple : je les aime, dit Blanche. Ma morale ne m’interdit pas d’aimer et de partager.

— Tu n’as aucune raison de les aimer, dit Odile. Elles te prennent Guy.

— Je les aime parce qu’elles m’aiment, dit Blanche.

— Pour la forme, dit Odile.

— Pas du tout, dit Blanche. J’ai Guy à volonté. Elles s’effacent devant moi et moi devant elles. Léa m’a soutenue en se privant dans une période difficile. Denise m’a acceptée près de Guy sans y être obligée.

— Et tu acceptes aussi Zoé, une bonne ?

— Ne dis pas de mal de Zoé, dit Blanche. C’est la femme la meilleure et la plus intelligente. Elle t’a orientée vers Bastien. C’est pour moi une réussite exceptionnelle. Tu as fait à Bastien un présent merveilleux. Même si tu le quittes, son amour te suivra toute la vie. Il n’est pas près de t’oublier. Nous restons tous ici fidèles à nos amours même si nous en avons d’autres.

— Je suis moins fidèle que toi. Je l’ai déjà trompé, dit Odile.

— Ce n’est pas de l’infidélité. C’est lui qui te les a amenés, dit Blanche. Il les aime aussi. Il ne pouvait pas les tenir à l’écart. Si tu les as acceptés sans les souhaiter, cela montre ta gentillesse. Zoé n’y est pour rien.

— Quel est le rôle de Zoé, ici, dit Odile. Je ne le perçois pas bien.

— Zoé est celle qui nous dirige avec Guy, dit Blanche. Elle décide, et nous la suivons. C’est elle qui comprend le plus rapidement ce qu’il faut faire, qui filtre les gens qui viennent ici, qui apprend le plus vite. C’est la plus douée.

— Elle vous commande si je comprends bien, dit Odile.

— Jamais, dit Blanche. Elle prend nos avis et nous recommande d’en suivre un.

— Quels sont ses diplômes ?

— Elle n’en a pas.

— Vous laissez-vous diriger par elle ?

— Zoé est une autodidacte, dit Blanche. Enfin, pas tout à fait. Nous lui avons montré ce que nous savons faire et nous l’avons guidée. C’est une très bonne élève. Au bout de quelques années, l’élève a dépassé les maîtres.

— Ce n’est pas possible, dit Odile. C’est une manuelle. Je le vois tous les jours au ménage et à la cuisine.

— C’est effectivement une très bonne manuelle, dit Blanche, et bien organisée, mais c’est aussi une intellectuelle. Elle a étudié en suivant les enfants ou plutôt en les précédant. Elle a gardé tous leurs livres de classe, et elle est devenue experte dans de nombreux domaines. Elle pèche encore en orthographe, mais elle fait de très beaux textes à l’ordinateur. Elle n’a pas décroché quand les enfants sont arrivés au niveau supérieur. Ils l’utilisent tous en lui posant les questions dont ils n’ont pas la solution. Elle trouve les réponses. Zoé est devenue notre meilleur guide, avec Guy.

— Elle a un statut de bonne ? Ce n’est pas très brillant, dit Odile.

— Elle aura une retraite de bonne, dit Blanche, mais c’est la plus riche de nous tous.

— A-t-elle gagné à la loterie ?

— Elle ne joue pas à la loterie quand la probabilité de gagner est trop faible, dit Blanche. Elle n’a pas hérité non plus. Ce qu’elle a est le résultat de son travail. Elle réalise des logiciels avec Guy. Elle est aussi passionnée que lui pour l’informatique.

— Enfin une passion, dit Odile. Je me demandais si vous en aviez ?

— Elles sont peu visibles, dit Blanche, mais nous en avons. Nous savons nous maîtriser, et nous en dégager à volonté. Nous remercions la nature de nous avoir fait ce don. Il nous distingue de la majorité.

— Ce ne sont pas des passions, si vous les contrôlez, dit Odile.

— Comme tu veux, dit Blanche. Zoé considère que cette caractéristique, qui s’ajoute à d’autres, nous apparente aux épicuriens, qui, eux, la recherchaient.

— Des jouisseurs, dit Odile.

— C’est la réputation perfide des épicuriens, dit Blanche. Nous sommes des jouisseurs. Nous jouissons de la vie, des avantages matériels que donne l’argent, et d’être ici.

— D’aimer aussi.

— Oui, d’aimer. À première vue, nos relations amoureuses laissent croire à la débauche. Nous ne le ressentons pas ainsi. S’entendre à deux est naturel quand ni l’un ni l’autre ne s’imposent. Le plaisir en découle.

— Les orgasmes, dit Odile.

— Les orgasmes, bien sûr, mais surtout celui d’être avec l’autre, de l’aimer en un mot.

— Qui serait possible sans orgasmes ?

— Mais oui, dit Blanche. Notre jouissance est plus intellectuelle que physique.

— Donc, tu n’as pas besoin de relation sexuelle.

— C’est agréable, utile, mais non indispensable, dit Blanche. Avec Guy, nous n’avons pas de raison de refuser ce plaisir commun, mais quand l’un de nous n’est pas disponible, nous continuons de nous aimer. Bastien est comme nous. Si tu n’as plus besoin de lui, il t’aimera encore et se passera de toi. C’est une grande force de ne pas être esclave de ses passions, de ne jamais être entraîné à des actions inconsidérées. Nous coopérons aisément avec ceux qui sont comme nous. Nous sommes presque interchangeables, d’où une grande amitié. Je ne fais qu’un avec ceux d’ici. Impossible de ne pas s’aimer, mais d’une passion contenue, qui ne nous mène pas. Nous jouissons les yeux ouverts, raisonnablement. Bastien ira facilement avec une autre que toi, si cette autre a notre caractère et s’ils arrivent à se reconnaître pour s'aimer. C’est difficile de comprendre les épicuriens sans caricaturer. Ils sont déconsidérés, car l’image commune de la jouissance est liée aux excès et à la licence. Ici, pas de drogues qui excitent, pas de musiques tonitruantes, pas de spectacles qui dérangent, pas de violences. Nous jouissons du monde feutré qui nous entoure ou tout se déroule sans conflit. Cela nous conduit à nous y retirer le plus souvent possible, au calme, là où nous ne sommes plus critiqués, comme Épicure dans son « Jardin ». Ici, tous nos désirs sont satisfaits, sans rien imposer. Notre plus grand désir est de plaire aux autres, de les respecter, de vivre en harmonie. Nous jouissons pleinement de vivre dans une liberté commune et quasi totale. Jamais aucune querelle amoureuse, d’idée ou de préséances.

— Plaisirs calmes seulement, dit Odile ? Très calmes ?

— Oui, dit Blanche, même en amour. Très calmes.

— J’ai remarqué avec Bastien, dit Odile. C’est moi qui fais tout.

— Tu commences à comprendre nos passions, dit Blanche. En dehors de sa passion informatique, qui n’en est pas une pour toi, Zoé sait placer son argent. Moi qui suis dans la partie, je t’assure qu’elle est bonne. Je suis ses conseils. Si elle t’en donne, suis-les.

— Mettez-vous vos biens en commun ?

— C’est comme pour l’amour, l’informatique et les enfants, dit Blanche. C’est à la fois séparé et partagé. Nous avons des procurations générales croisées, et tout ce que nous possédons est utilisé par tous. Personne n’abuse : nous sommes libres de faire ce que nous voulons, et de jouir de tout. Nous nous spécialisons dans ce qui nous plaît, en laissant les autres empiéter sur nos domaines préférés si ça leur convient. Il n’y a pas de compétition. C’est avantageux d’être à plusieurs, car nous pouvons nous remplacer, nous épauler et combler nos lacunes avec les aptitudes des autres. Notre communauté a une efficacité qui n’existerait pas dans une famille réduite à un couple, et qui est possible chez nous à cause de notre caractère calme qui ne génère aucun conflit. Les conseils des uns sont utiles aux autres.

— J’ai suivi ceux de Zoé avec Bastien, dit Odile. Je lui suis reconnaissante de me l’avoir fait connaître. Mais, une bonne ? Elle est sous vos ordres.

— Nous sommes tous aux ordres des autres dans certains domaines, dit Blanche. C’est sans doute programmé dans nos gènes. Zoé est notre bonne. Léa est l’esclave de Guy. Élise est en extase devant son père. Guy est aux ordres des femmes dans le domaine sexuel.

— Il se laisse dominer par vous ?

— Il accepte celle qui va dans son lit, sans discuter et depuis toujours, dit Blanche. Nous nous décidons entre femmes. Il suffit de quelques mots, et même, c’est inutile : nous respectons le programme que nous avons mis au point. Nous savons à l’avance qui ira avec qui. Il n’y a pas à s’imposer.

— Mais alors ? Je tourne en rond, dit Odile. Qui domine qui ?

— Personne, et tout le monde, dit Blanche. Mais c’est une domination très douce. C’est surtout la raison qui domine, et elle vient principalement de Zoé et de Guy. Ce sont des gestionnaires hors pair. Je crois qu’ils seraient tous les deux doués pour diriger une entreprise ou un pays.

— Pourquoi ne le font-ils pas ?

— Il faudrait que les gens les suivent, dit Blanche. Ici, cela marche, et ils le prouvent avec nous, l’informatique et la gestion de nos biens. Ailleurs, ils tomberont sur des chefs qui les élimineront très vite.

— Jamais de conflits d’idées entre vous ?

— Mais si, dit Blanche. Nous ne pensons pas la même chose. À l’extérieur, nous évitons les sujets qui fâchent, et nous apprenons aux enfants à ne pas chercher querelle. En restant muets, nous recevons moins de coups. Profil bas par prudence pour éviter les violences. Ici, nous discutons et cherchons à nous convaincre, car nous pouvons nous exprimer en toute liberté sans craindre la moindre réprobation. Pas d’intolérant. Je t’assure que j’en jouis pleinement, avec une décontraction intellectuelle totale. Si nous ne tombons pas d’accord, nous restons sur nos positions en attendant que l’avenir nous éclaire. Nous prenons l’avis des autres. S’il y a un choix à faire, l’un de nous décide, et celui qui n’est pas de cet avis n’en prend pas ombrage. Il n’y a pas de honte à avoir des idées différentes. Nous n’allons pas nous irriter pour cela. Nous ne sommes pas des bagarreurs. Nous sommes conscients de nos particularités : qualités ici, défauts ailleurs.

— Ce qui veut dire que je vous perturbe, dit Odile, car je n’ai pas ces particularités.

— Tu t’es débloquée sexuellement avec les enfants, et Guy s’est débloqué vis-à-vis de toi, dit Blanche. Tu ne pouvais pas espérer mieux en venant ici.

— C’est vrai, dit Odile, mais je préfère m’en aller.

— Pourtant, nous t’aimons, dit Blanche. Ta gentillesse nous a touchés.

— Je rêve de Guy pour moi toute seule, dit Odile.

— Alors, dit Blanche, nous ne pouvons rien pour toi. Va-t'en et continue de rêver. Mais tu as acquis le droit de venir parmi nous quand tu veux, et partager notre paradis.

— Je ne supporte plus de rester à côté de Guy et de vous, dit Odile. Comprends-moi. Ce sera la même chose avec Bastien et sa nouvelle compagne.

— Aux dernières nouvelles, dit Blanche, la fille n’est pas sûre. Elle s’en va pendant les quelques jours de vacances qui viennent et les parents sont difficiles à contacter. Zoé dit de ne pas se précipiter et de se renseigner encore. Bastien va rester seul pendant un bout de temps. Tu l’as déjà bien fait travailler en français. Je vais lui donner de quoi être occupé. Il se passera plus facilement de toi.

— Il peut encore progresser et c’est mieux quand il est surveillé de près, dit Odile. Si Zoé n’est pas plus douée que moi en français pour le suivre, envoyez-le-moi le temps des vacances, s’il n’a personne et s’il le veut bien. Il m’aidera à installer les vidéos. Les branchements et les boutons des appareils restent mystérieux pour moi.

— Je me demande quelle opinion tu vas emporter de nous ?

— Une bonne opinion globale, dit Odile, mais avec des étonnements dans de nombreux domaines. Vous êtes insensibles à ce qui est beau. Comment ne pas aimer les fleurs, les arts, la poésie, la musique, le vin ?

— J’aime la musique, dit Blanche.

— Si peu, dit Odile. Tu n’en écoutes pas souvent. Moi, je ne peux pas m’en passer. Ma discothèque m’a manqué ici. Que de points d’interrogation sur vous ! Je n’arrive pas à vous saisir. Pas de pleurs, pas d’émotions, pas de rires, toujours la raison. J’ai voulu vivre comme vous, mais vous ne prenez pas des plaisirs qui sont à portée de la main. Vous avez une cheminée. Il n’y a rien de plus beau qu’un feu de bois. C’est vivant ; c’est chaud. Je le regarderais pendant des heures. Durant tout mon séjour, le feu n’a jamais été allumé, et vous avez une pile de bois sur le balcon. Les flammes qui dansent : c’est sublime. La cheminée ne tire-t-elle pas ?

— Je n’en sais rien, dit Blanche. Elle doit tirer. Nous ne l’utilisons pas ; elle est fermée en permanence. Le bois, je l’ai toujours vu là ; Zoé l’époussette ; il doit venir du locataire précédent. Pendant la panne de chauffage de l’année dernière, nous avons utilisé des radiateurs électriques. Guy nous a dit que le rendement de la cheminée est dérisoire et que c’est un système archaïque, polluant au possible, à n’utiliser qu’en dernière extrémité. Si tu restais, on te ferait du feu. Il faudrait seulement acheter des allumettes. Tout est électrique ici.

— Je me sens aussi parfois très seule au milieu de vous, dit Odile. Vous n’aimez pas le sport.

— Ce n’est pas vrai, dit Blanche. Nous pratiquons la marche, le jogging, la gymnastique, le judo, la natation et des sports intellectuels comme les échecs, les mots croisés et des jeux de cartes. Il n’y a que les sports brutaux ou dangereux que nous évitons : le patin à roulettes ou le ski par exemple.

— Oui, dit Odile. Mais devant la télévision, je suis seule, plus seule que chez moi.

— Ce sport n’est que du spectacle, de la compétition, dit Blanche. C’est sans intérêt pour nous.

— Moi, dit Odile, je prends parti pour une équipe ou un joueur, et je vibre.

— Pour nous, dit Blanche, c’est l’image de la guerre, avec ceux qui cherchent à s’imposer et ses brutalités. Nous en souffrons. Nous ne savons pas nous imposer aux autres par la force. Nous savons que beaucoup se défoulent de leurs mauvais instincts par le sport. Nous nous maîtrisons suffisamment pour nous désintéresser de ce sport-là. Il ne nous apporte rien. Nous n’en avons pas plus besoin que des variétés. Les vedettes ne nous intéressent pas.

— Et vos enfants, dit Odile, si différents des autres ! Des jouets peu nombreux, mais jamais cassés et toujours rangés. Des anges obéissants comparés à mes petits-neveux. Je suis ici chez des extraterrestres, des êtres qui n’existent nulle part ailleurs et qui me désarçonnent par leur calme et leur logique. Les seuls jurons que j’ai entendus ici, sortaient de ma bouche. Vous avez un langage châtié. Je ne suis pas comme vous. J’ai raison de partir.

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46 Le martyre d’Odile

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Odile rentre chez elle, dans son studio, et cherche à reprendre ses esprits. Elle a été passablement ébranlée par tout ce qui lui est arrivé chez Guy. En demandant à être près d’eux, à partager leur vie, elle s’est trouvée entraînée à s’exposer comme elle n’aurait jamais pensé le faire. Elle s’est donnée aux garçons presque sans l’avoir voulu. Comment l’a-t-elle fait ? Elle a été projetée dans un tourbillon, elle qui menait une petite vie tranquille, seulement perturbée par un amour lancinant qui n’avait jamais voulu la lâcher. Elle ne voit plus l’amour de la même façon. Le désir violent qu’elle éprouve maintenant la bouleverse profondément. Elle a honte d’avoir demandé que Bastien vienne la voir, car elle est décidée à ne pas l’empêcher de trouver une compagne de son âge, et elle a promis de le quitter. En même temps, elle se sent irrésistiblement attirée par lui. Elle est incapable de lui résister, comme à Guy.

Quelques jours plus tard, Bastien arrive avec les vacances. Il apporte à Odile les enregistrements numériques contenant les vidéos et installe les appareils. Avec un magnétoscope, Odile aurait détruit rapidement les fragiles bandes magnétiques et aurait été incapable de l’utiliser sans erreur, la manipulation étant trop compliquée. Le matériel de Guy est robuste et simple. Doté d’une patience d’ange, Bastien explique comment choisir un enregistrement, le charger, démarrer, avancer, reculer, arrêter, zoomer. Toutes les fausses manœuvres sont tolérées, et Guy a fourni des supports ineffaçables et presque indestructibles. À force de répétitions, Odile finit par s’y faire. Elle commet encore des fautes et s’embrouille dans les commandes, mais c’est sans conséquence, en dehors de ne pas obtenir au bon moment les images souhaitées.

Dans le grand studio, ils consacrent au français une bonne partie du temps. Bastien, bien entraîné par Zoé, aide efficacement aux travaux quotidiens. Odile, sans le montrer, prolonge son bouleversement intérieur. Son envie s’est avivée au fil des quelques jours de séparation, et le soir, dans son lit où elle se sent si seule d’habitude, elle se donne à lui désespérément, sachant qu’il ne reviendra pas. Elle garde une retenue de façade pour ne pas le troubler, mais c’est un déchirement invisible qui suit la dernière étreinte. Quand il est parti, elle ne peut retenir ses larmes.

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Pour combler le vide de sa vie, Odile regarde souvent, avec nostalgie, les vidéos de Guy et de Bastien. Élise a bien travaillé. Toute la vie quotidienne chez Guy y est. Les images, issues de la dernière technologie, sont belles et fouillées. Elle les fixe souvent sur l’écran, les passe une par une ou au ralenti, et les agrandit largement sans que le grain apparaisse. Odile constate qu’elle est effectivement photogénique. Elle est heureuse que ressorte seulement sa bonne apparence, que les soucis qu’elle a eus n’apparaissent pas. Pour les vues de la chambre, la lumière tamisée est idéale pour modeler les formes. Les ombres douces ne font perdre aucun détail. Bastien préférait jouir pleinement de la vue de son corps. Elle a cédé à son désir en restant souvent sur le lit sans se couvrir et sans éteindre. Elle ne le regrette pas, car tout est bien clair et les couleurs sont fidèles. Les quelques vues en lumière infrarouge de certaines vidéos restituées sans couleurs ne sont pas aussi belles, mais elle est toujours saisie d’émotion, chaque fois qu’elle regarde Bastien ou Guy. Elle n’arrive pas à détacher ses yeux des images des hommes qu’elle aime. Elle les passe et repasse chaque jour, s’imprégnant de ce qui est désormais du passé, mais qui la bouleverse et ravive son amour.

Odile a besoin de calme pour reprendre ses habitudes de femme seule. Les souvenirs des quelques mois passés en compagnie de Guy et de sa famille sont si présents qu’elle ne retrouve pas son équilibre passé. Ses amours tardifs ne l’ont pas vraiment changée. Elle se savait capable d’aimer. Elle aime toujours le même homme en ses trois incarnations. Elle est heureuse d’avoir connu le véritable plaisir physique, mais elle souffre maintenant cruellement de son absence. Elle rêve encore plus de son fiancé, de Guy et de Bastien, et le journal reste le fidèle reflet de ses fantasmes et de ce qu’elle ressent. Elle y est comme d’habitude d’une sincérité absolue. Il dévoile sans fard son désarroi, l’amour qui la tenaille, et l’attachement qu’elle a pour eux. Elle en livre régulièrement la photocopie à Guy, par petits paquets, comme elle a promis de le faire.

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Odile regarde parfois les ébats avec Bastien, mais elle préfère les images de la vie courante. Elle a mis de côté les vidéos avec Didier et Lionel, pour ne pas les regarder. Elle n’a pas cherché ces deux garçons. Bastien les a proposés, et par amour pour lui, elle a fait ce qu’il voulait. Elle n’aurait pas accepté si elle ne s’était pas obligée à se plier aux coutumes de la maison. Elle était liée par ses promesses. Toute sa vie, elle les a tenues. Elle ne pouvait pas déroger. Les trois garçons faisaient tout ensemble. Se partager était normal dans ce contexte, et elle a gardé pour elle ses fortes réticences morales. Elle les a tolérés au milieu de cette période mouvementée qui va lui fournir des souvenirs pour le restant de sa vie.

Par inadvertance, un jour, elle met dans l’appareil une des vidéos qu’elle a écartée. À force de regarder Bastien, de le regarder toujours, elle a tout analysé de son comportement avec elle. Elle voit Didier, la première fois avec lui, quand Bastien l’a amené. Elle va arrêter la machine pour revenir à Bastien seul, mais elle la laisse fonctionner. Elle observe, et après avoir vu, intéressée, repasse plusieurs fois les mêmes scènes. Sa mémoire l’a trompée. Elle ne devait pas être lucide : d’abord Bastien n’impose pas Didier ; il est accompagné de Didier, mais Didier ne vient que pour la saluer, probablement avec l’intention de repartir. Ensuite, Didier est très interrogateur, étonné, très respectueux, même plus que Bastien. Il ne fait que ce qu’elle l’invite à faire. Il était prêt à partir et la laisser avec Bastien. Elle le retient, et Bastien s’éclipse. C’est elle qui a fait entrer Didier dans son lit, et s’est livrée à lui. Elle est émue de le découvrir. Par quelle aberration a-t-elle cru que Didier était proposé par Bastien ? C’est elle qui dirige, qui agit avec Didier comme avec Bastien, et qui jouit de ce qu’il lui apporte. Elle a eu du plaisir. Elle s’en souvient, et la vidéo le confirme. Pourquoi ne l’aime-t-elle pas comme Bastien ? Elle décèle une injustice. Didier ne lui a pas été imposé. Elle a cru faire plaisir à Bastien en se livrant à son frère. En réalité, Bastien s’est soumis à ses décisions, immédiatement, sans manifester la moindre contrariété, et Didier a fait ce qu’il croyait qu’elle souhaitait, avec plaisir, mais il n’y a pas à lui reprocher. Elle met la vidéo de Lionel et l’analyse. Même conclusion. L’injustice est patente avec les deux. Rien ne permet de les rejeter. Ils sont exemplaires. Ils n’ont fait l’amour avec elle, que parce qu’elle les a sollicités. Elle a cru le contraire, que Bastien les imposait, mais la vidéo est formelle : Bastien s’est plié à son choix, sans discuter. Elle se souvient de ce que Zoé lui a raconté sur le viol. A-t-elle violé ces deux garçons ? Ils n’avaient pas l’intention de faire l’amour avec elle. Ils la laissaient à Bastien. Heureusement, elle sait par Zoé qu’ils étaient amoureux d’elle, donc ce n’est pas une grosse faute, et ils étaient excités et consentants. Mais elle s’est indéniablement offerte. Serait-elle comme ces prostituées qui se soumettent à leur proxénète ?

Odile voudrait comprendre pourquoi Bastien a le privilège d’être aimé, alors que les trois ont le même comportement. Elle sait bien que Bastien lui rappelle le fiancé et Guy. Elle est troublée. C’est un petit rien, une différence d’allure physique, un préjugé qui a écarté Didier et Lionel au profit de Bastien. Elle invitait toujours Bastien à revenir. Elle n’invitait pas les deux autres qui le méritaient autant. Ils ne sont plus revenus, se conformant à ses désirs. Seul Bastien a continué avec elle. Elle estime qu’elle a eu tort. Maintenant, elle les aime bien ces garçons. Ils ont été admirables avec elle, et Bastien était content qu’elle les accueille. Elle avait commencé à partager. Elle aurait dû continuer et les aimer à l’égal de Bastien. Désormais, elle regardera leurs vidéos. C’est un souvenir qui n’est pas honteux. Son inconscient ne les rejette plus avec tout ce qu’elle a pu faire de douteux dans sa vie. Elle est même fière de s’être donnée à ces deux garçons, car ils ont été heureux d’un premier amour réussi. S’ils regardent la vidéo, ils verront qu’elle a eu du plaisir, et ils l’entendront, car elle n’est pas muette. Pourquoi, a-t-elle écarté tous les hommes qui ne ressemblaient pas au fiancé ? L’amour était possible. Ces garçons étaient agréables. Elle avait des œillères. Sur Terre, il n’y a pas que le fiancé et ses clones. Il est bien temps de s’en rendre compte ! Elle a quand même une préférence pour Bastien, aussi irrationnel que cela puisse paraître. C’est plus fort qu’elle. D’innombrables pages s’ajoutent à son journal, triturant dans tous les sens ses découvertes.

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La fille à moitié pressentie pour Bastien lui fait faux bond en se liant avec un autre garçon. Zoé, qui ne l’appréciait que très modérément, en est soulagée. La solution à la solitude de Bastien vient de Colette, que sa mère Camille amène avec elle à la maison. Elle plaît tout de suite. Zoé voit rapidement qu’elle convient à son protégé. Le rapprochement a lieu naturellement, déblayé de tout obstacle par les adultes, et Colette se met avec Bastien.

Bastien parle souvent d’Odile à Colette. Il ne lui cache pas qu’il l’aime toujours. Odile, très vantée pour sa beauté par tous, l’intrigue. Elle n’en a aucune image, car Guy respecte le vœu d’Odile de ne pas montrer ses vidéos, ainsi que la photo, à une personne qu’elle ne connaît pas. La curiosité la travaille. Élise ayant terminé les montages des vidéos sur Bastien et Colette, Guy demande à celle-ci si elle accepte de les envoyer à Odile. Colette réserve sa réponse et incite Bastien à rendre visite à Odile. Bastien lui fait remarquer qu’il aime toujours Odile. Colette le sait, mais elle ne s’offusque pas de la concurrence d’une autre femme. Pourvu que Bastien qu’elle aime continue à l’aimer, elle s’en accommode. Elle jugera Odile quand elle la connaîtra.

Colette fait bon ménage avec tout le monde à la maison. Blanche lui prête même sa voiture. Elle sait que Colette est prudente et ne casse rien, bien que son permis de conduire soit tout récent. Bastien, trop jeune, ne l’a pas encore. C’est donc Colette qui lui sert de chauffeur quand ils sortent ensemble. Un samedi, ils partent au loin. Colette propose d’aller jusque chez Odile, pour voir celle dont on lui parle tant.

La route est longue. Colette roule lentement et la durée du trajet est supérieure à ce qu’ils avaient prévu. Ils auront du mal à revenir avant la nuit. Ils ont peu de temps à consacrer à Odile. Colette le sait. Ils pourraient retourner sans aller jusqu’au bout, mais la curiosité l’emporte et ils se présentent chez Odile.

Odile a la surprise de voir arriver chez elle, et sans avertissement préalable, Bastien et Colette. Bastien lui présente son amie qui séduit tout de suite Odile. Colette est conquise également par Odile. Ils parlent un moment et les deux visiteurs se préparent à partir. Mais la conversation traîne. Colette et Odile trouvent constamment de nouveaux sujets d’intérêt et l’heure tourne. Le soir approche et la pluie se met à tomber. Odile juge qu’il n’est pas sage de rouler de nuit dans ces conditions, et Colette, qui ne s’y est encore jamais risqué, n’est pas très chaude pour le faire sur une route qu’elle connaît mal. Le plus simple est d’aller à l’hôtel, et Colette s’apprête à y aller avec Bastien. Odile leur propose de dormir sans façon dans le studio. Il y a deux places pour eux dans son lit et elle a un confortable canapé à une place couchée. C’est faisable s’ils acceptent de partager à trois la même pièce. Il n’y a pas de problème de pudeur entre eux. Ils sont d’accord. Odile téléphone pour prévenir que les jeunes ne rentreront pas ce soir et qu’il n’y a pas à s’inquiéter puisqu’ils sont chez elle. Ils prennent le repas ensemble, et passent une bonne soirée à parler de ce qui les intéresse.

À une heure raisonnable, tenant compte de la fatigue passée et future des voyageurs, Odile décide qu’il est temps de se reposer. Elle dispose la literie et fait passer ses invités dans la petite salle de bain. Quand le dernier en sort, elle y entre pour se préparer et enfiler sa chemise de nuit. Colette en profite pour dire à Bastien qu’elle aime beaucoup Odile et qu’elle souhaite le voir coucher avec celle-ci. Elle se dépêche d’investir le canapé. Odile a la surprise de voir que Colette a pris la place qu’elle se réservait. Elle proteste et dit que Colette doit coucher avec Bastien. Colette lui rétorque qu’elle est indisposée et qu’elle préfère qu’elle aille avec lui. C’est contre les principes d’Odile. Elle essaie d’envoyer Bastien prendre la place du canapé pour coucher avec Colette. En vain. Colette est inflexible et garde le canapé. Elle ignore, comme Bastien, qu’Odile ne veut pas partager avec une autre. C’est sincèrement qu’elle offre Bastien à Odile, sachant que celle-ci en a certainement envie, n’ayant pas couché avec lui depuis longtemps. Elle ne voit dans le refus d’Odile qu’une marque de politesse. Elle lui dit que ce n’est pas la première fois qu’elle couchera avec Bastien dans ce même lit et qu’elle ne voit pas ce qui l’empêche de le faire ce soir-là. Bastien interrogé soutient mollement Colette, préférant ne pas intervenir. La place qu’il occupe dans le lit n’est pas contestée. Il attend simplement qu’une des femmes le rejoigne. Odile est placée devant un dilemme. Soit elle va dans le lit avec Bastien, soit elle refuse, mais elle doit dire pourquoi. Comment déloger Colette et surtout expliquer qu’elle est jalouse alors qu’eux sont sans jalousie aucune ? Ils auront du mal à comprendre. Odile se résigne et s’incline devant la détermination de Colette. Elle décide intérieurement de rester de marbre quand elle sera à côté de Bastien. Elle éteint et se coule sous les couvertures à côté de Bastien. Elle sait que Bastien ne l’agressera pas ; c’est toujours elle qui l’a invité. En restant sagement près de lui, rien ne se passera.

Si Bastien n’a aucun doute de ce que veut Colette, il n’a pas une idée claire de ce que souhaite Odile. La conversation qu’elle a eue avec Colette ne l’éclaire pas. A-t-elle envie ou non de lui ? Il est incertain. La seule indication qu’il retient est la chemise. Il lui a toujours demandé de ne pas la mettre. Là, elle l’a, mais elle la remettait après leurs ébats, bien que plusieurs fois, sur le matin, l’envie revenant, il suffisait qu’il se manifeste pour qu’elle l’enlève. Il est vrai que ce soir-là, elle se réservait le canapé, donc, la chemise est normale. Elle aurait peut-être pu s’en débarrasser avant de s’étendre près de lui ? Odile n’a rien dit en se couchant. Elle aurait dû lui dire qu’elle ne voulait pas de lui. Il aurait accepté. Maintenant, ils sont rapprochés, dans un lit moins large que ceux de chez Guy, où ils ne peuvent ignorer la présence de l’autre. Leurs chaleurs et leurs souffles se mêlent renseignant l’autre sur leurs positions respectives. S’ils ne se touchent pas, c’est seulement parce qu’Odile s’est mise très près du bord. Tous les deux sont tendus, mais Odile ne bouge pas, comme elle s'est promis de le faire, et se garde bien de rouler vers Bastien.

Pour lever l’incertitude, Bastien l’effleure du bout des doigts à travers la chemise, sollicitant une réponse, comme il le faisait le matin. Odile perçoit ce contact presque imperceptible tellement il est discret, et ne se méprend pas sur ce qu’il signifie. Elle pourrait prendre la main timide et l’éloigner ou encore lui dire : « laisse-moi ». Le courage lui manque. Déjà, elle sent monter en elle les prémices du désir qui ne cherche qu’à démarrer. Elle voudrait arrêter le processus, mais c’est trop tard. C’est le remue-ménage en elle. Elle en est consternée et heureuse à la fois. Elle frémit d’envie bien qu’elle se tienne encore sagement sans bouger.

Bastien, indécis devant le manque de réponse, s’enhardit à retrousser très lentement et précautionneusement le bas de la vaporeuse chemise de nuit. Odile le laisse découvrir une partie des jambes qu’il se met à caresser doucement. Elle ne résiste pas. Elle ne peut s’empêcher de relâcher légèrement les cuisses jusque-là bien serrées l’une contre l’autre. Par réflexe, la chemise limitant la zone de caresses, elle la tire pour faciliter la progression. Ce signe libère Bastien. Assuré de l’accord d’Odile, ses caresses se poursuivent. Odile rejette les couvertures, met la lumière et enlève la chemise comme elle en a l’habitude avec Bastien. Il l’aide dans sa manipulation du tissu sur le buste et les bras. Odile maintenant dénudée, Colette peut admirer la splendeur indéniable d’un corps non encore fané. Colette voudrait aller se réfugier dans la salle de bains pour les laisser seuls, mais il faudrait qu’elle passe tout près du lit. Elle a peur de les déranger. Elle reste sur le canapé, se faisant toute petite. Odile, maintenant au comble de l’excitation, s’abandonne activement à Bastien, sollicitant de lui tout ce qu’il peut lui donner. Elle se livre entièrement, avec une avidité exacerbée par la séparation. Elle oublie dans l’action la présence de Colette, couchée à quelques pas, qui, voyant qu’on ne s’occupe pas d’elle, se dresse pour mieux observer cette beauté mythique dont on lui a tant parlé. Bastien fournit à Odile le plaisir qu’elle se révèle incapable de refuser, en ayant rêvé presque tous les jours et les nuits qui précèdent.

Quand le matin suivant, les deux compères quittent Odile avec le sentiment d’avoir fait une bonne action, elle est dans la plus grande confusion, ne sachant plus ce qui est bon ou mauvais. Cependant, elle ne fait pas mauvaise figure, gardant pour elle ses tourments. Elle les embrasse tous les deux et, les larmes aux yeux, remercie Colette de s’être effacée devant elle. Colette lui dit que c’était naturel et qu’elle a admiré son comportement avec Bastien. Odile s’effondre de honte quand ils sont partis. Zoé avait raison. Elle n’est pas capable d’autocontrôle.

* ° * ° *

_

— Vous disiez tous qu’Odile était belle, dit Colette à Bastien. Je n’en doute plus : elle est effectivement très belle. Elle nous a bien reçus. Je comprends que tu l’aimes. Je l’aime aussi. Tu vas avec elle quand tu veux.

— As-tu été gênée de rester avec nous ?

— Je ne voulais pas vous déranger, dit Colette. Je serais partie si je n’avais pas été coincée sur le canapé, mais je ne vous perturbais pas beaucoup.

— Ainsi, tu as pu satisfaire ta curiosité, dit Bastien.

— Odile me plaît beaucoup, dit Colette, et pour tout. C’est dommage qu’elle habite si loin. Elle est restée un certain temps avec vous. Pourquoi est-elle partie ?

— Je ne sais pas, dit Bastien. Elle voulait sans doute rentrer chez elle.

— En t’abandonnant ? Mais elle t’aime !

— Elle m’a reçu chez elle pendant plusieurs jours, dit Bastien. Il y avait bien les leçons de français, mais on faisait aussi l’amour.

— Elle t’a quitté, dit Colette. Ce n’est pas normal. Elle ne t’a pas expliqué ?

— Je lui ai demandé, dit Bastien. Elle m’a dit que je comprendrais plus tard. Je n’ai pas encore compris.

— Moi, je crois comprendre, dit Colette. Elle m’a laissé la place. Elle s’est sacrifiée pour moi.

— Sans te connaître ?

— C’est encore plus méritant, dit Colette. Cela prouve qu’elle t’aime.

— Il faut la faire revenir avec nous, dit Bastien.

— Ce serait bien, dit Colette. Cela m’a fait plaisir de vous regarder. Elle est beaucoup plus dynamique que moi.

— C’est le moins qu’on puisse dire, dit Bastien. Toi, tu ne bouges pas.

— Me le reproches-tu ?

— Pas du tout, dit Bastien. Je préfère ton calme qui s’accorde avec le mien. Je l’ai trouvée légèrement plus excitée que d’habitude.

— Seulement légèrement ? Elle doit avoir besoin de faire l’amour encore plus que moi. Elle crie avec toi.

— Elle crie toujours un peu. Cela lui échappe. Bernard a demandé à papa pourquoi elle crie. Il paraît que c’est courant chez certaines femmes qui expriment par là leur contentement. Cela ne me dérange pas. L’as-tu été ?

— Non, dit Colette, mais je n’aime pas crier et ça m’a étonné. A-t-elle quelqu’un en dehors de toi ?

— Je ne crois pas, dit Bastien.

— Pourtant, dit Colette, tu m’as dit que tes frères sont allés avec elle. Elle peut avoir un amant que nous ne connaissons pas.

— Papa m’a dit qu’elle ne l’a fait avec les frères que pour me faire plaisir, et qu’elle ne souhaite faire l’amour qu’avec moi, dit Bastien. Zoé n’a pas été contente quand elle a su pour mes frères. Elle est allée les chapitrer ; j’étais là.

— Leur a-t-elle interdit d’aller avec elle ?

— Non, dit Bastien. Elle leur a dit qu’ils ne devaient pas s’imposer, mais attendre d’être invités.

— Elle ne l’a pas fait ?

— Non, dit Bastien. Elle n’a invité que moi. Elle doit m’aimer plus qu’eux.

— Elle a peut-être un autre homme près de chez elle.

— C’est douteux. D’après papa, elle est seule et elle était vierge avant moi, dit Bastien.

— C’est étonnant qu’elle se soit soudain mise avec toi, dit Colette.

— Papa m’a dit que je corresponds à son idéal, et qu’elle l’a cherché longtemps avant de me trouver.

— Le coup de foudre, dit Colette. Tu te rends compte : elle t’a attendu toute sa vie. Si elle n’a que toi, il faudra l’inviter le plus souvent possible. J’ai l’impression que vous vous entendez bien, toi et elle.

— Avec toi, dit Bastien, c’est très bien aussi. N’es-tu pas attiré par d’autres garçons ?

— Oui et non, dit Colette. Je n’ai pas à chercher. Tu me suffis.

— À moi aussi, dit Bastien, mais si elle vient et si elle le souhaite, j’irai aussi avec elle.

— Je l’espère bien, dit Colette. Je n’aimerais pas que tu la laisses tomber. Elle t’aime et a besoin de toi. Mais garde-moi avec toi. Je tiens à toi.

— Je t’aime autant qu’elle, dit Bastien. Tu le sais bien.

* ° * ° *

_

Guy, mis au courant de la visite chez Odile par le coup de téléphone dont on lui a fait part, est inquiet pour elle. Il lui téléphone quelques jours plus tard.

— Je ne veux pas te déranger, mais Bastien est allé chez toi sans me prévenir, dit Guy à Odile. Si je l’avais su, je lui aurais déconseillé d’y aller.

— Il est effectivement venu chez moi avec son amie Colette, dit Odile.

— As-tu fait connaissance ? Tu nous avais dit d’en choisir une bonne, dit Guy. C’est le cas. C’est une bonne fille.

— Trop bonne pour moi, dit Odile. Elle a fourré Bastien dans mon lit.

— Aïe ! Tu n’es pas pour le partage, dit Guy. Ton journal est très explicite là-dessus. N’as-tu pas refusé de coucher avec lui ?

— Leur candeur m’a désarmée, dit Odile. J’ai fait l’amour avec lui, et devant elle. J’en ai honte.

— Tu n’as pas à en avoir honte, dit Guy. Si je comprends bien, c’est ce qu’ils voulaient.

— Moi, dit Odile, je ne voulais pas.

— T’a-t-il violée ? Cela m’étonne de lui, dit Guy.

— Non, dit Odile. Je ne voulais pas, mais dès qu’il s’est approché, j’ai voulu.

— Il n’aurait pas dû te forcer, dit Guy.

— Il n’a pas eu grand mal, dit Odile. C’est dur, la séparation. J’en avais encore plus envie que lui. J’ai été tout de suite consentante, et mon corps ne demandait qu’à s’accorder au sien. Je ne lui en veux pas, au contraire. J’ai eu énormément de plaisir. Colette a semblé heureuse de nous voir.

— Si ton opinion sur le partage a changé, tu peux revenir ici, dit Guy.

— Je ne pourrais pas m’empêcher d’aller dans ton lit et dans celui de Bastien, dit Odile.

— Personne ne t’en fera grief, dit Guy. Puisque tu aimes, c’est normal.

— Mais je serai malheureuse, dit Odile. Je suis jalouse de Colette et de tes femmes.

— Alors, dit Guy, il vaut sans doute mieux que nous nous tenions éloignés de toi.

— Oui, Guy. C’est préférable. Je suis tellement faible quand vous êtes là. Près de vous, je ne résisterais pas.

— Je vais interdire à Bastien de retourner te voir.

— Ne lui interdis rien, dit Odile. S’il veut venir, qu’il vienne, et toi aussi. Ne lui dis pas que je suis jalouse. Il ne comprendrait pas.

— Il faudra bien qu’un jour, on lui apprenne que la jalousie existe, dit Guy. Souhaites-tu encore le voir dans ton lit ?

— Je ne sais plus ce que je souhaite, dit Odile. Comment veux-tu que je me batte contre des femmes qui m’aiment et que j’aime ? Je ne peux me battre que contre moi-même et je suis écartelée entre mon amour et ma jalousie. Je donnerais cher pour avoir la sérénité de tes femmes. À la place de Colette, je me demande ce que j’aurais fait.

— Zoé et les autres savent que tu es jalouse, dit Guy. Les jeunes vont le savoir.

— Laissez aux jeunes leurs illusions, dit Odile. Ils sauront bien assez tôt ce qu’est la jalousie. Ils n’en ont pas. Je les jalouse.

— Malheureusement, dit Guy, il est impossible de changer de caractère.

— Dis à Bastien que je l’aime et que Colette est charmante.

— Je n’y manquerai pas, dit Guy.

— Je t’envoie les dernières pages de mon journal, dit Odile. Je sais que tu me comprends. Si l’une de tes filles souhaite progresser en français, tu peux me l’envoyer. J’aurais aimé avoir une caméra pour enregistrer quand Bastien est venu.

— N’en as-tu pas assez avec tout ce que je t’ai fourni ?

— C’est la tête de Colette que j’aurais voulu voir, dit Odile. J’étais trop absorbée pour m’en préoccuper à ce moment-là.

— Je vois que tu gardes un peu de tonus, dit Guy. Colette ne tarit pas d’éloges sur toi. Tu n’as rien à craindre d’elle. Si Bastien se risque chez toi, je lui dirai d’emporter une caméra.

— Je ne sais pas si je l’inviterai à passer la nuit, dit Odile. Mais j’apprécie les vidéos et je le laisserai faire l’installation. Je dois devenir narcissique et vicieuse. Je les regarde beaucoup. Zoé a raison. Je passe un temps sur mes problèmes amoureux qui dépasse la dose normale qu’elle m’a révélée. Je l’expliquerai dans mon journal.

— Tu dis tout dans ton journal, dit Guy. Ne me l’envoie plus si tu es gênée.

— Je le fais pour moi, dit Odile. J’en ai besoin. C’est mon miroir. Tu as le droit de me regarder comme moi-même.

— À propos de regarder, dit Guy, donnes-tu à Colette l’autorisation de voir tes vidéos ?

— Elle a vu mieux que les vidéos, mon cher Guy, et je t’avais déjà donné l’autorisation.

— Je n’avais pas bien compris.

— Tu les montres à qui tu veux, dit Odile. Je te fais confiance.

— Je me sens responsable, dit Guy. Ils ne seraient sans doute pas allés chez toi si j’avais montré les vidéos. Colette était très curieuse de savoir comment tu pouvais être.

— Responsable ou non, c’est fait, dit Odile. C’est probablement moi qui me suis mal exprimée, ce qui fait que c’est moi la véritable responsable. Il fallait que cela arrive ainsi. C’est mon destin.

— Colette m’a dit de t’envoyer ses vidéos, dit Guy. Je vais le faire. Lionel et Didier veulent aussi y joindre les leurs.

— Je les ai déjà, dit Odile.

— Ce sont celles avec les jumelles, dit Guy. Tu as été leur porte-bonheur. Ils ne savent comment te remercier. Les filles aussi veulent t’en faire cadeau. Elles estiment que sans toi, les garçons ne seraient pas allés avec les jumelles et qu’elles n’auraient pas osé aller avec le frère. Tout le monde te regrette. Ils veulent tous te faire plaisir.

— Embrasse-les de ma part, dit Odile, et envoie-moi tout. Cela me fait plaisir. Je les aime bien.

— Ne t’ennuies-tu pas, toute seule ?

— Non, dit Odile, j’ai l’habitude et j’ai mes souvenirs. J’ai de quoi les entretenir avec les vidéos. J’écris maintenant des poèmes.

— Sur nous ?

— Oui, dit Odile. Me donnes-tu l’autorisation de les publier ? Il n’y a que vos prénoms.

— Tu es libre de le faire, dit Guy. Ton journal, puis-je le monter à Bastien pour qu’il comprenne ?

— Dans quelques années, dit Odile. Il est charmant ainsi. C’est une fleur qui vient à peine de s’épanouir. Ne la fane pas trop vite.

* ° * ° *

_

— Explique-nous, Zoé, dit Bastien. Nous ne comprenons pas Odile, Colette et moi. Nous lui avons téléphoné pour qu’elle vienne nous voir ici. Elle dit qu’elle ne souhaite pas venir. Faut-il insister ? Crois-tu qu’elle ne m’aime plus ?

— Je suis certaine qu’elle vous aime tous les deux, dit Zoé.

— Pourquoi refuse-t-elle de venir ?

— Vous me posez une question embarrassante, dit Zoé. Si Madame Odile était dans votre peau et pensait comme vous, elle viendrait et vous aimerait. Mais elle n’est pas comme vous ; c’est une autre personne ; elle ne raisonne pas comme vous ; elle a un autre caractère. Il est très difficile de comprendre les autres.

— Je comprends bien Colette et toi aussi, dit Bastien.

— Nous avons des caractères voisins, dit Zoé. C’est le seul cas où c’est facile. Il y a de l’incompréhension dans tous les autres cas. Il faut alors se montrer tolérant.

— Ne comprends-tu pas non plus Odile ?

— Je pense la comprendre à peu près, et Monsieur Guy aussi, dit Zoé.

— Comment faites-vous ? Apprenez-nous, dit Colette.

— Plus tard, vous apprendrez, dit Zoé. Quand j’avais votre âge, j’en étais incapable et Monsieur Guy également. Il m’a toujours dit qu’il ne s’est senti adulte et n’avoir une bonne compréhension du monde qu’après 25 ans. Il en est de même pour moi. Il faut passer par la compréhension des statistiques et avoir une maturité suffisante que vous n’aurez que dans plusieurs années. Ce n’est pas en quelques minutes qu’il est possible d’expliquer. Actuellement, vous devez admettre que vous ne comprenez pas encore tout et ne pas mal juger ce qui vous semble incompréhensible chez les autres.

— Maman pense comme moi, dit Colette. Elle m’a dit qu’Odile s’est éloignée pour que je puisse la remplacer près de Bastien. Odile peut venir puisque je lui ai dit que je suis prête à partager. C’est une sainte si elle me laisse tout et ne veut plus faire l’amour avec Bastien.

— Chacun a son idée sur les saints, dit Zoé. N’en changez pas ; je vous approuve. J’en ai connu une autre qui méritait ce titre. Vous aimez Odile ; elle le mérite et vous n’êtes pas les seuls. Laissez-la libre d’agir comme elle veut.

— Les saints souffrent souvent, dit Bastien. Odile souffre-t-elle ?

— C’est possible et même probable, dit Zoé, mais soyez certains que vous n’en êtes pas responsables.

— Elle ne nous interdit pas d’aller la voir, dit Bastien.

— Vous pouvez donc le faire, dit Zoé, mais je gage qu’elle va souffrir si vous y allez, même si elle fait l’amour avec vous, Monsieur Bastien.

— Nous n’aurions pas dû aller chez elle, dit Colette. Je suis fautive.

— Comment pouviez-vous savoir ? J’aurais fait la même chose à votre place, dit Zoé. C’est moi qui aurais dû vous avertir de la ménager. D’ailleurs, je ne pense pas que c’est une faute grave. Madame Odile a certainement apprécié de faire votre connaissance. Elle vous interdirait sa porte si elle ne désirait pas un peu vous recevoir. Allez-y, si vous le souhaitez. Elle a probablement autant envie de vous voir que de ne pas vous voir.

— C’est embrouillé, dit Bastien. Explique clairement ce qui ne va pas entre nous et elle.

— Puisque vous m’y forcez, je vais essayer, dit Zoé. D’abord, Madame Odile vous aime, Monsieur Bastien, et beaucoup plus que ce que vous pouvez imaginer. Par rapport à votre amour, le sien est décuplé par son émotivité. Elle est folle de vous, et prête à faire n’importe quoi pour vous.

— Comment le sais-tu ?

— Elle n’aime que vous, et pas vos frères, dit Zoé. Elle a couché avec eux pour vous faire plaisir, et uniquement pour cela. Elle s’est prostituée pour vous. Il n’y a pas plus belle preuve d’amour.

— Elle a dû en souffrir, dit Colette.

— Je suis consterné de l’avoir fait, dit Bastien. Mais, si elle m’aime, rien ne devrait nous séparer.

— C’est moi qui vous sépare, dit Colette. Elle se trouve trop vieille pour toi.

— C’est la première raison, dit Zoé. Elle veut votre bonheur.

— Elle se sacrifie pour moi, dit Colette.

— Elle pourrait rester avec nous, dit Bastien.

— Elle ne le souhaite pas, dit Zoé, car il y a l’autre raison : son caractère. Elle a des blocages que vous n’avez pas et qui la rendent malheureuse. Partager avec vous, Mademoiselle Colette, doit être au-dessus de ses forces.

— Pourtant, elle a accepté quand nous y sommes allés, dit Colette. J’ai eu l’impression qu’elle m’aimait bien.

— Ce n’est pas vous qu’elle n’aime pas : c’est elle, dit Zoé. Elle fait des choses qu’elle ne voudrait pas faire. Elle est tourmentée. Vous avez la chance de ne pas l’être. Vous ne pouvez pas modifier son comportement. Il faut être gentil avec elle. Elle l’est avec vous. Elle a mis de la distance entre vous et elle ; c’est pour retrouver ses esprits. Elle a besoin de calme.

— Ne faut-il plus la voir ?

— Laissez un peu de temps passer, dit Zoé. Faites comme Monsieur Guy : gardez le contact, mais ne la forcez pas.

— Je ne vois pas bien ce que nous avons fait de mal, dit Bastien.

— Racontez-moi exactement ce que vous avez fait avec elle, dit Zoé. Je pourrai peut-être vous éclairer.

Bastien et Colette informent Zoé en détail de ce qui s’est passé chez Odile. Elle les écoute attentivement, jusqu’au bout, faisant seulement préciser certains détails.

— Je ne pense pas me tromper en vous disant que vous l’avez violée, dit Zoé.

— Violée ? Non ! Elle avait du plaisir. Je l’ai bien vu, dit Colette.

— Elle ne voulait pas de vous, Monsieur Bastien, dit Zoé. Le plaisir peut venir, même pendant un viol. Maîtrisez-vous votre plaisir, Mademoiselle Colette quand vous êtes avec Monsieur Bastien ? C’est un réflexe auquel on ne peut rien. Quand la relation sexuelle est réussie, il vient, il vous paralyse et vous livre au bon vouloir de l’homme. La nature, par ce moyen, vous interdit de le repousser, de façon que l’acte soit complet, avec éventuellement fécondation, et vous prédispose à recommencer plus tard en attisant le désir. La faiblesse de la femme est là. Quand le plaisir est déclenché, elle ne peut arrêter. Il n’empêche que cela peut être un viol, si la femme ne veut pas au début. Avant d’être inhibée, elle a le droit d’avoir une opinion sur ce qu’elle désire. Elle désire ou non faire l’amour. Si on lui impose, c’est du viol. Remarquez aussi que l’homme peut être violé. Il ne maîtrise pas vraiment ses érections. Une femme qu’il n’aime pas peut le provoquer et s’empaler sur lui si elle y parvient en le maintenant physiquement. C’est rare, mais pas impossible. Il sera comme la femme, incapable d’empêcher l’éjaculation et le plaisir. L’homme et la femme sont pratiquement condamnés à aller jusqu’au bout du processus quand il est commencé.

— Je n’ai pas eu l’impression de lui imposer quoi que ce soit, dit Bastien. Elle s’est donnée.

— Je ne suis pas de votre avis, dit Zoé. Mademoiselle Colette lui a imposé de coucher avec vous, Monsieur Bastien.

— Je n’ai rien imposé, dit Colette. C’est par politesse qu’elle voulait prendre le canapé.

— C’est le point le plus délicat de ma démonstration, dit Zoé. Je pense qu’elle voulait le canapé. Elle n’aurait pas autant insisté pour vous déloger. Si elle avait voulu faire l’amour avec vous, Monsieur Bastien, elle n’aurait pas passé sa chemise et ne serait pas restée de marbre près de vous un bon moment. C’est vous qui l’avez agressée.

— Comment ? Je suis certain qu’elle s’est donnée, dit Bastien.

— Non, dit Zoé. Pas au début. Vous l’avez touchée du doigt, Monsieur Bastien. Pour une femme sensible comme Madame Odile, vous avez déclenché en elle le processus irréversible du plaisir. N’oubliez pas, Mademoiselle Colette, qu’elle a une nature beaucoup plus explosive que la vôtre, et qu’elle n’avait pas fait l’amour depuis un certain temps. Elle avait tout contre elle avec un désir intense créé par la séparation. Vous l’avez violée à deux, en profitant de sa gentillesse.

— Alors, dit Bastien, je l’ai violée !

— C’est grave, dit Colette. C’est une martyre.

— Vous l’avez bien sanctifiée, dit Zoé. Ne vous culpabilisez pas. Je parle d’un viol, car vous l’avez forcée, mais juridiquement, vous ne l’avez pas violée, car vous n’en aviez pas l’intention, et en plus, elle ne l’a pas ressenti comme cela. Viol est un mot trop fort. Vous êtes quand même dans le viol innocent, à la limite entre le viol et le non-viol, dans le cas le plus courant de viol, si fréquent qu’on ne le prend plus pour un viol. Je pensais que notre maîtrise de l’amour nous mettait entre nous à l’abri du viol. Il reste le viol innocent. Madame Odile s’est soumise alors qu’elle ne le souhaitait pas. Elle ne vous en veut pas, ce qui est le principal. À ce moment-là, elle vous désirait et vous refusait en même temps, car elle ne se faisait pas à l’idée de partager. Elle est partie au loin parce qu’elle se rendait compte que son désir de vous serait le plus fort si elle était toujours près de vous. Vous vous êtes approché, et elle a basculé. Ne jouez pas à ce jeu de bascule. Elle n’a pas notre sang-froid. Nous pouvons ici nous passer de la pudeur, et même nous toucher sans déclencher l’acte sexuel. Ce n’est pas vrai pour elle. N’allez la voir que si son désir pour vous devient assez fort pour qu’elle vous appelle. Tenez-vous seulement à sa disposition.

— Nous ferons comme tu dis, dit Bastien. Mais Lionel et Didier : elle ne voulait pas d’eux ; ils l’ont violée ?

— Elle a bien voulu d’eux, dit Zoé. Elle voulait vous faire plaisir. Elle s’est prostituée pour vous.

— C’est affreux, dit Bastien. Je suis responsable de tout ?

— Vous l’avez fait innocemment, en croyant bien faire, dit Zoé. C’est moi la responsable. Je vous ai envoyé à elle, la connaissant, et vos frères ont suivi. C’est là qu’est la faute. Il n’y aurait eu aucun risque à vous envoyer à quelqu’un comme vous, Mademoiselle Colette, mais avec Madame Odile, j’aurais dû savoir que vous n’aviez pas une formation suffisante pour la comprendre. C’est moi qui l’ai crucifiée par votre intermédiaire, Monsieur Bastien.

— C’est bien une sainte, dit Colette.

— Si vous voulez, Mademoiselle Colette, dit Zoé. Vous l’avez légèrement violée, mais moi beaucoup plus. Je l’ai persuadée d’aller avec vous, Monsieur Bastien, contre sa volonté initiale qui était de rester neutre. Je vous ai imposé à elle, et elle a vous. Vous aussi, je vous ai violé, car sans moi, vous n’auriez pas bougé. Je suis juridiquement condamnable, car c’est un double viol par influence qu’il faut m’imputer. Vous m’avez simplement obéi. Je revendique entièrement la responsabilité. D’ailleurs, nous, les parents, nous vous avons aussi imposé l’un à l’autre, et l’amour a suivi. Je suis plus coupable que vous, mais j’ai la conscience tranquille, car tout s’est déroulé en douceur. Je n’ai fait que rapprocher des êtres qui s’aimaient, et ce qui s’est passé est globalement bon. Si c’était à refaire, je le referais. Avec le temps, je suis parvenu à me forcer à me convaincre d’agir, par raison. Madame Marie se forçait à punir pour ne pas être chahutée dans ses classes. Quand Madame Élise a violé mon mari, j’ai compris la leçon. C’était indispensable, et il aurait dû être violé plus tôt. Avec Madame Odile, c’est pareil, il fallait la violer, même si c’était bien tard.

— Un viol peut-il être bénéfique ?

— L’expérience montre que ces petits viols peuvent l’être, dit Zoé. Ils ne doivent pas traumatiser, être immédiatement acceptés, se transformer rapidement en amour. Ce n’est plus un viol, après coup. C’est le cas ici. Notre action est critiquable, mais quel est le résultat sur Madame Odile ? Sa souffrance est compensée par le plaisir qu’elle a obtenu. Avant nous, elle se faisait du souci parce qu’elle était vierge, parce qu’elle n’avait pas connu l’amour physique, parce qu’elle était seule, et encore pour d’autres raisons. Maintenant, elle se fait du souci parce qu’elle ne vous a pas été fidèle, parce qu’elle vous aime et ne peut pas vous aimer à cause d’une autre qui a pris la place, et que sais-je encore ? Chez une personne de son caractère, il y a toujours du souci pour quelque chose. Dans une certaine mesure, un souci chasse l’autre. Elle a appris ce qu’est l’amour. J’estime que cet utile, car elle y aspirait. Ce qu’il faut retirer de cette histoire, en ce qui vous concerne, c’est la nécessité de vous apprendre la différence, la différence entre les caractères. Madame Odile est fidèle. Nous ne le sommes pas. C’est probablement un gène qui nous différencie. Il y a des êtres fidèles et d’autres infidèles. Vous devez reconnaître les différences et vous comporter en conséquence.

— Elle n’est pas de la même race que nous ?

— On peut le voir ainsi, dit Zoé. Mais il ne faut pas être raciste. Il faut respecter la différence des autres, en tenir compte pour diminuer les heurts et vivre en paix.

— Que pouvons-nous faire pour elle ?

— Elle aime les fleurs, dit Zoé. Pour nous, ce sont des objets sans intérêt, et je me doute, Monsieur Bastien, que vous n’en avez jamais offert à personne, n’est-ce pas, Mademoiselle Colette ? Vous n’en avez pas besoin. Mais pour elle, c’est très important. Envoyez-lui un bouquet, et mettez vos noms sur une carte pour qu’elle sache d’où il vient.

— Je vais le faire tout de suite, dit Colette. J’ai un peu d’argent.

— Ne vous contentez pas de cela, dit Zoé. Votre sort l’intéresse. Écrivez-lui de temps en temps. Vous n’avez rien à dire ; je le sais, mais c’est sans importance. La pluie et le beau temps sont de bons sujets et vous progresserez en français. Téléphonez-lui ; elle fera la conversation. Ce qui compte est que vous restiez en contact avec elle. Elle en sera heureuse. Ne suivez pas votre penchant à ne pas vouloir la déranger avec des futilités.

— Nous allons suivre tes conseils, dit Bastien. Nous aideras-tu ?

— Je vous aiderai, dit Zoé. Vous devez apprendre à vous intéresser à ce à quoi les autres s’intéressent. Vous n’êtes pas portés vers ce qui vous semble inutile, comme la musique, la poésie, les arts, le théâtre, les sports ou les fleurs. Il faut pourtant ne pas les négliger… Mademoiselle Colette, avez-vous payé l’essence de la voiture à Madame Blanche ?

— Elle m’a fait cadeau de ce qu’il y avait dans le réservoir quand j’ai pris la voiture, dit Colette, et Bastien a payé la moitié du reste.

— Il faudra tout payer à l’avenir, dit Zoé. Avez-vous assez d’argent.

— Maman m’en donne pour ce que je fais chez elle, dit Colette. Comme je suis souvent ici avec Bastien, il m’a sous-traité une partie de ce que vous lui avez proposé.

— J’ai vu, dit Zoé. Le travail est bien fait ; un peu mieux que ce que fait Bastien. C’est normal, il est plus jeune que vous. Je paye un peu plus les aînés. Demandez-moi directement. Vous aurez plus de choix et un salaire plus élevé.

* ° * ° *

_

Guy fait le bilan avec ses femmes.

— Quel enseignement tirons-nous de nos relations avec Odile ?

— Tu peux aller la voir et coucher avec elle, dit Denise.

— Tant qu’elle ne viendra pas ici pour me solliciter, dit Guy, c’est qu’elle n’y tient pas. Elle ne va pas le faire uniquement pour te faire plaisir.

— C’est dommage, dit Denise.

— Elle s’est très bien comportée avec les enfants, dit Blanche. Bastien et Colette m’en parlent souvent.

— Les petits aussi, dit Léa.

— C’est vrai, mais ils ont aussi été perturbés par des réactions dont ils n’avaient pas l’habitude, dit Zoé.

— Oui, dit Léa, elle n’est pas comme nous. C’est un peu gênant.

— Ce n’est pas elle qui est gênante, dit Zoé. Elle nous a seulement apporté ce qui se rencontre en dehors de chez nous. Nous, et surtout les enfants, ne sommes plus adaptés à la vie à l’extérieur. Notre milieu est trop fermé.

— Odile n’a pas réussi non plus à s’adapter à nous, dit Guy, malgré toute sa bonne volonté. Nous risquons d’être considérés un jour comme formant une secte. Nous serions dans une sorte de ghetto, avec nos lois et nos coutumes que les enfants considèrent comme universelles ?

— Oui, dit Zoé. J’y ai contribué, en les surprotégeant.

— Comment y remédier ? Nous n’allons pas ouvrir à tout le monde sous prétexte d’uniformisation, dit Blanche. Nous ne vivons pas comme les autres. Nous serions attaqués de toutes parts.

— C’est bien là le problème, dit Guy. Nous voulons nous protéger de l’extérieur, et en même temps former les enfants à cet extérieur.

— Nous, les adultes, avons été formés à la vie extérieure par l’expérience, en étant plongés dedans, dit Zoé.

— Les enfants vont à l’école, dit Léa. C’est l’extérieur.

— Ce n’est pas suffisant, dit Zoé. Bastien a envoyé ses frères à Madame Odile en croyant bien faire. Les coutumes de l’extérieur l’en auraient dissuadé. Même chose pour Mademoiselle Colette qui a poussé Monsieur Bastien un peu trop loin.

— Colette n’a pas été formée ici, dit Léa.

— Cela prouve qu’il n’y a pas que nous pour mal éduquer les enfants, dit Guy.

— Mademoiselle Colette n’est pas mal éduquée, dit Zoé. Ce n’est pas mal ; c’est imparfait. Madame Camille nous ressemble, et elle a dû choisir un mari comme nous. Cela explique que sa fille est comme nous. Il faut une formation spéciale d’adaptation au monde extérieur. Écarter les indésirables à l’entrée de chez nous, est insuffisant. Nous ne pouvons rester isolés.

— Ce ne sera pas facile, dit Léa.

— Il n’y a pas de raison de ne pas essayer, dit Blanche.

— Nous sommes des enseignants, dit Denise.

— En réunissant nos efforts, nous devons y parvenir, dit Guy. Je vais m’y atteler. Je crois Zoé que tu vas beaucoup y contribuer. Les enfants ne doivent plus commettre d’erreurs grossières. Quand j’étais jeune, j’ai eu des problèmes d’incompréhension vis-à-vis des autres comme les enfants. Nous connaissons avec Zoé le moyen de les éclairer. Es-tu avec moi, Zoé, pour les éduquer ?

— Je suis avec vous, Monsieur Guy, dit Zoé. Nous y arriverons.

* ° * ° *

_

— J’ai terminé mon enquête, dit Denise. Veux-tu savoir qui entretient la tombe de Serge ?

— Tu as mobilisé la moitié de la famille pour faire le guet, dit Guy. Résultat ?

— Nous avons filmé deux femmes, dit Denise. L’une qui m’est inconnue, et qui met les fleurs. L’autre qui prie et que je connais, car j’ai eu son fils dans ma classe. Elle venait avec son mari aux réunions avec les parents. Cela m’a mis la puce à l’oreille. Je suis allé, dans mes archives, rechercher des lettres d’excuses de la mère pour des absences du garçon, et j’ai comparé l’écriture, très caractéristique, avec celles de lettres d’amour reçues par Serge. C’est la même. J’ai des photos de mes classes. Le fils lui ressemble. Il est de Serge, et pas du mari. Il est né peu après Marguerite. Ces deux femmes aiment encore Serge.

— Que vas-tu faire ?

— Je pensais abandonner la tombe, dit Denise, en ne renouvelant pas la concession, mais je vais la garder.

— Tu as raison, dit Guy. Elle est un point d’ancrage pour ces femmes. Elle peut aussi servir à Odile si elle revient.

* ° * ° *

 

 

47 Amours planifiés

* ° * ° *

_

— Papa, dit Bernard. Irène laisse sa porte de chambre ouverte. Avons-nous la possibilité d’y aller ?

— Bien sûr, dit Guy.

— Elle n’a personne avec elle ?

— Non. Personne, dit Guy. Elle a attendu d’être indépendante pour se décider à penser fonder une famille. Elle m’a dit qu’elle s’en préoccupe, mais le temps ne joue pas en sa faveur. Ce n’est pas toujours facile de trouver à son âge un compagnon à sa mesure. Elle aurait dû s’y prendre plus tôt, comme nous le conseillons à tes sœurs. Les hommes qu’elle peut espérer sont déjà casés. Il y en a très peu de disponibles. Elle trouvera, je l’espère, car elle est capable de reconnaître ceux qui lui conviennent. C’est la personne la plus douée que je connaisse pour analyser les caractères. Elle fait mieux que moi et Zoé. En attendant, elle est seule.

— Personne ne lui convient parmi nous ?

— Elle nous accepte tous, dit Guy.

— Comme font les prostituées, dit Bernard.

— Ne la compare pas à une prostituée, dit Guy. Elle en est très loin. Ce n’est pas son gagne-pain. Elle refuse les gens de l’extérieur et n’est pas une fille facile. Elle n’accepte que nous. Nous sommes des privilégiés qu’elle aime sélectivement.

— Si elle m’aime, dit Bernard, je peux y aller.

— C’est possible, dit Guy. Tu penses à l’amour avec elle ?

— Oui, dit Bernard.

— Il y a quelques objections, dit Guy. D’abord, l’aimes-tu beaucoup ?

— J’aurais préféré Odile, dit Bernard, mais elle me repoussait. Cela doit être bien avec Irène.

— Probablement, dit Guy, mais ce n’est pas le même genre. Irène est moins démonstrative qu’Odile. Elle est distante, mais je suis sûr qu’elle répondra à ton appel, comme elle le ferait à l’un d’entre nous.

— Personne n’y va, dit Bernard. Pourquoi ?

— Irène n’a pas révélé de préférence marquée, dit Guy. Nous sommes dans l’incertitude sur ce d’elle souhaite, et nous n’avons pas spécialement besoin d’elle.

— Moi, j’ai des besoins, dit Bernard.

— J’ai remarqué que tu commences à en avoir, dit Guy. Tu as le défaut inverse du sien en te précipitant. Attends d’être sûr de toi ; c’est préférable. Elle te fera alors cette charité.

— Une charité ?

— Elle a certainement des préférences, dit Guy. Si ce n’est pas toi le préféré, c’est une charité. Elle te fera plaisir en sachant que cela ne va pas durer toute la vie et que tu trouveras d’autres amours. Elle ne doit pas s’attacher à toi si elle ne t’aime pas beaucoup. Ce serait irréaliste.

— Je ne souhaite pas la perturber, dit Bernard.

— Tu ne la perturberas pas, dit Guy. Ne crois pas qu’elle changera pour cela. Je ne connais pas de personne se maîtrisant aussi bien qu’Irène. Je l’observe tous les jours. Cette fille-là est remarquable. Elle ne changera pas de comportement. J’en suis certain. C’est une femme de tête, et le plaisir du sexe ne la mène pas, qu’elle l’apprécie ou non. Tu peux aller dans son lit en toute confiance. Elle te recevra et ne se dérobera pas. Elle s’éloignerait de toi si elle ne t’acceptait pas. Elle n’a pas de répulsion pour toi. Elle a toujours affirmé qu’elle nous aime. Cela inclut dans son esprit la possibilité de relations sexuelles. Tu feras l’amour avec elle. Rien ne sera changé pour elle.

— Comme avec une prostituée ?

— Non, dit Guy. Elle aura le plaisir de la charité et pas celui d’être rémunérée.

— Que recouvre le mot charité ?

— Simplement qu’elle t’aime assez pour t’accepter, dit Guy, mais qu’elle n’a pas de grande passion pour toi. Toi, tu as de la passion pour elle ; tu la désires, et cela se voit. À ton âge, l’amour évolue. Tu es passé d’Odile à elle. Tu changeras encore probablement. Irène, elle, n’a plus la versatilité de la jeunesse. Elle est adulte ; ce qu’elle fait est pesé et pensé. Tu ne serais qu’un intermède pour elle. Ce n’est pas équilibré quand l’un a plus d’envie que l’autre. Tu es demandeur, donc, ton envie est plus grande que la sienne. L’idéal serait qu’elle trouve un amour égal au sien. Je doute que ce soit le tien. Je connais bien cet amour charitable : c’est une caractéristique de notre caractère. Tu le pratiqueras peut-être un jour avec une fille qui aura besoin de toi.

— Je ne veux pas qu’elle me fasse la charité, dit Bernard. Je ne veux pas m’imposer si elle m’aime moins que moi.

— Nous faisons le même raisonnement, dit Guy. Nous la laissons tranquille, même si nous avons envie d’elle de temps en temps. Nous, les hommes, sommes prêts à répondre aux appels de nos femmes. Elles se comportent exactement de la même façon envers nous, et c’est général chez nous. Tu peux aller voir Colette, Cécile, Caroline ou encore Louise et Rose ; elles ne se refuseront pas, mais Irène a l’avantage d’être entièrement disponible. C’est la plus logique à choisir.

— Me feront-elles toutes la charité ?

— Oui, dit Guy. Pas moyen d’y échapper si tu n’es pas le préféré.

— Alors, elles ne sont pas pour moi, dit Bernard. Il ne me reste que les filles de l’extérieur.

— Oui, dit Guy. Méfie-toi. Toutes les filles ne sont pas bonnes à prendre. Elles sont différentes de celles d’ici. Tu vas avoir des déconvenues si tu ne fais pas attention.

— Comment faire ?

— Tu ne choisis qu’une des filles s’accordant avec toi, dit Guy, dans le genre de ce que nous avons ici. Dans tes copines de classe, il doit y en avoir. Ce n’est pas facile de les reconnaître à coup sûr. Sur dix filles, neuf sont à éliminer. Si tu as le malheur d'en élire une des neuf, il t’en cuira ; elle te mènera une vie impossible ou elle t’asservira et tu seras son esclave. La dixième est la bonne. Irène et Zoé sont capables de te l’indiquer.

— Donc, demain, j’ai une fille avec moi, dit Bernard. Je n’ai qu’à demander l’expertise.

— Encore faut-il que la fille soit disponible, dit Guy. Elle peut être déjà en main, et dominée par un garçon qui refuse de partager. Pour le savoir, il faut enquêter, ce qui demande du temps. Ces filles sont tentantes pour un garçon qui ne cherche que le plaisir physique : elles subissent sans se plaindre ; c’est leur faiblesse. Tes sœurs et Irène sont aussi fragiles qu’elles. Nous devons leur dire de se cacher, de ne pas se manifester. Pas de problème ici, mais ailleurs elles sont les cibles des garçons sans scrupules. Irène l’a bien compris. Regarde comment elle s’habille quand elle sort. Elle fait, avec moins d’excès, comme ces femmes musulmanes qui portent un voile quand elles sortent. Elle se camoufle habilement sous des vêtements neutres qui n’attirent pas l’attention. Elle est à l’opposé de ce qu’elle se permet ici, en se montrant à qui veut la voir et en se laissant approcher. Elle sait où est le danger. Elle a raison d’être méfiante au-dehors. Elle est revenue à nous parce qu’elle peut compenser ici, et tout se permettre ; c’est son espace de liberté. Bien qu’elle s’expose sous ton nez, elle ne risque même pas de te faire la charité ; tu viens d’en faire la démonstration. Nous ne nous imposons pas à nos femmes, même quand nous en avons envie. Elles sont libres ici, en sécurité totale. À l’extérieur, au contraire, tes sœurs ont à subir des agressions, mais grâce à la prudence et au judo, il n’y a que de temps en temps que l’une d’elles succombe aux assauts des violeurs. C’est un miracle que cela arrive aussi peu souvent. Tu penses bien que ta dixième copine a toutes les chances d’avoir déjà été violée plusieurs fois par des garçons. Il n’y en a pas beaucoup qui y échappent. Elles n’ont pas la chance d’être ici et d’avoir appris le judo.

— Alors, c’est cuit, dit Bernard. Personne pour moi.

— Ne sois pas défaitiste, dit Guy. Il peut en rester une ou deux très prudentes, du genre d’Irène, qui n’ont pas été attaquées. Et puis, si des garçons les embarquent, il est fréquent qu’ils les laissent tomber.

— Tu me conseilles d’en ramasser une, dit Bernard.

— Oui, dit Guy. Le passé n’a pas d’importance. Ne t’attarde pas sur celui de la fille. Elle n’est pas responsable des défauts des hommes. Le caractère, l’intelligence, la santé et l’éducation sont le principal. Elle doit être capable de surmonter un passé douloureux si elle en a un. Nous détecterons celle qu’il te faut : une fille bien. Cela dit, il te restera à la séduire, à l’amener à t’aimer à l’égal de toi.

— En faisant la cour ?

— Beaucoup de femmes y sont sensibles, dit Guy. Ce n’est pas le cas de celles que je te réserve. Regarde Irène, tes sœurs ou Zoé, qui sont de bons exemples : tu ne vas pas leur offrir des fleurs ou des chocolats, ou te précipiter pour leur ouvrir les portes ; elles jugeraient que c’est inutile, que tu joues un rôle. Pour obtenir leurs faveurs, reste naturel et sois sincère, comme elles le sont elles-mêmes, à ne jamais faire la roue devant nous. Tu ne risques rien puisque Irène ou Zoé te l’aura garantie, et moi par leur intermédiaire. Au début, la fille sera logiquement réservée ; si elle ne l’était pas, elle aurait été mal choisie, mais à la longue, elle t’appréciera. Amène des copines ici pour travailler ; nous les sélectionnerons. Il faudra du temps, peut-être des années pour qu’elles répondent à tes souhaits, mais ce n’en sera que plus profond, et pendant qu’elles seront avec toi, elles ne se feront pas abuser par des garçons indélicats. Elles seront libres d’aller ou non avec toi. Je suis optimiste. Tu conviendras à l’une d’elles. Ce sera plus durable qu’avec Odile ou Irène.

_

Zoé s’adresse à Irène :

— Madame Odile m’a conseillé de vous appeler Madame ; le préférez-vous à Mademoiselle ?

— Cela m’est égal, dit Irène.

— Je le pensais, dit Zoé. D’habitude, on attend le mariage ou les enfants. Avez-vous des projets de ce côté-là?

— J’y pense beaucoup depuis que je suis indépendante, dit Irène. J’ai pris du retard dans ce domaine.

— Ce n’est pas en restant ici, toujours occupée avec moi et Monsieur Guy, que vous trouverez un homme pour vous marier. Y en a-t-il, là où vous travaillez ?

— Non, aucun, dit Irène.

— Vous allez vous étioler, toute seule, dit Zoé. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous mettre avec quelqu’un d’ici. Aucun ne refusera de coucher avec vous.

— En se partageant entre moi et une autre.

— Bien sûr, dit Zoé. Pas de mariage, mais c’est mieux que de rester isolée.

— Tous les hommes d’ici peuvent me choisir, dit Irène. Je ne le cache pas.

— Personne ne s’imposera si vous ne faites pas un signe d’appel, dit Zoé. J’ai connu cette situation pour moi. J’ai mis longtemps à comprendre qu’avec les gens d’ici, il est préférable d’afficher ses sentiments. J’avais des complexes à le faire, de la timidité. Je dis aux enfants de ne rien montrer à l’extérieur : ils ne seraient pas compris. C’est le contraire ici. Vous ne le pratiquez que partiellement. C’est très bien de vous dénuder devant nous tous, et d’affirmer que vous nous aimez tous, mais vous devez aussi ne pas rester neutre et lointaine. Quand j’ai choisi Monsieur Guy et mon mari, il m’a fallu faire un effort. J’ai réussi parce que je savais par les livres que c’était la seule solution : faire confiance aux gens qu’on aime, ne pas hésiter à ouvrir son cœur. C’est le bonheur global que nous recherchons, pas le bonheur égoïste, mais la connaissance de l’autre est utile. Vous raisonnez comme nous. Vous devez dire qui vous aimez. C’est nécessaire pour notre bonheur commun.

— Tu voudrais connaître mes sentiments, dit Irène. C’est normal. Il est certain que, tant que je n’ai pas travaillé, je me suis refusée à privilégier l’un ou l’autre. J’évolue. L’amour me tente. J’ai à choisir, mais je souhaite que tout se passe en douceur, par attraction naturelle. Je ne me précipite pas.

— N’attendez pas, Madame Irène, dit Zoé. Justifiez ce titre. Le temps passe.

_

Les femmes se réunissent souvent pour parler d’Irène, la seule à ne pas avoir de compagnon. Qui lui destiner, lui proposer ? Comment lui faciliter l’accès à l’amour ? Elles savent, par Irène elle-même, qu’elle ne se refuserait à aucun des hommes de la famille, mais qui lui envoyer ? Quelles sont les inclinations d’Irène ? Elle souhaite un homme qui l’aime beaucoup. Sur ces renseignements un peu vagues, elles envisagent toutes les combinaisons possibles. La revue est vite faite. Les hommes sont avec les femmes qu’ils aiment, et personne n’a envie de changer. Pour la plupart, Irène ne viendrait qu’en supplément, sans grand amour. Quel homme aime véritablement Irène, au moins à l’égal de la femme qu’il préfère ? Un seul est dans ce cas : Guy. Certes, il n’envisage pas de se lier à Irène : l’âge et le nombre de ses compagnes l’en dissuadent, mais il a toujours admiré Irène, la jugeant la fille idéale. Il est clair que c’est lui qui doit aller avec elle. Depuis qu’elle est revenue, elle est l’objet d’une bonne partie de son attention. Il la suit souvent à la télévision, curieux de savoir ce qu’elle fait dans l’appartement. L’ensemble des femmes souhaite qu’Irène se rapproche de Guy s’il est bien l’homme qui répond le mieux à ses attentes. Elles en discutent longuement sans les intéressés. Bien qu’elles n’excluent aucune combinaison, c’est le seul qui semble convenir, les autres hommes étant plus attirés vers d’autres femmes. Elles sont prêtes à lui proposer, mais c’est Irène qui fait le premier pas en s’adressant à Élise :

_

— Veux-tu savoir ce que je pense, ce que je souhaite ?

— C’est une question que nous hésitons à te poser, dit Élise.

— N’hésite pas, dit Irène. Je répondrai sincèrement. Zoé m’a convaincue. Je n’ai rien à craindre de vous.

— Puisque tu m’y invites, dit Élise, je me lance. Es-tu heureuse ?

— C’est parfait, dit Irène. J’ai une grande chambre confortable, et je suis près de vous, à partager votre vie.

— Papa t’a mise près de lui, dit Élise. Quand tu n’étais pas là, tu nous manquais. Qu’as-tu fait pendant toutes ces années où tu étais loin de nous ? Depuis plusieurs mois que tu es là, tu ne nous en as jamais rien dit.

— J’ai terminé mes études et j’ai travaillé, dit Irène. J’ai vieilli et mûri. Je viens d’obtenir le privilège de m’installer près de vous. C’est beaucoup et je vous dois ce que je suis. Que veux-tu savoir ? Je te dirai tout. Mes amours t’intéressent-ils ? Ne tourne pas autour du pot. C’est bien ce que tu cherches ?

— Effectivement, dit Élise. C’est mon but. Tu es revenue ici.

— Oui, dit Irène. J’ai pu trouver du travail ici.

— Est-ce mieux ici qu’ailleurs, dit Élise ?

— C’est infiniment mieux, dit Irène. C’est le paradis ici. Je vous aime tous. Je ne récuse personne.

— Tu es comme Xavier, dit Élise. Il est revenu à nous.

— C’est normal de revenir à ses amours, dit Irène. J’en ai si peu ailleurs.

— As-tu aimé pendant toutes ces années, dit Élise ?

— J’ai continué de vous aimer, dit Irène.

— As-tu rencontré d’autres personnes à aimer, dit Élise ?

— Quelques-unes, dit Irène. J’ai appris ici, avec Zoé et ton père, à reconnaître ceux qu’il est possible d’aimer et d’être aimé sans risque.

— Je n’y suis jamais parvenue, dit Élise. Ce n’est pas facile. Je me repose sur Zoé.

— Moi, j’y arrive, dit Irène. Je me trompe rarement. J’espérais me marier. J’ai cherché l’âme sœur.

— L’as-tu rencontrée, dit Élise ?

— Les hommes qui m’auraient convenu n’étaient pas libres, dit Irène. Il n’y en a qu’un avec qui cela aurait pu se faire. Il n’a pas voulu de moi.

— Pourquoi ?

— Je vais t’expliquer, dit Irène. Je l’avais repéré. J’ai tout de suite reconnu qu’il était fait pour moi, et moi pour lui. En deux jours, je l’avais testé. J’ai agi comme je l’aurais fait ici avec un homme libre d’ici. Je me suis déclarée immédiatement. Cela m’a desservi, mais je ne l’ai compris qu’a posteriori. J’étais arrivée à la conclusion, avant qu’il se soit lui-même posé le problème. Je n’ai pas fait attention à une fille qui faisait partie de ses connaissances et qui me paraissait neutre, car elle semblait plus attirée et courtisée par d’autres. Elle était là quand je me suis déclarée. Elle est intervenue pour dire qu’elle était aussi intéressée.

— Vous étiez deux à partir en même temps, dit Élise.

— Oui, dit Irène. Pour moi, aveugle, j’avais gagné d’avance. Nos caractères étaient adaptés. Cela crevait les yeux. Cette fille n’avait aucune chance.

— T’a-t-il repoussée, dit Élise ?

— Il a été manifestement surpris, dit Irène. Il n’avait pas eu l’enseignement que j’ai eu ici. Il ne savait pas que je lui étais destinée. J’ai agi trop précipitamment. Il ignorait qui j’étais, alors que l’autre était souvent avec lui. Il nous a dit qu’il était très honoré de nos offres, mais qu’il ne me connaissait pas assez pour s’engager d’un côté ou de l’autre. Il voulait en savoir plus sur moi. Il a posé des questions.

— Lesquelles ?

— Avais-je eu le coup de foudre pour lui, dit Irène ? C’était non. C’était raisonné. Je m’étais déclarée parce que je le trouvais à mon goût. J’ai compris après coup qu’il estimait que j’étais allé vite, comme ces filles en mal d’amour qui se jettent sur le premier garçon venu. La question suivante en a découlé logiquement. Est-ce que j’aimais d’autres hommes de la même façon ?

— Tu n’aimais que lui, à ce moment-là, dit Élise.

— Non, dit Irène. Je continuais d’aimer tous ceux que j’ai connus ici.

— Et tu en as parlé, dit Élise ?

— Je lui ai dit la vérité, dit Irène. J’aimais d’autres hommes. Il a voulu savoir combien. J’ai commencé à compter sur mes doigts, en donnant les prénoms pour ne pas me tromper. La liste était longue : il m’a arrêté et questionné pour savoir si je pourrais continuer avec eux en allant avec lui. J’ai dit oui : la réalité.

— Tu te condamnais, dit Élise, comme la pire des traînées.

— Sans explication, oui, dit Irène. Cela faisait mauvais effet, mais j’espérais lui expliquer.

— N’y es-tu pas parvenue, dit Élise ?

— Pas assez vite, dit Irène. J’ai été prise de court. Il s’est décidé vite. L’autre fille le visait comme moi. Ma présence près de lui a accéléré les choses. Elle lui a fait du charme. Elle le voulait.

— Était-elle mieux que toi, dit Élise ?

— Elle avait des atouts, dit Irène. Très belle, élégante, bien maquillée, toilette soignée, propre aussi, et en plus, elle avait son âge. Moi, j’avais dix ans de plus.

— Au moins, t’es-tu mise en valeur ?

— Je ne l’aurais pas choisi s’il avait été très sensible à l’aspect, dit Irène. Je me suis présentée normalement. Elle faisait des études brillantes. Ses parents étaient aisés. Elle avait de l’argent.

— Qu’elle dilapidait ?

— Non, dit Irène. Pas du tout. Fille très sérieuse pour garçon sérieux. Ils étaient plusieurs à tourner autour d’elle ; des garçons sérieux également pour la plupart. Comme moi, elle a choisi le mien. Lui est allé au choix le plus classique. Elle a eu l’intelligence de le privilégier. Elle lui a dit qu’elle était vierge, et elle s’est donnée au mien. Il a rompu avec moi. J’avais perdu.

— Tu pouvais aussi coucher avec lui, dit Élise.

— Je lui avais proposé dès le début, dit Irène. Je l’ai effrayé avec mes amours multiples, alors qu’avec elle cela lui a semblé naturel. Elle a manœuvré admirablement. Elle lui a promis la fidélité et a réclamé la sienne. J’étais évincée à la loyale et elle ne m’a pas dénigrée. Elle lui a simplement demandé de choisir entre moi et elle, au vu de ce que nous étions. Il l’a choisie librement. C’est dommage pour moi ; nous aurions été heureux ensemble.

— Et eux, dit Élise, le sont-ils ?

— Ils se sont mariés, dit Irène. Elle est heureuse, aussi heureuse que je l’aurais été. Elle ne s’est pas trompée en l’élisant. Elle a un mari en or qu’elle mène comme elle veut.

— Ils ont des caractères adaptés, dit Élise.

— Il est adapté à elle, dit Irène. Dans l’autre sens, ce n’est pas vrai ; elle ne lui convient qu’à moitié. Il a la corde au coup et elle le tient en laisse. Il n’a pas la liberté que je pouvais lui donner. Elle est jalouse aussi. Elle veille sur lui.

— C’est sans importance s’il ne va qu’avec elle, dit Élise.

— Il n’est pas malheureux, dit Irène. Sa femme est gentille, mais son caractère impose des contraintes qui sont naturelles pour elle, mais qui gênent à la longue. Il supporte certainement en silence. Je pouvais le comprendre et lui éviter ces gênes. Il ne l’a pas compris.

— Moi, dit Élise, je suis certaine que tu ne lui as pas dit que tu étais vierge aussi. Tu l’étais bien ? Tu l’es encore. N’est-ce pas ? Tu n’as jamais couché avec un homme. C’était un bon argument.

— Être vierge n’est pas un argument à avancer, dit Irène. D’abord, je n’ai plus la preuve matérielle que je le suis, puisque j’ai été opérée. J’admets qu’il puisse me croire sur parole, mais ce n’est que par hasard que je le suis restée. C’était comme si je ne l’étais plus. Les hommes que j’aime auraient tous pu passer sur moi avec ma bénédiction. Je me suis quasi réellement donnée à eux. Je suis très loin de la pure virginité, de l’innocence qu’elle implique. Je ne reproche pas à une fille d’avoir connu ou non l’amour. Elle a le même droit que les garçons d’y prendre du plaisir si elle en rencontre un avec qui elle s’entend. Je sépare le besoin d’amour, de l’engagement que l’on prend vis-à-vis de l’enfant futur, en se faisant féconder. Se refuser à l’amour est contre nature, presque du masochisme, et en plus prive les hommes d’un plaisir symétrique. La chasteté est absurde à l’ère de la contraception. La connaissance du plaisir n’est pas une tare. Une femme garde sa valeur qu’elle soit vierge ou non. C’est seulement l’ignorance, les brutalités, l’exaltation, les dérives et les mises en scène qui accompagnent souvent les relations qui peuvent être reprochées. Un homme qui réclame une vierge est un égoïste. Je n’en voudrais pas. Il était au-dessus de cela. La virginité n’avait pas d’importance pour lui. Au début, il ignorait, tout comme moi, que sa future femme était vierge. Elle aurait pu ne pas en faire état. Quand il l’a demandée en mariage, elle lui a révélé devant moi. Ce n’est pas ce qui l’a décidé.

— Ta méconnaissance de l’amour te mettait en état d’infériorité.

— Non, dit Irène. Elle était sûrement moins renseignée que moi. Je sais ce qu’est l’amour aussi bien que ceux qui le pratiquent. J’ai accepté en connaissance de cause, d’aller avec tous les hommes d’ici. J’ai déjà aimé, même si ce n’est pas physique. Je suis aussi avertie que si j’avais l’expérience. J’ai lu les livres soigneusement, épluché les schémas et vu des documentaires. Je sais comment cela se passe et ce qu’on ressent dans les moindres détails. Je peux l’enseigner. Je commente aux enfants vos vidéos, et leur explique le mécanisme des orgasmes et le contenu des livres de sexualité. Ne cherche pas des raisons secondaires à mon échec. Il m’a bien jugée. Le véritable problème est la fidélité. Je ne suis pas fidèle ; c’est indéniable. Il m’a écartée pour cela, et pas pour autre chose. J’en suis certaine. Ceux qui partagent mon amour ont tous les droits sur moi. Jamais je ne me refuserai, même pour l’homme que j’aime le plus, car il doit l’accepter, et je ne changerai pas. Je ne renierai jamais les hommes que j’aime. Si l’un d’eux a besoin de moi, je suis là. Il a compris que je suis infidèle. Il a préféré la fidélité avec la jalousie en prime. Je ne lui en veux pas ; à sa place, empêtrée dans l’enseignement classique, j’aurais probablement pensé comme lui. La fidélité est prônée par la plupart des morales. Qui défend l’infidélité, sinon les libertins ? C’était normal qu’il réagisse ainsi. Il m’a fallu des années pour comprendre, avec votre exemple, et avec Zoé et Guy pour m’éclairer. Je suis contre la jalousie qui entraîne la fidélité. La jalousie n’existe pas ici. La liberté d’aimer est totale, effective, naturelle et sans débauche. Comment faire admettre que les hommes à qui je me propose me respectent ? Le temps m’a manqué pour le convertir aux vues d’ici. Quand on n’en a pas l’expérience, c’est presque impossible à concevoir.

— Il a raté la plus belle occasion de sa vie, dit Élise.

— N’exagérons rien, dit Irène. Ma rivale n’était pas dévergondée. Il aurait pu se marier avec une fille bien pire ; elle n’est pas si mal ; en dehors de moi, je considère qu’il a bien choisi. Elle s’est simplement servie en me précédant. Les garçons comme lui ne sont malheureusement pas nombreux, et difficiles à convaincre. Je suis arrivée trop tard. C’est la vie. Sans elle, je rêvais de l’amener ici, dans ce milieu qui est fait pour nous. Une fois mis au parfum, vous l’auriez trouvé merveilleux, aussi bien que les autres, et vous l’auriez partagé avec moi. Nous l’aurions choyé, adoré. Je n’ai pas réussi. Ensuite, j’étais découragée par ces années vides d’amour proche. J’ai œuvré pour revenir ici sans lui, près de ceux que j’aime. Je revis ici, au milieu de vous.

— Je comprends ta déception, dit Élise. Tu as perdu ce garçon. C’est dur d’être fidèle à ses principes. Tu le paies cher. Il y a bien un homme d’ici qui va te consoler et te remettre sur les rails, te sortir de ta tristesse puisque tu les aimes.

— Écoute, dit Irène. Je ne suis ni déçue, ni triste ; j’aurais pu ne jamais connaître ce garçon. Il m’a seulement révélé que je devais revenir. Je suis mieux ici qu’avec lui. Il ne serait peut-être pas venu. Pour l’amour, soyons réalistes. Ceux d’ici se passent de moi. Ils ont à leur disposition les femmes qui leur plaisent. Ce ne sont pas les relations sexuelles que je cherche en premier. Je peux aimer sans elles. Mon plaisir est par-dessus tout de vivre avec vous. J’ai tout, ici. Vous m’aimez. J’entre et je sors librement. Je m’occupe comme je veux des enfants. Je suis libre, libre et heureuse ici, avec mes amours. Je n’oublierai pas ce garçon. Cet échec m’a fait mal sur le moment, mais il était prévisible et je le surmonte, car je suis responsable. Je rêvais. La faute vient de moi. Je n’aurais jamais dû me proposer à un garçon pétri des coutumes habituelles ; ce ne sont plus les miennes. Il ne pouvait pas me comprendre. Je suis une asociale en dehors d’ici. Je ne suis comprise qu’ici. Je suis bien intégrée. Je peux laisser ma porte ouverte pour que les enfants viennent me voir.

— Les petits, dit Élise ?

— Oui, dit Irène : les petits. Ils adorent se faire couver, se serrer contre un grand. C’est ce qu’ils réclament : dormir dans les bras.

— Comme un chien ou un chat, dit Élise ?

— Oui, dit Irène. Je préfère les enfants. Ils sont si doux, si tendres. Ils savent qu’ils ne doivent pas déranger ceux qui font l’amour. Je suis prête à les récupérer, à les materner. J’avoue que je n’ai pas grand succès. Ils vont chez les autres.

— Ils n’ont pas encore compris que tu es aussi douce que les autres.

— J’ai eu une fois, ton fils Éric avec sa couche, amené par un plus âgé qui est allé chez Zoé. C’est charmant.

— Rien de sexuel ?

— Non, rien, dit Irène.

— Et avec les plus grands, dit Élise ?

— Je les accepterais, dit Irène, et là, ce serait logiquement sexuel. Ma porte est ouverte à tous. Ils ne viennent pas. Je n’invite personne, il est vrai. Je ne souhaite pas modifier ce qui me semble parfait. C’est bien ainsi. Je ne suis pas indispensable. Seule Rose venait autrefois dans mon lit pendant les orages.

— Tu t’étais proposée au garçon que tu as raté, dit Élise. Tu as envie de faire l’amour.

— Oui, dit Irène, mais seulement si j’aime et on m’aime. Quand je suis devenue indépendante, j’ai eu des velléités de fonder une famille. Cela ne m’a pas réussi. J’étais un corps étranger. Je suis anormale pour les gens de l’extérieur, bonne à rejeter. Je ne suis pas pour ce monde-là. Ici, c’est le contraire ; vous comprenez que je puisse inviter un homme. Quand Odile s’est proposée pour Bastien, j’avais mal pour les trois frères. Je les voyais, qui la regardaient, et moi aussi quand elle n’était pas là. J’avais envie de me proposer. Odile m’a devancé et ils ont trouvé des compagnes. C’est Bernard, maintenant.

— Bernard n’est pas prêt, dit Élise. J’ai l’expérience de Damien. Je l’ai attiré comme tu voudrais faire. C’était une erreur. Tu vas te retrouver avec un garçon qui pourra tenter de te prendre de temps en temps, mais qui accumulera les échecs. C’est très désagréable, et je ne parle pas de moi, mais de lui. Toi, tu te dis que cela ira mieux plus tard ou avec un autre. Lui, il se sent incapable. Tu as beau le tranquilliser, lui dire que ce n’est pas important, qu’il y arrive ou non, que rien ne change, que tu es assez grande pour le comprendre, que c’est normal ; il reste sur ses échecs. Il ne t’en parle pas, mais cela le travaille. Ce n’est pas parce qu’il réussit plus ou moins de temps en temps que cela change grand-chose. Il a beaucoup d’inquiétude. Même après des réussites, il retombe sur des échecs, et cela le mine. Si tu commences avec lui, il sera malheureux. Il faudra cependant continuer jusqu’à ce qu’il n’ait plus aucun échec. Ce n’est pas venu vite avec Damien. J’ai été obligée de le suivre longtemps, sans le rendre véritablement heureux. Même après, quand tout va bien, il te regarde de travers, car il se souvient d’avoir perdu la face. Il est préférable d’attendre. Tu ne lui apporteras pas le bonheur qu’il aura dans quelques années. Zoé m’a dit qu’il a une nouvelle copine intéressante. Le temps qu’il s’habitue à elle ou a une autre, il sera parvenu à maturité. N’interviens pas. Tu as mieux à faire.

— Pauvre Bernard, dit Irène. Ce n’est pas facile d’être un garçon.

— Ils passent tous par cette mauvaise période pendant laquelle il ne faut pas les inviter, dit Élise.

— Je l’ai invité, dit Irène. Il n’a pas voulu venir.

— Quand j’ai invité Damien, il est venu, dit Élise.

— Mais toi, tu le voulais, dit Irène. Avec moi, Bernard a compris que je n’y tenais pas énormément. Il m’a demandé immédiatement si j’étais son préféré. Je ne pouvais pas mentir, et j’ai dit non. Il m’a expliqué son point de vue. Il n’a pas voulu de mon cadeau, de ma compassion. Pour lui, c’était de la charité. Je n’ai pas insisté ; je n’allais pas le forcer. Il m’a proposé de l’aider à trouver une bonne copine, et je m’y suis employée. C’est celle dont Zoé t’a parlé. Elle est presque aussi froide que moi, et mettra du temps à se faire à lui, mais elle devrait convenir. J’admire qu’il sache résister à une passion, à ses impulsions pour les femmes. Il ne la presse pas.

— Papa t’aime beaucoup, dit Élise. Mets-toi avec lui. Je peux aussi t’envoyer Thomas.

— Laisse Thomas, dit Irène. C’est toi qu’il aime. Quant à ton père, je connais la situation.

— Quelle situation, dit Élise ?

— Il fait l’amour avec Blanche, dit Irène, et les autres sont symboliques. Il n’a pas les moyens physiques d’aller avec plusieurs. Elles compensent avec Yves et Urbain. Il n’a pas besoin de moi. Je suis bien ainsi.

— Que veux-tu dire par symbolique, dit Élise ? Papa couche avec les quatre.

— Certes, dit Irène. Elles défilent dans son lit, mais il ne fait l’amour qu’avec Blanche.

— Ce n’est pas complètement vrai, dit Élise. J’ai des enregistrements récents pour le prouver. J’en ai refait pour Odile avec le nouveau matériel, car les anciennes vidéos sont floues.

— Tu les as certainement prévenus avant de filmer.

— Non, dit Élise. Je connais leur calendrier. Ils laissent la lumière et ne se cachent pas sous les couettes. C’était inutile de les prévenir.

 — C’est rare que Guy fasse l’amour avec Zoé, Léa ou Denise.

— Comment le sais-tu, dit Élise ?

— Déjà, quand j’étais étudiante, dit Irène, Zoé me l’avait dit. J’en ai eu la confirmation ici.

 — Comment sais-tu avec qui il fait l’amour ?

— C’est simple, dit Irène. Je fais comme toi pour enregistrer. Je regarde à la télévision. C’est Blanche.

— Et tu ne vois jamais les autres ?

— Rarement, dit Irène. Je suis ici depuis quelques mois. J’ai observé dès le début. Blanche est très favorisée. Zoé et Denise vont avec Yves. Léa va chez Urbain quand elle n’est pas avec Guy. Elles le laissent à Blanche. Il n’y a que quand Blanche est partie une quinzaine qu’il s’est reporté sur les autres. Cela ne sert à rien d’aller avec ton père. Il est surchargé. Je suis déjà avec lui comme les trois autres. Elles n’ont en plus que la satisfaction d’être contre lui dans son lit pour dormir. Je ne suis plus un enfant qui cherche des bras accueillants. Je n’ai pas ce besoin. Je suis une de ses femmes symboliques. Je partage sa vie, ici, près de lui, quand il est réveillé. Je suis libre de faire tout ce que je veux. Avec lui et Zoé, les deux êtres que j’admire le plus, je discute pendant de longs moments des logiciels qu’ils créent. Ils m’acceptent pour bricoler avec eux. Je suis heureuse. Ne changeons rien.

— Blanche monopolise un peu papa, dit Élise. Quand je suis arrivée ici, j’observais papa et ses femmes, comme tu fais maintenant. Il les servait à égalité. Il a baissé, mais il est encore capable. Je sais exactement où il en est. Il n’y a qu’à consulter le planning sur l’ordinateur. Tu ne l’as jamais vu ?

— Non, dit Irène.

— Zoé a réalisé un logiciel qui prévoit l’avenir, dit Élise. Regarde : ce soir, papa sera avec Blanche. La probabilité pour qu’ils fassent l’amour est de 93%. Demain, il sera avec Denise, et la probabilité tombe à 5%. Donc, il fera l’amour ce soir et pas demain.

— Avec 5%, Denise n’a pas besoin d’y aller.

— Elle y va, dit Élise. Vingt fois à 5%, c’est une relation. Ce n’est pas à négliger. Avec 0%, elles y vont aussi.

— Cela se produit-il sans erreur ?

— Clique là sur l’écran, dit Élise. Sur les 6 mois passés, prévisions justes à 97%. Le logiciel de Zoé est une merveille. Il tient compte des désirs et des indisponibilités de chacun. Il prolonge intelligemment les habitudes passées. Quand l’un d’eux souhaite une modification ou a évolué, il l’indique, et le logiciel rectifie. Les relations d’Yves et d’Urbain, avec Denise, Zoé et Léa, sont notées là. Même les indispositions et les maladies sont prises en compte. Regarde : Zoé est enceinte. Léa n’aime pas beaucoup les ordinateurs ; papa ou moi introduisons pour elle ses informations. Elle ne sera pas là la semaine prochaine. Papa peut doser comme il veut. Il est sûr qu’il baisse lentement. L’historique le confirme. La baisse est prolongée automatiquement dans les prévisions. Il faut en profiter sans attendre. Le temps est aussi compté pour papa, mais il y a encore de belles années pour celles qui vont avec lui. Nous pensons que papa doit coucher avec toi, et pas seulement pour dormir. J’aurais du plaisir à avoir des petits frères et des petites sœurs venant de toi et de lui. Ne te dérobe pas, s’il te plaît. Je voudrais voir ce que cela donne. C’est certainement parfait. Veux-tu nous faire des enfants avec lui ?

— Oui, dit Irène, si Guy le permet. Cependant, je suis comme Bernard. Je ne veux pas de charité.

— Papa ne te fera pas la charité. Il t’aime depuis toujours, à l’égal des autres. J’en suis certaine. Tu le regardes, mais lui aussi te regarde souvent à la télévision. Tu l’intéresses beaucoup. Je te montre les simulations que nous avons sorties de l’ordinateur en t’y incorporant. C’est assez approximatif, car nous n’avions pas les données exactes te concernant. Le logiciel tient compte de ton âge et de ton besoin d’enfant que nous avons évalué moyen. Nous t’avons mise avec tous les hommes de la maison pour voir ce qu’on obtient. Il n’y a pas de mystère. L’avenir t’est révélé en fonction de ton choix, et tu vois la répercussion sur les autres.

— Si Guy vient à moi, dit Irène, je le laisserai libre de faire ce qu’il veut, sans le forcer. Je vais étudier le logiciel de Zoé.

— Il est fondé sur des statistiques très sérieuses, dit Élise.

— Je ne veux pas être favorisée, dit Irène. Je fais confiance à Zoé, mais il est toujours préférable de vérifier. Il ne faut pas biaiser l’équité.

— Au début du logiciel, dit Élise, Zoé avait prévu un paramètre d’envie. C’était subjectif. Elles se faisaient des politesses, et le baisaient pour en laisser plus aux autres. Elles avaient peur d’être injustes. Zoé a déniché une batterie de tests pour évaluer correctement les désirs. Si tu t’y soumets, ce paramètre ne sera pas biaisé. Ce sera objectif. Clique là, et réponds aux questions.

— Comme je vous aime tous, je vais faire l’amour avec tous, dit Irène.

— Non, dit Élise. Zoé y a pensé. Elle distingue l’amour qui te permet de te donner, de l’envie de le faire. Denise et Thomas s’aiment. Ils sont heureux de laisser la place à d’autres. Les tests permettent d’évaluer beaucoup de subtilités. Si papa est contre l’idée d’aller avec toi, ils le révéleront.

— Tout est au point, dit Irène. Cela ne m’étonne pas de Zoé. Guy se laisse-t-il mener par ce logiciel ?

— Oui, dit Élise. Il en est très satisfait. Auparavant, il ne savait pas régler le déséquilibre entre l’offre et la demande. Il répartissait empiriquement son amour. Il sait maintenant ce qui lui est conseillé objectivement de faire. Il déroge rarement. Il met à jour scrupuleusement. Lui aussi est épris d’équité. Il n’est pas le seul. Tous ceux qui ici ont plusieurs amours s’y conforment et ont subi les tests, d’Yves à Denise, en passant par Zoé et Léa. Tes tests ne sont pas encore dans la machine, mais il ne tient qu’à toi d’y figurer. Es-tu disposée à entrer dans cet univers planifié ?

— Oui, dit Irène. Il me séduit. Cela permet de savoir à l’avance ce qui va se passer. Je ne suis ni faite pour l’amour par impulsions, ni pour les politesses.

— Il n’y a plus qu’à décider papa, dit Élise, et compléter avec tout le monde les tests qui te concernent. Tu n’as pas été aussi difficile à convaincre que je le pensais. Personne n’osait te parler de papa. Je vais porter la bonne nouvelle aux autres.

— Pourquoi m’avoir questionnée en premier, dit Irène, et pas lui ?

— Nous nous sommes posé ton problème, dit Élise, et pas le sien. C’est toi qui étais malheureuse.

— Je n’ai jamais été malheureuse, dit Irène. Si j’avais des envies incoercibles, je serais déjà allé dans son lit. Je suis contente de savoir me maîtriser.

— Il ne se doute pas que c’est lui que tu aimes le plus, dit Élise. Lui non plus ne s’impose pas. Tu es trop fière, à ne pas vouloir inviter. Nous allons réparer cela.

— Tu sais tout sur moi, dit Irène. C’est bien ce que tu voulais. N’est-ce pas ? Tu voulais savoir si j’aimais ton père. Je l’aime de plus en plus. C’est mon préféré. Tu peux le dire à Zoé. Es-tu satisfaite de mes réponses ?

— Très satisfaite, dit Élise. Les contacts que tu as avec lui en informatique, ont-ils contribué à ton amour ?

— C’est certain, dit Irène. Ton père et Zoé m'ont donné une formation complète pendant mes études, mais je n’arrive pas à leurs chevilles. Guy est capable de trouver immédiatement la meilleure option parmi les milliers possibles, alors que je mettrais des semaines à les tester. Zoé n’est pas en reste et a toute la documentation. C’est une paire diablement efficace. J’apprends avec eux. C’est normal que je les admire. Ce n’est pas l’unique raison qui me pousse vers Guy, car tout me plaît en lui… Je sais qu’il y a une conspiration en ma faveur. Je m’attendais à avoir à préciser ma position en amour. Je préfère accélérer les choses, comme Zoé le souhaite.

— Qui a vendu la mèche ?

— Un enfant m’a demandé de passer la vidéo sur Guy et moi, dit Irène. Il a dit que nous étions toujours ensemble sur les ordinateurs, et que tout le monde parlait de notre rapprochement. Il croyait que c’était déjà fait. Je lui ai promis de la montrer dès que le montage sera terminé. J’avais la puce à l’oreille. Il a suffi que je regarde à la télévision pour que je vous trouve en plein conciliabule sur moi et Guy. J’ai compris. Je vous remercie de vous occuper de moi.

— Ce n’est pas la peine d’en parler, dit Élise. Tu es comme nous. La seule chose qui compte est de savoir si tu es avec nous. Oui, ou non ?

— Oui, dit Irène. Je suis avec vous, définitivement. Je n’envisage plus de me passer de vous.

— Tu invites bien papa ? Si tu préfères Xavier, je lui ai demandé et il s’est proposé. Il a mon âge : seulement 4 ans de plus que toi. J’ai peur de t’avoir influencée avec papa, et que tu te donnes à lui pour moi.

— Tu m’as influencée, dit Irène. Tu aimes tellement ton père ! J’accepte Xavier s’il y tient, mais si tu veux le fond de mes réflexions : avec lui, ce serait de la charité. Vous pouvez tester son désir pour moi et le mien pour le mettre dans le logiciel. Ils ne sont pas nuls, mais le produit est voisin de zéro. Il est inutile d’aller le chercher. Les autres non plus. Avec la télésurveillance, je les ai bien observés. Je vais me soumettre aux tests pour mon amour avec tous les hommes d’ici, mais je connais le résultat. C’est Guy qui est mon idéal avec Zoé, et qui s’est ancré progressivement en moi plus ou moins à mon insu. Par l’esprit, ils sont les plus proches de moi. Je vis avec eux depuis que je suis revenue. Je ne savais pas très bien au début qui j’aimais le plus parmi les hommes d’ici. C’était vague ; je les aimais tous. C’était trop dispersé pour prendre une décision. Je n’avais qu’un penchant en faveur de Guy. Maintenant, j’en suis certaine : cela s’est précisé, à force d’être avec lui, et ton père est mon préféré ; il est mieux que le garçon que je convoitais et plus accessible. La différence d’âge ne me trouble pas. Telle que je connais Zoé, elle a dû l’introduire dans le logiciel. Je serai heureuse que mes enfants viennent de lui, de préférence à un autre, et de le retrouver en eux. Vous avez fait le même choix que moi. Guy sera-t-il en harmonie avec nous ?

— Pourquoi veux-tu qu’il ne le soit pas ? Il n’est pas comme le garçon que tu as raté, dit Élise. Il a les habitudes d’ici. Nous lui ferons passer les tests en ce qui te concerne, et pour une objectivité totale, tous les hommes qui sont ici se testeront. Tu seras en bonne place avec papa. N’en doute pas. Bientôt la confirmation. Il a quelques défauts, mais il devrait te convenir.

— Sois tranquille, dit Irène. Je l’aime tel qu’il est. Je saurai me plier à ses désirs, et je laisserai ce qui leur est dû à Blanche et aux autres. J’y veillerai.

* ° * ° *

_

— Je vois que tu réponds aux questions du logiciel de simulation de ton cas, dit Blanche à Irène.

— Je viens juste de terminer le pensum. C’est long.

— Bien sûr, dit Blanche. Tu devais répondre sur tout le monde. Autant de questions que pour nous tous réunis. Regardons le résultat… Tu as un avis très favorable. Félicitations. Cela prouve que nous nous aimons tous.

— Est-ce indispensable ?

— Oui, dit Blanche. Le logiciel te rejetterait s’il y avait la moindre réticence de l’une de nous. Regarde ce qui s’ouvre à toi : tu as la première place auprès de Guy, la majorité des relations sexuelles. N’est-ce pas merveilleux ?

— Mais je prends ta place ! Ce n’est pas possible, dit Irène. Il est préférable que je reste symbolique. Je n’irai avec Guy que le temps strictement nécessaire pour avoir des enfants. Je suis réglée très régulièrement. Je ne souhaite l’occuper que les jours favorables à la fécondation. Je te laisse avec lui.

— Écoute, dit Blanche. Guy doit aller avec toi, puisque tu souhaites des enfants. Crois-tu qu’il se contentera de te féconder ? Il ne va pas pratiquer la fécondation artificielle avec toi. Tu l’aimes, et il va le savoir. Il voudra de toi dans son lit. Tu participeras à notre ronde avec lui. Te refuseras-tu s’il te sollicite ?

— Non, dit Irène. Mais je te laisserai le plus possible la place. Tu me remplaceras.

— Guy va se référer au logiciel, dit Blanche. Tu es condamnée à le suivre.

— Tu te sacrifies pour moi, dit Irène. Guy va te manquer.

— Pas plus qu’à toi, dit Blanche. Le logiciel respecte l’équilibre. Il faudrait que tu sois frigide pour baisser. Je garde la deuxième place. Ce n’est pas rien.

— Mais tu as des habitudes, dit Irène.

— Mon habitude est de jouir de ce que la vie me donne sans brimer les autres, dit Blanche. Je serais malheureuse de te brimer. Mon plaisir est d’être à ma juste place.

— Je suis comme toi, dit Irène. Je ne veux pas te brimer.

— Alors, dit Blanche, respecte ce que te conseille le logiciel. Zoé l’a écrit dans ce but. Nous le suivons tous, et nous nous en trouvons bien. Denise va demander à Guy de répondre aux questions te concernant. Le logiciel sera le juge suprême. Quand je suis arrivée ici, j’étais dans la même situation que toi. J’ai bénéficié des largesses de Denise. Elle a été heureuse de mon arrivée. La tienne me comble de bonheur. Le plaisir physique n’est pas tout, et je ne l’abandonne pas complètement. Je garde ma part. Nous serons ensemble avec Guy, par le corps ou la pensée, que ce soit toi ou moi à agir. C’est pareil avec Zoé et Léa. Nous ne faisons qu’un. Le bonheur des uns se transmet aux autres. Je t’assure que ton intégration ne nous perturbe pas. Elle agrandit notre bonheur.

— Je t’aime, dit Irène, comme tous ceux qui sont ici. J’ai beaucoup de chance d’être avec vous.

— Regarde aussi ce qui arriverait si Guy n’était pas là. Le logiciel te conduirait à Yves. Zoé n’avait pas entièrement tort en te le proposant.

— Et toi, il te proposerait Urbain, dit Irène. Tu peux compenser avec lui.

— Sans Guy, peut-être, dit Blanche. Ce qui va me rester de Guy me suffit.

— Je t’approuve, dit Irène. Je n’ai pas besoin d’Yves.

* ° * ° *

_

— Quelle femme as-tu le plus aimé, dit Denise ?

— Marie était merveilleuse, dit Guy. Avec elle, j’étais dans un rêve. C’était une princesse d’une délicatesse infinie.

— Qui faisait du judo, dit Denise.

— Pas contre moi, dit Guy. Tu es plus directe. Avec toi, je redescends sur terre.

— Avec Blanche ?

— Je monte au ciel. C’est la douceur même.

— Avec Léa ?

— Je nage dans un océan de bonheur.

— Avec Zoé ?

— Je butine une fleur.

— Où es-tu le mieux ?

— J’étais bien en rêve, dit Guy. Je suis bien partout, sur une fleur, sur terre, dans le ciel et dans l’océan.

— Aimes-tu la glace ?

— Pourquoi la glace ?

— La glace, le feu, le vent, dit Denise. Tu ne connais pas tout.

— Bien sûr, dit Guy, mais sans toi, je n’en aurais pas connu autant. Tout ce que nous avons là est ton œuvre. C’est toi qui m’as obligé à partager.

— C’est l’héritage de Marie, dit Denise. C’est elle qui m’a inspirée, et qui a inspiré Zoé. Le jour où elle m’a dit, qu’elle souhaitait comme je n’osais pas l’espérer, que j’aie un enfant de toi, tout a basculé. J’ai pensé comme elle, et j’étais prête à faire comme elle pour Claire. Je n’aurais jamais songé à donner un de mes enfants sans Marie. Je suis fière de l’avoir proposé, et j’admire Zoé de l’avoir proposé aussi.

_

— Les enfants font comme Élise pour choisir leurs amis, dit Denise. Ils les amènent à Zoé et lui font expertiser. C’est ainsi que Xavier et Irène ont été sélectionnés.

— C’est du bon travail, dit Guy. Zoé est notre ange gardien. Elle détient la clé de notre paradis et ouvre et ferme à bon escient. Zoé nous a préservés des autres qui auraient pu renverser notre fragile équilibre. Irène est capable de prendre la relève. C’est un miracle d’être parvenu à le maintenir jusqu’à maintenant.

— Marie disait que c’était possible avec des gens comme nous qui ne cherchons pas à écraser les autres, dit Denise. Elle avait raison de vouloir nous réunir. Nous sommes heureux d’être ensemble. Plus nous sommes nombreux et plus nous nous sentons à l’aise. Irène aussi s’occupe d’une fille qu’elle a sélectionnée pour Bernard. Elle prend effectivement la relève. Un gendarme de plus est utile pour veiller à la porte. Nous devons la chouchouter.

— Elle est sympathique et je m'entends bien avec elle, dit Guy. Elle a supporté la pudeur qu’avait Yves au début, sans broncher, et l’a préservé de Rose tant qu’elle le choquait. Elle est intelligente. Je l’admire. Elle est très gentille. Je la trouve seule. Elle s’occupe probablement trop d’informatique, avec moi et Zoé. Crois-tu qu’elle s’intéresse maintenant aux garçons ? Il faudrait que tu dises à Yves d’aller la chercher.

— Yves ne s’occupe que de Zoé et de moi, dit Denise. Il n’ira pas sans invitation.

— Il y a nos garçons ou encore Charles, dit Guy.

— Ils sont jeunes et elle est vieille, dit Denise. C’est une vieille fille. Elle le sait, et les plus jeunes sont sacrés pour elle.

— Moi, dit Guy, je la trouve très bien. Toi, tu vas avec Yves qui est plus jeune que toi.

— Ce n’est pas une référence, dit Denise. Je l’abandonnerai un jour.

— Elle a l’âge d’Yves, dit Guy.

— Oui, dit Denise. Mais elle ne tient pas à lui. Zoé s’y est cassé les dents. Ne pensons plus à Yves pour elle. Pour les garçons, elle est trop vieille. Ce n’est pas parce qu’Élise est allée avec des vieux, et que tu as épousé des vieilles filles vierges, qu’il faut en imposer une aux garçons. Ils ont leurs propres copines que Zoé a choisies et ils ne sont pas attirés par Irène qui est plus vieille qu’eux. En plus, elle ne leur fait pas d’avance, en dehors d’une porte ouverte qui n’a pas de sens. C’est une pucelle, un robot à apparence de femme qui refroidit les garçons. Pas un n’a osé aller dans son lit en dehors des petits. Bernard a reculé devant elle. Elle se montre ; on la voit en vitrine, mais elle est inaccessible derrière sa façade imperturbable.

— Tu as l’air de vouloir t’occuper d’elle, dit Guy.

— Élise voudrait aussi la caser, dit Denise.

— À vous deux, vous allez y arriver, dit Guy. Sinon, je lui parlerai.

— Élise a trouvé un moyen qui nous conviendrait, dit Denise.

— Quel est-il ?

— Élise l’a interrogée et sait depuis peu pourquoi elle n’a pas de liaison, et n’en aura pas si la situation ne change pas, dit Denise. Il n’a pas été facile de lui tirer les vers du nez, mais elle a réussi à lui faire dire qu’elle aime un homme en secret. Il suffirait qu’il dise oui, et Élise estime qu’il l’aime beaucoup.

— C’est la solution, dit Guy. Qui est-ce ?

— Toi.

— Moi ?

— Oui, toi, dit Denise. Je suis aussi certaine qu’Élise que tu l’aimes, et Élise a dû communiquer à Irène son amour pour toi, et depuis longtemps. Irène te tourne autour comme Élise a fait. Elle nous observe et nous envie. Elle voudrait être comme nous et nous aime. Je suis prête à l’accueillir, comme Blanche, Léa et Zoé. Nous avons consulté tout le monde ici ; ils sont tous d’accord : elle est pour toi. Tu ne nous diras pas qu’elle n’a pas le bon caractère : c’est certifié par Zoé qui s’y connaît. Yves se culpabilise parce qu’il l’a trop protégée. Nous sommes tous là pour t’aider. Il n’y aura plus d’occasion pareille. À son âge, sans expérience, elle est perdue si tu ne la prends pas. Il y a ici de la place pour elle.

— Tu me refais le coup de Blanche et Léa, dit Guy.

— Je suis le porte-parole de nous tous, dit Denise. Nous avons envisagé avec Zoé, les avantages et les inconvénients du nouveau partage qui résulterait de l’entrée d’Irène dans notre grande famille. Son logiciel nous a aidés. Ce sont surtout tes femmes qui doivent changer leurs habitudes. Blanche, avec son incapacité à aller avec un autre, est la plus touchée, mais c’est aussi la plus farouche partisane de l’accueil d’Irène, car elle se retrouve en elle comme elle était quand elle est venue ici. Elle donne à Irène les relations sexuelles que tu lui accordes et passe au même régime symbolique que moi. Le bonheur que nous pouvons procurer à Irène l’emporte sur toutes les autres considérations. Nous sommes unanimes. C’est maintenant à toi de savoir si tu acceptes de recevoir Irène dans ton lit. Tu n’auras pas de surcharge. Nous te le garantissons. Le logiciel sera paramétré en conséquence. Irène s’y conformera. Tu es le principal concerné. À toi de choisir. Tu n’as aucune raison de la repousser. Elle est très propre, comme tu aimes.

— Pourquoi ne choisit-elle pas un autre homme, comme Urbain, Thomas ou Xavier ? Pourquoi est-elle polarisée sur moi ? Je l’accepte, bien sûr, mais sera-ce bénéfique pour elle ?

— Il n’y a que toi pour la débloquer, dit Denise, que toi qui adores ce genre de fille froide. Tu aurais accepté Odile et tu ne voudrais pas d’elle ? Elle aime les enfants ; Blanche et moi ne pouvons plus t’en donner. Tu ne dois pas te défiler. Tu peux avoir avec elle ceux qu’elle désire. Tu ne vas pas lui refuser. Rattrape-toi d’Odile. Elle sera heureuse avec toi ; n’en doute pas ; il lui faut de l’amour comme à nous. Ensuite, quand elle aura ses enfants, nous la dirigerons vers un autre.

— Elle est comme Blanche, dit Guy. Elle ne voudra pas changer. Elle est beaucoup plus jeune que moi. Je serais incapable de répondre aux besoins.

— Alors, tu la garderas comme Blanche, dit Denise. Elle sera heureuse comme Blanche et nous, avec un incapable. Tu ne l’es pas encore complètement. As-tu des réticences à aller avec une femme fidèle ?

— Comment pourrais-je avoir des réticences ? Je suis avec vous, dit Guy. Si Irène m’aime au point de ne pas en souhaiter d’autre, je ne vais pas aller contre, et c’est vrai, je l’aime. La glace, c’est elle ?

— Oui, dit Denise. Une vraie banquise. Difficile à dégeler, pas facile à caser.

— C’est une glace délicieuse, dit Guy. J’en ai l’eau à la bouche.

— Bienvenue au paradis pour Irène, sous l’aile de Marie qui serait contente, dit Denise. On verra dans quelques d’années si l’âge te rend impuissant. En attendant, tu es bon pour le service. Tu nous as dit que la mère de Thomas devrait nous rejoindre en prenant sa retraite. Pourquoi aime-t-elle tant venir ici ? Tu dois y être pour quelque chose.

— Je te vois venir, dit Guy. Tu es incorrigible.

— Yves voudrait aussi que tu fasses venir sa mère, dit Denise.

— Yvonne ? Elle quitterait sa province ?

— Elle y est seule, dit Denise. Ce n’est pas bon de rester isolé. Elle peut demander son changement ou se mettre en retraite anticipée. Elle en a les moyens. Tu ne vas pas la laisser se faire violer encore et encore. Elle a avoué à Yves qu’un homme a réussi à la violer depuis qu’il est ici. Il est malade de la savoir seule. Là-bas, elle n’a personne pour la protéger. Ici, les risques sont plus faibles. Elle accepte de venir pour être avec Yves et Zoé et être là à la naissance du bébé qu’ils vont avoir.

— Yves est libre de la faire venir, dit Guy. Elle a bon caractère. Lui laisseras-tu s’occuper de Dora. C’est ta fille, mais aussi sa petite-fille.

— Je lui collerai dans les bras comme je le fais avec Yves, dit Denise. C’est lui qui s’en occupe le plus.

— Pourquoi me demander, à moi ?

— Devine ! Elle doit t’aimer, dit Denise.

— Je sais ce que tu mijotes, dit Guy. Tu me la réserves aussi. Nous allons la faire venir, mais Yvonne ne sera pas pour moi. Je viens de recevoir une lettre de Pierre où il m’annonce le décès d’Hélène. Il avait promis de ne pas aller rejoindre Yvonne dans sa province et interdit à celle-ci de le rejoindre chez lui. Je vais lui demander de venir ici, chez nous. Il n’a pas d’autre enfant. Il verra son fils. Yves ne sait pas que c’est son père, mais ils seront réunis.

— Lui diras-tu que Pierre est son père ?

— Fait-il encore des complexes sur ses origines ?

— Non, dit Denise. Je lui ai dit que je me suis donnée en rêve à des tas d’hommes et que tu as violé toutes tes femmes avant d’aller avec elles.

— Et bien d’autres, dit Guy.

— Irène aussi ?

— Oui, dit Guy. Et cela va te faire plaisir, dès le début, et Odile aussi. Yves est normal. À force de lui dire, il se rend compte qu’il est comme nous. Pour son père, ce n’est pas notre secret, mais je doute que Pierre ou Yvonne puissent lui révéler. Hélène n’est plus. Ils ne peuvent se délier de ce qu’ils ont promis. Je vais leur proposer de lui dire qu’il est leur fils, car nous ne nous sommes pas engagés avec Hélène, sinon, il faudra qu’Yves trouve tout seul. Il est suffisamment intelligent pour y arriver. Tu n’as jamais rencontré Pierre, mais Yves est son père tout craché. Ils verront qu’ils se ressemblent.

— Chic, dit Denise. Si le père est comme le fils, il n’est pas jaloux et il acceptera peut-être de partager. Il n’est pas beaucoup plus vieux que moi. On va introduire tous ces gens dans le logiciel de Zoé et les tester. Cela va accélérer les rapprochements. Je suis sûre qu’il va en résulter des amours merveilleux, et tu n’auras aucune raison de t’y opposer.

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De temps en temps, Monique et Marcel passent chez Guy quand les affaires les conduisent dans la région. Cette fois-ci, Monique est accompagnée de Martin, son grand fils, qui doit créer une antenne pour les affaires. Il cherche un endroit pour s'installer. Emma n'a pas encore trouvé d'épouse pouvant lui convenir. Chaperonné par Emma et Monique, il ne se marierait pas sans l'assurance sérieuse que celle qu'on lui proposerait lui conviendrait. Il est donc célibataire, malgré les efforts pour trouver l'oiseau rare.

Chez Guy, on sympathise vite avec le nouvel arrivant. Monique, qui a eu vent du logiciel de Zoé, demande à l’utiliser. Elle introduit ses données pour voir comment il se comporte, et elle est satisfaite du résultat, car Guy est désigné comme celui qui lui est le mieux accordé. Martin répond aussi aux questions du logiciel. Il a sensiblement les mêmes caractéristiques que Guy, et Irène est aussi désignée comme étant la plus adaptée. Guy passe en second derrière Martin, principalement à cause de l'âge. Impressionnée par ces résultats, Monique pousse Martin vers Irène, qui, informée des conclusions du logiciel, a vite fait de comprendre que cet homme est fait pour elle. Les leçons du passé sont comprises. Voilà une occasion à ne pas manquer, et sans concurrence d'une autre femme, elle joue sur du velours. Sans complexe avec un homme qu’elle ne connaît pourtant que depuis quelques heures, mais garanti par le logiciel dont elle apprécie la valeur, elle invite Martin à dormir avec elle, et Monique consultée dit à Martin d'y aller.

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Bernard dialogue avec sa copine.

— Que penses-tu de cette vidéo ?

— C’est la troisième que tu me montres sur ce thème, dit la copine. Maintenant, je commence à savoir comment un homme fait l’amour avec une femme, avec les détails. J’ai appris des choses. C’est très bien, mais c’est répétitif. La quatrième vidéo est inutile. Tu la regarderas tout seul si tu le juges nécessaire. J’en ai assez vu.

— Mais c’était avec Irène, dit Bernard, et elle m’a donné l’autorisation de te la montrer.

— Oui. C’est intéressant avec une personne connue et appréciée. Bonheur pour elle dans l’amour. J’en suis contente. Bon. En me montrant cela, tu avais un but. Ce n’est pas la peine de tourner autour du pot. Je vois où tu veux en venir. Je vais te mettre les points sur les i. L’amour t’excite, et je suis ta cible principale, ce qui est normal. Je ne me protège pas de toi, bien que je sois de sexe féminin. Laisse-moi continuer. Tu te fais des illusions si tu crois que je vais t’accepter. Il te faut au moins quelques années de plus, comme à moi. De mon côté, j’attendrai d’être adulte confirmée. Avec moi, tu devras patienter. Regarde Irène. C’est sa première fois, et dans dix ans, je n’aurai pas son âge. Je reste avec toi si tu le veux bien, mais en jeune fille. Va t’essayer si tu veux avec l’imbécile de souillon qui est au fond de la classe avec ses deux ou trois ans de retard, et qui attrape des nigauds. Je te la laisse entièrement. Mon sexe est réservé pour plus tard, quand il sera en état de bien fonctionner, et avec un homme sérieux. Tu m’as demandé de me mettre dans le logiciel de Zoé. J’y suis avec toi, et que répond-il ? Attendre. J’attends. Que je t’excite ou non ne me gêne pas si tu te tiens comme jusqu’à maintenant, et ne crois pas que tu ne m’excites pas, mais on ne va pas prendre dix ans d’avance sur le calendrier normal. On s’informe sur le sexe. On sait qu’il est là : bien, mais c’est tout. On continue ensemble si tu es d’accord. Le devoir de la semaine prochaine est le plus important actuellement. Allons, au travail ! Nous ne sommes pas des adultes.

— Oui, dit Bernard.

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Martin s'installe à proximité, mais Irène continue de rester chez Guy, même après le mariage avec Martin.

Liste des principaux personnages

* ° * ° *

Groupe (1973-74) Formé de Guy, Hélène, Joël, Kurt, Léa, Odile, Renée et Vincent.

André (né en 1941) Époux de Claire. Un fils (1981) et 2 filles jumelles (1983) avec Claire.

Anne (née en 1948) Amie de Denise.

Blanche (née en 1944) Économe de lycée. Seconde épouse de Guy. Mère de Béatrice, Bastien et Bernard avec Guy.

Bruno (né en 1970) ami de Louise.

Claire (née en 1941) Épouse d’André. Un fils Christian (1981) et 2 filles jumelles Cécile et Caroline (1983) avec André.

Camille (née en 1953) Informaticienne. Amie d’Urbain et de Guy. Mère de Colette.

Denise (née en 1949) Professeur de physique. Amie de Guy, Thomas, Xavier, Yves, Marie, Léa, Blanche et Zoé. Épouse de Serge. Mère de Damien et Didier avec Thomas, de Diane avec Guy, de Dorothée avec Xavier, et Dora avec Yves.

Elsa (née en 1952) Fille d’Emma. Amie de Guy. Mère d’Élise avec Guy. Décédée en 1981.

Emma (née en 1931) Mère d’Elsa.

Fabrice (né en 1942) Ami de Claire et de Simone.

Fernand (né en1947) Ami de Françoise.

Françoise (née en 1947) Amie de Denise et Fernand.

Guy (né en 1952) Professeur de physique et informaticien. Ami du groupe et de Denise, Camille, Urbain, Zoé et Thomas. Époux de Marie puis Blanche. Père d’Élise avec Elsa, de Marc, Marguerite avec Marie, de Diane avec Denise, de Béatrice, Bastien et Bernard avec Blanche, de Liliane et Lionel avec Léa, et de Zéphyrine avec Zoé. Reconnu père de Didier, Dorothée, Dora et Zita.

Hélène (née en 1949) Professeur d’anglais. Épouse de Pierre. Amie du groupe.

Ingrid (née en 1948) Ingénieur commercial. Sœur de Lou. Épouse d’Olaf. Amie de Vincent.

Irène (née en 1972) Amie d’Yves, de Rose et d’Élise. Va avec Guy.

Joël (né en 1947) Professeur de philosophie. Ami du groupe.

Kurt (né en 1950) Lecteur d’allemand. Ami du groupe.

Léa (née en 1951) Professeur d’allemand. Amie du groupe. Seconde épouse d’Urbain. Mère de Liliane et Lionel avec Guy, et de Lucien avec Urbain.

Lou (née en 1955) Sœur d’Ingrid. Amie de Vincent.

Louise (née en 1974) Sœur de Rose. Amie de Bruno. Mariée à Damien.

Marie (née en 1943) Professeur d’anglais. Belle-fille de Paule. Amie de Denise, Zoé. Épouse de Guy. Mère de Marc et Marguerite avec Guy. Décédée en 1980.

Olaf (né en 1946) Ingénieur. Époux d’Ingrid.

Nathalie (née en 1923) Amie (propriétaire) de Guy, Denise, Hélène, Léa.

Odile (née en 1933) Professeur de lettres classiques. Amie du groupe.

Paule (née en 1913) Comptable. Belle-mère de Marie. Amie de Robert. Décédée en 1978.

Pierre (né en 1945) Professeur de sciences naturelles. Époux d’Hélène. Père non reconnu d’Yves avec Yvonne.

Quentin (né en 1949) Ami de faculté de Denise.

Renée (née en 1947) Professeur de lettres modernes. Amie du groupe.

Robert (né en 1920) Ami de Paule. Marié et père non concepteur de deux enfants de sa femme.

Rose (née en 1972) Amie d’Yves, d’Irène. Sœur de Louise. Va avec Yves. Mariée à Marc.

Serge (né en 1946) Professeur d’anglais. Époux de Denise. Reconnu père de Damien. Décédé en 1980.

Simone (née en 1940) Amie de Fabrice.

Thomas (né en 1957) Chef de service dans une banque. Ami de Denise et Guy. Époux d’Élise. Père non reconnu de Damien et Didier avec Denise.

Urbain (né en 1951) Chef de service dans une grande entreprise. Ami de Camille et Guy. Marié, divorcé, remarié avec Léa. Père de Lucien avec Léa.

Vincent (né en 1947) Professeur d’histoire. Ami du groupe.

Walter (né en 1948) Assistant de faculté. Ami de Denise.

Xavier (né en 1968) Ami d’Élise et Zoé. Époux de Marguerite. Père non reconnu de Zita avec Zoé et de Dorothée avec Denise. Père de Marjolaine avec Marguerite.

Yves (né en 1972) Fils d’Yvonne (et de Pierre). Ami d’Élise et Denise. Marié avec Zoé. Père de Dora avec Denise. Père avec Zoé.

Yvonne (née en 1945) Amie de Pierre. Mère d’Yves.

Zoé (née en 1957) Bonne de Paule, Marie, Guy et Blanche. Mère de Zita avec Xavier et de Zéphyrine avec Guy. Mariée et mère avec Yves.

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Liste des enfants

 * ° * ° *

 

Béatrice (née en 1982) Fille de Guy et Blanche. Amie de Christian.

Bastien (né en 1983) Fils de Guy et Blanche. Ami de Colette.

Bernard (né en 1985) Fils de Guy et Blanche.

Caroline (née en 1983) Fille de Claire et André. Amie de Lionel.

Cécile (née en 1983) Fille de Claire et André. Amie de Didier.

Colette (née en 1981) Fille de Camille. Amie de Bastien

Christian (né en 1981) Fils de Claire et André. Ami de Béatrice, Diane et Liliane.

Damien (né en 1977) Fils de Thomas et Denise. Attribué à Serge Marié à Louise.

Diane (née en 1982) Fille de Guy et Denise. Amie de Christian.

Didier (né en 1984) Fils de Thomas et Denise. Attribué à Guy. Ami de Cécile.

Dorothée (née en 1995) Fille de Xavier et Denise. Attribuée à Guy.

Dora (née en 1997) Fille de Yves et Denise. Attribuée à Guy.

Élise (née en 1968) Fille de Guy et Elsa. Amie d’Irène, Xavier et Yves. Épouse de Thomas. Mère d’Éric.

Éric (né en 1998) Fils de Thomas et Élise.

Liliane (née en 1982) Fille de Guy et Léa. Amie de Christian.

Lionel (né en 1983) Fils de Guy et Léa

Lucien (né en 1989) Fils d’Urbain et Léa.

Marc (né en 1977) Fils de Guy et Marie. Marié à Rose.

Marguerite (née en 1979) Fille de Guy et Marie. Épouse de Xavier. Mère de Marjolaine.

Marjolaine (née en 1999) Fille de Xavier et Marguerite.

Zita (née en 1988) Fille de Xavier et Zoé. Attribuée à Guy.

Zéphyrine (née en 1995) Fille de Guy et Zoé.

&

 

Fin du roman : Sans jalousie aucune

Écrit par Jean Morly

 

 

Romans de Jean Morly

(Disponibles au téléchargement, en formats pdf, epub, mobi et azw3, sur le site Internet : http://morl.free.fr)

Abandon de la fidélité

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Sans jalousie aucune